CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Vingt-et-un ans après les émeutes, Los Angeles a changé. Nous, le peuple de Los Angeles, sommes mieux organisés. Nous sommes plus unis entre nous, dépassant ce qui traditionnellement nous divisait. Nous sommes prêts et nous sommes organisés afin de faire prévaloir nos revendications, au nom de ceux que nous aimons, de nos voisins, et certainement pour nous-mêmes [ 1]. »

1La gestion des émeutes de 2013 révèle les transformations qu’a connues la ville de Los Angeles en vingt ans. Les violences sont canalisées par une coalition d’organisations communautaires se faisant la voix des émeutiers. L’une d’entre elles, Community Coalition, prend la tête du mouvement. Elle appelle la population au calme et coordonne des manifestations pacifiques où résonne le slogan « No Justice, No Peace [ 2] », comme en 1992. Une semaine après le verdict, elle organise une réunion publique pour permettre aux gens « d’exprimer leur colère », mais aussi leur « fierté d’être Africain américain ou Latino, en dépit du harcèlement policier » [ 3]. Il s’agit de convertir la rage en action collective. Chacun est invité, en petit groupe, à partager ce qu’il a ressenti après le verdict. Nombreux sont ceux qui soulignent leur désillusion, déçus de voir ce genre d’injustice se reproduire alors que l’élection de Barack Obama était censée marquer l’avènement d’une « Amérique post-raciale ». Mais Community Coalition souhaite aller plus loin : les participants sont encouragés à lister des propositions permettant de transformer la situation. La réunion se termine par un moment de communion, appelé « célébrons nos fils », où chaque participant est invité à parler de sa relation avec ses enfants ou ses parents [ 4].

2Cette réunion est révélatrice des interactions qui prévalent dans ce type d’organisations communautaires, mais également du projet politique qu’elles défendent. Faut-il y voir une forme de canalisation de la conflictualité sociale et de forclusion de la violence, ces associations venant proposer un mode légitime d’expression de la colère – la manifestation et la discussion collective – opposée à la violence émeutière ? Conscientes de ce risque, les organisations étudiées à Los Angeles ne condamnent pas les émeutiers, mais cherchent à politiser l’émotion. Au cours de la réunion évoquée plus haut, les salariés répéteront à plusieurs reprises que l’objet de leur action est de trouver les voies les plus efficaces pour s’attaquer aux injustices raciales et sociales qui gangrènent le pays [ 5]. Si elles leur préexistaient pour partie, ces organisations communautaires se sont fortement structurées suite aux émeutes qui ont touché Los Angeles en 1992. Cette année-là, la ville connaît en effet les émeutes les plus violentes de l’histoire de l’Amérique contemporaine.

3Vingt ans plus tard, la ville est devenue la plus pacifiée des grandes métropoles états-uniennes, célébrée pour le dynamisme de ses mouvements sociaux et syndicaux [ 6]. Comme le dit l’un des papes de la géographie urbaine américaine, Edward Soja, au sujet de Los Angeles : « Ce qui constituait autrefois un espace urbain anarchique [placeless], où les communautés locales n’empiétaient que rarement sur la vie des individus, est devenu une ruche d’organisations communautaires et d’activisme radical [ 7] ». La pauvreté et les inégalités sont loin d’avoir disparu, mais l’engagement actif des classes populaires dans des luttes locales et régionales a en partie changé la donne. Que s’est-il produit ? Comment, en deux décennies, les quartiers populaires ont-ils pu passer de la violence à l’action collective ? Si la marginalisation sociale et la criminalisation des minorités se sont accentuées aux États-Unis comme en attestent les événements récents à Ferguson ou Baltimore, en Californie du Sud des avancées substantielles semblent en cours. Le retournement qu’a connu Los Angeles depuis les années 1990 n’est pas étranger à la structuration d’organisations communautaires puissantes nées de l’émotion suscitée par les émeutes.

Le soulèvement de 1992 : des émeutes raciales ?

