CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Un regard rapide sur l’histoire récente du continent montre que le Parti des travailleurs est le parti de gauche qui a le mieux réussi en Amérique latine. Des luttes syndicales des années 1970 à la victoire de 2002 (le meilleur résultat à une élection présidentielle au Brésil), en passant par la multiplication des municipalités PT et l’instauration des budgets participatifs, l’ascension du parti de Lula est incontestable. Les premières remises en cause viennent avec l’arrivée au pouvoir au niveau national, le retour à une politique « classique », les changements dans les positions par rapport au néolibéralisme, aux bailleurs et aux mouvements sociaux. Le scandale du « mensalão », la révélation de mécanismes de corruption entre le PT et d’autres membres du Congrès, vient transformer ces critiques en crise. Pour expliquer cependant la popularité de Lula à l’approche de l’élection d’octobre malgré ce premier mandat entaché, Leonardo Avritzer analyse l’ascension du PT, les politiques mises en place, les raisons de la crise, en distinguant les trajectoires du parti d’une part, de Lula de l’autre.

2Composé de trois forces principales (le nouveau syndicalisme, l’Église progressiste et la nouvelle gauche démocratique), le PT accrut sa force politique et son influence tout au long des années 1980 et 1990 [1]. En 1988, il gagna les élections dans quatre capitales d’État, dont São Paulo, la plus grande ville du pays, et Porto Alegre, où il créa le dispositif qui deviendra mondialement connu sous le nom de « budget participatif ». L’année suivante, le candidat du parti à l’élection présidentielle, Lula da Silva, créa la surprise en talonnant son adversaire Fernando Collor, le candidat de l’élite brésilienne. En 1992, le Parti des travailleurs joua un rôle-clef dans la procédure d’impeachment à l’encontre de Collor, ce qui lui permit de se placer en champion de la politique de lutte contre la corruption au Brésil… jusqu’aux scandales de 2005-2006. Dans les années qui suivirent, le nombre de villes gouvernées par le PT ne cessa de croître, comprenant Belo Horizonte à partir de 1993 et Recife à partir de 2000, tandis qu’il revint cette même année pour la seconde fois à la tête de São Paulo. La représentation parlementaire du PT augmenta elle aussi lors de cette période, passant de 3 membres en 1982 à 92 en 2002. Enfin, en 2002, Lula fut élu président avec 52 millions de votes – le meilleur résultat de l’histoire du Brésil.

3En accédant à la Présidence, Lula a réalisé l’impossible. Né dans une ville pauvre du Nordeste, il la quitte encore enfant pour São Paulo et devient ouvrier métallurgiste – et ce au début des années 1970, alors que le Brésil traversait l’une des époques les plus dures de la répression militaire. Lula fait son apparition sur la scène politique brésilienne à la fin de la décennie, comme leader syndicaliste chez les ouvriers métallurgistes. Il milite notamment pour une indépendance des syndicats par rapport à l’État. En 1978 et 1979, il prend la tête des plus importantes contestations des politiques du travail répressives mises en place par les militaires, en organisant des grèves contre les constructeurs automobiles et contre le régime. Cela lui vaut une arrestation pour violation de la loi nationale de sécurité lors d’une intervention de l’armée contre le syndicat de São Bernardo. Ces expériences ont convaincu Lula et le groupe de São Bernardo que la création d’un nouveau parti politique était nécessaire pour défendre les intérêts des travailleurs brésiliens. Ce parti, le PT, a connu un succès étonnant, entrelaçant le destin d’un homme et d’un groupe.

