CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Créé en 2010 puis rendu « universel » en 2015, le service civique s’inscrit dans une politique publique qui affirme les valeurs de cohésion sociale et d’engagement citoyen de la jeunesse. Dans cette perspective, la promotion du dispositif s’appuie sur une rhétorique de la responsabilité et de l’intérêt général, l’Agence du service civique ayant choisi pour bannière la formule « En agissant ensemble, on partage le pouvoir d’être utile ». Ce dessein, traduit dans une iconographie où garçons et filles supposés représenter la diversité de la jeunesse composent une seule communauté d’intentions, esquisse le service civique comme une synthèse vertueuse de l’individu et du collectif. Ce faisant, la présentation officielle insiste davantage sur les intentions et les effets du dispositif qu’elle ne fait référence au travail réalisé par les jeunes volontaires dans ce cadre [1]. Florence Ihaddadene (2015) souligne même qu’il s’agit de taire le travail, au profit d’un vocabulaire associé au bénévolat. Seule l’allusion aux « compétences » peut évoquer le registre professionnel, tout en jouant sur l’ambiguïté d’un terme également associé au registre de la formation. L’Agence caractérise d’ailleurs le service civique comme une étape « d’éducation citoyenne par l’action » et tend à minorer l’activité de travail ou à lui conférer un statut incertain.

2Il convient de dépasser les discours et présupposés politiques qui réduisent le dispositif aux bénéfices sociaux qu’en tireraient les jeunes volontaires et de le considérer comme un lieu original de production et d’observation de certaines évolutions du travail. Tout d’abord, en agrégeant un large éventail d’activités réputées d’intérêt général, il contribue à esquisser le travail volontaire d’engagement que les analyses sociologiques qualifient parfois d’invisible ou de gratuit (Simonet, 2010) [2]. Par ailleurs, il permet à une fraction de la jeunesse [3] d’expérimenter une conception et un ethos du travail susceptibles d’être réinvestis et diffusés ultérieurement dans d’autres secteurs d’activité. Enfin, l’importance des associations dans le fonctionnement du dispositif constitue un argument supplémentaire pour identifier en son sein des conceptions du travail d’engagement. En effet, ces structures ne sont pas seulement de forts gisements d’emplois (Hély, 2009), elles sont aussi traditionnellement porteuses d’un discours politique d’innovation démocratique et sociale (Laville, 2010). Dans le même temps, elles forment des organisations de travail aux prises avec des processus de professionnalisation qui interrogent les évolutions du travail en leur sein (Combes, Ughetto, 2010), et questionnent plus globalement le travail dans son ensemble (Simonet, 2012).

3L’objet de ce texte consiste donc à croiser différentes questions sociales, celles des évolutions du travail, de l’emploi et des professions, celles des politiques de jeunesse et celles du fait associatif et de ses rapports à l’État (Cottin-Marx et al., 2017). Dans une perspective sociologique, nous chercherons à montrer comment le service civique tend à se constituer en laboratoire des changements du travail à travers le langage du travail d’engagement qu’élaborent les organismes à l’origine d’une offre de missions.

4Cet article appréhende les manières de qualifier le travail et d’en caractériser les formes prescrites à partir des annonces déposées sur le site de l’Agence [4]. Le modèle proposé aux organismes pour rédiger leurs offres standardise en effet certaines informations (durée de la mission, « thème ou domaine » auquel l’associer [5]) mais la liberté laissée dans la présentation de l’intitulé de la mission, de son contenu ou de ses conditions organisationnelles de mise en œuvre se traduit par une pluralité d’énoncés institutionnels intéressants à étudier globalement et à comparer entre eux.

5L’article restitue un travail exploratoire réalisé sur le corpus exhaustif des annonces « actives » au printemps 2020 (n = 14 861) [6]. L’analyse s’attache dans un premier temps à la présentation et aux dénominations des intitulés de mission de l’ensemble des offres. À partir d’une exploitation textuelle réalisée avec le logiciel Sphinx, nous aborderons une morphologie générale du travail d’engagement, présenterons le lexique associé à ce travail et repérerons en son sein des figures émergentes. Dans un second temps, il s’agira de mettre ces intitulés « en contexte » et de considérer trois questions. Tout d’abord, nous chercherons à voir s’il existe au sein du travail d’engagement une tendance à la spécialisation portée par des logiques professionnelles propres aux principaux domaines d’action du dispositif. Puis nous nous attacherons aux activités proposées dans le cadre des missions par les différents types d’organismes pourvoyeurs d’offres. Enfin, nous montrerons comment l’énoncé des attentes et conditions de mise en œuvre des missions atteste de la permanence des normes du marché du travail dans le service civique. Ces deux derniers points reposeront sur une analyse de contenu thématique (Festinger, Katz, 1959) réalisée sur un sous-ensemble de 216 annonces. Ce corpus est représentatif de l’ensemble des offres de mission, du point de vue des domaines et statuts des organismes.

Comment le dire ? Les intitulés travaillent la forme et (ré)inventent le travail

6Si certains mondes sociaux du travail révèlent, malgré leur caractère apparemment localisé, des évolutions plus larges – voir les travaux de Pierre-Michel Menger (2003) à partir de l’activité artistique –, nous pensons que l’ensemble des mesures pour l’emploi de jeunes prises dans la durée constitue un observatoire des transformations des activités et des manières de travailler (Simonet, 2010). Le design général de ces dispositifs donne à lire les intentions que certains hauts responsables politiques peuvent formuler pour des modèles de société à venir. Les préconisations du rapport Schwartz (1981) [7] sur l’insertion professionnelle et sociale des jeunes sont édifiantes : partage du travail (deux jeunes sur un même poste), remplacement progressif d’un travailleur de plus de 55 ans par un jeune [8], création de nouveaux emplois ou activités utiles à la collectivité, association plus importante des jeunes à la vie de la cité. Les mesures « Nouvelles Qualifications », l’action de « Moderniser sans exclure » ou encore les « Nouveaux services-emplois jeunes » ont ainsi emprunté des démarches où l’identification de besoins sociaux émergents doit se traduire en activités de travail.

