CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Trois ans et demi après la prise de pouvoir par Zine el-Abidine Ben Ali, le 7 novembre 1987, des comités de quartier voient le jour en Tunisie selon une dynamique fortement contrôlée par le pouvoir central. Nous en ferons ici une analyse institutionnelle à travers un retour sur le contexte et les modalités de leur création, ainsi que sur leur traitement législatif. Mais au-delà de cette analyse, nous souhaitons poser quelques pistes de réflexion sur les formes d’appropriation locale de ces comités. Nous adoptons pour cela un double point de vue. Il nous paraît important en effet de ne pas nous limiter à la seule approche institutionnelle ainsi que le suggère tout un courant de recherche en sciences politiques et dans le champ de l’urbain, qui se développe sur le monde arabe [1]. Ces recherches mettent l’accent sur les ajustements politiques, la construction de marges d’autonomie par rapport aux autorités, les interactions entre les pouvoirs publics et les citadins ou les citoyens ordinaires, les négociations... Mais il importe aussi de réinterroger les formes de l’autoritarisme, sa co-fabrication impliquant les institutions mais aussi les citoyens [2].

2Les « comités de quartier » se développent en Tunisie dans les années 1990 suite à une injonction présidentielle. C’est en en effet le président de la République Zine el-Abidine Ben Ali qui en « ordonne » la création (selon les termes mêmes du quotidien La Presse), le 10 mai 1991, à l’occasion d’un conseil ministériel restreint. Moins d’un mois après, le 6 juin, le « président donne des directives au premier ministre pour créer un peu partout des comités de quartier ». Dans la foulée, les premiers comités sont « installés » par des personnalités politiques (État et parti au pouvoir : ministre-directeur du cabinet présidentiel et membre du bureau politique du RCD [3], ministres, secrétaires d’État) dans plusieurs villes tunisiennes (L’Ariana et El Menzah VI à Tunis, Nabeul, Sfax, Médenine, Tataouine, Sidi Bouzid, Gabès…). En janvier 1992, le ministère de l’Intérieur rend publiques des statistiques : 2 825 comités auraient été dénombrés à travers le pays, plus de 500 dans le Grand Tunis (3 724 « membres actifs »), 230 dans le seul gouvernorat [4] de Tunis (1 716 « membres actifs ») [5] !

Le renforcement du contrôle sociopolitique

3En instaurant un réseau dense de comités de quartier sur le territoire tunisien, selon une dynamique maîtrisée, le nouveau pouvoir crée un dispositif supplémentaire visant à sa consolidation et à sa pérennisation. Dans un contexte de montée de l’islamisme, ces comités renforcent le contrôle sociopolitique déjà exercé traditionnellement à l’échelle des quartiers à travers le tryptique : omda[6] (représentant de l’administration centrale à l’échelle du secteur. Le secteur est une subdivision de la délégation, elle-même subdivision du gouvernorat dans la hiérarchie administrative), cellule du parti au pouvoir et police. Ils permettent aussi d’identifier et de mobiliser des habitants « volontaires soit les forces vives du pays » ou encore « le citoyen tunisien » dans la rhétorique de la IIe République [7]. Ils constituent ainsi un vivier pour le renouvellement des cadres du RCD. Ils occupent aussi le terrain, notamment dans les quartiers populaires où le pouvoir central est concurrencé par les islamistes depuis la fin des années 1980.

4On peut en effet rapprocher la directive présidentielle, en mai 1991, visant à créer des comités de quartier et la tension entre le pouvoir et le parti islamiste tunisien Ennahda (la Renaissance). Cette tension ne cesse de se renforcer depuis les élections législatives de 1989, après des relations relativement pacifiées durant les deux années précédentes. Ce parti, créé au début des années 1980 sous le nom de Mouvement de la tendance islamiste (MTI), n’a jamais été légalisé, mais a connu une certaine forme de reconnaissance au lendemain du 7 novembre 1987 : adhésion au « Pacte national » en 1988, participation aux élections législatives d’avril 1989, en appui à des listes « indépendantes ». Mais ces élections en le révélant comme la principale force d’opposition annoncent la détérioration des relations entre le régime et les islamistes [8]. En 1991, la contestation politique par des militants et des sympathisants du parti agite en particulier les établissements secondaires et universitaires. Les autorités tunisiennes y répondent par une multiplication des arrestations et emprisonnements et diabolisent les islamistes au regard des événements dans l’Algérie voisine [9].