4Le 3 mars 1991, Rodney King, un jeune habitant africain-américain de Los Angeles, est pris en course-poursuite par la police alors qu’il tente d’échapper à un contrôle. Finalement stoppé, il est violemment battu, à coup de pieds et de matraques par les agents du Los Angeles Police Department (LAPD). La scène est filmée par un résident. Les images, reprises par les télévisions, vont faire le tour du monde. Ce n’est pourtant qu’un an après, le 29 avril 1992, suite à l’acquittement des policiers incriminés, que des émeutes éclatent, mettent à feu et à sang South Central et bientôt une bonne partie de la ville [ 8]. Il s’ensuit six jours d’émeutes au cours desquelles cinquante-huit personnes perdent la vie et plus de 2 000 sont blessées. Le montant des dommages matériels est estimé à un milliard de dollars. Le LAPD s’avère rapidement dépassé, si bien que le retour au calme est assuré par l’intervention de la Garde nationale et des Marines [ 9].

5L’émotion est nationale, la bataille du sens succédant rapidement à celle des rues. S’agit-il « d’émeutes » violentes sans signification politique ou d’une « révolte » face aux inégalités et au racisme qui touchent les habitants des inner-city états-uniennes ? Le Président Georges Bush condamne des agissements « essentiellement criminels de voyous asociaux ». Les Démocrates, au premier rang desquels le candidat aux prochaines élections présidentielles Bill Clinton, y voient le résultat de dix années de dérégulation initiées par Reagan et de la montée de la pauvreté et du chômage dans les quartiers populaires états-uniens. La députée démocrate de South Central Maxine Waters qualifie les événements de « rébellion » et « d’insurrection ». La majorité des organisations de gauche parlent pour leur part de « civil unrests », qu’on peut traduire par « agitations civiques ».

6Ne s’agit-il pas avant tout des premières émeutes interraciales, signe de l’échec du modèle multiculturaliste états-unien ? C’est l’analyse qui prévaut au sein de la sphère médiatique et de la droite états-unienne. Les émeutes ont en effet largement opposé communautés noire et coréenne. Au-delà de l’affaire Rodney King, ces affrontements font suite à la clémence dont a fait l’objet, à l’automne 1991, une commerçante d’origine coréenne. À l’époque, elle est condamnée à cinq ans de prison avec sursis, et non à de la prison ferme, pour avoir abattu une jeune Noire qui tentait de voler une canette de jus d’orange. Ce verdict confirme le sentiment d’une justice à deux vitesses à l’heure où la « guerre contre la drogue » lancée par Georges Bush remplit les prisons fédérales de jeunes Africain-américains. Plus largement, ces tensions interraciales ont été attribuées au ressentiment d’une partie des Noirs à l’égard de la communauté coréenne, accusée de discrimination à l’embauche à leur encontre alors qu’elle possède la majorité des commerces (liquor stores, épiceries, etc.) à South Central.

7Outre les tensions interraciales, les émeutes de 1992 seraient surtout l’expression désespérée d’une population de plus en plus pauvre, comme en témoigne l’importance des pillages de nourriture. Les inégalités n’ont en effet cessé de se creuser à Los Angeles depuis les années 1970, et la pauvreté d’augmenter du fait de la désindustrialisation qui frappe la ville. Parallèlement, le crack – la cocaïne du pauvre – fait son apparition et va déstructurer durablement la vie sociale du ghetto. Les gangs apparaissent ainsi comme une alternative à la désorganisation sociale, dotés de ressources économiques importantes liées au monopole du trafic de drogue. Une des conséquences des émeutes est d’ailleurs la trêve signée quelques jours plus tard entre les Crips et les Bloods, qui déclarent fraterniser face aux agissements racistes de la police [ 10].