4L’homme comme le parti ont évolué de manière significative durant les 25 dernières années. Dans les années 1990, le parti insistait sur la participation populaire plutôt que de s’engager plus franchement dans la politique électorale. En 2002 au contraire, son positionnement face au néolibéralisme fut guidé par un pragmatisme croissant, visible dans la fameuse Lettre au peuple brésilien, qui explicitait le soutien du parti aux négociations de Cardoso avec le FMI, puis dans l’adoption de politiques économiques orthodoxes après la victoire à la présidentielle. Par ailleurs, le gouvernement de Lula s’est de plus en plus éloigné des mouvements sociaux qui constituaient la base de soutien populaire traditionnelle du PT, en établissant des liens importants avec les secteurs économiques conservateurs, notamment après la nomination d’Antonio Pallocci au ministère de l’Économie. Cependant, même les connaisseurs du fonctionnement interne du PT ont été surpris de la vitesse de son adaptation au jeu politique « classique » lorsque le scandale du mensalão a éclaté. On doit le terme « mensalão » à Roberto Jefferson, membre bien connu des classes brésiliennes conservatrices, qui s’allia pendant les deux premières années de l’administration Lula à Jose Dirceu, l’homme fort du gouvernement. Selon Jefferson, Dirceu avait monté un plan de versements mensuels à certains députés afin de garantir au gouvernement Lula une majorité au Congrès. Les accusations de Jefferson provoquèrent un véritable séisme au sein du gouvernement et menèrent à la création de trois commissions d’enquête parlementaires (CPI). Cependant, un an après les premières révélations, il est clair que le PT a survécu au scandale et que Lula est le candidat le plus solide pour l’élection présidentielle d’octobre 2006.

? La croissance du PT pendant les années 1990 et l’élection de Lula

5La genèse du PT est liée à la résistance démocratique au développementalisme autoritaire brésilien – le projet étatique qui a dominé la politique du Brésil des années 1930 aux années 1980. Cette idéologie rejetait toute forme d’autonomie du travail ainsi que toute activité des mouvements sociaux. Elle a préludé à deux épisodes autoritaires, le premier dans les années 1930 sous l’Estado Novo de Getúlio Vargas et le deuxième au moment du régime militaire entre 1964 et 1985. Le PT émergea sur la scène politique en 1980 mais n’y acquit une place majeure qu’après la démocratisation de 1985. Son image subit une transformation importante dans la décennie 1990, à partir de l’impeachment de Collor. Cet épisode marqua l’entrée du mouvement anti-corruption au congrès brésilien. Pendant que les forces du centre, en particulier des courants du PMDB et du PSDB, étaient occupées à façonner des alliances avec Collor, le PT sortait du lot en jouant un rôle actif dans la CPI, la commission d’enquête parlementaire qui s’intéressait au réseau d’influence mis en place par Collor. S’appuyant sur le succès de la procédure d’impeachment contre le président, le PT s’engagea dans une intense campagne anti-corruption. Elle visait le Congrès, et particulièrement des pratiques aussi courantes et ancrées que des financements secrets et illégaux de campagnes électorales ou le népotisme.

6Cependant, ce qui contribua le plus à populariser l’image du PT et à renforcer ses chances politiques fut le bilan solide de ses compétences administratives au niveau local. En 1990, le gouvernement municipal du PT à Porto Alegre (la capitale de l’État de Rio Grande do Sul) introduisit le « budget participatif », un système de détermination des priorités budgétaires de la ville qui délègue le pouvoir à toute une série d’assemblées régionales et thématiques. Au sein de ces assemblées, chaque citoyen a le droit de débattre et de voter. Le budget participatif est un outil d’inversion des priorités dans la distribution des biens publics (routes, canalisations, eau potable), via une participation citoyenne accrue mêlée à des mesures techniques qui visent à identifier les populations les moins bien desservies.

7La montée en puissance du PT dans les années 1990 a été étonnante : le nombre de villes PT est passé de 36 en 1988 à 187 en 2000. Au même moment, la pratique du budget participatif s’était étendue à 170 villes. Parmi les villes administrées par le PT en 2004, on trouvait quatre des sept plus grandes du pays (São Paulo, Belo Horizonte, Recife et Porto Alegre), ainsi que plusieurs villes prospères de l’État de São Paulo, peuplées d’une classe moyenne progressiste et qui sont devenues des laboratoires d’innovation politique (comme entre autres Ribeirão Preto, Campinas, São José dos Campos, Santo Andre et Guarulhos). Enfin, le PT administre environ 20 % des villes de 100 000 habitants ou plus.

