CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1C’est au nom de cette même notion de mixité sociale, que le ministre Borloo, à la suite de Marie-Noëlle Lienemann, a engagé un vaste programme de rénovation urbaine conduit sous l’égide de l’Agence nationale de rénovation urbaine. Ces opérations sont bien souvent lancées sans réelle concertation avec les locataires qui, dans certains sites, se mobilisent pour leur relogement voire contre la démolition. Quelle est la nature de ce mouvement structuré autour d’une coordination nationale et quelles revendications porte-t-il ?

2IIssu de la Loi d’orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine du 1er août 2003, le Programme national de rénovation urbaine (PNRU) généralise le recours à la démolition dans les quartiers classés en zones urbaines sensibles [1]. Le dosage démolition-reconstruction-résidentialisation est censé faire l’objet d’un nouveau consensus national, afin de remettre en fonctionnement les quartiers prioritaires après deux décennies de politique de la ville. Son impact est d’autant plus fort qu’il rompt délibérément avec les politiques antérieures. Outre les moyens considérables mis au service de la démolition associée à la réhabilitation et à la reconstruction, l’innovation tient à l’instauration d’un « guichet unique » passant contrat avec les collectivités locales, ainsi qu’à un partenariat élargi à des acteurs privés. En jouant un rôle d’effet de levier, l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) représente, sous conditions, une véritable manne financière pour les communes comportant des grands ensembles en difficulté.

3Cette politique dite de renouvellement urbain prévoit de multiplier par dix le nombre moyen annuel de démolitions, soit 250 000 logements sociaux. Elle est contestée notamment par certains professionnels, qui montrent que la réhabilitation est le plus souvent souhaitable. Par ailleurs, le consensus politique autour de la démolition comme mal nécessaire pour revenir à des quartiers vivables bute dorénavant sur l’opinion d’une partie des populations visées par la démolition. Ces critiques portées en particulier par la Coordination anti-démolition des quartiers populaires et des amicales de quartier soulignent la demande de considération et de reconnaissance émanant des « populations affectées par les projets[2] » dans la prise de décision et le relogement.

? Des objectifs équivoques

4Pour les communes pauvres, les crédits alloués par les PRU permettent de démolir les immeubles les plus délabrés en favorisant l’insertion de nouveaux équipements. Ce cas de figure doit être distingué de celui des municipalités qui entendent mettre à profit le financement pour transformer la vocation des secteurs considérés comme étant les plus difficiles et attirer une promotion immobilière autrement plus rentable. On peut émettre l’hypothèse que cette seconde configuration agit davantage comme déclencheur du mécontentement populaire.

5Les secteurs de rénovation se situent également dans des communes conscientes de leur attractivité, ou sont enclavés au sein d’un archipel de communes riches tirées par une très forte demande immobilière, comme dans les Yvelines. Les projets peuvent aussi concerner des quartiers d’habitat social situés en centre-ville, parfois très bien desservis. Les choix formels priment dans la justification des démolitions. On invoque la création de coulées vertes ou la réalisation d’un nouveau tracé de voirie pour justifier la libération du foncier et préfigurer le changement d’image attendu. Autrement dit, les opérations les plus controversées s’inscrivent souvent dans le cadre d’enjeux métropolitains influencés par les recompositions du capital financier et immobilier.

6Le consensus politique autour du renouvellement urbain a conduit à se passer de l’avis et de l’assentiment des populations concernées. Nous nous proposons d’examiner certains des arguments les plus mobilisés par les acteurs publics et la façon dont ils sont perçus et interprétés par les habitants organisés. En outre, les témoignages collectifs et individuels d’opposants à la démolition laissent entrevoir comment sont identifiés des problèmes sociaux à court et long terme, et ce à partir des secteurs de forte tension.

? Mixité sociale et qualité de la vie

7L’article 6 de la loi portant création du PNRU énonce deux objectifs, développement durable et mixité sociale, ainsi qu’une modalité opératoire, la restructuration. Le premier objectif est encore rarement mis en avant, tandis que la visée de « mixité sociale » revient constamment dans les discours des pouvoirs publics. Au nom de la mixité sociale, la démolition est supposée amener des occupants plus aisés et des activités [3] tout en diminuant la concentration de populations démunies. Pensée toutefois à l’échelle de la zone opérationnelle, elle « relève par conséquent plus d’un slogan que d’un projet réaliste[4] ».