8La réponse des autorités aux émeutes est présentée comme exceptionnelle. Georges Bush déclare la situation de catastrophe nationale, rendant les victimes de sinistres éligibles à un ensemble de subventions fédérales et de prêts à taux réduits afin qu’elles réinvestissent rapidement dans la reconstruction. Surtout, le programme Rebuilt L.A. est lancé, à qui on promet six milliards de dollars. L’idée est simple : mobiliser le secteur privé pour reconstruire South Central et lutter contre un chômage endémique, le tout via la coordination d’une task force non gouvernementale. Considérant que l’harmonie sociale ne peut naître que du développement économique, il fallait inciter (fiscalement notamment) les entreprises à investir dans les quartiers sinistrés. Loin des espoirs affichés et des milliards de dollars investis, en 1997, année où le programme Rebuilt L.A. prend fin, la destruction nette d’emplois est plus importante que la création. De même, le recours aux zones franches pour inciter les entreprises à s’installer dans ces quartiers. La réponse aux émeutes par le partenariat public/privé semble avoir tourné court.

9Outre ces tentatives de revitalisation économique, la réponse aux émeutes est policière et carcérale. Plus de 10 000 personnes sont arrêtées suite aux violences d’avril 1992. Les émeutes vont ainsi renforcer la criminalisation des classes populaires, et en particulier des groupes minorisés, les Africain-américains et les Latinos ayant beaucoup plus de probabilités que les Blancs de se retrouver derrière les barreaux [ 11]. Le Républicain Richard Riordan est élu maire de la ville en 1993 avec pour slogan « Assez dur pour remettre Los Angeles en ordre ». La législation se durcit avec l’introduction en 1994, à l’échelle de la Californie, de la Three-strikes law, c’est-à-dire de peines planché, qui vont favoriser l’incarcération des délinquants ayant commis des infractions mineures [ 12]. Cette accélération de la criminalisation du traitement public de la pauvreté créée les conditions de la désocialisation d’une part significative de la population des quartiers populaires – il est difficile de retrouver un emploi pour les anciens détenus – accélérant la déstructuration des cellules familiales. En dépit des conclusions de la commission présidée par Christopher Warren, qui rend un rapport remarqué, les pratiques du LAPD ne sont pas significativement transformées suite aux émeutes [ 13]. Une autre conséquence, au-delà des partenariats public-privés et de la criminalisation accrue des classes populaires, est le renforcement des initiatives d’auto-organisation des habitants.

L’alliance des classes populaires

10De nombreuses organisations communautaires ont fleuri sur les ruines de South Central. Une semaine après les émeutes, la plus importante manifestation d’États-uniens d’origine asiatique jamais organisée dans la ville rassemble 30 000 personnes, principalement coréennes, appelant à la paix et dénonçant les violences policières. Une nouvelle génération d’activistes émerge, qui s’investit dans des organisations fraîchement créées, telles South Central’s Operation Hope, Koreatown’s Saigu ou le KCCD (Korean Churches for Community Development) [ 14]. Plus radicale, KIWA (Korean Immigrant Workers Alliance) voit également le jour, avec pour ambition d’associer immigrés coréens et latinos dans des luttes communes. Une de ses premières victoires est l’obtention de 100 000 dollars de dommages et intérêts pour les employés des magasins détruits lors des émeutes, alors que les aides allaient jusqu’alors surtout dans les poches des employeurs.

11Le community organizing[ 15] apparaît pour beaucoup comme la réponse à apporter aux événements d’avril 1992. L’Alliance de Los Angeles pour une Nouvelle Économie (LAANE) et l’Action for Grassroots Empowerment and Neighborhood Development Alternatives (AGENDA) sont créées en 1993 avec pour objectif de donner une voix aux quartiers populaires en les mobilisant durablement. Ces nouvelles organisations associent étroitement les techniques du community organizing à la contre-expertise, afin de mettre en avant des revendications précises en matière de politiques publiques. Une de leurs spécificités, outre leur coopération plus forte que par le passé avec différents secteurs de la société civile – syndicats, églises, etc. – est de mettre au centre de leurs réflexions la question de l’échelle d’intervention des mouvements sociaux : afin d’influencer le devenir des quartiers populaires l’action locale ne suffit pas, il faut cibler les pouvoirs à l’échelle métropolitaine ou régionale [ 16].

