CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Mots. Les langages du politique : Pouvez-vous nous présenter votre laboratoire, le GRAL, ses orientations épistémologiques et plus spécifiquement vos travaux ?

2Emmanuelle Danblon : Je voudrais commencer par remercier chaleureusement l’équipe de la revue Mots qui m’offre cette belle occasion d’expliquer l’esprit de ma recherche en toute liberté. C’est un espace précieux et trop rare dans la communauté de la recherche. Donc, merci !J’ai fondé le Groupe de recherche en rhétorique et argumentation linguistique (GRAL) en 2006. Il est aujourd’hui connu pour la diffusion de l’héritage rhétorique de l’École de Bruxelles dans une ligne qui va d’Aristote à Chaïm Perelman. J’y défends une vision de la rhétorique qui est à la fois naturaliste et interdisciplinaire. Plus récemment, depuis 2013, nous avons proposé un retour aux exercices de rhétorique tels qu’ils ont été inventés et enseignés par les sophistes. Aristote reste méfiant vis-à-vis des sophistes tout en reconnaissant l’utilité du caractère technique de la discipline. Nous proposons d’aller un pas plus loin en assumant pleinement la dimension technique. L’idée est de récupérer le cœur de cet enseignement, d’en comprendre la profonde originalité et de l’adapter à la société contemporaine, à ses réalités et aux défis citoyens auxquels elle est confrontée. Le cœur de cette redécouverte est la dimension résolument technique de la formation. Nous initions les étudiants à des exercices pratiques qui apprennent à produire des discours ou des parties de discours plutôt qu’à décrire ou même à analyser. La dimension technique des exercices nous engage donc à une réflexion épistémologique sur le statut d’une discipline qui s’assume comme pratique.
Je conçois le GRAL sur le modèle d’un atelier d’artisan où se côtoient des chercheurs expérimentés et des débutants, ainsi que des collègues invités venant d’horizons très variés.
Nous avons développé plusieurs chantiers, en collaboration avec des disciplines parfois très éloignées de nos formations initiales, telles que le droit, la médecine, la robotique, ou encore la biologie. Il s’agit à chaque fois de mieux comprendre la portée de la parole publique à partir de ces disciplines qui sont soumises aujourd’hui à une forte nécessité d’exposer leurs résultats à un public parfois méfiant, voire hostile. Les stratégies rhétoriques s’en ressentent et nous travaillons main dans la main pour tenter d’améliorer le dialogue entre un public qui exprime un besoin légitime de comprendre les grands enjeux sociétaux et des experts de plus en plus inquiets de devoir justifier leurs positions parfois très déformées par la circulation rapide des discours sur les réseaux sociaux.
Nous touchons ici au problème de la justification qui avait été le sujet de ma thèse de doctorat. Le paradoxe de la justification est le suivant : plus on se justifie, plus on présente sa position comme fragile et contestable. Mais le refus de la justification est une offense évidente à tous les critères de la démocratie et de la science moderne. Ceci constitue un premier niveau d’interdisciplinarité. Mais il y en a un second, qui touche plus fondamentalement au statut même de la rhétorique, dont Aristote disait qu’elle est « de toutes les disciplines ». Or c’est précisément ce qui lui a toujours été reproché.
C’est pourquoi j’ai entamé, parallèlement à ce chantier citoyen, une réflexion théorique sur l’importance du regard en rhétorique, et cela à partir de mes premières recherches sur le témoignage. L’idée centrale est la suivante : par l’initiation aux outils de la rhétorique, on apprend à affiner son regard, tant sur la réalité que sur les discours. Cette question du regard est au centre de toutes les pratiques rhétoriques. Au fond, apprendre la rhétorique, c’est apprendre à pratiquer les changements de point de vue. Mon intérêt plus récent pour la prophétie en général, ses manifestations anciennes et actuelles, est directement lié à cette pratique du regard. On pourrait dire que les citoyens et citoyennes que nous sommes sont toujours menacés par des « pathologies » du regard qui nous empêchent de voir le réel tel qu’il est. Ces pathologies, qui vont du déni à la projection en passant par le narcissisme, ont en commun qu’elles font obstacle à la lucidité. Les phénomènes de post-vérité, de radicalisme et de conspirationnisme peuvent être compris de cette simple façon : il s’agit de l’incapacité à se décentrer de son propre point de vue pour envisager momentanément (le temps d’un exercice) un autre point de vue. En miroir, nous pensons que la pratique des changements de point de vue peut aider à améliorer des aptitudes citoyennes telles que l’empathie, l’esprit critique et la créativité : pratiquer la rhétorique consisterait à gagner en hauteur de vue.
Au GRAL, nous cherchons à comprendre chaque exercice de rhétorique dans cette perspective : ils auraient tous pour visée de développer une meilleure aptitude à passer d’un point de vue à un autre, sans pour autant, il faut le préciser, abandonner son propre point de vue, son propre jugement. Une réflexion est d’ailleurs entamée avec des neurologues qui, par exemple, soulignent la distinction précieuse entre l’empathie et la sympathie. La première nous permet d’envisager un point de vue différent du nôtre par simulation mentale, la seconde est une véritable contagion qui nous fait perdre notre point de vue initial. Cette précieuse distinction nous permet, je crois, de tracer une frontière entre les conditions de la persuasion et celles de la manipulation : celles où nous gagnons de la hauteur de vue et celles où nous nous perdons dans un point de vue. En d’autres termes, les effets de la persuasion peuvent s’éprouver sans pour autant que le libre arbitre soit aboli : celui qui fait preuve d’empathie ne se confond pas avec les émotions d’autrui. Il est capable de les simuler mentalement et certains exercices de rhétorique peuvent l’y aider. Cette distinction permet donc de mieux comprendre certaines fonctions de la persuasion qui ont été peu étudiées, parce que toujours suspectes de manipulation. Par exemple, l’exercice des dissoi logoi, directement inspiré des sophistes, consiste à argumenter dans un sens puis directement dans l’autre. Il apprend à fréquenter le point de vue hétéro-centré (celui d’autrui) qui développe l’empathie. Très concrètement, dans mes enseignements et dans les résultats de la recherche de mon équipe, nous avons pu observer que la pratique des dissoi logoi permet de développer une plus grande aptitude spontanée à la concession lors de la production d’un discours complet. C’est un résultat local, mais que je trouve encourageant.