5Dans cette période de forte tension, l’État réaffirme aussi son engagement dans la lutte contre la pauvreté et annonce au cours de ce même printemps 1991 le lancement d’un nouveau « programme national de réhabilitation des cités populaires ». Ce programme prend le relai d’une politique de réhabilitation des quartiers non réglementaires, entamée en Tunisie dès la fin des années 1970, d’abord par l’État tunisien, ensuite en partenariat avec la Banque mondiale [10]. Ce programme est suivi de peu par la création fin 1992 d’un fonds spécial du Trésor, le Fonds de solidarité nationale (FSN : ce fonds, appelé aussi 26/26 en référence à son numéro de compte, est alimenté partiellement par des subventions de l’État et par des « dons » obligatoires des ménages, salariés, chefs d’entreprises, encadrés par l’administration lors de journées de « solidarité nationale » [11]), également sur initiative présidentielle [12]. L’une de ses missions sera de financer dans tout le pays l’équipement de base (eau potable, raccordement à l’électricité, pistes praticables, services de santé) de plus de 1 000 « zones d’ombre », les laissés-pour-compte de la croissance économique.
À travers sa politique sociale, l’État tunisien entend ainsi pallier les effets pervers de la « mise à niveau » économique du pays (i.e. son intégration à l’économie mondiale, dans le prolongement de l’ajustement structurel). Comme pour les comités de quartier, il s’agit d’occuper le terrain investi par les islamistes, de garantir la « solidarité nationale » et la « cohésion sociale » par la redistribution, et d’assurer ainsi (de s’assurer) la stabilité politique du pays. Les comités de quartier ont d’ailleurs été créés officiellement lors du même conseil ministériel restreint qui a lancé le « programme national de réhabilitation des cités populaires », conseil consacré à l’« examen des moyens d’améliorer les conditions de vie dans les cités populaires ». La presse relaie largement les préoccupations sociales du gouvernement : au cours de ce second semestre 1991, les articles qui font simultanément la une des journaux médiatisent, d’une part, l’engagement du président dans le nouveau « programme national de réhabilitation des cités populaires » et, d’autre part, la création des comités de quartier et l’enjeu citoyen qu’ils représentent. À la une de ces mêmes journaux, souvent juxtaposés en première page, d’autres articles agitent cette fois l’épouvantail de l’islamisme. Ils soulignent la « violence » qu’il fait peser sur la société tunisienne en portant « atteinte à la sécurité et à la stabilité du pays » ainsi qu’au « Changement » et à son projet démocratique nouveau.

L’ambiguïté démocratique

6Aux premiers temps de l’existence des comités de quartier, le pouvoir central laisse planer l’ambiguïté sur leur statut et leur fonctionnement. Il communique sur l’enjeu citoyen qu’ils représentent, pour asseoir une légitimité politique non acquise par les urnes mais à travers la promesse de stabilité intérieure et d’ouverture démocratique. Il organise les premières « conférences » locales, régionales et nationales pour débattre des comités de quartier. De fait, ces conférences, présidées par l’administration et organisées annuellement, auront davantage une fonction médiatique, d’encadrement et de définition des missions des comités, ou encore de caisse de résonance des difficultés sociales et des zones sensibles. La presse rend compte d’un certain enthousiasme des participants aux premières conférences locales. « Qu’est-ce qu’un comité de quartier ? (…). Un relais dynamique (entre les décideurs et les citoyens) qui sort du schéma classique et réducteur de la réclamation, pour occuper un espace participatif (…). C’est si l’on veut, et pour réduire le raisonnement, la démocratie à la base [13] » écrit un observateur à la veille de la première conférence régionale des comités de quartier du gouvernorat de Tunis en août 1991.