8Pendant les années 1990, le Parti des travailleurs favorisa l’introduction de plusieurs autres innovations locales. C’est dans des villes qu’il administrait que fut créée Bolsa Familia, un programme de revenu minimum destiné à encourager les enfants issus de familles pauvres à aller à l’école. Le programme a été étendu à plusieurs villes brésiliennes, y compris São Paulo, où aujourd’hui il compte plus de 100 000 bénéficiaires. Il a aussi gagné plusieurs prix. Par ailleurs, jusqu’en 1988, lorsque la nouvelle Constitution brésilienne fut adoptée, seules les personnes intégrées dans le marché du travail formel avaient accès aux soins médicaux. Si tel n’était pas le cas, il était impossible d’être admis dans un hôpital public administré par le service national de santé. Après 1988, les services de santé furent décentralisés et le PT soutint de nouveaux services au niveau local, dans la plupart des villes qu’il administrait. Les Conseils de santé, des institutions délibératives au sein desquelles les bénéficiaires du service partagent les sièges avec des membres de l’exécutif, y fonctionnent efficacement. Enfin, des municipalités sous contrôle pétiste créèrent le programme Escola plural, qui vise à prendre à bras le corps le problème des taux élevés d’analphabétisme et d’échec scolaire parmi les enfants pauvres du Brésil. Il intègre les élèves dans un processus d’évaluation et autorise les élèves pauvres à rester à l’école plus longtemps.

9En introduisant une série de programmes sociaux innovants basés sur un schéma participatif, le Parti des travailleurs réussit à se réinventer. Cependant, ces succès locaux ne se traduisirent pas aisément au niveau national : Lula perdit deux élections présidentielles consécutives face à Fernando Henrique Cardoso en 1994 et 1998. Le problème du PT à la fin des années 1990 résidait dans son incapacité à transformer ses succès administratifs locaux en un succès électoral au niveau national, et dans son incapacité à transformer son rôle de chien de garde au Congrès en une nouvelle forme de politique législative.

? L’élection de Lula et les deux premières années de gouvernement

10En 2002, Lula et le PT suivirent deux stratégies pour tenter de faire face à ces problèmes. La première était de se rapprocher du centre à travers une alliance avec le Parti libéral, une petite organisation qui pouvait donner à Lula une certaine crédibilité auprès de quelques membres du secteur brésilien des affaires. Lula choisit donc José Alencar – propriétaire d’une firme textile aux succès impressionnants et membre du PL – pour colistier en tant que candidat à la vice-présidence. La deuxième stratégie était de prendre le contre-pied de la période 1994-1998 et de se positionner d’emblée avec une plate-forme de centre-gauche, éloignant le PT de problématiques telles que la défense d’un grand secteur public ou le soutien explicite aux syndicats.

11Lula caracolait en tête des sondages en mai 2002 et le groupe Cardoso-Serra [2] joua la carte de la peur. Serra et d’autres membres du gouvernement commencèrent à suggérer, en public comme en privé, que l’élection de Lula pousserait le Brésil sur la voie de l’Argentine. Ces rumeurs eurent des conséquences désastreuses. La division se creusait entre le public brésilien qui se massait de plus en plus derrière Lula et un groupe appuyé par les marchés qui soutenait la version de la crise. Les marchés internationaux réagirent d’ailleurs assez mal. En juillet 2002, des investisseurs et des bailleurs fuyaient le Brésil et l’indicateur mesurant le « facteur risque » du pays passait de 800 à 2000 points. Avec une économie au bord de l’effondrement, Cardoso appela le FMI au secours. Celui-ci arriva à la rescousse… avec une épée de Damoclès : le Brésil obtiendrait un nouveau prêt de 30 milliards de dollars, mais 6 milliards seulement seraient alloués dans l’année. Le reste arriverait en 2003, si et seulement si tous les candidats se prononçaient en faveur de ses mesures, y compris une augmentation de l’excédent budgétaire primaire (c’est-à-dire avant le remboursement de la dette), des objectifs serrés en termes d’inflation et des politiques allant dans le sens des marchés financiers internationaux.

12Le PT publia sa déclaration de soutien le 22 août suivant, sous la forme d’une « Lettre au peuple brésilien ». Lula y soulignait que l’attaque spéculative contre le real brésilien, le risque de cessation de paiement et le manque de crédits pour les entreprises brésiliennes allaient obliger le Brésil à accepter les conditions de l’aide.

