CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Quelle est la place du concept de besoin dans l’histoire de la pensée politique ?

2La question des besoins est le lieu de l’une des différences principales entre le socialisme et les autres formes de philosophie politique. Elle soulève le problème des relations entre les personnes et les choses et suggère un état de la réalité dans lequel on pourrait répondre entièrement aux besoins individuels. Car nos besoins sont toujours individuels : je ne crois pas que la notion de besoins collectifs soit très éclairante. Cette question conduit à envisager la possibilité d’une société dans laquelle il n’y aurait pas de besoins, une société qui ne connaîtrait pas la rareté. Historiquement, la question est posée pour la première fois au xviie siècle, particulièrement avec Grotius. L’objet était de répondre à une difficulté issue de la tradition biblique en Europe occidentale. Puisque Dieu a donné la terre à tous les hommes, comment expliquer qu’il existe une propriété individuelle ? La réponse traditionnelle, chez Saint Thomas d’Aquin par exemple, est que la propriété privée est seulement provisoire. Donc, la personne dans le besoin a un droit à exiger quelque chose du « propriétaire ». Le droit à la subsistance, ou droit à la vie, est plus important que la propriété privée. Au xviie siècle cette tradition subit des modifications importantes, notamment en Angleterre avec Sir Robert Filmer, auteur du Patriarcha, une théorie patriarcale du pouvoir monarchique de droit divin. Pour ce dernier, Dieu ne donna pas la terre à tous les hommes, mais à Adam en particulier ainsi qu’à ses descendants. C’est parce que certains de ses enfants ont été déshérités qu’il existe des non propriétaires. Il faut alors comprendre pourquoi certains de ses enfants en ont hérité et d’autres non.

3Pour Grotius la propriété privée est le résultat du développement humain. Le premier stade est celui de la cueillette ou de la pêche. Il ne faut pas oublier que Grotius était employé de la Compagnie des Indes Orientale : il voulait défendre les droits des Hollandais. Aux débuts de l’histoire, selon Grotius, il y avait une abondance relative, un rapport favorable entre les besoins et les ressources. Mais, par la suite, les besoins augmentèrent en même temps que la population. Le souci de satisfaire les besoins humains, qui commencent alors à se diversifier et se sophistiquer, conduisit à une situation de rareté relative. De ce fait, il fut nécessaire d’organiser le travail, d’où la coopération entre chasseurs, laboureurs, etc. Le produit de ce travail n’est pas facile à répartir, ce qui pose la question du partage. C’est là, selon la théorie des droits naturels, l’origine de l’État. Grotius, Pufendorf, mais aussi Adam Smith dans ses Lectures on Jurisprudence s’inscrit dans cette tradition théorique. L’État naît de la nécessité d’une autorité permettant de réguler qui fait quoi et qui reçoit quelle part des récoltes, une autorité capable de trancher les disputes, une instance de justice. Donc, l’État et la loi arrivent ensemble. C’est aussi avec la situation de rareté relative qu’il devient nécessaire de définir les droits. La loi reconnaît le droit de certaines personnes à certaines propriétés. La notion de loi suppose la reconnaissance par tous du droit. Un droit implique donc une relation entre tous les membres de la société politique et pas seulement entre des gens et des choses, comme dans le cas des besoins. L’État de droit s’appuie donc sur une société politique et ne peut se contenter de considérer les rapports entre les gens et les choses. C’est la différence entre un droit et un besoin : ce dernier n’implique que la relation entre les gens et les choses. Un État de droit ne concerne donc pas seulement les rapports entre les gens et les choses. Dans cette tradition de droit naturel, qui se termine avec Marx, les droits sont nécessaires dans toute situation où la propriété est disputée et dans tous les cas où on cherche à instituer un mécanisme pour organiser le partage.

4Quelle est la place de la notion de besoin dans les théories socialistes du xixe siècle ?