7Les médias relaient largement l’enjeu d’une vie démocratique locale : ils évoquent en particulier le « droit des citoyens à participer à la vie municipale ». Néanmoins, à y regarder de plus près, ils révèlent aussi l’ambiguïté démocratique qui pèse dès lors sur ces comités. La rhétorique de la citoyenneté et de la participation y est largement contrebalancée par un discours qui indique que les Tunisiens ne seraient pas prêts pour la démocratie. L’enjeu des comités de quartier serait ainsi la « conscientisation », la « sensibilisation » et la « responsabilisation du citoyen à son rôle civique », relégué le temps de son apprentissage à apporter son « soutien » aux institutions municipales ! Les articles de journaux oscillent d’ailleurs entre les termes de « participation » et de « gestion » et nourrissent la confusion. Les comités de quartier y sont le plus souvent présentés comme des « relais » des municipalités et cantonnés dans un domaine fortement restreint de l’action locale. Leur existence est en effet conditionnée à des actions relatives à la « propreté et à l’hygiène » dans les quartiers – en lieu et place de la « protection de l’environnement » – et à la « sensibilisation du citoyen » à ces questions. Certains articles évoquent aussi un objectif sécuritaire de « solidarité entre les habitants en vue d’œuvrer pour la sécurité de leur quartier », laissant poindre la menace « terroriste ». Ils insistent parfois sur le contrôle de l’« habitat anarchique » et sur « l’animation culturelle, de loisirs et de jeunesse au sein des quartiers ». Le président Ben Ali lui-même reviendra lors de la première conférence nationale des comités de quartier, en mars 1992, sur l’idée de citoyen apprenti et sur le rôle qui lui est confié, dans un champ d’intervention restreint et balisé : « (…) Tout en saluant votre effort volontaire de soutien à l’action en vue d’assurer une plus grande protection de l’environnement, d’en garantir la propreté et de veiller davantage à l’hygiène et à l’esthétique de nos villes et quartiers, je voulais souligner l’importance que j’accorde personnellement à l’action que vous menez à titre de contribution à la sensibilisation du citoyen au rôle civique qui lui incombe et qui constitue le fondement du projet de civilisation que nous nous employons à réaliser depuis le Changement [14] ».
Lors de la première conférence régionale des comités de quartier du gouvernorat de Tunis, le 30 août 1991, à l’issue de plusieurs conférences locales (échelles de l’arrondissement ou de la délégation), c’est le ministre de l’Intérieur, Abdallah Kallel, qui prononce le discours d’ouverture. Le choix du ministre en charge de la sécurité intérieure pour ouvrir cette manifestation est sans doute symptomatique. Son discours alimente l’ambiguïté. Il insiste certes sur « la mobilisation et la participation des “citoyens” à l’amélioration des conditions de vie dans le quartier, notamment par une implication de ses membres dans la vie municipale à travers notamment leur participation aux conseils municipaux où ils représenteront les intérêts du “citoyen” ». Mais, dans le même temps, il émet des restrictions majeures. Elles limitent l’expression citoyenne au sein des comités de quartier et la contiennent à des enjeux définis par les autorités : «… Les comités de quartier ne se substituent pas à la municipalité et autres parties concernées par la question de la propreté, ils ne sont pas non plus des comités revendicatifs, mais sont essentiellement des comités de sensibilisation, d’éducation et de travail volontaire appelés à soutenir l’action des autres structures administratives et élues… ». Ce discours coupe court aux revendications remontées lors des premières conférences locales à travers trois motions. L’une insistait sur la concertation des habitants dans la conduite de l’action municipale. La seconde entendait élargir le champ d’intervention des comités de quartier aux questions de logement, aux programmes de santé de base et à l’amélioration des services. La troisième recommandait de fixer un cadre juridique aux comités de quartier de manière à garantir leur fonctionnement et préciser juridiquement leurs marges d’action. Ces revendications révèlent les aspirations, les attentes et les espoirs des Tunisiens dans la démocratisation annoncée, à un moment où le tour de vis sécuritaire mené contre le parti islamiste et ses sympathisants est majoritairement considéré comme un gage de sécurité intérieure [15].