8Ce principe est diversement interprété par les habitants. Ouverts à l’arrivée de populations nouvelles, ils n’admettent en revanche pas un écrémage social par dispersion résidentielle dont ils sont les seuls à faire les frais… Leur refus de la mixité sociale à sens unique (par dé-densification) est renforcé par la conduite de communes qui projettent de démolir alors que le seuil de 20 % de logements sociaux n’est pas atteint (par exemple à Asnières) ou qui ne réalisent aucun nouveau logement social dans les opérations privées (à Poissy).

9L’injonction à la mixité sème le trouble, y compris au sein de l’Anru. Le Comité d’évaluation et de suivi, après avoir dialogué durant plusieurs mois avec des représentants de la Coordination anti-démolition, rappelle la nécessité de ne pas oublier la mobilité au motif de la mixité : « Démolir, reconstruire, rénover, équiper, désenclaver les quartiers est essentiel, mais ne suffit plus […]. L’Anru doit infléchir ses pratiques et ses procédures pour obtenir que chaque projet urbain soit conçu par les élus comme un projet global de développement des quartiers, au service de la mobilité des habitants[5]. »

10La démolition est également légitimée au nom de la qualité de la vie et du bâti. Si la démolition est nécessaire à quelques endroits en raison d’une obsolescence avérée et de problèmes sérieux liés à une construction bâclée, les opérations les plus controversées sont précisément celles où la qualité actuelle du bâti ne semble pas justifier une démolition. Au contraire, les habitants mobilisés soulignent volontiers les qualités de leur logement et de leur quartier. « Grands, spacieux, sains, beaux, lumineux, aérés, bons équipements », sont des qualificatifs qui reviennent très souvent. Ils jugent très paradoxal le fait que leurs immeubles et le quartier aient été réhabilités il y a peu. Même si la menace conduit à idéaliser l’histoire immédiate, le refus de la démolition dans sa formule actuelle jette un doute sur la raison d’être du projet de rénovation.

? Contester la démolition

11Deux séries majeures d’arguments reviennent dans les collectifs de résidents. Le premier est issu de la connivence avec les syndicats de locataires, l’autre de la proximité avec les mouvements de mal-logés. Pour résumer, l’un adopte une ligne de défense du logement social sans être nécessairement opposé par principe à la démolition (mais à ses modalités). Un second courant conteste la démolition sur la base du nombre de demandeurs prioritaires de logements, pointant surtout l’absence de garantie pour les habitants délogés. Il s’y exprime une revendication de non-démolition, aux plans national et local, étayée par l’ampleur des besoins non satisfaits et des menaces sur le logement social. Ces deux tendances cohabitent au sein de la Coordination anti-démolition des quartiers populaires créée depuis 2005. Les habitants mobilisés et des sympathisants extérieurs aux quartiers se rangent à tout ou partie de ces visions en lien à leurs affiliations (Confédération nationale du logement, Droit au logement, Ligue des droits de l’homme notamment…) mais aussi à leurs problèmes spécifiques. Au plan local, les amicales contestent la pertinence et les modes opératoires de la démolition, sans pour autant avoir nécessairement une vision similaire au plan national.

? Le débat autour du relogement

12Bien que les subventions à l’édification de logements neufs dans le cadre des PRU soient très incitatives, l’absence de construction préalable est frappante sur les sites contestés. L’équivalence « un logement reconstruit pour un logement démoli » (le « 1 pour 1 »), généralement avancée, doit être examinée avec précaution. D’une part, son territoire d’application est imprécis : la reconstruction d’un nombre équivalent de logements peut se faire ailleurs que sur le site de démolition, surtout si le départ de la fraction la moins favorisée de la population est visé par cette opération. D’autre part, lorsque le remplacement est vraiment prévu, cela reste abstrait pour les résidents auxquels il faut trouver un logement avant de libérer le foncier et qui ne sont pas identifiés comme bénéficiaires des constructions futures. Enfin, rien ne garantit la correspondance entre les types de logements ainsi que leur coût avec l’offre à venir. Bien des logements reconstruits sont destinés avant tout à une population plus aisée. Ils sont conçus selon des standards supérieurs, induisent des charges supplémentaires, et sont jugés inaccessibles par la plupart des résidents.