7Ces formes intermédiaires de travail proposent aux jeunes des valeurs auxquelles ils semblent être sensibles et que les recherches en sciences sociales mettent en avant depuis les années 1990. Dans une recension de travaux réalisés entre 2006 et 2016 sur les rapports des jeunes au travail, Marc Loriol (2017) insiste en effet sur une convergence des résultats des grandes enquêtes statistiques. Globalement, il n’existe pas de spécificité marquée des rapports qu’entretiennent les jeunes au travail, mais certaines attentes paraissent les distinguer des autres catégories de travailleurs. Dominique Méda et Patricia Vendramin (2010) signalent ainsi que les jeunes générations expriment davantage des « valeurs expressives et post-matérialistes », qui posent les questions du sens du travail et de la réalisation de soi. Le service civique vient opportunément épouser ce type d’aspirations, alors même que l’indemnisation du travail effectué est largement inférieure au salaire minimum. Comment cet intérêt pour l’engagement se traduit-il dans les offres de mission ?

De la mise en scène de l’offre à la mise en scène du travail

8Avant de considérer les offres dans le détail, soulignons-en quelques aspects formels caractéristiques, observables sur le site internet de l’Agence. La page de recherche de missions propose deux parcours possibles, reposant soit sur un énoncé à valeur illocutoire injonctive (« je trouve ma mission en France ou à l’étranger » [9]), soit sur une invitation à l’exploration (« je découvre les missions par domaines d’action »). Ici, la dénomination des différentes catégories ne semble pas suffire : elle est soulignée par l’attribution de blocs de couleurs (gris, plusieurs nuances de bleu et de vert), eux-mêmes associés à des pictogrammes emblématiques [10]. Les nomenclatures proposées sont spécifiques au service civique. Certes, elles s’inscrivent globalement dans le cadre du secteur tertiaire, et relèvent plus particulièrement des activités de travail « avec autrui » (Astier, 2007), mais à côté des services classiques du care, de la santé ou de l’éducation (Brugère, 2020), de nouvelles catégories apparaissent : « solidarité », « mémoire et citoyenneté », « développement international et aide humanitaire » ou encore « interventions d’urgence en cas de crise ». Enfin, la présentation des offres se décline de manière standardisée à partir d’un jeu imaginaire de questions-réponses, d’un échange direct et spontané (où ? quoi ? quand ? quel organisme ? etc.) entre le candidat et l’organisme. Les offres sont affichées côte à côte comme autant de feuilles punaisées sur un tableau [11].

9Comme sur le marché du travail salarié (Marchal, Torny, 2002), les organismes cherchent à séduire les candidats, à rendre leur offre de mission attractive ou différente. Le médium d’internet n’imposant pas ici la contrainte traditionnelle de l’espace publicitaire de la presse, les organismes cherchent à occuper la place, jouent avec la composition du texte, usent des capitales ou de signes particuliers (points d’exclamation, doubles slash, tirets), recourent à des chiffres « marquants » (« 0 déchet », « Projet 2000 forêts »), inventent des dénominations visuellement frappantes [12].

10Historiquement, la logique des métiers tend à uniformiser la réalité du travail par un processus de simplification du vocabulaire professionnel. Les activités en marge des communautés de métiers se traduisent au contraire par des imprécisions et des nominations floues (Descimon, 2010) ; on constate cette tendance à propos des intitulés du service civique. L’offre se caractérise par une très grande diversité des formulations [13], une accumulation de termes, l’introduction de néologismes, et par des procédés de mise en scène de la mission. L’ensemble de ces traits distingue ainsi les intitulés de missions des noms de métiers ou d’activités qui figurent dans les annonces de Pôle Emploi ou que l’INSEE répertorie dans ses nomenclatures. La longueur des intitulés est significative : sept mots en moyenne sont nécessaires pour formuler un titre. Dans le même temps, d’autres intitulés sont constitués d’expressions courtes et percutantes. Ainsi, les intitulés des missions de service civique marquent une distance vis-à-vis du langage traditionnel des métiers et témoignent d’une forme d’inventivité dans la nomination du travail d’engagement. Attachons-nous à trois points saillants relatifs aux intitulés : le recours à la périphrase, l’invention de slogans, la création de figures caractéristiques.

Périphraser le travail d’engagement

11L’impression de confusion à la lecture des intitulés ne tient pas seulement au volume des annonces mais au mode de construction des intitulés. Ceux-ci semblent produits à partir des combinaisons et variations multiples d’une vingtaine de mots caractéristiques agissant comme des mots-clés de l’engagement [14]. Cet ensemble de termes peut être organisé en trois grandes catégories. L’une concerne les publics dont on précise plus ou moins les caractéristiques (personnes – âgées, fragilisées, en situation de handicap –, élèves, jeunes, public[s] ou population[s]). Une autre évoque l’enjeu de la mission ou les valeurs qui lui sont associées (vie, citoyen, développement, accompagnement, lien, animation ou encore numérique[15]). Enfin, la troisième recouvre les verbes relatifs à l’intention poursuivie. Une grande partie des intitulés repose ainsi sur l’agencement des termes de ce triptyque, voire sur la réitération de certains des termes qualifiant l’objectif ou l’action pour renforcer le message. Les intitulés suivants sont représentatifs des formulations qui suggèrent la capacité des missions à intervenir sur le réel et plus globalement la force du dispositif du service civique dans le processus de transformation de la société :

12

Sensibilisation au comportement citoyen du jeune public en zone de revitalisation rurale

13

Aider la population à s’impliquer dans les événements communaux

14

Solidarité et renforcement du lien social des personnes âgées en EHPAD au travers d’un recueil de mémoire

15

Accueillir et accompagner les étrangers en France pour leur intégration et développer le vivre ensemble

16

Participation au développement du lien social et contribution à la solidarité intergénérationnelle