12Comment expliquer la multiplication des organisations communautaires suite aux émeutes ? Faut-il y voir une prise de conscience d’une population jusqu’alors peu mobilisée ? Les mots de Madeline Janis, cofondatrice de LAANE, vont dans ce sens quand elle évoque vingt ans plus tard ses souvenirs des émeutes : « Ce sentiment aigu d’impuissance [powerlessness] lié à des événements qui vous submergent m’a désorientée. Je me rappelle avoir pensé que nous aurions dû plutôt nous attaquer à la Mairie, faire quelque chose pour transformer le désespoir et la pauvreté qui régnaient alors sur Los Angeles. Cette émotion m’a hantée pendant longtemps et m’a poussée à me joindre à d’autres progressistes pour former LAANE l’année suivante, et construire une coalition capable de s’attaquer à la pauvreté, au racisme et au désespoir via le community organizing et des stratégies de construction de contre-pouvoir [ 17] ».

13L’émergence d’une nouvelle génération d’activistes n’aurait peut-être pas eu le même succès si elle n’avait pu s’appuyer sur les ressources considérables pourvues par des fondations privées suite aux émeutes. S’il est difficile d’évaluer précisément le montant de ces financements, ils se comptent en milliards de dollars pour les années qui ont suivi 1992. Utilisant le choc des émeutes, les organisations communautaires ont cependant dû se mobiliser pour obtenir le soutient de fondations souvent frileuses à soutenir des initiatives politiques radicales. L’essentiel des fonds a été dirigé vers des associations de services non-politiques, les organisations plus critiques recueillant néanmoins des miettes suffisamment grosses pour grandir. Comme le dit Karen Bass, directrice de Community Coalition : « Après 1992, plein de gens sont venus nous voir, nous proposant de l’argent pour faire toute sorte de choses… [ 18] ». L’autonomie des organisations dépend largement de leurs sources de financement et Community Coalition décide de refuser nombre de ces propositions pour continuer à travailler sur les questions qui lui semblaient prioritaires (en particulier la lutte contre la criminalisation de la jeunesse). Certaines petites fondations, comme Liberty Hill – fondée en 1976 par d’anciens community organizers –, ont modifié leurs pratiques philanthropiques après les émeutes, celle-ci créant en 1993 le Fond pour un nouveau Los Angeles, qui propose des financements à plus long terme pour des organisations clairement situées à gauche. Si le financement par des fondations privées crée d’autres formes de dépendance et favorise la professionnalisation de ces organisations, elle leur assure une autonomie à l’égard des pouvoirs publics qui leur permet de demeurer dans une posture d’interpellation, voire de contre-pouvoir. Surtout, ces financements importants permettent l’embauche d’organisateurs salariés qui assurent un travail considérable de mobilisation de la population, en multipliant les porte-à-porte, les réunions d’appartement ou les assemblées générales [ 19].