Un encadrement mais pas de statut juridique

8Il faudra attendre un an après la création des premiers comités de quartier impulsés par la présidence de la République, en mai 1992, pour qu’un décret les concernant soit promulgué [16]. Mais ce décret ne leur confère aucunement de statut juridique, comme cela avait été revendiqué lors des premières conférences locales. Bien au contraire, il va organiser leur mise sous tutelle administrative. Il crée en effet, au sein des gouvernorats, une division des comités de quartiers relevant directement du premier délégué, l’un des hommes forts du gouvernorat, responsable des aspects de sécurité politique pour l’ensemble des divisions de cette administration. Cette personne est chargée des « questions à caractère politique ainsi que des questions ayant trait à la sûreté, aux élections, à l’information, à la protection civile, à la délimitation territoriale et à l’enrôlement [17] ». Cette division est « chargée d’assurer le suivi des comités de quartiers, de leur apporter le soutien nécessaire, d’assurer la préparation des conférences régionales et locales et d’exécuter les recommandations qui en découlent ». L’absence de statut juridique fragilise les comités qui peuvent être dissouts à tout moment par leur hiérarchie administrative. La loi de juillet 1993 portant organisation des services des gouvernorats et des délégations renforce cette dépendance en structurant la division des comités de quartier en deux subdivisions : une subdivision des études, des statistiques et du suivi et une subdivision des programmes et de la coordination avec les structures. Ces subdivisions organisent l’encadrement des comités de quartiers et de leurs membres. Ils peuvent être créés à l’initiative ou avec le soutien de différents acteurs administratifs et/ou politiques, omda, cellule locale du RCD ou par des citoyens. Dans tous les cas leur création est soumise à l’autorisation de l’administration centrale. Lorsque l’initiative vient d’un ou de plusieurs habitants ordinaires, ils doivent contacter le délégué qui convoque une réunion dans le quartier ou à la délégation. Ce dernier y désigne le président du comité de quartier ainsi que les membres du bureau, cinq au minimum : un vice-président, un secrétaire général, un vice-secrétaire général, un trésorier et un membre. Les programmes et actions sont précisément examinés. Ils doivent être conformes aux « recommandations » arrêtées lors des différences conférences locales, régionales et nationale des comités de quartier, auxquelles les présidents des comités sont convoqués officiellement (encadrés 1 et 2). Les actions s’inscrivent généralement dans des temps impartis (journée nationale de l’environnement, journée de l’arbre, journée régionale de la propreté parrainée par les délégations, les municipalités, le gouverneur…). Elles donnent lieu à des comptes rendus qui identifient nommément les habitants impliqués. Du reste, les comités ne sont dotés d’aucuns moyens financiers propres : ils ne fonctionnent pas avec des adhérents redevables d’une cotisation mais avec des « citoyens volontaires » et dépendent principalement de la municipalité ou d’autres administrations ou agences de l’État pour développer leurs activités (soutien financier, prêts de matériel divers, engins…).