17Il s’agit dans ces propositions de désigner un idéal social auquel doivent accéder des catégories plus ou moins larges de la population [16] par le biais d’une action. Le relevé lexicométrique de l’ensemble du corpus des intitulés montre la forte occurrence des verbes [17]. En dehors d’Unis-Cité qui s’adresse directement aux jeunes grâce à l’emploi de l’impératif [18], l’emploi massif de verbes à l’infinitif apparente les intitulés à des référentiels d’activités qui viendraient faire écho à la logique des compétences (Ropé, Tanguy, 1994). Ces verbes présentent trois caractéristiques principales. Premièrement, ils suggèrent le caractère subalterne et accessoire de la place de la mission dans l’ensemble de l’organisation, et ceci conformément à la règlementation sur le service civique. Contribuer [à], accompagner, participer, aider [à] sont ainsi les verbes les plus fréquemment utilisés [19]. Deuxièmement, les verbes utilisés relèvent surtout du registre du lien ou de la médiation : sensibiliser, partager, faciliter, encourager. On retrouve la connotation positive des actions entreprises avec des verbes comme promouvoir, soutenir, valoriser, améliorer[20]. Troisièmement, les intitulés recourent volontiers à des verbes de mouvement, au sens de la transformation et du changement d’état produit ou attendu au terme de la mission : devenir, renforcer, rendre, améliorer, permettre, sauver.

18Volontaire ou non, la référence à la logique des référentiels de compétences est également perceptible à travers l’accumulation de verbes dans les intitulés de mission. Cette succession ne contribue pas uniquement à préciser le contenu des activités réalisées dans la mission, elle signale aussi aux candidats le niveau de maîtrise de différents types de savoirs mobilisés dans l’action.

19

Accueillir, accompagner et entourer les patients âgés et leurs proches au sein des services de consultation et/ou d’hospitalisation gériatriques

20

Sensibilisation du grand public au respect des règles environnementales : sensibiliser, informer, éduquer

21

Contribuer à mieux faire connaître et aider à développer les activités d’exposition hors les murs de création et de l’artothèque vers d’autres publics

Interpeller et rallier

22À l’opposé des intitulés qui définissent le cadre de la mission par certains éléments sémantiques (un public, un objectif, une action associée) et permettent au lecteur d’en imaginer plus ou moins précisément le contenu, d’autres intitulés recourent au procédé de l’interpellation, sous les formes brèves et caractéristiques du slogan ou sous des formes plus composées, évoquant un programme d’action ou d’engagement.

23Si le slogan n’est pas traditionnellement associé à la sphère du travail (Krieg-Planque, Oger, 2018), il est indéniable que nombre d’intitulés ont été conçus comme des accroches et sont le produit d’une recherche sur les mots. Certains reposent sur la synthèse de réalités antagonistes (Séniors 3.0 par exemple) ou la suggestion d’un coup de force sur le réel (Un plus un égale trois). D’autres emploient des homophonies plus ou moins approximatives (Les Médiaterre[21], Intergénéreux) ou jouent sur les mots renvoyant aux populations visées (Papot’Age et Part’Age[22]). D’autres encore utilisent la polysémie des termes (Parlons Cash[23]). De nombreux intitulés sont des néologismes construits par rapprochement de termes (parfois empruntés à la langue anglaise) qui préfigurent de nouveaux espaces de pratiques : Re’Pairs Santé[24] (qui joue sur réparer, repérer et le fait d’être entre pairs pour conduire l’action), Check’Energie[25], COOP’R[26], FémiFoot, Sport’santé, etc. Quelques intitulés soulignent la volonté d’ouvrir le domaine de l’éducation à d’autres champs, comme Educ’ à web, ÉducaFoot, ÉDUCAPCITY.

24Les intitulés de cette catégorie utilisent plus fréquemment le pronom tous, suggérant l’idée de communauté : Tous Foot : tout Foot !, Événement pour tous, Tous au musée !, Tous éco-citoyen.nes, par exemple.

25Par ailleurs, l’intention de « faire société » se manifeste dans des intitulés prenant les attributs de ce qu’on pourrait qualifier de « programme citoyen » : Un nouvel art de livres !, Se bouger c’est facile !, VIEUX – JEUNES : même combat !. Pour ce type d’intitulés, certaines formulations incluent le candidat potentiel dans une communication dialogique ou jouent sur un double registre d’énonciation, comme dans les titres suivants :

26

Soutenir l’accueil des familles en centre de transit : vous avez des idées ? Rejoignez-nous pour les partager, on vous attend !

27

Solidaires ? Engagez-vous auprès des demandeurs d’emploi au sein du Relais 59

28

Devenez ambassadeur stop pesticide nous voulons des coquelicots

29Ce type de communication caractérise la volonté de rompre avec la dimension unidirectionnelle de l’offre d’emploi qui cherche à mettre en rapport une demande et un besoin de main-d’œuvre (Larroche, 2013). Il s’agit ici de solliciter l’imaginaire, de mettre en scène des causes pour éveiller l’intérêt et emporter l’adhésion. Ce procédé évoque d’ailleurs la manière dont les représentants de certaines associations engagent le dialogue avec les passants dans l’espace public dans la perspective de dons ou d’autres engagements. La notoriété des organismes ou la légitimité des causes défendues sert d’argument pour mettre en avant une annonce :

30

Avec l’UNICEF, sensibilisez le public aux droits de l’enfant à Rouen !

31

Devenez « jeune ambassadeur des droits auprès des enfants », avec le défenseur des droits

32

Tous dehors ! Avec Unis-Cité, créez et animez des jeux libres en plein air !

L’ambassadeur et le volontaire, deux figures emblématiques du service civique

33Les missions de service civique ne renvoient pas à des métiers ou professions dont les étapes de la reconnaissance sociale ont laissé leur empreinte dans le vocabulaire et qui reposent sur une terminologie synthétique, fortement évocatrice. Moins d’une offre sur dix qualifie directement l’individu dans la fonction ou l’activité envisagée ; par ailleurs, le choix des termes renvoie rarement à des appellations classiques. Lorsque c’est le cas (animateur par exemple), ces intitulés ne sont pas utilisés dans le sens commun et sont associés à d’autres termes qui évoquent de nouvelles activités ou en modernisent d’anciennes : animateur biodiversité[27], animateur emploi et auxiliaire numérique, animateur (F.) appartement pédagogique. Certains organismes déplacent l’usage commun de termes pour en faire une marque de fabrique. Pôle Emploi utilise le terme fondateur de son activité (l’accompagnement des chômeurs) pour en faire dériver le sens en l’appliquant à la technologie numérique avec un intitulé quasi exclusif d’accompagnateur dans l’utilisation des nouveaux outils numériques de Pôle emploi et facilitateur d’inclusion numérique[28]. Quant à l’association Unis-Cité, elle détourne au profit d’une valeur morale le terme de diffuseur avec l’expression diffuseur de solidarité.