14Outre ces conditions matérielles favorables, la coopération accrue des organisations locales doit beaucoup à la transformation démographique qu’a connue Los Angeles. L’arrivée massive d’immigrés venus d’Amérique centrale à partir des années 1980 modifie la composition des classes populaires angelinas et la nature des relations raciales dans les entreprises et les quartiers. Les Noirs sont désormais minoritaires à South Central, Watts ou Compton, et apparaissent souvent trop faibles pour mener des luttes en solitaire. Dans le domaine professionnel, les syndicats doivent désormais composer avec une main-d’œuvre majoritairement immigrée. À la fin des années 1980 la branche angelina du syndicat de Service Employees International Union (SEIU) lance une grande campagne – « Justice for Janitors » – pour syndiquer le personnel d’entretien des hôtels et des bureaux majoritairement féminin et d’origine latino-américaine [ 20] et obtient des augmentations substantielles de salaire, une amélioration des conditions de travail et la syndicalisation du personnel. À une période où la population syndiquée est en déclin aux États-Unis, à Los Angeles le taux de syndicalisation a légèrement augmenté entre 1996 et 2005, passant de 15 à 15,5 %. Ce succès de « Justice for Janitors » et le renouveau syndical qui l’accompagne, tiennent à la fois à un réel effort de syndicalisation mené auprès des immigrés et à la capacité stratégique des organisations, au premier rang desquels SEIU, capables de mener de fronts des mobilisations médiatiques, des poursuites en justice et des recherches précises pour repérer les points faibles de leurs adversaires. La réappropriation des méthodes du community organizing par les syndicats, et leur volonté de mener de front des luttes sociales et raciales, facilitent leur coopération avec les organisations communautaires dans le cadre de campagnes précises. En 2012-2013, au moment de mon étude de terrain, syndicats et organisations communautaires ont pu travailler de concert sur la régularisation de sans-papiers, la régulation et la transparence des activités bancaires ou dans le cadre de certains référendums à l’échelle de la Californie qui ont permis le financement des services publics dans les quartiers pauvres.

15Cette coopération accrue des mouvements sociaux et syndicaux et des organisations communautaires après les émeutes de 1992 a permis l’obtention de ressources matérielles et symboliques pour les quartiers déshérités. En chemin, les participants se sont également politisés, reprenant du pouvoir sur leur propre vie [ 21]. Les dynamiques de ségrégation sociospatiale, de discrimination raciale ou de marginalisation du précariat n’ont pas été endiguées, mais elles ont été freinées. Les inégalités ont ainsi légèrement décliné à Los Angeles entre 2000 et 2010 – alors que dans le même temps elles augmentaient aux États-Unis – ce que certains attribuent à l’amélioration des conditions d’emploi et aux salaires décents obtenus grâce à des luttes syndicales importantes [ 22]. Les inégalités sociales et raciales demeurent très fortes à Los Angeles, car les mécanismes du capitalisme néolibéral ne sont pas régulés par une classe politique largement acquise à ses intérêts. Face à la puissance de ces adversaires, seule une coalition d’organisations, de collectifs et de mouvements hétérogènes peut être en mesure d’infléchir durablement les conditions de vie des fractions les plus précarisées de la population américaine. Les campagnes ne peuvent dès lors se restreindre à l’échelle locale, et doivent viser des cibles régionales ou étatiques. La tendance à l’unification du champ du community organizing, à Los Angeles et en Californie indique une voie pour penser la montée en puissance des mouvements sociaux. Les conditions d’influence associent une forte capacité stratégique et de contre-expertise d’organisations de plus en plus professionnalisées et une mobilisation en masse de la population pour faire pression sur les décideurs. Si ces deux tendances sont en partie contradictoires, c’est la capacité à les associer qui conditionne les effets politiques et sociaux du community organizing.

Et la France dans tout ça ?

16Comme le démontre ce numéro, les émeutes de 2005 n’ont pas débouché sur des dynamiques aussi puissantes d’alliance dans les quartiers populaires français. Des tentatives ont vu de jour, du Mouvement des Indigènes de la République au Forum social des quartiers populaires et à la coordination Pas sans nous, mais elles demeurent fragiles. Il nous semble que quelques enseignements peuvent être tirés de l’expérience angelina. Tout d’abord, la mobilisation des habitants demande des moyens. Alors que la participation dans les quartiers populaires est rongée par le clientélisme, seul des financements autonomes, venant de fondations ou d’un fond d’interpellation citoyenne public [ 23], peuvent contribuer à la structuration d’organisations pérennes. Les financements que touchent les organisations communautaires états-uniennes leur permettent – pour certaines d’entre-elles – de déployer des ressources humaines considérables pour mobiliser la population. Cette participation de centaines et parfois de milliers de personnes est la ressource essentielle sur laquelle s’appuient ces organisations. Les victoires obtenues en Californie sont également le fruit d’alliances progressistes larges, rassemblant des organisations de quartier mais aussi des syndicats. En France, de telles coopérations demeurent rares, les syndicats apparaissant très éloignés des quartiers populaires. On peut imaginer que sur des questions précises – la discrimination à l’embauche, le salaire minimum, les conditions d’éducation en Réseaux d’éducation prioritaire (REP), l’accès au transport en commun, etc. – des alliances ponctuelles puissent voir le jour.