3Mots. Les langages du politique : Pouvez-vous préciser ce qu’est le naturalisme du modèle rhétorique ? Quel est son lien avec l’interdisciplinarité ?

4Emmanuelle Danblon : Le naturalisme du modèle rhétorique est directement hérité de la pensée d’Aristote, qui cherche à donner une description la plus réaliste possible des phénomènes rhétoriques. Il se fait tour à tour logicien, psychologue ou anthropologue. Cette vision naturaliste s’oppose à la vision idéaliste de Platon, qui cherche à débarrasser la rhétorique des dimensions émotionnelles et sociales de la parole publique. Comme je le précise plus haut, l’option naturaliste que nous défendons au GRAL a pour conséquence le choix d’une forte interdisciplinarité où les dimensions psychologiques, anthropologiques, linguistiques et cognitives doivent être prises en compte par le modèle : dans la ligne d’Aristote, la rhétorique doit en effet être de toutes les disciplines. Bien sûr, cette position place la recherche au carrefour de plusieurs champs de connaissance, ce qui demande de l’accompagner d’une réflexion épistémologique sur le statut de chacun de ces champs. Beaucoup de recherches aujourd’hui sont fortement ancrées dans un modèle disciplinaire (voire dans une école) où les codes sont bien connus et respectés de tous. Condamnée à l’interdisciplinarité, la rhétorique doit s’engager dans un dialogue constant entre des cultures disciplinaires parfois très différentes. Cette position exigeante explique sans doute aussi la situation institutionnelle de la rhétorique, qui n’apparaît presque jamais en tant que telle dans les découpages disciplinaires. Je pense pourtant que l’effet vertueux de cette situation réside dans le fait que cette ouverture aux autres champs de connaissance nous impose une vision humaniste de la science. C. Perelman insiste d’ailleurs sur le fait que la rhétorique est surtout florissante aux époques qu’il qualifie lui-même d’humanistes. Le fait que la rhétorique soit constamment menacée aujourd’hui d’être avalée par une discipline particulière (on pense à la sociologie, à la philosophie ou aux sciences de l’information et de la communication) en dit long sur notre rapport au savoir…

5Mots. Les langages du politique : Le GRAL étudie les « pratiques actuelles de cette ancienne fonction du langage » (site internet du laboratoire). Pour votre part, la réactualisation ou l’actualité du discours rhétorique est un point qui apparaît de manière récurrente dans vos travaux. Comment actualiser la rhétorique ? Quelles sont les perspectives de cette réactualisation ?

6Emmanuelle Danblon : Comme pour C. Perelman au milieu du xxe siècle, l’idée d’une réactualisation de la rhétorique est directement liée au rapport qu’une société entretient avec les questions politiques et épistémologiques. Pourquoi la conception aristotélicienne de la rhétorique ne s’est-elle jamais vraiment imposée en démocratie ? Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, C. Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca ont fondé la « nouvelle rhétorique » (1976 [1958]), en hommage à l’ancienne rhétorique d’Aristote (1980). Au moment où s’est développée cette idée de retour à l’ancienne rhétorique, nous avons construit un site web [1] qui donne un large accès à des textes inédits et à une correspondance abondante de C. Perelman. Le point fondamental, on le sait, se situe dans la nécessité, en démocratie, de tenir compte des auditoires. Il y a donc un lien fort entre rhétorique et démocratie. Le désaccord est un fait de la démocratie, il est central dans la pensée de C. Perelman, alors que dans les visions idéalistes ou positivistes de la raison (C. Perelman vise surtout Descartes), le désaccord est toujours un problème à résoudre, souvent lié à une erreur de raisonnement. Ce point de vue est d’une très grande simplicité, mais force est de constater, une fois encore, qu’il est peu répandu dans le monde de la recherche sur les discours et les débats. La démarche d’analyse hésite souvent entre un point de vue très descriptif et une formation à la dénonciation des fameuses fallacies, qui résumerait à elle seule l’acquisition de l’esprit critique.
Pour le dire sous la forme d’une boutade, au GRAL, après C. Perelman, nous cherchons aujourd’hui à fonder la « Toute Nouvelle Rhétorique ». C’est une référence explicite au film du réalisateur Jaco Van Dormael, Le Tout Nouveau Testament. Une « toute nouvelle rhétorique » qui chercherait à refonder les éléments de l’ancienne rhétorique, tout en y articulant ceux de la « nouvelle rhétorique », serait une façon de monter sur les épaules d’Aristote et de C. Perelman en proposant une voie qui n’a pas encore été expérimentée jusqu’ici : réapprendre à exercer les outils de la rhétorique en les adaptant aux besoins de la société actuelle.
Plus sérieusement, les raisons de la difficulté à accepter le modèle technique de la rhétorique sont, comme je le disais, d’ordre politique et épistémologique. On hésite à placer dans les mains des citoyens ces outils qui sont souvent associés à de la manipulation. On imagine qu’ils sont la porte ouverte à toutes les dérives démagogiques.
Pourtant, beaucoup d’avancées scientifiques donnent raison aujourd’hui aux bases épistémologiques du modèle rhétorique. Mais il y a beaucoup de freins, parfois liés à de vieilles querelles politiques et épistémologiques. C’est en particulier le cas en France, où la rhétorique a été bannie des enseignements, mais a été aussi longtemps absente en tant qu’objet de recherche. Les chercheurs actuels dans nos domaines hésitent encore souvent entre un hommage intimidé à cette vieille dame et un boycott arrogant. Dans tous les cas, et c’est dommage pour la recherche, de nombreuses théories en sont réduites à réinventer des concepts qui ont déjà été pensés à l’époque, mais sans avoir, malheureusement, la profondeur théorique d’alors. Pourtant, nous avons plus qu’avant les moyens scientifiques de cette réactualisation. Cette « toute nouvelle rhétorique » appelle ainsi de ses vœux un développement très pratique des compétences citoyennes en déterrant ces anciens exercices dont la variété et la technicité ont été peu exploitées jusqu’ici.