34Enfin, on notera quelques inventions terminologiques. Si celles-ci ne sont pas quantitativement importantes, elles sont intéressantes pour le pouvoir d’évocation qu’elles sont censées produire : activateur, créateur, initiateur, relais, bricoleur, gardien de semences, termes qui renvoient notamment aux valeurs relayées par les communautés utopiques (Lallement, 2019).

35Attachons-nous à deux termes spécifiques du service civique, celui d’ambassadeur et de volontaire (respectivement présents dans 4 % et 2 % des offres). Le terme d’ambassadeur a été utilisé dès 2010 dans le cadre du service civique avec la mise en place d’une action de « jeunes ambassadeurs des droits de l’enfant » (JADE) auprès du Défenseur des droits (Avenard, Hazan, 2019). Dans cet emploi, il incarne le sens figuré du terme : « celui ou celle qui est chargé(e) d’une mission, d’une démarche quelconque ou qui représente simplement une autre personne, une collectivité, une valeur ». Depuis, il s’est diffusé au point d’être le premier mot qui renvoie directement à la personne du jeune dans le cadre du service civique. Si le terme caractérise d’abord les missions relevant de la solidarité, supposément porteuses de valeurs, de nombreuses autres causes semblent désormais nécessiter des ambassadeurs, comme on le voit dans les exemples suivants :

36

Ambassadeur(drice) du Bien-Vieillir

37

Ambassadeur(drice) du tri & de réduction des déchets

38

Ambassadeur.drice citoyen.ne de promotion de l’engagement

39

Ambassadeur.drice Elle&Lui : mêmes combats

40

Ambassadeur/Ambassadrice de la biodiversité côte-d’orienne

41Cette extension du sens d’ambassadeur se comprend en relation avec le terme d’influenceur développé par les réseaux sociaux. Dans ce sens, l’idée d’une communication horizontale entre pairs permet de diffuser des valeurs au même titre que des produits.

42Le volontaire est un vocable typique du travail invisible des associations qui a supplanté le terme de bénévole (Simonet, 2012) ; il n’est donc pas étonnant de le retrouver fréquemment dans les intitulés étudiés. Pour autant, on constate que ce terme n’est plus désormais l’apanage de ce type de structure et que la fonction publique, les collectivités territoriales notamment, y recourent aussi largement. En dehors de l’expression volontaire tout terrain[29], le terme porte moins à l’invention terminologique que celui d’ambassadeur. Les formulations sont plus ramassées, accolant généralement le terme de volontaire aux domaines du service civique : volontaire pour l’environnement, volontaire pour l’éducation, volontaire pour la culture. La concision de ces formulations peut s’entendre en référence à la double filiation du service civique à l’armée [30] et à l’objection de conscience. F. Ihaddadene (2015) rappelle en effet que l’engagement pour la cause nationale et l’idée de servir l’intérêt général ont servi d’arguments aux pouvoirs publics dans la genèse de cette politique de jeunesse [31].

43Enfin, si les figures de l’ambassadeur et du volontaire émergent pour caractériser le jeune en service civique, elles renvoient à des missions distinctes ; l’action du premier semble pouvoir être appliquée à des objets précis et de toute nature tandis que celle du second s’exerce de manière indifférenciée. D’ailleurs, elles ne fonctionnent pas de concert ; seules deux missions dans l’ensemble du corpus les utilisent ensemble.

L’engagement en contexte

44L’étude du titre des missions présente un caractère autonome et rend compte de la manière dont le service civique cherche à renouveler l’exposé des activités et du travail. Pour autant, saisir plus complètement cette question nécessite que les intitulés de mission soient également mis en regard d’autres dimensions de l’offre, à savoir les domaines d’intervention, les différents types d’organismes et le contenu détaillé des missions proposées.

Un vocabulaire pour chaque « thématique » de mission

45Face à la production foisonnante et diversifiée des missions évoquée précédemment, il paraît difficile de catégoriser les activités, si ce n’est à travers une nomenclature inventée par l’Agence, qui emploie alternativement les termes de thématique ou de domaine. Cette nomenclature ne permet pas toujours un classement univoque des missions. Ainsi, les missions qui contiennent les termes accompagner des personnes en situation de handicap ont été répertoriées dans quatre catégories différentes : 6 sur 10 dans le registre de la solidarité, 3 sur 10 dans celui de la santé, les autres dans ceux de l’éducation pour tous ou du sport. On voit par là que l’intitulé de la mission ne donne qu’une première idée du travail que le classement dans une des grandes catégories du service civique contribue à préciser. Il est alors intéressant de savoir si le langage du travail de service civique est totalement indifférencié ou s’il existe un vocabulaire spécifique adapté aux domaines correspondant aux grandes causes du dispositif.

46L’analyse du lexique des intitulés montre qu’il existe bien un vocabulaire particulier à chaque thématique. Les mots ou expressions du vocabulaire caractéristique de l’intervention d’urgence sont : sécurité, participer au secours, populations, promouvoir. Ils traduisent un répertoire centré sur l’action, alors que ceux relatifs au développement international signalent une intervention plus en retrait, avec des termes comme appui ou ambassadeur. Ce dernier terme est également spécifique de l’environnement, de même que sensibiliser, sensibilisation aux actions, développement durable, qui suggèrent, pour ce domaine, l’importance de la communication. La catégorie « mémoire et citoyenneté » utilise plus fréquemment que les autres les termes projet, habitants, actions, territoires. L’usage du possessif ton (associé à projet ou à territoire) y est particulier ; les intitulés empruntent un style direct pour interpeller les jeunes (réalise ton projet) ou leur proposer des missions auprès de populations qu’ils connaissent du fait qu’ils partagent avec elles un périmètre donné. Le domaine de l’éducation, aux intitulés très standardisés par le ministère, ne possède pas un vocabulaire spécifique au-delà des termes activités, éducatives, pédagogiques. Le choix du verbe contribuer est significatif de la place bien délimitée des jeunes dans l’organisation de l’établissement scolaire. Une terminologie sectorielle semble aussi distinguer les domaines de la culture ou du sport avec le recours plus fréquent aux termes développer, favoriser, médiation, accès dans le premier cas, pratique, développement, club, promouvoir dans le second. Le mot équipe qualifie plus particulièrement le domaine de la santé. Enfin, l’importance du domaine de la solidarité (près de 51 % de l’offre) s’accompagne d’un lexique abondant, dont les quelques termes caractéristiques traduisent deux intentions. D’abord, ils renvoient au registre d’un idéal de société plus inclusive (accompagnement, handicap, inclusion) ; ensuite, avec l’expression inclusion numérique associée à celle d’insertion professionnelle, ils suggèrent que l’emploi est aussi un thème de la solidarité.

