CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Mouvements : Vous êtes le premier historien des maladies professionnelles en France. Comment vous êtes-vous intéressé à cette question ? Quelle a été votre trajectoire personnelle et professionnelle pour arriver à ce sujet ?

2Jean-Claude Devinck : Je suis né en 1947. Le certificat d’études en poche, j’ai commencé à travailler comme menuisier en 1961. En 1968, j’ai participé aux longs débats qui se déroulaient au théâtre de l’Odéon et le soir venu aux manifestations de rue. Après 1968, par écœurement du tournant qu’avait pris la société je suis parti « faire la route », j’ai voyagé, en Inde notamment. Je suis revenu en 1971 et j’ai commencé à militer à la fédération anarchiste où je suis resté pendant vingt ans. C’est aussi le moment où j’ai recommencé à travailler comme menuisier mais en 1976 je me suis sectionné trois doigts avec une scie circulaire. Le truc classique pour un menuisier… J’ai alors dû faire une formation de reconversion. J’ai choisi la comptabilité et je me suis retrouvé à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) pour m’occuper de la comptabilité du restaurant administratif.

3Or j’ai toujours été passionné par l’histoire – notamment l’histoire du mouvement ouvrier à laquelle je m’intéressais en tant qu’ouvrier et en tant qu’anarchiste. Dans les années 1990 j’étais un peu fatigué par mon travail et j’ai commencé à m’intéresser à la généalogie et en discutant avec les historiens de l’EHESS, j’ai rencontré Paul-André Rosental qui m’a proposé en 1999, de passer le diplôme de l’École. Pour ce cursus, j’ai écrit un mémoire de 250 pages sur « la création de la médecine du travail en France, entre 1914 et 1946 ». Ce mémoire a reçu le prix Jean Maitron en 2001, raison pour laquelle il a été publié l’année suivante [1]. Paul-André m’a alors proposé de prolonger cette recherche en faisant une thèse sur un sujet plus large [2]. Cette thèse est maintenant terminée et je vais bientôt la soutenir.

4M. : Vous avez donc commencé à travailler sur la notion de « maladie professionnelle » et sur son histoire au moment même où l’on commençait à parler de « santé au travail » dans l’espace public.

5J.-C. D. : En effet ce terme est récent – il date de 2000 – et il est lié aux réglementations de l’Union européenne. Mais il ne fait que reformuler, en inversant le point de vue, la notion plus ancienne de « maladies professionnelles ». Quand j’ai commencé ma recherche il y avait très peu de travaux sur le sujet. Mais le chantier de l’histoire de la santé au travail avait déjà été ouvert, en France, par un numéro de la revue Le Mouvement social de 1983 dirigé par l’historien Alain Cottereau sur le thème de « l’usure au travail ».

6M. : Beaucoup des travaux des historiens, depuis cette date, portent sur le rôle de l’expertise et de la médecine. Dans son article fondateur, Alain Cottereau met certes les ouvriers au cœur de son propos, mais surtout comme victimes, pas comme acteurs de la lutte pour la santé au travail.

7J.-C. D. : Moi-même, au départ, je suis parti d’une histoire de la médecine du travail dans l’entre-deux guerres. Instrument de contrôle de la santé des ouvriers, cette médecine oscille constamment entre le désir de protéger l’intégrité physique et morale des salariés et celui d’améliorer la production grâce à une meilleure sélection du personnel. À partir du milieu du xixe siècle, mais surtout au début du xxe siècle, la santé des ouvriers constitue un enjeu économique, professionnel et politique dont l’État, les industriels et les syndicats ou les mutuelles cherchent à tirer profit avec évidemment des intérêts antagonistes. Mais le vrai problème est dès cette époque celui des maladies professionnelles. Je suis donc remonté à l’origine.

8M. : Quelle est cette origine ?