17La question des alliances pose nécessairement celle du sujet politique qu’on cherche à faire émerger. Aux États-Unis, les organisations étudiées rassemblent Blancs et groupes minorisés, classes populaires paupérisées, fractions marginalisées du précariat et classes moyennes progressistes. Cette union improbable se fait sur des campagnes précises, mais autour d’une identité collective relativement faible, celle de la « communauté ». En France, les mouvements nés des émeutes proposent des voies distinctes. S’agit-il de mobiliser les groupes minorisés – quelle que soit leur appartenance de classe – pour lutter contre les discriminations raciales ou d’organiser les quartiers populaires indépendamment de la question minoritaire ? Si ces luttes se veulent nécessairement intersectionnelles et pensent ensemble questions sociale et raciale, la construction d’un sujet politique propre demeure un enjeu fondamental pour les mouvements sociaux, aux États-Unis comme en France.

Notes

  • [*]
    Chercheur en science politique au CNRS (CERAPS/UMR 8026). Il travaille sur la démocratie participative et les mobilisations dans les quartiers populaires. Il a récemment publié No Justice, No Peace. De l’émeute à l’alliance des classes populaires à Los Angeles, Paris, Raisons d’agir, 2015.
  • [1]
    Discours d’un pasteur membre de l’organisation communautaire LA Voice lors d’une réunion publique. Los Angeles, 13 mai 2013.
  • [2]
    Que l’on peut traduire par « Pas de justice, pas de paix ».
  • [3]
    Paroles d’un organisateur, Community Coalition, Los Angeles, 19 juillet 2013.
  • [4]
    Notes de terrain, Los Angeles, 19 juillet 2013.
  • [5]
    Les éléments présentés ici sont le fruit d’une enquête de terrain d’un an à Los Angeles, en 2012-2013.
  • [6]
    Cf. R. Milkman, J. Bloom, V. Narro (dir.), Working for Justice. The L.A. Model of Organizing and Advocacy, Ithaca, Cornell University Press, 2010 ; M. Pastor, M. Prichard, LA Rising. The 1992 Civil Unrest, the Arc of Social Justice Organizing and the Lessons for Today’s Movement Building, USC, Program for Environmental & Regional Equity, 2012.
  • [7]
    E. Soja, Seeking Spatial Justice, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2010, p. 112.
  • [8]
    South Central constitue historiquement le ghetto africain-américain de Los Angeles, bien que la zone se soit fortement diversifiée racialement depuis les années 1980 avec l’arrivée d’immigrés venus d’Amérique centrale, les Africain-américains y étant désormais minoritaires.
  • [9]
    M. Davis, City of Quartz. Los Angeles, capitale du futur, Paris, La Découverte, 1997 [1990].
  • [10]
    Ils proposent même un programme politique conjoint et une liste de revendications, pour « reconstruire Los Angeles ». Cf. http://gangresearch.net/GangResearch/Policy/cripsbloodsplan.html ; C. Rice, Power Concedes Nothing. One Woman’s Quest for Social Justice in America, Los Angeles, Scribner, 2012.
  • [11]
    Alors que les hommes africain-américains ne constituent que 3 % de la population californienne, ils représentaient 44 % des prisonniers incarcérés pour leur troisième infraction au milieu des années 2000. Cf. E. Y. Chen, « Impacts of “Three Strikes and You’re Out” on Crime Trends in California and Throughout the United States », Journal of Contemporary Criminal Justice, 24(4), 2008, p. 345-370.
  • [12]
    M. Alexander, The New Jim Crow. Mass Incarceration in the Age of Colorblindness, New York, The New Press, 2010.