Sous les intitulés, les activités

47Au-delà des intitulés qui suggèrent des évolutions dans les activités, que proposent les organismes dans le cadre des missions ? Les descriptifs des missions contribuent-ils à montrer un brouillage des frontières entre associations et État ou la redistribution des activités, à l’instar de ce qu’observent les analystes des associations (Cottin-Marx et al., 2017) ? Pour tenter de répondre à cette question, nous avons analysé les offres à la fois du point de vue du contenu des missions et des types d’organismes pourvoyeurs d’offres : services de l’État et établissements remplissant une mission de service public, collectivités territoriales, associations, autres structures.

48Après avoir dépouillé les 216 annonces de notre échantillon, nous avons distingué six activités autour desquelles s’agrègent les différentes activités de la mission :

49

  • Pilotage de projet (mise en œuvre, suivi administratif, travail de réseau, communication) ;
  • Activité de médiation : culturelle, mémorielle, environnementale, pédagogique, politique (conseils participatifs par exemple), professionnelle autour des questions d’orientation et du social (logement). Des missions désignant un important travail « entre pairs », quelle que soit la nature du travail, ont été classées dans cette catégorie ;
  • Gestion d’un événement ou d’un programme ; le volontaire est intégré dans un collectif pour une mission précise sur un temps limité ;
  • Communication et tout acte visant la promotion de la structure d’accueil ou la sensibilisation du public autour de la cause fondatrice de la structure. La promotion du service civique a été retenue dans cette catégorie ;
  • Prise en charge d’individus : cette activité se distingue de la médiation dans le sens où la médiation considère globalement des publics ;
  • Participation au fonctionnement d’un collectif de travail déjà constitué : il s’agit la plupart du temps de réaliser une activité polyvalente au sein des associations. L’animation de l’équipe est fréquemment évoquée, de même que la dimension d’amélioration de fonctionnement, presque toujours associée à cette activité.

Répartition des missions par nature de l’activité et type d’organisme (en %)

État et services publicsAssociationsCollectivités territorialesAutresTotal
Pilotage de projet71217811
Activité de médiation131739416
Gestion d’événement591188
Communication5205815
Prise en charge d’individus552163628
Activité polyvalente1521223622
Total100100100100100

Répartition des missions par nature de l’activité et type d’organisme (en %)

Source : D. Maillard

50Ces données montrent le lien qui existe entre la nature des activités réalisées dans le cadre des missions et le type d’organismes qui les proposent. Dans les services publics, l’attention est désormais officiellement portée sur la personne de l’usager. Les missions s’inscrivent dans un éventail réduit de formulations, surtout au sein du ministère de l’Éducation nationale, où les propositions concernent la lutte contre le décrochage scolaire et la réalisation de programmes spécifiques (« devoirs faits » par exemple). Les autres services de l’État, mais aussi les organismes réalisant des missions de service public, développent une offre essentiellement tournée vers l’accompagnement des usagers dans leurs différentes démarches, qu’elles soient administratives ou d’emploi ou encore de santé. La question du numérique est centrale mais, d’une manière générale, il s’agit d’aider à la circulation de l’usager dans l’espace physique ou dématérialisé de l’administration. Il est manifeste dans tous les descriptifs que le face-à-face avec l’usager doit constituer l’essentiel du travail, même si les annonces éludent cette position subalterne dans la division du travail. Dans les collectivités territoriales, les jeunes sont davantage mobilisés sur des activités de sensibilisation des populations ou sur des projets visant à ce que les individus s’engagent dans les différentes dimensions du fait territorial. Enfin, les associations proposent des activités où les tâches paraissent plus diversifiées et les marges d’autonomie plus grandes que dans les autres contextes, en cohérence avec les promesses de réenchantement du travail (et du monde) de ce type de structure.

Permanence des normes de travail dans le service civique : texte et sous-texte

51Si le discours officiel du service civique ne met pas d’emblée en avant la dimension du travail, on en trouve pourtant un grand nombre de traces, de la procédure de candidature présentée par l’Agence aux conditions de réalisation de la mission. Derrière les mots affleurent les formes de résistance ou de permanence de la norme du marché du travail. Pour chacune des annonces présentées sur le site figure ainsi le nombre de postes, et le terme est également utilisé pour les missions inachevées que l’Agence qualifie d’abandons de poste (Agence du service civique, 2019, p. 21). Il n’est pas rare de voir précisées dans les annonces les conditions particulières relatives aux jours de congé ou d’y voir définis les jours et horaires de travail. Certains cas, plus rares, évoquent même la nécessité pour le jeune volontaire d’effectuer régulièrement des remontées à la hiérarchie. Les informations relatives aux contraintes de différentes natures – permanences exercées durant les week-ends, travail le soir ou de nuit, travail sur plusieurs sites – concernent près de 8 % des offres ; elles signalent l’importance des devoirs ou des obligations des futurs volontaires vis-à-vis de la structure qui les accueille.