9J.-C. D. : On peut la dater de la première traduction de Ramazzini en français. Ramazzini était un médecin qui exerçait à Padoue au xviie siècle et passa beaucoup de temps à étudier les maladies des artisans. En effet on ne parle pas alors de « santé au travail » ni de « maladies professionnelles », mais de « maladies des artisans ». Il publie un traité portant ce titre en latin en 1700 qui sera traduit dans plusieurs langues européennes au cours du xviiie siècle. Il faut attendre 1777 pour que Fourcroy, future grande figure de la chimie française, mais qui n’a encore que vingt ans, en fasse une traduction adaptée en français. Le contexte est important : c’est le moment où Turgot veut abolir les corporations et où l’Académie royale de médecine est fondée. Fourcroy est alors en charge d’en gérer la bibliothèque, et c’est peut-être dans le cadre de ce travail de bibliothécaire qu’il découvre Ramazzini. La dissolution des corporations aura lieu avec le décret d’Allarde en 1791 mais dès les années 1770 on parle de changer le statut des artisans.

10M. : Ainsi l’intérêt pour les maladies professionnelles n’est pas lié à l’origine à la Révolution industrielle, mais se rattache plutôt à un projet « libéral » de dérégulation de la production. En quoi est-ce que l’industrialisation modifie les perceptions de ce problème ?

11J.-C. D. : Au départ l’industrialisation ne change rien. C’est ce que montre une série de travaux d’historiens qui seront bientôt publiés. Par exemple lorsque commencent à se multiplier les industries chimiques à Paris, c’est d’abord en termes de dégradations environnementales et de nuisances industrielles sur le voisinage que la question des risques sanitaires est abordée. Ce n’est pas la santé « au travail » qui est alors repensée mais plutôt les risques de l’industrialisation en ville pour les habitants. À partir de 1802 des commissions d’enquêtes sont établies pour répondre aux plaintes des riverains. Un Comité de salubrité publique est mis en place pour piloter des commissions d’enquêtes, classer les industries en fonction de leur niveau de risque, et pour faire des arbitrages lorsque des conflits opposent industriels et riverains. Mais ce Comité est largement dominé par des chimistes qui, outre leur casquette d’experts, sont aussi des industriels eux-mêmes, qui ont intérêt à ce que l’industrie chimique se développe en milieu urbain ! Ces risques nouveaux de pollution industrielle en ville sont d’ailleurs une nouvelle donnée du xixe siècle, époque où le terme de « pollution industrielle » entre dans le vocabulaire [3].

12M. : Du point de vue des contemporains, l’industrialisation ne crée donc pas au départ des problèmes de « santé au travail », mais plutôt des problèmes de santé publique et d’environnement. Dans ce contexte les autorités et les experts, médecins ou chimistes, s’efforcent de faire accepter les risques de pollution industrielle par les populations. Est-ce à dire que l’on reste aveugle à l’impact de la Révolution industrielle sur la santé au travail ?

13J.-C. D. : Si la santé des ouvriers continue d’être pensée à l’intérieur du cadre posé par Ramazzini, ce cadre est régulièrement remis à jour par les médecins du xixe siècle. En 1822 Philibert Patissier publie une nouvelle édition de Ramazzini. Plus tard, en 1829 le Bulletin de médecine légale et d’hygiène publique devient le principal lieu de publication et de circulation des savoirs sur la santé au travail. Dans le Bulletin on recense les produits toxiques de l’époque et les métiers liés à ces produits. Par exemple il y avait 2 000 ou 3 000 chapeliers sur Paris, qui utilisaient près de vingt tonnes de mercure par an.