13Le 26 octobre 2002, Lula fut élu avec plus de 60 % des voix. Le PT remporta également la majorité relative des sièges au Congrès, ce qui lui permit de désigner le président de la chambre basse. L’élection de 2002 représenta un virage dans la ligne suivie historiquement par le PT. D’un côté, la victoire de Lula était clairement due à un besoin de changement dans la manière dont le Brésil s’intégrait dans l’économie internationale. Une intégration subalterne avait plongé le pays dans une situation de grande vulnérabilité, ralenti la croissance économique et conduit à une baisse de 13 % des salaires réels entre 1997 et 2003. Les Brésiliens votèrent contre ces évolutions, qu’ils associaient au programme néolibéral de Cardoso. Cependant, dès le début, Lula décida de stabiliser l’économie en agissant à l’intérieur du paradigme néolibéral plutôt que de donner au Brésil une nouvelle politique économique. Parallèlement, alors que le succès de la politique originale du PT au niveau local avait augmenté la confiance des électeurs, Lula et le groupe de São Paulo du PT, dont le poids avait diminué au cours des années 1990 au profit des personnalités du Rio Grande do Sul et du Minais Gerais, décidèrent de jouer un jeu politique des plus classiques au Congrès.

14Le gouvernement de Lula fut formé sur trois piliers : maintenir la stabilité de l’économie, former une alliance avec des courants conservateurs au sein du Congrès et placer des ministres du Parti des travailleurs dans des postes clefs de la politique sociale, en particulier au secrétariat du programme de lutte contre la faim, Fome Zero. Lula permit à des économistes néolibéraux de dominer l’agenda économique en leur donnant des postes clefs dans le ministère de l’Économie, le ministère des Finances et la Banque centrale. Ce groupe néolibéral était très bien représenté dans les premiers cercles autour de la Présidence jusqu’à la démission du ministre de l’économie, Palocci, en mars 2006. Après cet événement, Lula donna une pleine autonomie de fait à la Banque centrale, dirigée par un groupe d’économistes monétaristes. Aujourd’hui, ses membres jouissent d’une grande influence au sein du gouvernement Lula, en partie d’ailleurs grâce à leurs liens avec les marchés financiers, les partis d’opposition et les médias. La plupart des postes subordonnés mais néanmoins importants au sein du ministère des Finances et de la Banque centrale furent également donnés à des personnes non-affiliées au PT. La majorité d’entre elles, encore une fois, étaient très liées aux marchés financiers ou à des institutions académiques conservatrices.

15L’alliance avec des conservateurs au Congrès fut le deuxième pilier du gouvernement. À l’élection présidentielle, Lula obtint près de 30 % de votes de plus que le PT aux élections législatives qui se déroulèrent simultanément. Après l’élection surgit le problème de la formation d’une majorité parlementaire. Dirceu, le président du PT, voulait une coalition avec le PMDB, un parti centriste, mais Lula y était réticent parce qu’il craignait une influence grandissante de Dirceu, due à ses liens historiques avec des membres du PMDB. Au final, la solution du gouvernement fut pire encore. Les principaux partis qui allaient soutenir, au jour le jour, le nouveau gouvernement, furent le PTB, le PP et le PL, des coquilles vides habituées aux bénéfices du sempiternel jeu politique brésilien…

16Le troisième pilier résidait dans la répartition à des membres du PT des postes clefs de la politique sociale au sein du gouvernement et dans le lancement du programme Faim zéro (celui-ci, présenté initialement comme le programme social le plus important de l’administration Lula, fut du fait des erreurs de la direction du programme et des critiques de la presse conservatrice rapidement subordonné au programme Bolsa Familia au sein du ministère de l’Assistance sociale). Quatre ministères, l’Assistance sociale, la Réforme urbaine, la Réforme agraire et la Santé étaient des ministères PT occupés par des figures historiques du parti, faisant souvent partie de l’aile gauche de celui-ci. Ces ministères intégrèrent des revendications des mouvements sociaux dans leurs aires d’intervention, et les réformes menées devaient permettre d’établir un équilibre entre les économistes conservateurs et l’agenda social du PT. Cependant, trois des quatre ministères ne parvinrent jamais à avoir une réelle influence. Seul le ministère de l’Assistance sociale reçut des moyens correspondant aux attentes. Ce ministère, dont Bolsa Familia est le programme-phare, ne met pas en place des politiques participatives et traite ses bénéficiaires comme des clients. Ce n’est pas un hasard s’il est devenu le ministère social clef au sein du gouvernement PT.