52Mais les emprunts que réalise le travail civique au travail salarié passent aussi par des voies plus diffuses, notamment pour tout ce qui relève de la sélection des jeunes à l’entrée du dispositif, toujours qualifiée de procédure de candidature. La manière dont les organismes énoncent leurs attendus est éclairante. Contrairement au slogan d’une marque commerciale de restauration qui conseille « Venez comme vous êtes », les organismes prennent les devants et, par des moyens plus ou moins détournés, cherchent à limiter les aléas de la rencontre entre le jeune, la structure et la mission. Dans plus d’un cas sur cinq, les organismes expriment des prérequis pour la mission proposée. Ils le font généralement de manière indirecte, par circonlocutions, ou allusions, comme dans l’exemple suivant :

53

La structure ne comptant que deux salariés, et un certain nombre de bénévoles manquant de connaissances techniques (numérique notamment) ou de capacités physiques (manutention par exemple), le jeune volontaire permettra à la fois de leur porter assistance mais aussi de leur faire partager leurs connaissances. (Mission « Participer à la transmission du patrimoine maritime d'un territoire auprès de tout public par la mise en place d'animations originales intergénérationnelles »)

54Nous avons distingué ici cinq types d’attendus : qualités individuelles ou sociales, aptitudes techniques, compétences ou connaissances plus académiques, et compétences certifiées. Dans des proportions équivalentes, les organismes évoquent aussi bien les qualités individuelles [32] que les compétences sociales interindividuelles. Dans le premier cas, les termes choisis sont : autonomie, curiosité, envie, force de proposition, rigueur, dynamisme, disponibilité. Dans le second cas, il s’agit d’exprimer des qualités nécessaires au bon fonctionnement des collectifs de travail – ponctualité, respect des règles et qualités d’échange – mais aussi à toutes les interactions sociales induites par le travail avec le public : l’aisance relationnelle notamment. Les attentes de nature technique concernent surtout le domaine de l’internet, mais aussi plus particulièrement la connaissance des réseaux sociaux, la maîtrise de la bureautique et de certains logiciels, la facilité à réaliser des travaux manuels ou encore la connaissance d’un territoire (ville et région). Les attentes de type scolaire sont surtout des connaissances linguistiques, mais la formulation « aisance rédactionnelle » n’est pas rare. Quant aux compétences certifiées, elles concernent surtout le permis de conduire et, dans une moindre mesure, le brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur (BAFA).

55Une autre manière d’apprécier l’ajustement entre la mission proposée et le volontaire potentiel, et d’exprimer en creux les principales exigences de la mission, consiste à l’interroger sur ses centres d’intérêt, ses envies. Ainsi, plus de 20 % des annonces évoquent le goût pour le contact, la communication, l’accueil du public, « la création artistique contemporaine » ou encore « le milieu éducatif ». Par-dessus tout, les organismes insistent sur le « goût du travail en équipe ».

56Le terme de compétences, relativement absent du lexique, est surtout mobilisé pour souligner les profits professionnels que le volontaire pourra tirer de la mission proposée. Il fonctionne en couple avec celui d’expérience[33], suggérant un effet de potentialisation. Les offres formulées en ce sens postulent que les jeunes construiront leur carrière dans le domaine d’activité proposé.

57

Cette mission très formatrice permettra au volontaire d’être en lien avec une grande diversité d’acteurs engagés dans le domaine de l’aide aux réfugiés, d’acquérir des connaissances sur des sujets clés liés à la gouvernance de l’aide humanitaire, la participation des populations affectées aux réponses aux crises, ainsi que des compétences professionnelles utiles à la poursuite de son parcours. (Mission « Soutien aux organisations dirigées par des réfugié.es en zone urbaine »)

58Les conditions d’intégration des jeunes telles que les énoncent les structures peuvent fournir une indication de leur souci de préparer au mieux les volontaires, ceux-ci n’étant a priori pas qualifiés pour une activité autour de l’engagement ou de l’intérêt général. Seulement 55 % des offres évoquent un temps d’adaptation, du tutorat, des conditions organisationnelles particulières ou la présence d’un référent. En ce qui concerne la ou les formations accessibles durant la mission, elles sont très peu mentionnées, en dehors des journées de formation civique et citoyenne. Pour environ 15 % des missions, une formation spécifique est envisagée, notamment autour des dispositifs particuliers soutenus par les structures.

59Ces différents éléments soulignent que la plupart du temps, les responsables des structures attendent des candidats déjà prêts à exercer les activités proposées, à la manière d’un individu sur le marché du travail susceptible d’occuper un poste. Certes, tout n’est pas complètement arrêté et des modulations dans les activités restent possibles, suivant des intérêts conjoints bien compris :

60

Nous coconstruirons ensemble ta mission en fonction de ton projet d’avenir et de notre objectif. […] De quoi apprendre à travailler en équipe et s’enrichir des expériences individuelles. Au fil des mois tu auras l’occasion d’assister à des formations ou des conférences en lien avec ton projet et d’un accompagnement qui t’amènera à te sentir plus responsable et autonome. (Mission « Aidez-nous à construire une toile de partenaires autour d’un projet mêlant poésie, art du clown, danse, musique et arts visuels »)

61Le critère de la formation initiale devrait constituer une différence radicale entre le marché d’offres de service civique et le marché de l’emploi. La nature politique et réglementaire du projet interdit que soient mentionnées les questions de niveau ou de spécialité de formation. On constate néanmoins que sous la bannière de l’engagement l’exigence de la formation reste tapie.

62*

63Qu’ils soient interrogés par sondages ou rencontrés dans le cadre de travaux de recherche qualitatifs (Houdeville, Suaud, 2019), les jeunes volontaires du service civique abordent surtout leur mission à travers la question du travail. Très majoritairement satisfaits de leur mission, ils associent d’abord le dispositif à la construction d’une expérience professionnelle et, dans une moindre mesure, à la possibilité de découvrir un secteur d’activité. En outre, le service civique bénéficie d’une notoriété croissante au sein des entreprises et d’une bonne image auprès des responsables des ressources humaines (Agence du service civique, 2019, p. 9, 34). L’Agence du service civique cherche d’ailleurs à renforcer la valorisation professionnelle du dispositif et à le faire reconnaître comme une voie d’apprentissage pour les jeunes. Dans ce but, un club de valorisation réunissant des responsables d’entreprises a été créé en 2018. Son action s’est traduite un an plus tard par la rédaction d’une charte d’engagement qui prévoit de faire reconnaître le service civique comme une voie de formation à part entière, avec la prise en compte par les entreprises, lors du recrutement, des compétences acquises.