7Mots. Les langages du politique : Votre premier ouvrage porte comme sous-titre Anthropologie du discours rhétorique. Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par là ?

8Emmanuelle Danblon : Je parle d’une anthropologie du discours rhétorique parce que je pense qu’il y a un lien fort entre certaines caractéristiques de la parole publique et certaines grandes fonctions politiques et institutionnelles (témoigner, décider, juger, consoler, réconcilier, etc.). De ce point de vue, la Rhétorique d’Aristote peut se lire comme une anthropologie de la parole humaine. Les sophistes sont parmi les premiers à s’être intéressés à la parole publique comme à un phénomène typiquement humain. Dans leur vision pratique, un retour à l’épistémologie de l’artisanat me paraît d’ailleurs très fécond pour comprendre les pratiques rhétoriques. Aristote soutient de son côté que la rhétorique est à la fois une dunamis (une faculté dont nous disposons tous potentiellement) et une technè (un art au sens grec, c’est-à-dire un artisanat). Comme dans tous les artisanats, un ensemble d’outils mis au point par une longue tradition a globalement pour fonction d’améliorer les capacités naturelles (la dunamis). C’est exactement le même raisonnement ici. Nous avons tous une aptitude à la parole publique. Mais elle est « inégalement distribuée ». Certains sont meilleurs que d’autres, comme c’est le cas pour les arts et le sport. Or la technique et son apprentissage nous permettent d’améliorer nos capacités spontanées et de devenir de bons artisans de la parole publique. Mais le problème de tout artisanat est qu’il n’y a pas de garantie de résultat, de même qu’il y a une part du phénomène qui se laisse difficilement théoriser.
Ainsi, l’artisanat n’est ni une science ni une philosophie. Cet état de choses fait qu’il est systématiquement dévalorisé aux yeux d’un rationalisme qui voit dans la technè le parent pauvre de la raison humaine. Or nous cherchons, par la mise en pratique des exercices, à mieux comprendre cette épistémologie de la raison pratique. Repartir du modèle de l’artisanat nous permet de comprendre l’intérêt d’apprendre un métier technique avec ses propres qualités. En particulier, le fait qu’il s’acquiert dans le temps long de l’exercice et que la dimension pratique y joue un rôle central. Nous cherchons à mieux comprendre les qualités qui étaient visées dans les exercices de rhétorique inventés par les sophistes et que la tradition a gardés sous la forme d’une série d’exercices préparatoires (les progymnasmata). Nous nous inspirons de l’idée de l’archéologie expérimentale qui cherche à retrouver des techniques oubliées en les adaptant aux besoins de nos contemporains, pour en redécouvrir certaines fonctionnalités. L’hypothèse théorique évoquée plus haut tient dans l’idée que la pratique régulière d’exercices de rhétorique permet d’assouplir notre capacité à changer de point de vue, ce qui pourrait contribuer à rendre le citoyen moins dogmatique, moins conformiste et à le préparer à engager des débats moins polarisés et plus nuancés. Mais comment tester sérieusement cette hypothèse dans une vision de l’enseignement et de la science où l’on attend des résultats concrets et rapides, ou soutenus par des données statistiques ou par un protocole expérimental très standardisé ? C’est une vraie question, que je trouve passionnante à titre personnel. Mais elle est trop souvent obscurcie par des querelles de chapelles. Si la « toute nouvelle rhétorique » devait apporter quelque chose à la recherche aujourd’hui, ce serait sans doute une contribution à cette question fondamentale. Pour l’instant, nous avons surtout des résultats qualitatifs qui nous paraissent encourageants, mais ils demandent à être confirmés et précisés, sans pour autant que l’épistémologie de la raison pratique y perde son âme en se moulant dans une méthode qui ne lui est pas adaptée. C’est un vrai défi pour la recherche.

9Mots. Les langages du politique : Est-ce pour contourner cette forme de rationalisme qui refuse la technè que vous travaillez sur la rationalité ? Quelle est votre définition de celle-ci ?

10Emmanuelle Danblon : Cette question est en lien direct avec le problème épistémologique dont il vient d’être question. Je crois que notre héritage de Modernes (héritage très rétif à la rhétorique) nous a privés d’une partie importante de notre rationalité : le rôle des émotions, de l’intuition, de l’interprétation des signes. Notre besoin de donner du sens. Le rôle éthique et politique de la poésie et du récit. Je vais jusqu’à penser que cette conception réductionniste de la rationalité joue un rôle délétère dans les grandes crises de la démocratie. Elle a laissé le champ libre à de nombreux phénomènes inquiétants qui se répandent aujourd’hui parce qu’elle a voulu nier cette part de nous qui est rationnelle dans un sens très simplement naturaliste, qui tient compte de la réalité de ce que nous sommes.
La rhétorique nous offre un modèle à la fois plus souple et plus riche de la rationalité dont il faut pouvoir s’emparer. Elle confère sa juste place aux émotions et aux intuitions, ainsi qu’aux nombreux usages spontanés des figures. C. Perelman de son côté a théorisé la notion de « raisonnable » qui vient enrichir (sans la remplacer) l’idée de rationalité formelle. C’est un apport central de sa théorie que je cherche à développer avec mon équipe. De même, je pense qu’il faut accompagner la notion de vérité (essentielle en science, en droit, mais aussi dans notre quotidien) par celle de vraisemblance. Une partie importante des phénomènes liés à la post-vérité, mais aussi au conspirationnisme, se comprend mieux si l’on retourne à la catégorie poétique de la vraisemblance : ce besoin que nous avons de construire des récits qui donnent du sens aux événements n’est pas nécessairement condamné à s’opposer à la vérité factuelle. Les exercices que nous avons mis au point sur les théories du complot s’emparent de la notion de vraisemblance. Nous sommes capables de comprendre, en produisant des récits vraisemblables, qu’ils offrent du plaisir à la représentation même si nous savons qu’ils sont manifestement faux dans les faits. Mais une chose est de l’apprendre dans un exposé théorique, une autre chose est de le sentir en produisant soi-même ce type de récit.
Ces représentations du monde auxquelles nous adhérons par plaisir ont beaucoup à partager avec une catégorie archaïque de la vérité que Marcel Detienne a bien étudiée dans Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque (1967). Ma conception de la rationalité procède par généalogie. Dans un modèle évolutionniste de la connaissance et de la raison répandu aujourd’hui, nous pouvons repérer d’anciennes fonctions humaines et y reconnaître leur part de rationalité. C’est le cas, je crois, pour cette ancienne catégorie de la vérité qui accorde une place importante à la représentation poétique. Pour le dire sous la forme d’une nouvelle boutade, le phénomène de la post-vérité peut être en partie compris par la reconnaissance de notre goût pour cette pré-vérité. On en vient ici au rôle du genre épidictique : de nombreuses formules poétiques pratiquées dans ce genre de la rhétorique nous offrent des représentations poétisées du monde. À défaut d’êtres vraies, elles nous consolent de devoir prendre acte du réel tel qu’il est. Pratiquer la poésie épidictique, c’est consentir à la lucidité tout en se donnant les moyens de ne pas trop en souffrir. Cette rationalité de la vraisemblance poétique contenue dans la pré-vérité héritée de fonctions très anciennes devient le miroir inversé de la post-vérité : elle ne prétend pas remplacer la vérité, elle vient lui prêter main-forte et propose de nous en consoler.