14De 1829 à 1880 une centaine d’articles sont publiés sur les maladies professionnelles dans cette revue. Ils accumulent une masse de connaissances énorme qui reflète l’évolution de la santé au travail sous l’influence de l’industrialisation, mais qui ne se traduit pas du tout par des mesures ou des lois sanitaires. À partir des années 1860, comme le montre Caroline Moriceau, les médecins s’organisent en faveur d’une institutionnalisation de l’hygiène industrielle [4]. Mais leur objet est simplement de décrire. Ils constatent les méfaits de la Révolution industrielle sur la santé des ouvriers mais ne remettent pas en cause cette évolution générale : il faut faire avec. Leurs désaccords portent surtout sur l’évaluation du caractère toxique de tel ou tel produit. Cela a sans doute contribué à l’énorme décalage chronologique entre le savoir médical et la reconnaissance légale même si le principal facteur réside dans l’indifférence des politiques et la résistance acharnée des industriels.

15M. : Pourtant les médecins du xixe siècle jouent bien un rôle d’experts dans la préparation de plusieurs lois, en France comme dans d’autres pays d’Europe. Il y a une forme de reconnaissance légale de l’hygiénisme, même si elle ne concerne pas directement les maladies professionnelles.

16J.-C. D. : En Angleterre comme en France, l’expertise statistique et médicale a un effet sur la législation, mais il est orienté d’abord vers les enfants, puis vers les femmes, qui font l’objet d’un traitement spécifique à partir du deuxième tiers du xixe siècle. Il s’agit de protéger le capital humain. Mais les hommes sont alors exclus de ces dispositifs.

17Cela s’inscrit dans un mouvement d’ensemble de réorganisation du marché du travail dans lequel les hommes sont vus comme les seuls à être capables de rentrer dans une relation contractuelle avec leurs employeurs, et obtiennent de ce fait des salaires plus élevés.

18M. : N’est-ce pas une situation qui convient finalement aux ouvriers mâles, qui voient ainsi leur place renforcée sur le marché du travail et au sein de la famille ?

19J.-C. D. : Ce n’est pas mon avis. Je pense au contraire que les quelques historien-ne-s qui se sont intéressés à la question de la santé au travail ont sous-estimé le rôle, pourtant central, du mouvement ouvrier.

20C’est en partie dû au fait qu’il n’existe pas de lois ou d’institutions qui auraient permis de laisser des sources reflétant leurs préoccupations pour ces questions. Les ouvriers du xixe siècle, s’ils veulent se plaindre, n’ont que le code civil de 1804. Mais malgré le manque de collections continues d’archives sur le sujet on peut voir à partir de quelques exemples qu’il existe très tôt des revendications ouvrières en matière de santé au travail. Les ouvriers fondeurs, par exemple, négocient pour obtenir des pauses pendant lesquelles ils peuvent sortir de l’usine pour changer d’air et se désaltérer. Ils doivent négocier constamment le nombre d’arrêts de travail qu’ils peuvent avoir ainsi que leur durée. Ces négociations sont informelles et se font à l’échelle de chaque entreprise. Mais en 1830 le conflit se généralise lorsque les industriels tentent de supprimer ces pauses et d’uniformiser le temps de travail. Les ouvriers fondeurs résistent, et les industriels les accusent en retour de former des coalitions – alors interdites – pour demander d’augmenter ces temps d’arrêt. On voit alors, dans les sources judiciaires, que les fondeurs demandent le maintien des temps d’arrêt pour des raisons en partie sanitaires, afin d’éviter les inconvénients médicaux d’un enfermement prolongé dans l’usine.

21M. : À partir de quel moment peut-on mesurer vraiment l’importance du mouvement ouvrier sur la santé au travail ?

22J.-C. D. : La réorganisation du mouvement ouvrier à partir des années 1860 et surtout de la Commune de Paris est le premier tournant important. Ensuite la loi de Waldeck-Rousseau en 1884, qui légalise les syndicats, leur permet aussi de mener la bataille de la santé au travail. Dès 1889 les ouvriers demandent l’interdiction de certains genres d’industrie et de certains modes de fabrication préjudiciables à la santé des travailleurs. Mais l’émergence d’une préoccupation sanitaire plus précisément formulée a lieu dans les années suivantes. Une série de congrès dans les années 1890 permet l’établissement d’une liste de produits toxiques. En 1894, un congrès national d’hygiène ouvrière organisé par la Bourse du travail de Lyon demande l’interdiction de tout procédé industriel reconnu irrémédiablement nuisible à la santé des travailleurs. Les congressistes demandent que soit reconnue la responsabilité civile et pénale des employeurs en matière d’accident du travail et de maladies professionnelles.