13Le thème du relogement préoccupe l’ensemble des habitants. Dans les projets acceptés par l’Anru, les énergies militantes se concentrent sur le relogement, en même temps que faiblit la résistance à la démolition. Mais le calendrier imposé par les décisionnaires avant validation du projet est tout aussi contraignant. À ce stade, les bailleurs commencent ou parfois même poursuivent une politique de délogement. Les appartements délaissés ne sont pas réoccupés et les occupants sont fortement encouragés à se reloger ailleurs. La vacance s’aggrave, ce qui démoralise la population restante et l’incite encore plus au départ. La rapidité des délais de démarrage place les résidents mobilisés dans une situation paradoxale : ils doivent résister aux pressions tout en essayant aussi de « protéger » les locataires visés par les relogements. La tension inhérente aux programmes de démolition se répercute sur les arbitrages les plus fondamentaux des résidents. Elle empêche aussi souvent les habitants les plus engagés de se concentrer véritablement sur la contestation de la démolition.

? Arguments relatifs à la rationalité du projet

14Aux critiques sur les données du relogement se superposent d’autres éléments mettant en cause la pertinence de la démolition. Une ligne argumentaire commune aux quartiers juge la démolition non nécessaire et remplaçable, à moindre coût, par une réhabilitation. En outre, nombreux sont les textes (tracts, courriers) des collectifs qui soulignent le rapport entre dégradation des lieux et le non-entretien volontaire de leur patrimoine par les bailleurs.

15A contrario, dans d’autres communes, les quartiers visés par des démolitions ont bénéficié de tout l’arsenal de la politique de la ville. L’incohérence pointe dans des décisions de démolir des immeubles qui ont été réhabilités dans un passé très proche. Aux Ulis ou à Sartrouville par exemple, cette incompréhension s’exprime sous la forme d’une décision jugée hâtive et incohérente. Elle conforte les habitants dans l’idée que la démolition n’est pas inéluctable, puisqu’elle ne semble pas tenir compte de l’état du bâti.

? Arguments moraux

16L’opposition à la démolition se nourrit également des violences symboliques ressenties tout au long de ce processus. Afin d’inciter les locataires au départ, des bailleurs recourent à des méthodes de dissuasion variées. Les visites des agents des MOUS (Maîtrise d’œuvre urbaine et sociale) sont parfois vécues comme des pressions au départ qui s’exercent d’abord sur les plus fragiles ; des bailleurs délaissent l’entretien de leur patrimoine et de ses abords ; à peine vidés de leurs occupants les appartements sont murés. Cet exercice inégal de la force est vécu comme une dépossession de son logement et de la possibilité de choisir son nouveau lieu de résidence, suscitant l’impression d’être « délogés et virés ». Tandis que des ménages se saisissent de l’opportunité proposée pour changer de lieu de résidence, les habitants les plus ancrés ressentent le danger d’une rupture de leurs relations sociales, d’un saut dans l’inconnu et d’une errance résidentielle.

17Contrairement à une idée répandue, la contestation ne se limite pas à des motivations purement individualistes. Les habitants mobilisés semblent surtout soucieux de préserver la cohésion sociale et les repères patiemment forgés au cours du temps. Il est fait état de la difficulté pour les personnes âgées de changer de vie sur décision administrative, de la force du voisinage, de la nécessité de préserver une mémoire du lieu. Au final, le sentiment de non reconnaissance met en cause des décisions qui ne font aucun cas des atouts sociaux de ces quartiers. Cela s’ajoute au sentiment de mépris que traduit le décalage entre l’intérêt général énoncé des projets et la qualité des bénéficiaires.

? La concertation dans les textes et dans les faits

18Les dispositifs légaux sont en retrait par rapport à l’arsenal juridique existant. Le moindre projet d’infrastructure ferroviaire oblige à concertation alors que l’on peut démanteler un quartier d’habitat social sans offrir le moindre espace de débat, sauf, rappelle le Comité d’évaluation et de suivi, à se référer à une circulaire de 1998 sur la démolition de logements sociaux. En réalité les textes produits sur la concertation au titre de la rénovation urbaine sont tout à fait insuffisants. Le décret réglementant les pièces à joindre aux dossiers ne requiert par exemple aucune preuve particulière de la concertation même si celle-ci fait partie des critères d’appréciation.