11Mots. Les langages du politique : En quoi cette définition réductionniste de la rationalité que vous contestez joue-t-elle un rôle dans l’ère de la post-vérité ?

12Emmanuelle Danblon : Contrairement à certains auteurs spécialistes du phénomène, je ne pense pas que la post-vérité se caractérise par un défaut de rationalité. Elle exprime, sous une forme spectaculaire, ce besoin de consolation qui nous vient de la nuit des temps et que les Modernes ont voulu éliminer.
Mais il reste que la post-vérité trouve une certaine légitimité dans les courants relativistes. La rhétorique dont je suis l’héritière n’a rien de relativiste. La lecture relativiste de la rhétorique s’est répandue dans les années 1960 avec le rhetorical turn. Elle a été à juste titre dénoncée par l’historien Carlo Ginzburg. Pour le dire simplement, retourner au modèle rhétorique ne signifie pas que l’on puisse dire n’importe quoi, ce que le monde anglo-saxon nomme aujourd’hui bullshit, qui n’est rien d’autre qu’un visage de la post-vérité. Comme C. Ginzburg, je crois qu’il ne faut pas confondre rhétorique et relativisme, mais au contraire voir dans le modèle rhétorique l’occasion de mieux comprendre ce qu’il a appelé le paradigme indiciaire (Ginzburg, 2003). Ainsi, l’interprétation des indices est la matrice de tout raisonnement : celui du chasseur-cueilleur, de l’enquête de police, du diagnostic médical, de la cartomancienne, mais aussi des théories du complot. Bien sûr, ni le chasseur ni la cartomancienne ne cherchent à exposer leurs conjectures à la critique. Il en va tout autrement du médecin et du juge d’instruction.
Qu’en est-il alors des théories du complot ? C’est à partir de ce cadre qu’il me semble intéressant de comprendre en quoi les théories du complot sont irrationnelles. En effet, certaines théories du complot se parent d’une attitude ultra-rationaliste qui se traduit par un hyper-criticisme. Mais ces raisonnements qui mettent en scène une attitude critique cherchent toujours à confirmer la thèse de départ sans jamais se donner les moyens de la réfuter. Cet exercice de recherche de la réfutation de ses propres thèses est absent du conspirationnisme. Or il est la pierre angulaire de toute démarche scientifique. De ce point de vue, l’ultra-rationalisme des théories du complot est une chimère. C’est en cela aussi qu’elles sont si difficiles à contrer. Elles répondent efficacement à notre besoin de consolation tout en se présentant comme ultra-rationnelles. Pour dire encore un mot de ce phénomène, il me semble que la crise sanitaire que nous sommes en train de traverser a encore contribué à brouiller les pistes. Les débats entre experts ou les prises de position sur la place publique ont redistribué les cartes d’une façon inédite. Plus que jamais, il me semble contre-productif et dangereux de condamner les adeptes de ces explications par le complot au motif qu’ils seraient irrationnels et incapables de raisonner correctement. Ils seraient exclus de l’auditoire universel de C. Perelman, ce que je ne crois pas. L’irrationalité des théories du complot ne tient que très peu à des erreurs de raisonnement. Je crois qu’elle se situe dans le fait de remplacer la vérité par la vraisemblance… tout en lui donnant le statut de la vérité. Or, condamner notre besoin de vraisemblance au motif qu’il serait la manifestation de notre bêtise ou de notre puérilité me paraît constituer une grave erreur de jugement. En outre, cela ne fait que creuser le fossé entre cette volonté citoyenne de comprendre le monde et la figure de l’expert qui fait de plus en plus l’objet d’une défiance généralisée. Le dialogue doit être réinstauré de façon urgente, mais il ne s’improvise pas. Comme évoqué plus haut, les chantiers que nous menons avec des communautés d’experts visent à contribuer à ce nouveau défi sociétal.

13Mots. Les langages du politique : L’épidictique joue donc un rôle important dans votre définition de la rationalité. Par ailleurs vous avancez dans L’homme rhétorique (2013, p. 99) que ce genre est le plus politique. Pouvez-vous préciser cette assertion ?