  • [13]
    Il faudra attendre d’autres scandales démontrant la corruption et le racisme de nombreux cadres de la police de Los Angeles, ainsi qu’un changement de sa direction, pour qu’elle se réforme à partir du début des années 2000, prenant alors la direction du community policing.
  • [14]
    R. Kim, « Violence and Trauma as Constitutive Elements in Korean American Racial Identity Formation : The 1992 L.A. Riots/Insurrection/Saigu », Ehtinic & Racial Studies, 35(11), 2012, p. 1999-2018.
  • [15]
    Voir H. Balazard, Agir en démocratie, Paris, Éditions de l’atelier, 2015.
  • [16]
    Approche que Manuel Pastor et ses collègues qualifient de « nouveau régionalisme des mouvements sociaux », qui prend ses distances avec le localisme longtemps défendu par Saül Alinsky. Cf. M. Pastor et al., This could be the Start of Something Big. How Social Movements for Regional Equity Are Reshaping Metropolitan America, Ithaca, Cornell University Press, 2009.
  • [17]
    M. Janis, « Smoke gets in Your Eyes », in Rage and Reflection, op. cit., p. 28-29.
  • [18]
    Los Angeles Times, « A Common Vision. Seeking a new approach to inner-city aid after the 1992 riots », 21 février 2001.
  • [19]
    J. Talpin, No Justice, No Peace. De l’émeute à l’alliance des classes populaires à Los Angeles, Paris, Raisons d’agir, 2015.
  • [20]
    Voir R. Fantasia, K. Voss, Des syndicats domestiqués. Répression patronale et résistance syndicale aux États-Unis, Paris, Liber/Raisons d’agir, 2004.
  • [21]
    Voir J. Talpin, « Politiser les jeunes du ghetto. L’organizing de jeunesse entre empowerment et endoctrinement aux États-Unis », Sciences et actions sociales, 1, 2015.
  • [22]
    D. Gladstone, S. Fainstein, « The New York and Los Angeles Economies from Boom to Crisis », in D. Halle, A. Beveridge (dir.), New York and Los Angeles. The Uncertain Future, Oxford, Oxford University Press, 2013, p. 91.
  • [23]
    Comme le proposent M.-H. Bacqué et M. Mechmache in « Pour une réforme radicale de la politique de la ville. Ça ne se fera plus sans nous. Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires ». Rapport au ministre délégué chargé de la Ville, juillet 2013.
Français

Le 13 juillet 2013, Georges Zimmerman est acquitté du meurtre de Trayvon Martin, un Africain américain de 17 ans, qu’il a tué par balle en Floride. Des manifestations sont organisées un peu partout aux États-Unis pour protester contre un verdict qui illustre le fonctionnement d’une justice racialisée. Alors que dans les principales villes du pays les manifestations demeurent pacifiques, à Los Angeles elles dégénèrent en émeute. Il n’en fallait pas plus pour rappeler à la mémoire les images des émeutes de 1992 consécutives à l’acquittement des policiers ayant passé à tabac Rodney King.
À partir de l’analyse de la gestion des émeutes de 2013, Julien Talpin revient ici sur ce qui a changé après les émeutes de 1992 et sur le développement des formes d’auto-organisation dans les quartiers de Los Angeles.

Julien Talpin [*]
  • [*]
    Chercheur en science politique au CNRS (CERAPS/UMR 8026). Il travaille sur la démocratie participative et les mobilisations dans les quartiers populaires. Il a récemment publié No Justice, No Peace. De l’émeute à l’alliance des classes populaires à Los Angeles, Paris, Raisons d’agir, 2015.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 24/09/2015
https://doi.org/10.3917/mouv.083.0130
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...