23La première grande mobilisation se fait autour des fabriques d’allumettes. L’utilisation de phosphore est à l’origine d’une maladie professionnelle, la nécrose phosphorée de la mâchoire que les pouvoirs publics connaissent depuis cinquante ans. À partir de 1892, les ouvriers des manufactures d’allumettes constituent un syndicat et se mobilisent pour demander la suppression du phosphore, En 1896, après deux grèves, ils obtiennent du ministère des Finances le paiement intégral de leurs arrêts maladie. Dès lors le nombre d’ouvriers se faisant porter malades explose, ce qui fait aussi exploser les coûts. Ce n’est qu’à partir de ce moment que les pouvoirs publics prennent au sérieux la possibilité d’un changement technique, se passer du phosphore permet en effet d’éviter le risque d’une maladie et les charges qui en découlent. C’est bien le poids financier que représente la maladie qui permet de passer à une logique de prévention.

24On attribuera cette victoire aux chimistes qui ont résolu le problème en proposant des solutions techniques permettant de remplacer le phosphore par le sequisulfure de phosphore, produit inoffensif pour la santé en oubliant que c’est la mobilisation des ouvriers et ouvrières des manufactures qui a contraint les pouvoirs publics à entreprendre cette étude.

25M. : Tout le problème par la suite, est d’étendre la mobilisation à d’autres « poisons industriels ».

26J.-C. D. : On a toujours procédé de la sorte dans les affaires de santé au travail. Obtenir la reconnaissance légale d’une maladie permet une mobilisation plus large. Tout de suite après les ouvriers des manufactures d’allumettes, ce sont les peintres en bâtiment qui embrayent à propos du problème de la céruse. Eux aussi sont syndiqués à la CGT. Ils veulent supprimer l’emploi du plomb dans les peintures et faire assimiler les coliques de plomb aux accidents du travail, c’est-à-dire obtenir la reconnaissance de leur maladie professionnelle. Un projet de loi est alors déposé à l’Assemblée nationale le 5 décembre 1901, par Jules-Louis Breton, un chimiste qui appartient à l’extrême gauche parlementaire de l’époque, et qui deviendra ministre de l’hygiène en 1920. Ce projet de loi qui a pour objet l’assimilation des maladies professionnelles aux accidents du travail va aussitôt faire sortir le patronat de ses gonds. Les Chambres de commerce et la Chambre syndicale des produits chimiques menacent d’employer des médecins pour organiser des visites médicales périodiques afin de dépister les ouvriers les plus fragiles afin de les licencier.

27C’est pourquoi la stratégie de la CGT – qui est alors le principal acteur du mouvement ouvrier – consiste à ne pas séparer la question de la reconnaissance des maladies professionnelles de la suppression des produits toxiques. Cette double bataille est menée entre 1900 et 1913. Ainsi en 1906, au Congrès d’Amiens de la CGT, une commission sur les poisons industriels est organisée. Cette commission fait adopter par le congrès l’interdiction de tous les produits nocifs et toxiques, elle propose pour y arriver d’avoir recours à l’action directe et même au sabotage si l’impuissance de l’intervention légale est constatée. Elle donne aussi mandat au Comité confédéral de faire campagne pour l’obtention d’une loi sur les maladies professionnelles.