14Emmanuelle Danblon : Le genre épidictique est le plus politique parce qu’il est la matrice de tout discours rhétorique. Les genres apodictiques (délibératif et judiciaire au sens large) puisent leurs lieux communs dans la grande « marmite » épidictique. S’il n’y a aucune possibilité de concorde, il est impossible techniquement d’exprimer un désaccord. Or le désaccord est un fait démocratique majeur. Mais il faut au moins se mettre d’accord sur les termes du désaccord. C’est en quelque sorte le rôle du garde-fou épidictique. Sortis de là, nous entrons dans la discorde, dans la guerre civile, dans l’impossibilité de débattre. Ne restent alors que la polarisation radicale et la violence. Le genre épidictique incarne le politique au sens le plus ancien, ce qui est à l’exact opposé de la politique (politicienne) telle qu’elle est (à mon avis à juste titre) dénoncée par de nombreux citoyens fatigués des agitations démagogiques.
Mais l’épidictique, c’est aussi la représentation des valeurs communes. Et c’est là que se situe la limite du modèle aristotélicien et même perelmanien. Dans une société qui a appelé de ses vœux l’universalité, nous vivons aujourd’hui une perte de l’universel qui est en train de se constituer en théorie. Les valeurs réputées indiscutables, socle de l’épidictique, commencent à s’effriter sous le coup des relativismes moraux et culturels. Quoi que l’on en pense personnellement, cela entraîne une conséquence directe pour la rhétorique : l’apparition spectaculaire de nouvelles figures de guides, de prophètes apocalyptiques ou de gourous experts. Littéralement, on ne sait plus à qui se fier. Nous avons remarqué que cela a une conséquence technique sur la difficulté de construire des exercices proprement épidictiques (j’y reviens). Deuxième conséquence directe : la fonction d’horizon commun propre à l’épidictique est récupérée par de nouvelles formes de discours telles que les théories du complot. On peut y voir une version dégradée de l’épidictique puisque ces discours visent à produire de la concorde, mais en ayant totalement rompu avec les fonctions poétiques de la concorde.
Pour terminer sur l’épidictique, je voudrais décrire brièvement un exemple d’exercice que nous avons donné à plusieurs reprises dans des classes du secondaire et dans les premières années de l’université. Il s’agit de l’éloge paradoxal. C’est un exercice difficile, qu’il ne faut pas faire avec des débutants. En pratique, il s’agit de faire l’éloge de ce qui apparaît aux yeux de la communauté comme le moins digne d’éloge. On peut faire l’éloge de ce qui n’est pas intéressant ou a priori peu séduisant : la mouche, la pluie, etc. On peut faire l’éloge de ce qui est franchement dévalorisé aujourd’hui : la graisse, le tabac, etc. Mais on peut aller un pas plus loin et proposer l’éloge de ce qui est le plus contraire à nos valeurs démocratiques : le racisme, l’homophobie, etc. Il faut bien comprendre la démarche : le but est de prendre une position paradoxale sur ce qui nous paraît indiscutable pour mieux comprendre les raisons de notre attachement profond à ces valeurs que nous présentons comme évidentes. Mais ici plus que dans n’importe quel exercice, nous avons rencontré de nouvelles questions. Dans certains cas, un phénomène bien naturel d’autocensure, dans d’autres cas, un phénomène plus troublant d’identification aux valeurs paradoxales. C’est un sujet sensible qui demande beaucoup de prudence. À mon avis, il montre, à sa façon, que les compétences épidictiques sont particulièrement mises à mal aujourd’hui. Pour les raisons déjà mentionnées qui sont liées au relativisme moral, bien sûr. Mais aussi parce que l’exercice en tant que tel est difficile à réaliser et nous confronte aux limites de la liberté d’expression. Dans tous les cas, lorsqu’il est bien encadré, il donne lieu à une discussion intéressante sur la pratique concrète de la liberté d’expression, les phénomènes d’autocensure et le politiquement correct.

15Mots. Les langages du politique : La communication publique et politique reprend des éléments des sophistes. Ne pensez-vous pas que l’on revienne à la critique qui en a été faite par Platon, c’est-à-dire qu’ils conduisent à un formatage du discours ?