17Le gouvernement Lula rompit donc à ses débuts avec deux des trois axes principaux qui avaient permis sa croissance dans les années 1990. Il abandonna la critique du néolibéralisme et intégra une coalition d’économistes néolibéraux en leur donnant une place centrale. Ce geste était initialement destiné à calmer les marchés financiers, mais il se mua en une politique de long terme, persistant même lorsque le « facteur de risque » du pays descendit à 400 points et que reprirent les flux internes de capitaux. Par ailleurs, alors que le groupe néolibéral gagnait en influence, les flux financiers vers les ministères sociaux se faisaient de plus en plus discontinus. Seul Bolsa Familia, le programme de revenu minimum, résista à l’assaut néolibéral.

18Le gouvernement de Lula a rompu avec la dimension participative du PT et avec sa tradition d’exercer une pression sur les corps législatifs à travers la participation populaire plutôt que d’avoir recours à des accords politiciens. Lula n’a pas intégré les programmes participatifs les plus importants au niveau fédéral, parce qu’en chemin il a voulu s’assurer le support du Congrès. La démocratisation du processus budgétaire au niveau fédéral, une vieille revendication du PT, n’a pu être mise en place parce que les négociations au Congrès nécessitaient un budget non transparent. Par ailleurs, les défenseurs de la participation populaire au sein du PT ne furent pas invités à Brasilia. Le noyau du gouvernement avait le même biais anti-participatif qui avait précédemment caractérisé le PT de São Paulo. Les seuls endroits où les traditions politiques historiques du PT purent se maintenir furent certains ministères sociaux, de plus en plus isolés.

19Les deux premières années de Lula au pouvoir peuvent être analysées selon plusieurs perspectives : celle de sa réussite économique et de la popularité du président, celle des mouvements sociaux progressistes et des groupes de la gauche du PT critiquant la faiblesse des politiques sociales, et enfin celle de l’opinion publique. Depuis les premiers rangs du pouvoir, les débuts de Lula à la tête de l’État avaient l’air particulièrement réussis. L’équipe économique dissipa la crise de crédibilité pendant la première moitié de 2003 et, après un an de récession, l’économie était de nouveau sur les rails et le PIB augmentait de 4,8 % en 2004. Les marchés financiers étaient très satisfaits de l’action du gouvernement. Le gouvernement avait gagné en popularité et Lula avait explosé les sondages. Cependant, jusqu’à la mi-2003, les mouvements sociaux et la gauche étaient très hostiles aux mesures mises en place. Leurs représentants avaient le sentiment que le PT opérait un virage vers le néolibéralisme et que Palocci prenait l’ascendant sur les ministères sociaux les plus importants. La controverse ne fut jamais mise à plat, notamment à cause de la grande popularité du président. L’heure de vérité vint quand Roberto Jefferson dénonça en juin 2005 l’existence du mensalão, un salaire mensuel payé par le gouvernement à des parlementaires afin de s’assurer une majorité au Congrès. À ce moment-là, les milieux conservateurs que le gouvernement courtisait restèrent cois et les mouvements sociaux n’estimèrent pas qu’ils avaient un rôle à jouer dans ce gouvernement qui avait besoin de leur soutien.

? Le mensalão et la crise politique actuelle

20La crise du gouvernement Lula qui a conduit au mensalão débuta dès la fin de l’année 2004. Elle eut trois origines. La première était extérieure au gouvernement et au PT et impliquait la presse et son degré d’hostilité au gouvernement. Dans la deuxième moitié de 2004, lors des élections municipales de São Paulo, les médias locaux furent d’une agressivité sans précédent depuis 2002 envers la candidate PT. Marta Suplicy fut attaquée politiquement mais surtout personnellement. Elle avait introduit d’importantes politiques sociales, concernant l’éducation et le revenu minimum, qui étaient extrêmement critiquées par la presse écrite. Le droit de réponse ne fut accordé qu’avec parcimonie et, quand il l’était, il ne compensait pas les dommages causés. Au final, Suplicy fut battue de peu et une véritable stratégie de critique systématique du PT se généralisa au sein de la presse proche des partis d’opposition, dans des journaux tels que Folha de São Paulo et Veja.

21Deuxièmement, une crise interne au PT éclata peu après les élections locales de 2004, impliquant la nomination du candidat du PT pour la présidence de l’Assemblée. Le groupe de Dirceu soutenait un candidat qui n’avait pas beaucoup d’expérience au Congrès et qui n’était pas très apprécié au PT et par les groupes qui soutenaient le gouvernement. De ce fait émergea une candidature concurrente au sein du parti, ce qui conduisit à la perte de la présidence de l’Assemblée, une position-clef pour une coalition présidentielle. La défaite du PT ouvrit la voie à une opposition plus forte. Le gouvernement perdit le contrôle de l’agenda parlementaire à un moment où sa popularité commençait à baisser et où il devait déjà faire face à une certaine hostilité au sein du PT et de la gauche en général.