28Finalement la loi sur les maladies professionnelles est votée en 1913 à l’Assemblée nationale, puis définitivement à l’Assemblée et au Sénat en octobre 1919. Entre-temps, la Première Guerre mondiale, par les conditions extrêmes imposées au travail – taylorisation des usines d’armement, augmentation des cadences, arrivée massive d’une main-d’œuvre inexpérimentée (femmes, étrangers, coloniaux) –, et les risques d’intoxication professionnelle dans les industries chimiques, poussent le socialiste Albert Thomas, ministre de l’Armement – soutenu dans cet objectif par la CGT – à organiser le premier embryon de médecine professionnelle (visite médicale d’embauche, inspection médicale des usines d’armement).

29M. : Que change la loi de 1919 ?

30J.-C. D. : Au sortir de la guerre, les tensions entre la minorité révolutionnaire et la majorité confédérale vont conduire la CGT à son éclatement. La minorité qui va se regrouper au sein de la CGTU délaisse les problèmes de santé au travail pour se consacrer essentiellement à importer la révolution russe sur le territoire. Dès cet instant, la CGT, privée du poids des radicaux, abandonne la lutte pour l’interdiction des produits toxiques au profit de la seule reconnaissance des maladies professionnelles. Ce tournant est essentiel. On entre dans une période qui ne se finit peut-être qu’avec l’affaire de l’amiante. De 1919 à 1997, le but des syndicats ne consiste plus qu’à allonger indéfiniment la liste des maladies professionnelles.

31M. : Une telle stabilité suggère que ce recentrement sur les « maladies professionnelles » (plutôt que sur les « poisons industriels ») a forgé un compromis durable. Est-ce le cas ?

32J.-C. D. : Le problème du terme « compromis », qu’on emploie aussi pour parler de la loi sur les accidents du travail (1898), est qu’il occulte l’énormité des conséquences sociales et sanitaires de la loi de 1919. Comme dans le cas des accidents du travail, la loi de 1919 organise l’indemnisation des victimes. À partir de cette date, définir le contenu juridique et les contours des « maladies professionnelles » représente donc un enjeu économique important. Concrètement il s’agit de savoir si les symptômes constatés sont véritablement dus aux conditions de travail plutôt qu’à d’autres causes, comme le mode de vie des ouvriers. Or répondre à cette question n’est pas facile lorsqu’on a affaire à des maladies complexes, dont les symptômes ne sont pas toujours faciles à identifier, ou pour lesquelles le délai de latence est long, comme dans le cas de la silicose.

33Le caractère incertain des maladies professionnelles donne aux industriels une plus grande marge de manœuvre pour réfuter leur caractère « professionnel ». Mais dans certains cas il faut renverser la proposition : en recrutant leurs propres experts au sein des facultés de médecine, comme le fit le Comité des Houillères dans les années 1930, les industriels parviennent à gagner du temps et à « fabriquer l’ignorance » en pinaillant sur chaque point dès lors qu’il revêt le moindre caractère d’incertitude.

34M. : C’est un point que soulignent les historiens David Rosner et Gerald Markowitz, dont les travaux sur la silicose aux États-Unis au xxe siècle ont récemment été utilisés lors de procès intentés contre des industriels américains. Dans le récit qu’ils font de leur expérience du prétoire, ils soulignent à quel point cette construction de l’ignorance articule la lutte des classes à l’épistémologie[5]. Comme l’enseignent l’histoire et la sociologie des sciences, dès lors qu’un savoir n’a pas la certitude des mathématiques et qu’il n’est que « probable », même à 99 %, seule la confiance des différentes parties concernées peut susciter l’assentiment.

35J.-C. D. : C’est tout le problème : une telle confiance ne peut advenir dans un contexte où la définition de la maladie professionnelle a des retombées économiques. Dans de telles conditions la question de la représentation des intérêts ouvriers au sein des institutions de la santé au travail était cruciale : or ils sont écartés ! Certes la loi de 1919 avait imaginé une commission supérieure des maladies professionnelles qui devait se réunir périodiquement pour voir s’il n’y avait pas de nouvelles maladies professionnelles. Mais le projet avait été écarté par les parlementaires qui voulaient que seule l’Assemblée nationale soit compétente sur le sujet : une façon d’écarter les syndicats… Il faut attendre 1931 pour que les commissions dépendantes du ministère du Travail – la Commission d’hygiène industrielle créée en 1900 avec la lutte des peintres contre la céruse et la Commission supérieure des maladies professionnelles – s’ouvrent aux représentants ouvriers.