16Emmanuelle Danblon : On peut dire que la communication publique aujourd’hui reprend les éléments de la pire lecture que nous pouvons faire des sophistes : celle de Platon dont nous avons hérité. Mais c’est une lecture en grande partie déloyale. On pourrait dire qu’une société a les pratiques rhétoriques qu’elle mérite. Chez nous, les conseillers en communication offrent des éléments assez pauvres pour convaincre les interlocuteurs, peu réalistes psychologiquement et fondés sur des pseudo-théories scientifiques.
Lorsqu’on redécouvre l’univers des sophistes, leur réflexion sur le langage et la langue, on tombe sur des questions très fines à propos des effets de persuasion, ainsi que de la fascination (et la peur) à laquelle cela peut donner lieu. Il y a dans l’histoire des idées linguistiques des réflexions passionnantes dont il faut pouvoir s’emparer pour nourrir notre réflexion de linguistes. À titre d’exemple, l’adage bien connu du sophiste Protagoras, « L’homme est la mesure de toutes choses », a suscité de nombreuses discussions et exégèses. Pour ma part, je propose de rapprocher cette formule de la théorie searlienne de création de la réalité sociale, qui explore la façon dont les conventions sont créées par les discours (Searle, 1998). On comprend mieux, par exemple, le statut des fameux actes performatifs dans la vie publique. Si l’on entre dans le grain fin de ces théories, on obtient des distinctions précieuses sur les grandes fonctions linguistiques et les effets escomptés (je pense bien sûr à la distinction entre illocutoire et perlocutoire). Que vise-t-on à obtenir quand on prend la parole et par quels effets espère-t-on y parvenir ? Ce n’est pas la même chose.
Ainsi, un retour aux questionnements d’origine peut être d’un grand intérêt pour remettre un peu d’ordre dans ce qu’on appelle le performatif. Le roman de Laurent Binet, La septième fonction du langage, a eu beaucoup de succès dans nos milieux, mais il confond, à mon avis, la puissance de la fonction persuasive – et tout son arsenal de techniques rhétoriques – avec l’acte de langage performatif qui crée une réalité (sociale et conventionnelle !) par la simple énonciation d’une formule (Binet, 2015). C’est une confusion qui est entrée dans les esprits, mais dont les conséquences ne me paraissent pas anodines. Un performatif ne doit pas persuader. Il crée une réalité, c’est tout. Un discours qui « fait mouche » est un « coup rhétorique » qui peut réussir, comme échouer. J’ai récemment entendu un journaliste commenter la formule gaullienne « Je vous ai compris » en disant qu’il s’agissait d’un performatif, ce qui est absurde. Là aussi, on voit les conséquences très indirectes du rhetorical turn qui a contribué à brouiller les pistes sur ce que peut (ou non) la persuasion. Il faut beaucoup de talent (et de Gaulle en avait) pour produire des discours qui entrent dans l’histoire. Mais cela ne signifie pas pour autant que ces orateurs détiennent une puissance magique qui serait incarnée par cette fameuse septième fonction du langage. Donc, oui, les sophistes avaient sans doute un petit côté prométhéen, mais ils n’avaient certainement pas l’efficacité qu’on a pu prêter aux formules magiques.
La comparaison des techniques rhétoriques avec les formations à la communication révèle sans doute aussi une tendance à tout placer au même niveau. Je pense que pour apporter quelque chose à un modèle théorique, il faut le connaître, le critiquer loyalement et donc l’enseigner. Ignorer les grands modèles qui ont précédé nos propres réflexions sur le même sujet me paraît dangereux et contre-productif. Cette situation me paraît plus que préoccupante et nous, chercheurs, avons une grande responsabilité à ce sujet. Les défis qui touchent aujourd’hui à la parole publique sont particulièrement exigeants et demandent de la rigueur.
Nous passons souvent beaucoup de temps à ferrailler en cherchant à disqualifier les théories concurrentes, souvent de façon assez déloyale, la pire d’entre elles étant de les ignorer simplement. Mais nous pourrions aussi nous demander honnêtement si nos théories sont utiles (ou tout au moins non nuisibles) pour la vie publique. Le succès de la post-vérité, sans doute propagé par un certain succès du relativisme et du « tout performatif » me paraît un bon exemple. Nous aurions dû siffler la fin de la récréation beaucoup plus tôt.
Lorsque nous faisons faire des exercices de rhétorique (à des enfants, à des étudiants ou à des enseignants, éducateurs et acteurs de terrain), il y a toujours un moment où un déclic a lieu. La pratique les rend plus conscients de ce qu’ils font lorsqu’ils argumentent et cela me paraît être un premier élément encourageant : il y a bien quelque chose à apprendre dans cette méthode, dont le citoyen peut s’emparer, en lien avec la réflexion des sophistes. Le langage ne peut pas tout, loin de là, mais il produit parfois des effets spectaculaires qu’il faut maîtriser et comprendre.
Pour revenir à la communication, la grande différence entre les outils de la rhétorique et les conseils en communication réside dans la maîtrise et le choix fait par l’orateur lui-même des stratégies de persuasion qui sont à sa disposition. Les conseils des communicants peuvent être ingénieux à l’occasion, mais ils ne peuvent fonctionner ni pour tout le monde ni dans toutes les situations. Dans la formation en rhétorique, les notions d’ethos et de pathos font l’objet d’autant d’attention que le choix des arguments, qui relève du logos. Elles doivent être adaptées à l’orateur, à l’auditoire et à la situation. Tout l’art, selon Aristote, consiste à apprendre à trouver ce qui, dans chaque cas, a le plus de chance de persuader. Concrètement, une stratégie plus pragmatique ou plus éthique aura des conséquences directes sur la construction de l’ethos et du pathos, dont il faut tenir compte. Souvent, les apprentis orateurs partent bille en tête dans une stratégie et ils mettent un certain temps à « faire le deuil » de certains arguments, qu’ils jugent convaincants, avant de réaliser qu’ils ont un impact négatif sur l’image qu’ils renvoient d’eux ou sur une gamme d’émotions qu’ils n’avaient pas prévu de susciter. Ces échecs de la persuasion sont pourtant légion dans les discours politiques aujourd’hui.

17Mots. Les langages du politique : Vos travaux reviennent souvent sur la notion de phronimos (le « prudent »), réactualisant une notion un peu oubliée ; très plastique, cette notion est souvent tirée vers le pragmatisme. Pouvez-vous préciser ce qu’est le phronimos ? Comme le paradigme rhétorique n’a jamais vraiment existé, le phronimos existe-t-il ?

18Emmanuelle Danblon : C’est une question importante. Elle est directement liée à la conception de la rationalité que je défends. Oui, il y a dans la phronesis une dimension de la raison pratique que nous avons cessé de reconnaître et qui me paraît d’autant plus précieuse que nous avons conscience de vivre dans un monde complexe et ouvert, où la tradition ne joue plus son rôle de fondement. En somme, nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes et le phronimos, à défaut d’exister réellement, peut au moins nous fournir la représentation de l’idéal que chacun porte en lui. Et les récits de fiction sont là pour nous en fournir des modèles. C’est aussi quelque chose que nous fréquentons aujourd’hui du bout des lèvres. Nous préférons les anti-héros qui nous paraissent plus réalistes du point de vue de l’âme humaine… C’est une autre façon de passer à côté de fonctions poétiques essentielles à la vie publique.
Je reviens ici à la neurologie. Les neurologues pensent que nous disposons d’un « modèle interne », une capacité acquise dans le développement de l’enfant : elle consiste à pouvoir se donner une image de soi dans telle ou telle situation. À partir d’un certain âge, nous sommes capables de nous représenter nous-mêmes en train d’agir. Et cela joue un rôle central dans le développement de notre personnalité et des valeurs auxquelles nous sommes attachés. Cela n’a rien à voir avec la contemplation narcissique à laquelle nous invitent les réseaux sociaux. Je crois que ce modèle interne représente un point de vue neurologique comme un autre et qu’il peut être développé par des exercices de rhétorique. On peut imaginer que les fictions mettant en scène des héros sont propices à l’incarnation de valeurs citoyennes. C’est une thèse défendue par Marc Dominicy, qui m’a formée à la rhétorique. Il se réfère pour cela à la Poétique d’Aristote. Ainsi, le phronimos ne se définit pas par un ensemble de critères, mais il peut s’incarner dans les faits et gestes d’un héros (réel ou imaginaire) auquel nous avons plaisir à nous identifier. En somme, pour les valeurs, il n’y a pas de critère exhaustif, mais il peut y avoir des modèles. Ces modèles idéalisés de nous-mêmes peuvent nous apprendre, pour le dire avec les mots de Montaigne, à « bien faire l’homme ».

19Mots. Les langages du politique : On est frappé par la conjonction entre certaines conceptions rhétoriques, notamment celles qui apparaissent dans votre analyse de l’utilisation de la narration et du récit, et les tendances actuelles en communication. Quel rapport au storytelling ? En quoi la fonction narrative est-elle caractéristique du monde contemporain ?