Encadré 1

Inventaire des actions arrêtées lors d’une « conférence locale des comités de quartier », échelle de l’arrondissement, délégation d’El Mourouj, avril 1995 ; ordre du jour de la conférence : 1-Soutien du travail municipal dans les cités d’habitation, 2- Sensibiliser les habitants dans le cadre de leur rôle civique vis-à-vis de la collectivité
Traduit de l’arabe
Source : lettre de convocation des présidents des comités de quartier de l’arrondissement et prises de notes par un participant lors de la conférence
  • Aider la municipalité pour sensibiliser les propriétaires des terrains non construits à délimiter leurs parcelles par des barrières empêchant qu’elles se transforment en décharge ou en pâturages pour des animaux non surveillés
  • Voir avec la municipalité pour la mise à disposition d’un nombre suffisant de poubelles pour tous les quartiers
  • Aider les structures sanitaires et la municipalité à mener à bien les campagnes de lutte contre les insectes
  • Aider la municipalité au contrôle de l’application des différents règlements municipaux et des modèles de construction urbaine à l’intérieur des cités et à la lutte contre la construction anarchique. Et ceci par l’éducation, la sensibilisation et l’attraction de l’attention du citoyen sur ce sujet
  • Compter sur la femme, comme épouse et maîtresse de maison, pour participer à la propreté et à la protection de l’environnement. Et ceci en commençant par son lieu d’habitation
  • Intensifier les campagnes de propreté à l’intérieur du quartier, et ceci en faisant participer le maximum de citoyens
  • Lancer l’aménagement des espaces verts dans le quartier, et ceci après une étude approfondie qu’on transmet à la municipalité. La réalisation de ces espaces verts ne sera possible qu’après l’accord du conseil municipal, sachant que le comité de quartier à un rôle dans le lancement de ce projet
  • Sensibiliser le citoyen à préserver ces zones vertes
  • Encourager les habitants à utiliser les sacs en plastique comme sacs poubelle
  • Participation à l’aménagement des trottoirs
  • Aider la municipalité à lutter contre les animaux non surveillés, par des annonces par exemple
  • Entretenir et préserver les investissements municipaux (ex : l’éclairage public)

Encadré 2 : Lettre de convocation

traduit de l’arabe
EL MOUROUJ LE 23/1/95
REPUBLIQUE TUNISIENNE
MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR
DÉLÉGATION EL MOUROUJ
DU DÉLÉGUÉ D’EL MOUROUJ
A M. LE PRÉSIDENT DU COMITÉ DE QUARTIER « XXX » EL MOUROUJ X
Prière d’être présent à la réunion prévue le jeudi 26/01/95, à 18 heures, dans le local de la (jaamiaa) cellule destourienne à « EL MOUROUJ ». Et ceci pour préparer le programme de la campagne de propreté dans l’arrondissement de la délégation le dimanche 29/01/95.
Vu l’importance du sujet, votre présence est souhaitable
Le délégué
IBRAHIM MAAOUI
Tampon de la délégation d’EL MOUROUJ/gouvernorat de Ben Arous

Agir à l’intérieur du système

9Une enquête que nous avons réalisée au milieu des années 1990 révèle une forte dynamique de création de comités de quartier en banlieue Sud de Tunis dans la délégation d’El Mourouj. Au regard de la très la faible autonomie de ces structures vis-à-vis du pouvoir central, de leur instrumentation et de leur manque de moyens, il importe d’interroger les motivations des acteurs qui les portent, leurs modes d’appropriation et leur marge de manœuvre.

10La création des comités de quartier à El Mourouj suit la progression du front d’urbanisation. Dans cette périphérie en formation, les nouvelles cités sont pour les habitants des espaces à conquérir à travers la construction des sociabilités de voisinage, de quartier et par le politique. Leur inachèvement au moment de leur livraison clef en main, en particulier en ce qui concerne l’habitat social, entraine par ailleurs des revendications. Dans ce contexte, les comités de quartier constituent des « coquilles » qui permettent à certains habitants de se mobiliser mais aussi d’émerger comme « élite de proximité [18] » et de se positionner sur la scène politique locale. Jusqu’à la création des comités de quartier au début des années 1990, cette scène était occupée par les cellules du parti au pouvoir [19]. À partir de cette date, celles-ci doivent compter avec les comités et la concurrence effective qu’ils représentent, même si le RCD les considère comme « subalternes ». À El Mourouj en 1999, les comités seraient plus nombreux, une cinquantaine pour 37 cellules [20]. Ils trouvent leur légitimité dans leur fonction de « relais » entre les habitants et la municipalité, de boîte de résonance des mécontentements et des attentes, et d’appui à l’action municipale. Ils interviennent ainsi dans un champ et à une échelle dont les cellules avaient le quasi-monopole [21] tout en permettant au Parti, au niveau central, d’identifier « les forces vives de la Nation », de renouveler ses cadres, voire de les conforter.