19Dans la mesure où l’opportunité du projet de démolition se décide entre les principales instances (Anru avec élus, préfecture, Grand projet de ville le cas échéant…), les seules véritables obligations à consulter s’adressent aux bailleurs. Le calendrier très serré de dépôt des dossiers renforce la tendance des décideurs de limiter la concertation au seul relogement, faisant l’impasse sur l’examen du projet urbain. En outre, les personnes concernées par la démolition ne sont pas toujours considérées comme « représentatives » et certaines sont considérées comme persona non grata au sein du conseil de concertation locative requis par la loi SRU. L’autonomie des associations locales dans la désignation de leurs représentants est mise en cause.

20En dépit de textes imprécis, les défenseurs du PNRU mettent en avant la liberté des élus locaux d’organiser la concertation au niveau municipal. Cette vision libérale est largement invalidée dans la pratique, les résidents des sites prévus à la démolition et les membres de la coordination réclamant d’être associés aux décisions. Ils revendiquent un échange approfondi préalable et partenarial. Le constat du déficit de citoyenneté des habitants des banlieues sensibles et celui du « positionnement souvent défensif des regroupements dans une vision relativement restrictive du collectif[6] » sont contredits par cette mobilisation récente.

? Des habitants oubliés

21L’absence d’information et de concertation sur les projets de démolition est systématiquement mentionnée. Une consultation alibi, un référendum douteux, parfois juste une information par voie de presse de la validation d’un projet déclenchent souvent la contestation. Rares semblent être les communes qui associent les résidents à la réflexion en amont sur la démolition, ce qui est dorénavant clairement demandé par les collectifs. Opérateurs et élus préfèrent éviter la confrontation [7]. Outre l’accent mis sur le cadre bâti, les délais très courts impartis et la compétition entre communes pour remporter les financements relèguent aussi la concertation à l’arrière plan [8].

22L’histoire des rénovations urbaines a pourtant montré que le contournement des habitants est contre-productif. La mise à l’écart des habitants aggrave la distance vis-à-vis des équipes locales et de l’intervention : comment croire aux bonnes intentions de pouvoirs publics qui « nous baladent » ? Comment restaurer la confiance là où les habitants mobilisés sont décrits comme des empêcheurs de tourner en rond ? Comment dépasser la dévalorisation sociale associée à la démolition ?

23La première action de la coordination exprime le souci d’être entendu et de ne pas subir. Considérant avoir été « comme d’habitude oubliés », les habitants s’invitèrent aux assises de la rénovation urbaine en février 2005. Par la suite, la coordination fut appelée à dialoguer avec le CES et le directeur général. Au bout de huit mois, un courrier mentionnant les carences des dispositifs de participation et précisant que « la qualité du relogement était liée à la concertation avec les habitants » fut adressé aux préfets par l’Anru. Mais il ne fut pas possible d’inclure une dimension contraignante, comme le souhaitent la coordination et les amicales d’habitants. Si le CES semble approuver cette idée, la direction de l’Anru s’y oppose au nom du pouvoir délibératif du maire et de l’impossibilité de demander aux préfets de s’interposer. Pendant ce temps, les opérations continuent à être adoptées.

? Se faire entendre

24Nombreuses sont les actions entreprises pour alerter les pouvoirs publics sur les menaces liées à la démolition. Elles relèvent de l’action de rue et de l’entrée sur des scènes de débat public. Les recours juridiques se développent et les habitants organisés font souvent appel aux medias. Mais la principale originalité de la coordination se situe à un double niveau : celui de sa base sociale et celui de ses échelles d’action.

25En premier lieu, la participation effective des habitants contredit les images et discours qui les présentent comme passifs, peu capables d’organisation ou imprévisibles et violents. Dans cette sphère d’action, les personnes mobilisées sont pour la plupart visées par la démolition et se singularisent par leur diversité : ouvriers, employés, cadres moyens, retraités, issus de l’immigration ou non. S’y ajoute le soutien de quelques habitants des mêmes communes qui font aussi œuvre de relais.