22La troisième origine de la crise est due au système de financement illégal mis en place par Jose Dirceu et la direction du PT. Le financement opaque était basé sur un système de flux constant d’argent vers les candidats. Le parti était dans le rouge depuis la fin de l’année 2002 à cause de son incapacité à couvrir les dépenses de la campagne de Lula, qui avaient atteint un montant modeste au regard des standards brésiliens mais qui était bien au-dessus des moyens du parti. En 2004, le PT dut en plus prendre en charge financièrement les campagnes électorales municipales les plus importantes, à cause de sa structure centralisée. Le résultat fut l’assèchement d’un système de financement bricolé par Dirceu et la direction du PT. Alors que le flux de capitaux occultes s’épuisait, des dissensions internes émergèrent et l’un des acteurs-clefs du système, Roberto Jefferson du PTB, décida de crever l’abcès et d’attaquer le gouvernement Lula en donnant une interview-choc, révélant tous les détails à la Folha de São Paulo.

23La crise qui suivit l’interview de Jefferson se déclina en deux moments. Le premier, entre juin et septembre 2005, débuta avec la mise en place de trois CPI, l’une pour enquêter sur des versements occultes au sein des postes brésiliennes, la deuxième pour enquêter sur des versements illégaux au Congrès et la troisième pour enquêter sur des révélations, camouflées en 2002, sur les relations entre le financement du PT et certains milieux du jeu.

24Pendant les trois premiers mois de la crise du mensalão, il y avait deux enjeux principaux : la réaction au sein du gouvernement d’une part, et la réaction de l’opinion publique et des militants d’autre part. Le premier effet du scandale a été l’implosion du noyau dur du gouvernement, illustrée notamment par la démission de Jose Dirceu le 16 juin 2005. La réaction de Lula au scandale fut de revenir à une composition plus fédérative du noyau du gouvernement en y réduisant l’influence du groupe de São Paulo et en redonnant aux groupes du Rio Grande do Sul et du Minais Gerais [3]. L’erreur initiale de composition du gouvernement de Lula, qui avait été de donner une place centrale au groupe de São Paulo alors qu’il n’avait pas d’expérience administrative, apparut aux yeux de tous. Dans un deuxième temps, le gouvernement se débarrassa de ce qu’il restait des défenseurs des politiques sociales au sein du PT, en les remplaçant par des politiciens du PMDB. C’était un acte désespéré, afin de consolider sa position au Congrès au moment où une procédure d’impeachment aurait pu être déclenchée. Enfin, Lula donna les pleins pouvoirs à Antonio Palloci, le déjà influent ministre de l’Économie, sauvé des eaux du scandale grâce au soutien des marchés financiers et de la presse conservatrice. Palocci en profita pour accroître l’excédent budgétaire primaire de 4,25 à 5,97 % du PNB entre janvier et octobre 2005. Même sous le coup d’une importante offensive des milieux conservateurs, la stratégie du gouvernement Lula fut donc de tenir le cap économique et de renforcer ses alliances conservatrices au Congrès.

25Au niveau de l’opinion publique, les intellectuels du parti et les militants restèrent silencieux dans les 60 premiers jours de la crise. Par contre, la presse conservatrice se déchaîna, annonçant la fin du PT. Veja, le plus puissant hebdomadaire brésilien, publia une interview d’un important leader de gauche, Fernando Gabeira, un écologiste historique, sous un titre suggestif : « C’est la fin du PT ». Tous les jours, de nouvelles révélations faisaient surface, impliquant des proches de Lula. L’opinion publique réagit alors de deux manières différentes. Au départ, la popularité du parti fut plus affectée que celle de Lula, qui n’apparaissait que comme partiellement responsable. Le changement intervint lorsque le PT organisa une réélection de sa direction, par un scrutin direct des militants qui eut lieu en septembre 2005. Cette élection représenta pour les militants une opportunité de s’exprimer et démontra l’enracinement de la démocratie participative au sein du parti. 314 000 militants prirent part au vote (soit 40 % des adhérents) et les résultats montrèrent qu’ils étaient sur la même longueur d’onde que l’opinion générale. Le camp majoritaire de Lula et José Dirceu obtint 41 % des voix, c’est-à-dire 20 % de moins que son score habituel, et les autres groupes qui critiquaient les politiques économiques et les pratiques politiques du gouvernement obtinrent près de la moitié des votes. Le PT montrait par là que sa tradition de participation de la base pouvait apporter des solutions à la crise en écartant ceux qui étaient impliqués dans le scandale et en changeant démocratiquement la direction du parti, conduisant à la re-politisation du PT. À la suite de ces élections directes, Aldo Rebelo, un ancien allié du gouvernement, fut élu président de la chambre basse par une courte majorité, mettant fin à la première phase de la crise.