11On peut prendre l’exemple ici d’une des cités populaires à El Mourouj, dont les premiers habitants se sont établis entre la fin de l’année 1992 et la mi-1993, et la majorité d’entre eux en 1994. Une cellule du RCD a été créée dans la cité dès octobre 1993 à l’initiative d’un habitant coopté par le Parti, qui étend de la sorte sa présence aux quartiers en formation pour couvrir l’ensemble du territoire national. Cette création a été suivie de peu, vingt jours après, par l’établissement d’un comité de quartier par d’autres habitants.

12La création et le fonctionnement de ce comité révèlent des modes d’implication et des stratégies variables de la part des habitants. Toutefois, soulignons en premier lieu que la grande majorité d’entre eux ne s’engagent pas activement dans une structure qui reste associée au pouvoir, et pour certains d’entre eux, à des compromissions. Ils peuvent néanmoins y trouver un relais supplémentaire pour porter leurs demandes, individuelles ou collectives, auprès des autorités ou pour accéder à des ressources sociales, financières, administratives et politiques hors de leur portée.

13Ceux qui s’y engagent de manière active le font pour des raisons diverses. Certains individus voient dans le comité de quartier un tremplin pour se construire une base sociale et une légitimité politique et intégrer de manière active la cellule du parti, voire en prendre le contrôle en s’engageant dans la compétition électorale pour sa présidence. Plus communément, le comité de quartier permet aux individus « d’entrer dans le jeu [22] », c’est-à-dire de s’inscrire dans des relations de clientèle en multipliant les contacts avec les différentes instances administratives et de pouvoir, et en premier lieu avec la délégation [23] et la municipalité. Dans les zones résidentielles d’El Mourouj, où prédominent les copropriétés privées, certains comités construisent des relations d’interdépendance avec les présidents des syndicats. Leurs intérêts convergent en effet : le syndicat apporte un soutien financier au comité (grâce aux cotisations des propriétaires) en contrepartie des contacts dans les instances dirigeantes que ce rapprochement lui procure.
On peut supposer aussi que certains comités de quartier ont permis le recyclage de militants de divers horizons. Pour justifier son action au sein d’une structure fortement associée au pouvoir, un ancien militant de l’extrême gauche dans les années soixante-dix, actif dans les luttes syndicales, facteur (préposé à la poste), insiste sur la nécessité d’« agir dans le système », seule issue possible à l’action selon lui. Outre son besoin d’activisme, le tournant qu’il a opéré dans sa carrière de militant est également motivé par sa volonté d’améliorer les conditions de vie du quartier où il a accédé à la propriété sociale, au début des années 1990. Il rejoint par ailleurs les visées du RCD de contrer les « activistes » islamistes. Ce dernier engagement lui confère auprès des autorités une crédibilité et une légitimité à agir. Le comité de quartier lui permet ainsi de s’inscrire dans le système mais, selon lui, de manière plus discrète aux yeux des habitants que la cellule locale du parti, avec laquelle il doit néanmoins construire des relations d’interdépendance.