26La coordination couvre 25 communes d’Île-de-France (pour 51 projets validés dans la région), sachant qu’elle est issue de la rencontre en 2005 de deux collectifs d’habitants (Poissy et Gennevilliers). Les participants sont mobilisés sur une double base locale et régionale, et plus impliqués dans leur quartier. C’est moins l’inquiétude qui motive les plus engagés que le refus d’un ordre social décrit comme injuste et injustifié. Leur lutte s’apparente donc à un mouvement social émergeant, quittant la revendication ponctuelle pour faire le lien entre des problèmes communs à des dizaines de milliers de locataires.

? La lutte anti-expulsions dans le monde

27La critique de la démolition a récemment pris de l’importance dans la remise en question de la politique urbaine dans les villes à forte urbanisation. La critique porte sur le phénomène d’éviction dont les conséquences sociales posent davantage problème que l’acte de destruction. On note aussi une convergence entre les institutions transnationales impliquées sur l’habitat, en particulier la Cnueh et un certain nombre d’ONG transnationales mobilisées sur les droits au logement et la lutte anti-expulsion. Ces derniers groupements ont été particulièrement actifs depuis trois ou quatre ans sur le plan médiatique pour soutenir quelques groupements locaux. Ainsi, l’association Cohre a alerté sur des expulsions massives de squatters à Harare [9] ; Housing international Coalition a relayé les campagnes anti-expulsions de centaines de milliers de squatters à Mumbaï, tandis que l’Alliance internationale des habitants a fait circuler des pétitions pour arrêter des démolitions en Croatie, en Guyane française, etc. Ces évictions réalisées au nom du développement violent la Convention internationale sur les droits humains, sociaux et culturels. C’est à ce titre notamment qu’il est demandé une protection légale contre les expulsions forcées.

28Il importe de repérer des traits communs aux expulsions qui affectent chaque année des millions d’occupants de terrains (avec ou sans titre) et de logements, au nom de grands travaux ou de rénovation urbaine, et la situation française. Un parallèle s’impose avec les expulsions en nombre croissant en France. Souvent effectuées sans ménagement et sans offrir de logement de repli, elles renforcent l’instabilité résidentielle des ménages.

29Certains problèmes similaires font controverse dans le logement social. Ainsi, s’impose la question des ayant droits dans les projets d’éviction avec relogement. Vu la fréquence de la cohabitation intergénérationnelle, que deviennent les non titulaires du bail, dont les enfants mariés hébergés, sachant la grande difficulté des jeunes adultes à démarrer une carrière résidentielle autonome en raison du chômage ou des bas salaires ?

? Intérêt public et dynamique de choix

30La démolition de logements sociaux n’a rien d’une opération neutre ouvrant des perspectives de renouveau urbain pour tous. La logique de l’intérêt public peut expliquer que certains projets soient imposés aux habitants pour des raisons de salubrité ou de sécurité. Encore faut-il alors que ces raisons aient été explicitées aux habitants dans un délai suffisant, qu’elles soient validées par des experts indépendants et que les habitants aient une possibilité de recours. Toutefois, bien des projets de démolition sont déposés dans l’urgence par des municipalités soucieuses de bénéficier de la manne de l’opérateur « guichet unique ». D’autres prennent prétexte d’une rénovation présentée comme inéluctable pour obtenir le déménagement de locataires. Ainsi en a-t-il été de la moitié des 320 ménages de la Coudraie à Poissy, alors que le projet n’est pas validé. Par conséquent, le double aspect de préparation et de justification avec possibilité de contre-expertise est court-circuité.

31Supposons alors que les habitants sont prêts à accepter la démolition. Cet accord est soumis à conditions, la perte de logement s’accompagnant alors logiquement de relogement. Si quelques municipalités mettent un point d’honneur à reloger les occupants sur le territoire communal (Gennevilliers, Vitry, Arcueil), d’autres comptent sur l’offre des communes limitrophes ou plus éloignées. Certaines enfin pilotent une politique de relogement beaucoup plus floue, plaçant les habitants à la fois dans une situation d’individualisation des décisions résidentielles et d’incertitude sur l’avenir. Seuls les mieux dotés en ressources sociales, sachant où chercher conseil et disposant de crédit auprès du bailleur, arrivent à tirer leur épingle du jeu tandis que la plupart « naviguent à vue ».