64Cette position semble en quelque sorte mettre fin au « combat de mots » auquel se sont livrés, durant la première décennie de fonctionnement, responsables du service civique et personnalités politiques ou publiques (Houdeville, Suaud, 2019, p. 94). Les enjeux autour de la qualification de la mission, de son contenu ou des conditions de son déroulement et les possibles recouvrements et confusions entre travail, emploi, bénévolat, politiques d’activation et missions s’étaient notamment traduits par des recommandations en faveur d’un vocabulaire spécifique dans un rapport d’évaluation du Conseil économique, social et environnemental (Blanchet, Serres, 2017) : le tutorat peut désigner la relation entre le volontaire et une personne référente de l’organisation mais ne place pas ce dernier en situation de subordination, etc. Il est certain que la définition d’une terminologie adaptée peut permettre de trancher juridiquement des situations ambiguës. Pour autant, ces débats illustrent combien le domaine du travail est sensible aux questions de dénominations. Ils montrent aussi à quel point l’entrée des jeunes dans la sphère du travail et de l’emploi peut faire l’objet d’un contrôle sémantique, emblématique d’une volonté de maintenir en place une organisation sociale et une hiérarchie dans les âges de la vie. Éviter de parler de « travail » à propos de l’activité réalisée par les jeunes volontaires évoque par certains côtés la situation faite aux apprentis dans certaines corporations : ne pas trop conforter professionnellement le jeune, même s’il acquiert une maîtrise grandissante de son métier, et le garder dans une situation d’indétermination (Steffens, 2001).

65Cela étant, l’idée d’une reconnaissance de l’expérience civique et la construction du dispositif comme un parcours qualifiant posera inévitablement une série de questions vives, parmi lesquelles le positionnement du service civique par rapport au cursus de formation initiale et son articulation avec le diplôme. L’analyse des trajectoires individuelles montre en effet des catégories de parcours bien distincts (Francou, Ploux-Chillès, 2020) et donc des usages sociaux polarisés entre espérance d’une valorisation professionnelle par des sortants ou étudiants de l’enseignement supérieur d’une part et tentative de stabilisation après une période plus ou moins longue de chômage et de précarité professionnelle d’autre part.

66Enfin, l’analyse des intitulés des missions a montré leur grande diversité, leur absence d’intelligibilité immédiate, la construction complexe de périphrases qui éclairent davantage l’ambition des structures que l’activité réelle de travail, mais aussi la création d’activités nouvelles, parfois ténues mais peut-être indispensables dans une appréhension fine du travail avec autrui (on pense ici à des activités en direction des personnes âgées). Cette approche a permis de souligner que l’engagement passait par un vocabulaire très large, certes soumis à des variations de contexte, mais qui ne saurait se limiter au seul domaine d’intervention des organismes dans lesquels s’exerce le travail. Comment les jeunes eux-mêmes se situent-ils vis-à-vis de ces intitulés normatifs ? L’objectif de faire reconnaître des compétences les conduira-t-il à convertir les principes civiques du monde des associations en ressources professionnelles ou à les articuler à d’autres valeurs de référence ?

67Dans une période de débats autour de l’actualisation de la nomenclature des professions et catégories socioprofessionnelles (PCS), le service civique offre un observatoire précieux pour envisager comment, à moyen ou long terme, les dénominations repérées du travail d’engagement se cristalliseront ou non en métier ou profession.