20Emmanuelle Danblon : Une fois de plus, je crois que les modes actuelles en communication ont pour principal défaut qu’elles réinventent la roue rhétorique sans même s’en rendre compte. Mais elles nous en proposent un modèle appauvri, qui se résume à quelques trucs et ficelles très formatés. Regardez le format des TEDx [2]. Ils se ressemblent tous et sont souvent ennuyeux, voire comme on dit aujourd’hui « malaisants ». Pourquoi éprouvons-nous ce malaise, en particulier au moment où le conférencier TEDx se lance dans l’histoire personnelle, qui fait partie de sa panoplie ? À mon avis, le caractère attendu des éléments du discours rend le format stéréotypé, avec un effet direct sur l’ethos et le pathos. Nous sommes mal à l’aise parce que nous nous sentons tenus d’éprouver certaines émotions et parce que l’orateur risque de se présenter comme inutilement narcissique et égocentré. Une histoire doit parler à tous et présenter des éléments qui produisent des émotions universelles à partir d’expériences particulières. Mais une fois de plus, produire cet effet demande la maîtrise d’une gamme d’outils qui ne s’acquièrent que dans le temps long de l’exercice. Dans ce modèle artisanal, la relation de transmission (re)devient capitale. Les notions d’effort, de confiance et de plaisir jouent un rôle essentiel. L’apprentissage a sans doute un effet de transformation sur l’orateur au fil du temps. Le travail le transforme en profondeur.

21Mots. Les langages du politique : Dans l’histoire, la rhétorique a entretenu des liens plus ou moins distendus avec le politique, tour à tour au centre de celui-ci ou bannie des cénacles et enseignements. Elle semble avoir le même parcours que les médias de masse qui, depuis leur apparition au xixe siècle, sont alternativement mis au centre de la vie démocratique (l’utopie communicationnelle) ou accusés de tous les maux persuasifs. Que pensez-vous de ce rapprochement ? Pouvez-vous expliquer ce phénomène ?

22Emmanuelle Danblon : Oui, c’est le même débat qui revient sans fin. On croit devoir accuser la parole publique (rhétorique ou communication) d’être une entreprise de manipulation. Mais la rhétorique telle qu’enseignée par les sophistes est une technique éthiquement « neutre » : libre à chacun de s’emparer de la technique pour défendre de « bonnes » ou de « mauvaises » causes, même si cette idée choque toutes les philosophies idéalistes. Force est de constater que cette « neutralité technique » est difficile à admettre. C’est pourquoi il est intéressant de replacer la rhétorique dans l’histoire des idées, mais aussi des techniques. Jean-Pierre Vernant rappelle que l’analogie entre mécanique et rhétorique est courante dans l’Antiquité (Vernant, 1965). En effet, chaque nouvelle invention fascine et inquiète. Et la parole publique trouve de nouvelles opportunités de diffusion à chaque nouvelle invention technologique : imprimerie, audiovisuel et aujourd’hui internet.
Pourtant, d’une façon remarquable, le modèle d’Aristote reste toujours opérationnel, même si l’évolution politique et technologique des sociétés a un impact essentiel sur les nouvelles réalités discursives à observer. Par exemple, la notion d’« auditoire universel » introduite par C. Perelman (entièrement étrangère à Aristote, évidemment) doit être comprise en lien direct à la fois avec la Déclaration universelle des droits humains et avec l’invention de la radio. Aujourd’hui, le relativisme moral (adossé au désenchantement) ainsi que les réseaux sociaux donnent lieu à des phénomènes inédits de persuasion. Il faut pointer à ce sujet deux éléments bien connus des experts des nouveaux médias. Il y a d’abord le caractère viral et rapide de l’information, mais il y a aussi l’absence de plus en plus frappante d’argumentation à proprement parler. La rapidité et la trivialité de ce qui circule ont tendance à tout placer au même niveau : images, vidéos, slogans, opinions, arguments et… fake news. Peu à peu, la différence entre information et connaissance s’estompe, et cela souvent en toute bonne foi.
Une anecdote à ce sujet. Lors d’une conversation avec un ami, ce dernier, tenté par les thèses complotistes, me demande mon avis « éclairé » et me montre une séance filmée d’un extrait de débat à l’assemblée dans laquelle une décision est « visiblement » adoptée de force malgré l’avis de la majorité, pourtant sanctionné par un vote : un véritable déni de démocratie ! Il me montre la vidéo sans la commenter, mais je crois comprendre que la présentation de ce petit film, reçu d’une « amie » Facebook (que mon ami, bien réel, lui, ne connaît pas, bien sûr), lui sert d’argument ultime pour me démontrer que nous sommes soumis à de grands complots. Dans la suite de la conversation, je comprends que mon ami ne s’est posé ni la question de la source de cette vidéo ni du contenu du débat à l’assemblée et encore moins de la façon dont cette séquence démontre sa thèse complotiste... Nous avons fini par abandonner notre dialogue par affection réciproque. Mais, je l’avoue, je suis sortie de cette discussion plus inquiète que jamais…

23Mots. Les langages du politique : Quelles sont les fonctions de la rhétorique aujourd’hui, absente des cursus, mais présente sous la forme de concours d’éloquence ?