Conclusion

14Suite à une directive présidentielle, la création d’un réseau de comités de quartier à partir de 1991, dans un contexte de montée de l’islamisme, vient renforcer le contrôle sociopolitique en Tunisie, à la plus petite échelle, celle du quartier. Ce réseau vient doubler le maillage étroit du territoire par les cellules locales du parti au pouvoir, le RCD. Illusion démocratique, les comités de quartier sont restés sans statut juridique et sans moyens, ils sont organisés sous la tutelle de l’administration centrale. Comme pour combler le vide démocratique, on assiste à une surenchère dans les discours sur leur rôle pédagogique et leur vocation de « sensibilisation » du « citoyen » à son « rôle civique » ! Ce discours renvoie également à une représentation paternaliste de l’habitant ordinaire, considéré comme incompétent dans son rapport au quartier. Les activités des comités sont par ailleurs fortement encadrées dans leur forme et sur le fond. Elles doivent apporter un « soutien » à l’action municipale, essentiellement dans les domaines restreints de la propreté, l’aménagement d’« espaces verts », le contrôle de la construction. Du reste, en mobilisant des habitants « volontaires », elles suppléent davantage à un manque de personnel municipal qu’elles n’organisent la participation.

15Les différentes formes d’appropriations de cette « coquille » révèlent des relations de pouvoir complexes et subtiles entre les acteurs locaux : entre l’administration locale (omda), la cellule locale du RCD et le comité de quartier d’une part ; entre les individus au sein de ces organisations d’autre part, mais aussi entre la municipalité, le comité de quartier et l’administration centrale. Ces relations se construisent sur des intérêts individuels ou collectifs (famille, voisinage, quartier) qui croisent des enjeux partisans, électoraux ou encore de maintien et de contrôle de l’ordre social. Il s’agit pour chacun de se situer dans un système autoritaire, en grande partie verrouillé par le parti au pouvoir et l’administration, et largement dominé par un fonctionnement clientéliste. Il n’y a certes pas de place pour la formation d’un réel contrepouvoir, mais ce système n’est pas arrivé à bout des aspirations à la liberté d’action, individuelle et collective, et à la démocratie. Sans doute, le système autoritaire s’est-il renforcé non seulement en réprimant les voies contestataires et en créant un climat de peur et d’acceptation mais aussi en intégrant de manière artificielle des militants « pessimistes et découragés [24] », peu ou plus convaincus, dans une Tunisie de plus en plus déprimée. On peut voir là certaines des conditions de la chute du régime dont les bases sociales et politiques se sont fissurées, malgré tout contrôle, dans un contexte de dégradation des conditions socio-économiques. Rappelons en effet que la révolution tunisienne de janvier 2011 s’est diffusée à partir des régions pauvres de la Tunisie intérieure. Pour reprendre les propos du journaliste Taoufik Ben Brik [25], de la Tunisie de l’alfa et non du jasmin.