Notes

  • [1]
    Voir par exemple le rapport d’activité 2019 de l’Agence. Le terme de travail renvoie à l’activité des personnels de l’Agence et à une nouvelle catégorie professionnelle, le « travailleur de jeunesse ».
  • [2]
    Rappelons que dans le service civique le travail réalisé n’est pas rémunéré par un salaire mais par une indemnité de 580 € net mensuels prise en charge à la fois par l’État et la structure d’accueil. De surcroît, ces dernières peuvent allouer au jeune volontaire un « soutien complémentaire, en nature ou argent ».
  • [3]
    En plus des 140 000 contrats prévus en 2020, 100 000 missions supplémentaires devaient être financées par le plan « 1 jeune 1 solution » lancé en juillet 2020 à la suite de la crise sanitaire.
  • [4]
    Voir https://www.service-civique.gouv.fr/jeunes-volontaires/?gclsrc=aw.ds (consulté le 12/04/2021). Le site de l’Agence nationale du service civique collecte et publie les offres de mission auxquelles les jeunes peuvent candidater. Si des contrats de mission peuvent être conclus directement entre structures associatives et jeunes, l’agence estime que l’essentiel de l’offre de missions transite par ce médium.
  • [5]
    Ces catégories sont les suivantes : Culture et loisirs, Développement international et aide humanitaire, Éducation pour tous, Environnement, Interventions d’urgence en cas de crise, Mémoire et citoyenneté, Santé, Solidarité, Sport.
  • [6]
    Les offres recueillies durant la période du premier confinement en France ne sont pas pour autant « sensibles » à la crise sanitaire : plus de la moitié d’entre elles renvoient à des missions devant débuter en 2019.
  • [7]
    Bertrand Schwartz avait précédemment œuvré à la promotion de la formation continue des adultes. Il initie avec ce rapport la création des missions locales, structures engagées dans la prise en charge « globale » des jeunes. Il sera une figure importante des politiques publiques d’insertion des jeunes en difficulté.
  • [8]
    Le contrat de génération procède de cette même intention.
  • [9]
    La polysémie du terme « mission » est bienvenue ici ; il renvoie tantôt à la mission d’intérim (qui présente un caractère ponctuel), tantôt à la mission de service public (au caractère plus durable), voire à un idéal qui, traduisant l’intérêt général, excède l’individu.
  • [10]
    Une croix pour la santé, un ballon pour le sport, etc. Voir https://www.service-civique.gouv.fr/jeunes-volontaires/?gclsrc=aw.ds (consulté le 12/04/2021).
  • [11]
    Les effets d’ombre visibles sur la page construisent cette impression.
  • [12]
    BOOOooooOOOoOOoooOOOSTER 68. Il s’agit ici d’une modulation du nom originel (Booster) d’un programme pour les jeunes en situation de décrochage scolaire. Précisons que pour l’exploitation nous avons conservé strictement la mise en forme et la rédaction des intitulés.
  • [13]
    L’analyse statistique réalisée avec Sphinx révèle que 60 % des 14 895 offres présentent un intitulé unique. Les deux intitulés les plus fréquents sont d’une part celui du ministère de l’Éducation nationale : « Contribuer aux activités éducatives, pédagogiques et citoyennes de l’école primaire » (295 fois), et d’autre part celui d’Unis-Cité (association en partie à l’origine du service civique, devenu opérateur majeur dans sa mise en œuvre) : « Rêve et réalise ton propre projet » (220 fois).
  • [14]
    L’analyse statistique montre que ces 20 termes figurent dans 70 % des intitulés : personnes, pour, contribuer, activités, accompagner, développement, jeunes, actions, favoriser, lien, animation, accompagnement, participer, éducatives, handicap, situation, numérique, vie, école, citoyenne, pédagogique.
  • [15]
    L’usage du terme numérique (6 % des offres), associé le plus souvent au terme inclusion, suggère que le numérique est un idéal de société.
  • [16]
    Le pronom tous n’est mobilisé que dans un cas particulier sur lequel nous reviendrons ultérieurement.
  • [17]
    Près de 60 % des annonces en contiennent au moins un.
  • [18]
    Sur 1 248 offres de l’association, 24 % utilisent ce mode direct.
  • [19]
    Les deux premiers sont présents dans plus d’une offre sur dix, le troisième figure dans 7 % des offres. On notera que malgré ce choix de termes qui assignent à la mission une place inférieure dans la division du travail, l’usage massif du préfixe co- (co-anime, co-construit, co-contribue, co-aide, co-enseigne ou co-accompagne) semble relancer l’idée du partage, de l’échange ou même d’une égalité des positions.
  • [20]
    À l’inverse, les verbes à connotation négative semblent évités. On trouve quelques occurrences de rompre [l’isolement ou la solitude] ou de vieillir, mais le terme s’inscrit alors dans le cadre de néologismes tels que bien-vieillir ou mieux-vieillir, qui retournent sa connotation négative.
  • [21]
    Action favorisant le lien social et le développement durable dans les quartiers.
  • [22]
    Action en lien avec les personnes âgées.
  • [23]
    Action de sensibilisation des jeunes à la question de l’argent.
  • [24]
    Action de sensibilisation aux comportements à risque en milieux festifs.
  • [25]
    Action de soutien aux familles en situation de précarité énergétique.
  • [26]
    Action de collaboration avec de jeunes réfugiés sur des missions solidaires.
  • [27]
    On peut voir dans cet exemple une référence à « l’animateur agricole » des années 1970 qui stabilisait alors un processus de création terminologique après le « vulgarisateur agricole » des années 1950 ou le « conseiller agricole » des années 1960 (Latreille, 1980, p. 85-94).
  • [28]
    Ces annonces représentent presque 1,5 % de l’ensemble de l’offre.
  • [29]
    Expression qui désigne un programme destiné à développer des activités sportives à l’intention des publics qui en sont éloignés, y compris au sein de structures dont l’objet n’est pas le sport.
  • [30]
    Le recrutement de l’armée s’appuie régulièrement sur des campagnes de communication utilisant des messages vifs et accrocheurs.
  • [31]
    On peut aussi faire l’hypothèse que le terme est employé plus généralement comme une exhortation des jeunes à adopter cette disposition morale pour la conduite de leur existence.
  • [32]
    Emmanuelle Marchal et Didier Torny (2002, p. 72 et suiv.) ont montré que la formulation d’exigences relatives aux qualités individuelles est un phénomène assez récent dans les annonces. Ils désignent les « capacités d’engagement » (la motivation, l’implication, mais aussi le sens du service) comme principale catégorie des qualités recherchées.
  • [33]
    Le critère de sélection fondé sur les expériences passées (associatives, militantes, professionnelles) n’est pas absent mais reste très limité.
Français

Le service civique n’est pas seulement un projet politique citoyen proposé à la jeunesse ; il est aussi un laboratoire social d’expérimentation de nouvelles activités de travail. Comment caractériser le travail d’engagement dans ce cadre ? À partir de l’analyse d’un large corpus d’offres de mission, cet article s’attache aux procédés d’exposition du travail et aux contenus des activités qui y sont associés. La volonté de construire une société idéale de solidarité se traduit effectivement par un renouvellement des formulations du travail mais, sous une apparence de foisonnement, les intitulés de mission révèlent que l’engagement se cristallise dans une série de mots-clés ou de slogans. Par ailleurs, derrière l’énoncé de ces promesses de changement persistent les mots qui traduisent encore les normes traditionnelles du travail.

  • service civique
  • travail volontaire
  • jeunes au travail
  • offre de mission
Español

La nueva forma de «vestir» el trabajo: la oferta de misión de servicio cívico

El servicio cívico no es solo un proyecto político ciudadano propuesto a la juventud; es también un laboratorio social de experimentación de nuevas actividades de trabajo. ¿Cómo caracterizar el trabajo de compromiso en este marco? A partir del análisis de un amplio corpus de ofertas de misión, este artículo se centra en los procedimientos de exposición del trabajo y en los contenidos de las actividades asociadas a este. La voluntad de construir una sociedad ideal de solidaridad se traduce efectivamente en una renovación de las formulaciones del trabajo, pero bajo una apariencia de abundancia, los títulos de misión revelan que el compromiso se cristaliza en una serie de palabras clave o de consignas. Por otra parte, detrás del enunciado de estas promesas de cambio persisten las palabras que todavía reflejan las normas tradicionales del trabajo.

  • servicio cívico
  • trabajo voluntario
  • jóvenes trabajadores
  • oferta de misión

Références

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Dominique Maillard
Centre d’études et de recherches sur les qualifications
Camille Noûs
Laboratoire Cogitamus / Cogitamus Laboratory
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 21/06/2021
https://doi.org/10.4000/mots.28353
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