24Emmanuelle Danblon : Il y aurait beaucoup à dire sur les concours d’éloquence. Je siège régulièrement dans les jurys à Bruxelles et j’ai pu observer de près leurs qualités et leurs défauts. Leur plus grande qualité à mes yeux : donner confiance à des jeunes qui sans cela n’auraient jamais pris la parole publiquement. Leur donner le goût, le plaisir de parler. Leur faire vivre des moments d’émotion collective où ils peuvent éprouver une fierté légitime. Leur plus grand défaut : ces concours d’éloquence s’inspirent (c’est le comble du paradoxe) de sujets dignes de la dissertation philosophique du xixe siècle, tout à fait « hors sol », et qui sont trop rarement en lien avec les préoccupations citoyennes d’aujourd’hui (qui pourtant ne manquent pas). Ce décalage étonnant se manifeste même dans l’étiquette d’éloquence, héritée, elle aussi, du xixe siècle. Il s’agit presque d’un euphémisme pour ne pas utiliser l’étiquette de rhétorique, dont les créateurs de concours se défendent même explicitement ! Or l’étiquette d’éloquence renvoie justement à cet art un peu creux et déconnecté du réel qui n’est d’aucune utilité pour aborder les problèmes politiques concrets. Je vois donc dans ces concours d’éloquence le comble du paradoxe. Ils répondent à un besoin urgent pour les démocraties d’aujourd’hui, en passant à côté… de l’essentiel par peur d’aborder… l’essentiel : le débat politique, la confrontation des idées, les divergences de point de vue, en somme le désaccord, qui est pourtant la pierre angulaire de la démocratie. Plus récemment, certains sujets plus politiques commencent à circuler dans les concours, ce qui est plutôt encourageant, mais pose de nouveaux problèmes aux organisateurs et au jury : on ne juge plus uniquement la performance ; on doit aussi juger la qualité (et la source) des arguments avancés en faveur d’une cause.
Une dernière anecdote pour suggérer la place que peut prendre la rhétorique dans la cité : dans les programmes de biologie des écoles bruxelloises est prévu un enseignement de la théorie de l’évolution. Les enseignants sont confrontés depuis plusieurs années à une déferlante créationniste chez de nombreux élèves. En conséquence, certains préfèrent éviter le sujet, d’autres l’abordent sous l’angle d’un relativisme moral de bon aloi qui place évolutionnisme et créationnisme sur le même plan, certains, enfin, font état de leur autorité de biologiste pour « imposer » aux élèves la théorie de l’évolution, qui apparaît comme un dogme. Alarmé par cette situation, un collègue biologiste de mon université, chargé de la didactique de sa discipline, est entré en dialogue avec l’équipe du GRAL. Nous l’avons convaincu de réaliser, dans les classes de ses stagiaires, des exercices de rhétorique sur le modèle des dissoi logoi, pour que chacun puisse s’emparer de l’ensemble des arguments évolutionnistes et créationnistes. C’était très courageux de sa part : il avait évidemment la crainte que l’exercice donne aux élèves créationnistes des arguments en faveur de leurs positions. Les premiers résultats que nous avons obtenus sont à la fois modestes et encourageants. Bien sûr, aucun élève créationniste n’a abandonné sa croyance religieuse en écoutant l’exposé des arguments scientifiques. Mais tous ont finalement accepté de jouer le jeu de l’exercice, se concentrant sur la technique de construction des arguments, et se rendant compte de leur impact sur l’ethos et sur le pathos. Et prenant conscience, finalement, des différences épistémologiques entre les deux argumentaires. Le dialogue était renoué. Mais le temps et l’énergie consacrés à l’exercice étaient difficilement compatibles avec le calendrier scolaire.

Notes

  • [1]
    http://perelman.ulb.be/ (consulté le 26/08/2020).
  • [2]
    Les conférences TED (Technology, Entertainment and Design) sont une série de conférences organisées au niveau international par la fondation nord-américaine The Sapling Foundation. Cette fondation à but non lucratif se propose, selon son slogan, « de diffuser des idées qui en valent la peine ». Voir le site : https://www.ted.com/ (consulté le 31/08/2020).
Français

Cet entretien est consacré aux enjeux et stratégies de réactualisation de la rhétorique. Il s’intéresse aux moyens de contrecarrer les phénomènes de la post-vérité, du radicalisme et du conspirationnisme et questionne les difficiles articulations entre persuasion et critique. Par-delà les questions épistémologiques, il expose les pratiques d’interdisciplinarité permettant de mettre en place des exercices de rhétorique, afin d’adapter cette discipline à la cité actuelle.

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Español

«La idea de una reactualización de la retórica está directamente vinculada a la relación que la sociedad mantiene con las cuestiones políticas y epistemológicas»

Esta entrevista está dedicada a los retos y estrategias de reactualización de la retórica. Se interesa a los medios de frustrar los fenómenos de la posverdad, del radicalismo y del conspiracionismo y cuestiona las complejas articulaciones entre persuasión y crítica. Más allá de las cuestiones epistemológicas, expone las prácticas interdisciplinarias que permiten realizar ejercicios de retórica con el propósito de adaptar esta disciplina a la ciudad actual.

  • comunicación
  • democracia
  • retórica
  • posverdad
  • interdiscplinariedad
  • Travaux d’Emmanuelle Danblon

    • Danblon Emmanuelle, 2017, « Mandorla » de Paul Celan, ou L’épreuve de la prophétie, Lormont, Le Bord de l’eau.
    • Danblon Emmanuelle, 2013, L’homme rhétorique : culture, raison, action, Paris, Éditions du Cerf.
    • En ligneDanblon Emmanuelle, 2012, « Aristote dit-il encore quelque chose au xxie siècle ? », Questions de communication, no 21, p. 25-36.
    • Danblon Emmanuelle, 2005, La fonction persuasive : anthropologie du discours rhétorique, origines et actualité, Paris, Armand Colin.
    • Danblon Emmanuelle, 2002, Rhétorique et rationalité : essai sur l’émergence de la critique et de la persuasion, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles.
    • En ligneDanblon Emmanuelle, Nicolas Loïc éd., 2010, Les rhétoriques de la conspiration, Paris, CNRS Éditions.
  • Références

    • Aristote, 1980, La poétique, R. Dupont-Roc et J. Lallot éd. et trad., Paris, Seuil.
    • Binet Laurent, 2015, La septième fonction du langage, Paris, Grasset.
    • Detienne Marcel, 1967, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, F. Maspero.
    • Ginzburg Carlo, 2003, Rapports de force : histoire, rhétorique, preuve, J.-P. Bardos trad., Paris, Gallimard, Seuil.
    • Perelman Chaïm, Olbrechts-Tyteca Lucie, 1976 [1958], Traité de l’argumentation : la nouvelle rhétorique, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles.
    • Searle John Rogers, 1998, La construction de la réalité sociale, C. Tiercelin trad., Paris, Gallimard.
    • Vernant Jean-Pierre, 1965, Mythe et pensée chez les Grecs : études de psychologie historique, Paris, F. Maspero.
Emmanuelle Danblon
Université libre de Bruxelles, GRAL
Valérie Bonnet
Université Toulouse 3, LERASS
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 22/02/2021
https://doi.org/10.4000/mots.28133
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