5Au début du xixe siècle cette tradition de pensée sur les besoins et les droits naturels prend la forme du matérialisme historique. Dans le premier tiers du xixe siècle commence à se faire jour la possibilité d’une abondance relative. Dès lors, le problème qui se pose est de gérer l’abondance, et non la rareté. Robert Owen est l’un des premiers, dans les années 1810, à envisager cette situation et à la prendre au sérieux. Les vertus de l’énergie à vapeur semblent signifier que le textile pourrait être produit en quantités infinies. La capacité de produire est maintenant en décalage avec l’organisation sociale qui découle entièrement du présupposé d’une rareté relative. Owen invente une nouvelle science pour faire face à cette nouvelle situation d’abondance. Fourier s’inscrit dans la même tradition lorsqu’il parle de « crises pléthoriques ». Il s’intéresse aux crises de surproduction, de saturation des biens, une nouvelle situation dans l’histoire du monde.

6On retrouve cette configuration intellectuelle dans le sillage des débats de Condorcet et Godwin. Malthus avait dit que la surpopulation sanctionnerait toujours l’augmentation des ressources. Dans la première édition de son Essai sur le principe de population, il répond à Godwin et Condorcet, puis dans l’édition de 1817, à Robert Owen. Il voit ce dernier comme l’héritier direct des premiers. Les disciples de Robert Owen, qui se rencontrent dans des Halls of Science le dimanche matin, y écoutent des discours où il est presque toujours question de la manière dont la productivité agricole va augmenter à un taux supérieur à celui de la population. Friedrich Engels assista à de telles réunions à Manchester en 1844. Moses Hess lui avait déjà fait part de ce débat sur les « crises de surproduction » en Angleterre. C’est ici que se fait le nœud entre la tradition des droits naturels et le socialisme. C’est de la rencontre entre la philosophie allemande et cette discussion anglaise sur les crises de surproduction qu’émerge l’idée d’une situation où l’on se passerait d’État et de droit, faisant ainsi le lien entre la tradition de pensée des droits naturels et ce débat sur la surproduction.

7L’idée d’une satisfaction totale et complète des besoins est un moment obligé de toute la littérature socialiste. Comte et Saint Simon, par exemple, parlent du passage du gouvernement des hommes à l’administration des choses. Plus tard la Critique du Programme de Gotha en 1875 décrit deux phases. Dans la première, le prolétariat prend le pouvoir, et instaure une situation de droits uniformes conséquence de l’uniformité de la production des biens. On ne peut pas discriminer entre les personnes. Mais il y aura une deuxième phase que résume la formule : « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins ».

8Le marxisme présente une version assez mécaniste de cette succession. Marx s’oppose à l’idée qu’il soit possible dans une société socialiste de faire une quelconque discrimination selon les capacités ; c’est pourquoi il faut passer à la deuxième phase ; mais, ce faisant, il évacue toute notion de droit, de justice ou de société politique. Or, c’est assez arbitraire de sa part : il n’y a pas de raison, après tout, pour que l’État soit incapable de distinguer entre ceux qui sont handicapés, malades, âgés etc.

9Quel est le rôle du machinisme dans la manière dont on pense les besoins ?

10Chez Smith, Ricardo et John Stuart Mill, il n’existe pas de notion d’abondance. L’état stationnaire arrivera auparavant. Pour Tony Wrigley, Smith et Ricardo écrivent dans le contexte d’une économie qui dépend d’abord de ressources organiques, végétales ou animales, qui sont toutes en quantités limitées. C’est la rareté de bois qui est source d’anxiété à l’époque. Ce qui change à partir des années 1830 et 1840, c’est que les nouvelles sources d’énergie, comme l’énergie hydraulique qui semble pouvoir apporter de l’énergie en quantité illimitée ou encore la machine à vapeur, conduisent à penser que l’humanité n’est pas confrontée à la loi des rendements décroissants. Cette période brève dans l’histoire du monde correspond peu ou prou au moment où les premières manufactures mécanisées font leur apparition. On croit alors que l’humanité échappera à la loi des rendements décroissants. Nous savons aujourd’hui que ce n’est pas le cas. À la fin du xixe siècle, par exemple, on est revenu à une vision plus pessimiste inspirée par les découvertes de la thermodynamique qui rendent compte des limites des ressources de charbon, comme on le voit dans le célèbre ouvrage de W.S. Jevons sur l’épuisement des ressources de charbon en 1865.