Notes

  • [*]
    Géographe, UMR ART-Dév. Maîtresse de conférence à l’université Montpellier III.
  • [1]
    I. Berry-Chikhaoui et A. Deboulet (dir.), Les compétences des citadins dans le Monde arabe. Penser, faire et transformer la ville, Tunis, IRMC, Tours URBAMA, Karthala, Paris, 2000 ; O. Dabène, V. Geisser et G. Massardier (dir.), Autoritarismes démocratiques et démocraties autoritaires au XXIe siècle. Convergences Nord- Sud, La Découverte, coll. « Recherches », Paris, 2008.
  • [2]
    O. Dabène, V. Geisser et G. Massardier, op. cit., p. 181-212.
  • [3]
    M. Camau et V. Geisser (coord.), « Tunisie : dix ans déjà. D’une République à l’autre », Monde arabe. Maghreb-Machrek, n° 157, juillet-septembre 1997, p. 3-16.
  • [4]
    Division territoriale du pouvoir, sous l’autorité du gouverneur.
  • [5]
    La Presse, 29 février 1992 et 18 mars 1992.
  • [6]
    Sur l’omda, B. Tekari, Du cheikh à l’omda. Institution locale traditionnelle et intégration partisane, Faculté de droit et des sciences politiques et économiques de Tunis, Tunis, 1981.
  • [7]
    Selon l’expression de M. Camau, 1997, « D’une République à l’autre », op. cit.
  • [8]
    M. Camau, op. cit. 1997, p. 7.
  • [9]
    Montée du FIS, interruption du processus électoral, guerre civile.
  • [10]
    A. Osmont, La Banque mondiale et les villes. Du développement à l’ajustement, Karthala, Paris, 1995.
  • [11]
    I. Berry-Chikhaoui, 1997, « Le logement social « mis à niveau », in M. Camau, V. Geisser (coord.), « Tunisie : dix ans déjà. D’une République à l’autre », Monde arabe. Maghreb-Machrek, n° 157, juillet-septembre 1997, p. 47-57.
  • [12]
    Cf. R. Ben Amor, « Politique sociale, ajustement structurel et pauvreté en Tunisie », Cahiers du CERES, série sociologie. « Ruralité, urbanité et exclusion sociale au Maghreb », n° 24, 1995.
  • [13]
    La Presse, 29 août 1991.
  • [14]
    I.e. le 7 novembre 1987.
  • [15]
    M. Camau, op. cit. (p. 7), en se référant à E. Hermassi, évoque le paradoxe d’un « système d’alliance » progressivement constitué au début des années 1970 « autour du pouvoir contre les islamistes au nom de la défense d’une société civile menacée ».
  • [16]
    Décret n° 92-967 du 22 mai 1992.
  • [17]
    Décret n° 88-1943 du 24 novembre 1988 portant organisation des services des gouvernorats.
  • [18]
    A. Iraqi (avec la collaboration de A. Rachik), « Quartiers non-réglementaires. Intermédiation, élite de proximité et restructuration urbaine », in C. De Miras, Intégration à la ville et services urbains au Maroc, Paris IRD, Rabat, INAU, 2005, p. 97-14.
  • [19]
    M. Chabbi, Une nouvelle forme d’urbanisation à Tunis. L’habitat spontané péri-urbain. Thèse de doctorat en urbanisme et aménagement, 1986.
  • [20]
    Entretien avec un cadre du RCD.
  • [21]
    Chadli Neffat, secrétaire general du RCD, declare en avril 1991 : « Le Rassemblement n’ignore ni ne sousestime le poids de sa mission en tant que support essentiel à l’action municipale (…) c’est bien au niveau de la commune et de la prise en charge des besoins formulés par la population que se forge, de plus en plus, le destin de tout parti au pouvoir, se joue son avenir et se vérifie sa crédibilité » (Le Renouveau, 12 avril 1991).
  • [22]
    Entretien avec un membre actif d’un comité de quartier, 1997.
  • [23]
    Échelle administrative entre le secteur et le gouvernorat.
  • [24]
    Nous reprenons l’expression du dirigeant d’un parti d’opposition en 1996, cité par M. Camau, op. cit. Ce dirigeant affirme « se faire l’interprète de nombreux militants, pessimistes et découragés » en posant la question « est-il devenu impossible et inutile de faire de la politique en dehors du parti au pouvoir ? ».
  • [25]
    France Inter, 2011.
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Résumé

La participation locale à la pérennité du système : telle est en résumé la fonction principale de cette instance de contrôle que sont les comités de quartier mis en place à partir de 1991. Verrouillant l’expression du politique, ils constituent aussi un lieu de marquage du pouvoir territorial, de conscientisation à l’ordre moral « nouveau », le tout dans une rhétorique constante autour du « citoyen » tunisien. La description de ce lieu de contrôle montre comment prend racine l’expression du pouvoir selon le successeur de Bourguiba. Elle ouvre aussi sur une compréhension des mécanismes du « faire avec » longtemps perçu comme incontournable y compris par des opposants -discrets- au régime. Ce faisant, ces comités de quartier apparaissent aussi comme les lieux inattendus de l’apprentissage de la démocratie, malgré ses promoteurs.

Isabelle Berry-Chikhaoui [*]
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    Géographe, UMR ART-Dév. Maîtresse de conférence à l’université Montpellier III.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 19/05/2011
https://doi.org/10.3917/mouv.066.0030
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