36M. : La construction de la confiance dépend en partie des institutions nationales. Comment se situe la France par rapport aux autres pays ?

37J.-C. D. : Tout d’abord, on ne saurait trop souligner l’importance du contexte international dans les débats sur les maladies professionnelles. Encore aujourd’hui la notion même de « santé au travail » vient des institutions européennes. Ce caractère international des débats n’est pas nouveau. La capacité des acteurs à influencer les débats dépend souvent de leur compétence à passer de l’arène nationale à l’arène internationale. Les congrès internationaux de la fin du xixe siècle, puis le Bureau international du travail (BIT) créé au lendemain de la Première Guerre mondiale permettent aux réformateurs de gagner du temps et d’imposer un débat public national sur les questions de santé des ouvriers ou des ouvrières.

38Or dès l’émergence de ce mouvement international, à la fin du xixe siècle, la France montre d’emblée un net retard par rapport aux pays voisins. En ne retenant, après vingt ans de débats, que deux maladies, le saturnisme et l’hydrargyrisme, comme maladies professionnelles indemnisables, la France va afficher lors de la Conférence internationale du Travail de 1919 et lors des premières assises du BIT une législation singulièrement désuète par rapport à celle des pays voisins. La Suisse par exemple reconnaît, dès le début du siècle, 34 maladies professionnelles, l’Angleterre 32 dont la silicose pulmonaire. L’Allemagne reconnaissait alors les maladies professionnelles occasionnées par le plomb, le phosphore, le mercure, l’arsenic, le benzol, l’azote, l’amidon, le soufre et leurs composés ; les affections cutanées provoquées par la suie, la paraffine, la térébenthine, l’anthracite, la poix et les matières semblables ; la cataracte des verriers ; les maladies causées par les rayons X et toute autre énergie radioactive, l’helminthiase et la tuberculose des mineurs.

39Ce retard s’explique par la dénégation particulièrement forte des problèmes sanitaires par les industriels, et ce jusqu’à la fin des années 1930. La France se distingue alors par sa résistance à la pression internationale des experts, des réformateurs et des médecins pour instaurer des normes communes par l’intermédiaire du BIT.

40C’est cette intransigeance spécifique à la France qui explique qu’on se retrouve effectivement, dans le cas de la santé au travail, dans une configuration de « lutte de classes » dans laquelle le mouvement ouvrier joue un rôle moteur pour la reconnaissance des questions de santé au travail. Par exemple, lors de la 4e réunion de la Commission internationale permanente pour l’étude des maladies professionnelles qui se tient à Lyon en 1929, un conflit frontal oppose le patronat et les syndicats sur la notion de maladie professionnelle et sur son extension. Alors que pour la CGT, la législation française, ce n’est rien ou presque rien et qu’elle demande notamment la reconnaissance de la silicose, le patronat propose que les assurances sociales en passe d’être créées prennent en charge ces nouvelles maladies. La centrale syndicale demande également la création d’un institut universitaire de médecine du travail [6].

41M. : Le Front populaire, en 1936, parvient-il à mettre fin à ce retard français ?

42J.-C. D. : Au moment du Front populaire, ce sont encore des membres de la CGT – des médecins qui ont rejoint le syndicat – qui organisent un comité de techniciens médicaux au sein de leur syndicat. Ils ouvrent le premier centre de reconnaissance des maladies professionnelles en France, ce qui n’existait pas auparavant (pas de service spécialisé pour se faire dépister). Ils organisent en 1937 les premières journées de pathologie et d’organisation du travail et constituent une Commission des maladies professionnelles qui devient pour les militants un véritable lieu de débat, de formation et d’information. C’est cette commission également qui crée en 1938, les Archives des maladies professionnelles (l’une des revues de référence de la profession aujourd’hui). La crainte de se voir imposer par la CGT une médecine du travail contraint les industriels à organiser dans leurs entreprises des services d’hygiène industrielle (Renault, Peugeot, Michelin, etc.).