11Comment évolue la notion du prolétariat (la classe des sans-propriété) ?

12La notion de prolétariat, présente chez Sismondi, désigne au départ ceux qui ne possèdent rien d’autre que leur progéniture. Puis elle se relie de plus en plus à la notion de besoin.

13Mais, chez Marx, si les prolétaires sont susceptibles de s’associer au sein de mouvements d’opposition politique, ce n’est pas simplement parce qu’ils en sont exclus mais parce qu’il existe un décalage plus général entre les activités et les besoins. Or Marx pense que la liberté est de produire en conformité avec ses besoins. La situation d’être employé par un autre pour produire des biens dont on n’a pas besoin soi-même est une situation d’hétéronomie.

14Dans une société socialiste, on décidera des choses que l’on produit avec une conscience plus assurée des limites de la nature. Avec la notion de valeur d’usage, on entre peut-être dans un mode de pensée écologiste, mais c’est un aspect de la pensée de Marx que je trouve problématique. Pour Marx il n’y a pas presque pas de limites dans le cadre de la valeur d’échange, à part la diminution des rendements.

15Pour Marx, il pourrait théoriquement y avoir un monde dans lequel nous ne produisons que les choses dont nous avons besoin. Mais cette conception suppose une définition naturaliste des besoins. Ceci est relié à un vieux débat sur le luxe datant du début du xviiie siècle au moins : les nouveaux besoins sont-ils artificiels, sont-ils le produit de la société commerciale, ou sont-ils seulement provisoirement superflus, dans la mesure où ce qui apparaît un luxe aujourd’hui sera demain une nécessité, un cas qui rendrait les nouveaux besoins parfaitement légitimes ? Si l’on doit retenir la dernière proposition, la notion de valeur d’usage devient historiquement très relative. Marx lui-même n’était pas certain de la direction à suivre. Dans les années 1840, il parle des nouveaux besoins comme étant la grande contribution du capitalisme à l’histoire de la civilisation. Dans les années 1850 et 1860, alors qu’il s’intéresse à la notion de valeur d’usage, il semble au contraire supposer l’existence de limites naturelles au développement du capitalisme. Mais l’introduction de la distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange, en supposant une notion de besoins « naturel », a fragilisé sa position. Marx était sur un terrain plus solide dans les années 1840. ?

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Résumé

Gareth Stedman Jones, né en 1942, professeur d’histoire et de sciences politiques à Cambridge, est l’une des figures marquantes de la deuxième génération de la « New Left » anglaise qui se cristallise au milieu des années 1960 autour de Perry Anderson, alors devenu le nouveau rédacteur en chef de la New Left Review. Historien, il s’applique, aux côtés des autres fondateurs des History Workshop extra-universitaires (à l’image de Raphael Samuel), à promouvoir un marxisme plus scientifique, en rupture avec la tradition culturelle anglaise. Languages of Class, publié en 1983, marque un tournant important pour les historien-ne-s : qualifié, par la suite, d’ouvrage fondateur du « tournant linguistique », il donne au langage des acteurs un rôle central, refusant de le limiter au reflet de rapports de force sous-jacents. Dans le texte de cet entretien, l’auteur resitue dans l’histoire longue celle du socialisme, et des réflexions sur les besoins issues de la pensée du droit naturel du xviie siècle. Signalons que Gareth Stedman Jones est l’auteur de La fin de la pauvreté ? Un débat historique, paru en français en 2007 chez Ere : www.editions-ere.net/projet135

Propos recueillis par 
Vincent Bourdeau
Fabrice Flipo
Julien Vincent [*]
  • [*]
    Membres du Comité de rédaction de Mouvements.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 20/05/2008
https://doi.org/10.3917/mouv.054.0087
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