32Faisons l’hypothèse que la question souvent ambivalente du choix est cruciale pour comprendre comment sont perçus les projets de démolition. Pour l’heure, il importe alors de considérer à la fois l’insuffisance des propositions de relogement et la contrainte temporelle. Les propositions sont en nombre limité (deux en général) et associées à une pression explicite en vue d’un déménagement rapide. Derrière l’absence de décision se profile la peur de l’expulsion qui précipite le déménagement de certains. Sur les sites les plus controversés, les déménagements ont commencé alors que la charte de relogement n’est pas encore mise en place.

33À une autre échelle, l’éventail de propositions est souvent critiqué pour son décalage avec les conditions de vie actuelles. Dans presque tous les cas difficiles repérés, la norme du « 1 pour 1 » est souvent abstraite puisque les logements à construire ne sont pas encore sortis de terre. À la veille de démolitions, bien des habitants doivent se résoudre à être relogés dans le parc existant. L’incertitude et la frustration sont au rendez-vous, car les logements proposés peuvent fréquemment être plus petits et plus chers. De surcroît, il arrive qu’ils soient localisés dans des quartiers non désirables, parfois plus dévalorisés que ceux de départ. Une des plus grandes menaces pour des ménages déjà en difficulté serait d’être amené à « vivre dans un quartier disqualifié où on ne connaîtrait pas les gens[10] ». C’est sans compter les cas où des relogements sont proposés dans d’autres secteurs en renouvellement urbain et soumis au risque de démolition… De façon générale, l’évaporation des habitants au cours du processus de relogement contredit l’impératif de mixité tout en aggravant la crise de l’accès au logement social.

34L’impact de la contestation de la démolition hors des quartiers prioritaires est limité par une perception très négative de ces quartiers. Cependant, la dénonciation des incohérences des programmes de démolition-reconstruction souligne le risque d’accroissement des inégalités socio-spatiales et de mettre les habitants des quartiers encore une fois à l’épreuve. Pourtant, la demande de transparence et de processus participatifs qui émane de certains quartiers en démolition pourrait être envisagée comme un travail de redéfinition des liens distendus entre société civile et pouvoirs locaux. La contestation des projets de démolition est une chance pour les quartiers populaires : elle conquiert des espaces de débat délaissés et offre des perspectives de dynamisation de secteurs désavantagés. À condition de mettre en place un vrai suivi des trajectoires résidentielles et d’admettre que la citoyenneté se fait et se défait aussi autour d’opérations urbaines telles que la démolition. ?

Notes

  • [*]
    Sociologue.
  • [1]
    Cet article s’appuie sur le suivi de réunions locales, des réunions de la coordination et des entretiens.
  • [2]
    La Banque mondiale nomme ainsi les populations déplacées par des projets et y accorde une attention croissante depuis les mouvements sociaux déclenchés par la construction de grands barrages en Inde.
  • [3]
    Ce texte a bénéficié du concours de Jean-François Tribillon que je remercie pour sa relecture très attentive.
  • [4]
    G. Baudin, P. Genestier, « Faut-il vraiment démolir les grands ensembles ? », Espaces et sociétés, n° 124-125, janvier-février 2006, p. 207 à 222.
  • [5]
    Communiqué de presse, « Rénover les quartiers : pour quoi faire ? », 29 novembre 2005.
  • [6]
    D’après une synthèse faite par C. Avenel, Sociologie des quartiers sensibles, Armand Colin, coll. 128, 2004, p. 107.
  • [7]
    Ce dont témoigne par exemple un élu d’Orléans interviewé par B. Bissuel, « Élus et bailleurs peinent à entendre les locataires », Le Monde, 6 juin 2004.
  • [8]
    Ce que montrent J. Donzelot et R. Epstein, Rénovation urbaine et implication des habitants : notes pour un état des lieux et propositions pour une méthode future, Rapport pour le Comité d’évaluation et de suivi de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine, janvier 2006.
  • [9]
    J. du Plessis, « Forced evictions, development and the need for community-based, locally appropriate alternatives : Lessons and challenges from South Africa, Ghana and Thaïland », in M. Huchzermeyer et A. Karam (eds.), Informal settlements : a perpetual challenge ?, UCT Press, Cape Town, Afrique du Sud, 2006.
  • [10]
    S. Faure, « De quelques effets sociaux des démolitions d’immeubles. Un grand ensemble HLM à Saint-Etienne », Espaces et sociétés, n° 124-125, janvier-février 2006, p. 191 à 206.
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/11/-0001
https://doi.org/10.3917/mouv.047.0174
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