43M. : La dynamique de 1936 est-elle arrêtée ou prolongée par le régime de Vichy ?

44J.-C. D. : Le régime de Vichy se caractérise par un volontarisme sans équivalent dans l’histoire de la médecine du travail. Allergique à la lutte de classe, le régime voit d’un bon œil une profession qui prétend arbitrer entre travail et capital. C’est en effet ce régime qui, en 1941 et 1942, sous la houlette de Belin, ancien responsable de la CGT, applique largement le programme conçu par la centrale depuis le milieu des années 1930. Il organise le 31 octobre 1941, la protection médicale du travail et le 28 juillet 1942, les services médico-sociaux du travail. Entre ces deux dates, la Commission d’hygiène industrielle reconnaît la silicose comme maladie professionnelle. Même si c’est l’ordonnance du 2 août 1945 qui officialise cette reconnaissance, le mythe d’une grande conquête octroyée aux ouvriers par le nouveau gouvernement républicain à la Libération est un leurre. Pour les travailleurs, la médecine du travail représente la médecine du patron, la médecine de Vichy et du STO. On connaît le rôle que joua la médecine du travail à cette occasion, et la crainte permanente d’un examen d’aptitude physique. La loi de juillet 1942 leur était suspecte à plus d’un titre, et certains la considéraient comme un moyen oblique de dresser le bilan sanitaire de la main-d’œuvre avant de l’envoyer outre-Rhin.

45M. : Pourtant le nouveau cadre institutionnel introduit à la Libération est plus favorable aux représentants ouvriers.

46J.-C. D. : En effet. Pour procéder à des enquêtes, par exemple, l’ordonnance du 4 octobre 1946 instaure au sein de la Sécurité sociale une Commission des accidents du travail et des maladies professionnelles assistée d’organismes strictement paritaires, les Comités techniques nationaux et régionaux. Constitués par branches d’activités, ces Comités ont notamment pour rôle de réaliser des études relatives aux risques professionnels et aux moyens propres à les prévenir. Censés remplir la fonction de courroie de transmission entre les Comités d’hygiène et de sécurité et les services de prévention des Caisses régionales de sécurité sociale, ils sont chapeautés par un Comité central de coordination chargé d’assurer la coordination entre les différents CTN lorsque les problèmes à étudier et les décisions à prendre intéressent l’ensemble de ces comités ou un certain nombre d’entre eux.

47Mais en dépit de ce nouveau cadre institutionnel, le gouvernement de la Libération reprenait l’essentiel des lois sur la médecine du travail et des Comités d’hygiène et de sécurité organisés sous Vichy. En votant ces lois dans la plus grande discrétion, le nouveau gouvernement prenait le risque de voir une partie de sa législation sociale (les « conquêtes de la Libération ») ignorée des travailleurs. Ainsi le ministère du Travail et de la Sécurité sociale n’hésite pas à rappeler aux inspecteurs du travail qu’ils ne doivent « manquer aucune occasion de préciser que les comités de sécurité ne sont pas des organismes issus de la législation du prétendu Gouvernement de Vichy », mais bien ceux de la Libération.

48Ces enjeux symboliques sont d’autant plus forts qu’ils dissimulent une continuité essentielle : les six premières années d’application de la médecine du travail dans le cadre de l’obligation légale seront avant tout des années de non-application de la doctrine et de rupture du rapport de forces en faveur de la logique patronale. Le décret de 1952, après bien des limitations pratiques ou juridiques, confirme le statut de la médecine du travail : une médecine limitée essentiellement à la visite d’aptitude. Pendant près de vingt ans, les syndicats ouvriers tenteront de revenir sans succès sur le décret de 1952.