26Il est intéressant de souligner que les réponses du PT et du gouvernement à la crise étaient très différentes. La réponse du parti était plus démocratique, impliquait un retour à ses origines politiques, démontrait sa viabilité. Le parti évita son démantèlement et ne perdit que très peu de leaders (cinq députés seulement le quittèrent, un chiffre faible au regard de l’importance de la crise). De son côté, le gouvernement réagit en se rapprochant des partis conservateurs. Des ministres engagés dans les politiques sociales furent remplacés par des ennemis historiques des réformes urbaines et de la démocratisation des soins de santé, tandis que se perpétuaient les politiques économiques monétaristes.

27La crise du mensalão a agi comme un révélateur de la voie choisie par le PT en 2002, lorsqu’il décida que gagner l’élection présidentielle impliquait de changer l’orientation adoptée depuis 1990. La stratégie de mouvement vers le centre et de la formation d’une coalition centriste au Congrès a échoué parce que le système politique brésilien crée un centre non-idéologique et dépolitisé, avec lequel il est possible de marchander mais pas de passer des alliances politiques dignes de ce nom. La stratégie du gouvernement Lula l’a éloigné de ses bases, a brisé le principe fédératif et a tenté de transformer le PT en un parti godillot. Le résultat en a été l’approfondissement d’un processus déjà en marche dans les années 1990 : le divorce entre Lula et le Parti des travailleurs.

28Les débuts du parti portaient les germes de ce divorce. Sa formation était basée sur deux principes contradictoires : un principe horizontal de démocratie par en bas et un principe charismatique reposant sur le leadership de Lula. Cette ambiguïté fondatrice n’était pas un obstacle pendant les années 1990 parce que la montée en puissance du PT se basait essentiellement sur des succès locaux, et donc sur le principe horizontal. La donne a changé avec l’élection de Lula en 2002. Cette ambiguïté fondatrice est devenue constitutive de l’expérience nationale du Parti des travailleurs. Le président lui-même s’est détaché du PT, devenu une machine à ratifier. L’appétit financier du groupe de direction a conduit au mensalão, avec toutes ses conséquences pour le parti et le futur de la gauche brésilienne. C’est la défense de Lula qui a poussé à la solution conservatrice. Le parti, qui n’a eu qu’un rôle mineur dans son gouvernement, a payé les pots cassés de décisions prises par le premier cercle autour de la Présidence.

29Maintenant que Lula se dirige vers un second mandat, il doit se rapprocher des idéaux du Parti des travailleurs. L’intégration de Tarso Genro, l’ancien maire de Porto Alegre, nommé chef de cabinet, et la nomination de Guido Mantega, un économiste de gauche, comme successeur d’Antonio Palocci, pourraient être des signes dans ce sens. Dans l’hypothèse d’un second mandat, cette nouvelle équipe devra réinventer une nouvelle stratégie pour le gouvernement si le PT veut rester fidèle à son identité de parti de gauche soutenu par ses bases et engagé dans une politique de redistribution. ?

Notes

  • [*]
    Professeur de science politique.
  • [1]
    Traduit de l’anglais par Florence Brisset-Foucault et Yves Sintomer.
  • [2]
    À l’époque, respectivement président sortant et candidat à la succession (NdT).
  • [3]
    Dont les capitales sont respectivement Porto Alegre et Belo Horizonte (NdT).
Leonardo Avritzer [*]
  • [*]
    Professeur de science politique.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 30/11/-0001
https://doi.org/10.3917/mouv.047.0025
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