49M. : Cet accent que vous mettez sur le rôle du mouvement ouvrier est-il encore d’actualité ?

50J.-C. D. : Il ne s’agit pas de résumer cette histoire à l’action des syndicats, mais de signaler que les assez rares historiens qui se sont intéressés à la question de la santé au travail en ont presque toujours minimisé le rôle. L’on va prendre un dernier exemple, l’historiographie sur le scandale de l’amiante considère que le décret de 1977 relatif aux mesures particulières où le personnel est exposé à l’action des poussières d’amiante a été pris par le ministère du Travail sous la pression du Comité Jussieu. Sans nier la formidable mobilisation de ce Comité, force est de constater qu’il n’en est rien. C’est en effet les médecins du travail et les représentants des Comités d’hygiène et de sécurité des chantiers navals de Loire Atlantique relayé par les Comités Technique nationaux qui ont, à partir du début des années 1970, assumés la charge de faire surgir ce que l’on nomme actuellement le scandale de l’amiante. Quant aux limites d’exposition contenues dans le décret de 1977, ce sont celles préconisées par la Fédération de la chimie de la CGT depuis juin 1947 et constamment refusées par les pouvoirs publics et le patronat.

51Il y a une falsification de l’histoire qui consiste à faire attribuer les avancées sociales en matière de lutte contre les maladies professionnelles aux médecins ou à l’État, alors qu’en fait c’est souvent le mouvement ouvrier qui est à l’origine. ?

Notes

  • [*]
    Historien, membre du Comité de Rédaction de Mouvements. Propos recueillis le 22 janvier 2008.
  • [1]
    J.-C. Devinck, La création de la médecine du travail en France, 1914-1946, UNSA Éducation, imprimerie SCIE, 2002.
  • [2]
    Le contrôle de la santé ouvrière : histoire de la médecine du travail et des maladies professionnelles (1880-1980).
  • [3]
    Ndlr : voir la thèse de T. Le Roux, Les nuisances artisanales et industrielles à Paris, 1770-1830, thèse, Paris I, 2007, hhttp:// rh19. revues.org/index2462.html ; consulté le 14/03/2009, et la thèse d’HDR de G. Massard-Guilbaud, Histoire de la pollution industrielle en France, 1789-1914, HDR, EHESS, tous deux à paraître prochainement.
  • [4]
    C. Moriceau, Les douleurs de l’industrie. L’hygiénisme industriel en France, 1860-1914, thèse, EHESS, 2002, à paraître en 2009.
  • [5]
    D. Rosner, G. Markowitz, « L’histoire au prétoire. Deux historiens dans les procès des maladies professionnelles et environnementales », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 56-1, 2009, p. 226-252.
  • [6]
    Le premier ouvrira à Lyon en 1930, puis Paris en 1933 et Lille en 1934.
Français

Résumé

La question de la « santé au travail » ne date pas d’hier. Elle fait aujourd’hui l’objet de nombreux travaux historiques qui permettent de revisiter l’histoire de l’État, de la médecine, mais aussi d’introduire des questionnements nouveaux comme la prévention des risques, les rapports de genre ou l’impact des pollutions industrielles. Selon Jean-Claude Devinck un tel renouvellement ne doit pas dissimuler l’essentiel : la place du mouvement ouvrier reste profondément méconnue dans cette histoire. Trop souvent décrits comme les spectateurs passifs de débats entre experts, les ouvrièr-e-s furent en réalité les principaux acteurs d’une lutte systématiquement occultée jusqu’à nos jours. En matière d’histoire de la santé au travail, la problématique de la « lutte des classes » n’a jamais été aussi actuelle.

Propos recueillis par 
Julien Vincent  [*]
  • [*]
    Historien, membre du Comité de Rédaction de Mouvements. Propos recueillis le 22 janvier 2008.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 22/04/2009
https://doi.org/10.3917/mouv.058.0068
Pour citer cet article
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