1 Face aux moyens considérables que requièrent les Objectifs de développement durable (ODD), le financement du développement est amené à se complexifier par l’intégration de nouveaux acteurs, par la remise en cause des logiques héritées de l’aide publique au développement, ainsi que par l’hybridation à d’autres sources de financement (Gabas et al., 2014). Les mutations à l’œuvre dans le financement du développement, qui constituent le fil rouge du présent dossier, s’accompagnent d’une nouvelle ingénierie qui amène à s’interroger sur la prévalence de la logique financière et sa connexion aux logiques de développement. Ce phénomène, que l’on retrouve dans d’autres sphères économiques et sociales, est qualifié de financiarisation pour marquer l’empreinte croissante des acteurs et des institutions financières.
2 À son échelle, l’évolution du secteur de la microfinance constitue un précurseur de ce phénomène et, à ce titre, permet d’en éclairer utilement l’analyse. En effet, la microfinance, comme le soulignent Sévérino et Ray (2011), est « tout à fait symptomatique » des évolutions de l’aide au développement de ces dernières décennies marquées par l’intégration de nouveaux acteurs privés, notamment financiers, un environnement institutionnel changeant ou l’effacement des frontières entre le « commercial » et le développement. Avec le recul d’une trentaine d’années, les changements occasionnés par l’entrée de nouveaux investisseurs financiers et l’analyse des tensions inhérentes à la double finalité (ou « doble bottom line » [1]) des institutions constituent un objet d’étude utile à l’analyse de la financiarisation du développement, de son origine et de ses effets, tout en dévoilant les mécanismes à l’œuvre.
3 L’article se propose d’appréhender les caractéristiques générales de la financiarisation de la microfinance (partie 1) en retraçant ses évolutions dans les trois dernières décennies (partie 2). En découlent différentes questions sur l’articulation aux logiques de développement et les risques propres à la financiarisation (partie 3). La conclusion ouvre, à l’aune des réflexions sur la finance comme bien commun, sur les implications que l’on peut en tirer du point de vue de la gouvernance du secteur. L’article ne repose pas sur des recherches spécifiques [2], mais reconstitue un ensemble de faits dont les éléments peuvent parfois se dissiper au regard d’une littérature surabondante, mais souvent éphémère. Les constats sont, pour l’essentiel, issus de recherches réalisées au sein de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) ; là où le mouvement de financiarisation, pris dans son sens le plus large, est, toute chose égale par ailleurs, faiblement engagé. En effet, le ratio du crédit à l’économie (rapporté au PIB) y est, en 2015, inférieur à 25% (BCEAO, 2016) alors que les statistiques du FMI [3] l’estiment à près de 130% au niveau mondial. Ce décalage, à priori paradoxal, peut conduire à des phénomènes de rattrapage et contribuer à faire émerger de nouvelles hypothèses à l’appui des observations.
1. La financiarisation, un objet de recherche ?
4 Comme le rappelle Servet (2006, 38-39), la financiarisation n’est pas un phénomène nouveau. Dans ses formes actuelles, on retiendra, derrière son application à la microfinance, l’augmentation et la diversification des instruments employés dans les processus de financement et de gestion des ressources, les contraintes induites ainsi que le poids croissant des dispositifs et des acteurs qui les soutiennent. Ce phénomène s’accompagne de nouveaux impératifs de rentabilité financière dont les contraintes agissent de façon directe et indirecte et qui s’exercent sur les personnes comme sur les organisations, tout comme sur les groupes sociaux et les États. Depuis quelques années, la financiarisation connaît, au-delà de sa dimension technique appréhendée en économie et en gestion, un regain d’intérêt au niveau des sciences sociales : sociologie (Actes de la recherche en sciences sociales, 2003), histoire (Annales, 2012), sciences économiques et politiques (Baud & Chiapello, 2015 ; Lazarus & Luzzi, 2015 ; Maugeri & Metzger, 2013).
5 La financiarisation, prise sous l’angle de l’augmentation des volumes d’actifs financiers, la multiplication et la diversification des acteurs financiers, induit une complexification des instruments, dont la titrisation [4], introduite en microfinance dès la fin des années 2000, constitue une illustration emblématique. Pour les raisons appréhendées par les économistes de la finance, elle tend à déconnecter les logiques de financement de l’économie réelle. Enfin, elle s’accompagne d’une spécialisation croissante et de crises spécifiques, telle que la crise de 2007-2008 a pu en fournir une illustration à l’échelle globale.
2. L’évolution du secteur de la microfinance en Afrique subsaharienne
6 La microfinance a connu, en Afrique subsaharienne comme partout ailleurs, un essor considérable dans les trente dernières années. Apparue dans les années 1980 et après un léger reflux en 2011, elle voit sa croissance reprendre à l’échelle globale, dans le cadre des politiques d’inclusion financière [5] qui fournissent les statistiques en matière d’accès aux services financiers. Cet accès élargi concernerait plus de 700 millions d’adultes dans les trois dernières années (2011-2014 [6]). Dans l’UEMOA, la Banque centrale décrit la situation de l’inclusion financière en rappelant que si la contribution du secteur bancaire demeure modeste (15,7% de la population adulte détient un compte bancaire en 2014), la microfinance y est importante (18,7%) et, plus récemment, l’offre de services financiers via la téléphonie mobile a fortement progressé (27,2%) ; ce qui signifierait qu’environ 62% de la population adulte âgée de plus de 15 ans a accès aux services financiers en 2014, soit 34% de la population totale (BCEAO, 2016). Il peut sembler quelque peu grossier d’amalgamer sous le même indicateur l’accès à différents types de services financiers, notamment le portemonnaie électronique. Néanmoins, on retiendra que, dans le référentiel de l’inclusion financière, la microfinance a connu un essor conséquent en Afrique de l’Ouest. Elle est passée en vingt ans de moins d’un demi-million à plus de 8 millions de bénéficiaires (ou « clients »), sur une population totale estimée à 100 millions de personnes (figure 1).
Figure 1 : Évolution du secteur de la microfinance et de sa portée dans l’UEMOA
Figure 1 : Évolution du secteur de la microfinance et de sa portée dans l’UEMOA
7 Bien que l’entrée dominante soit orientée sur le microcrédit, cette croissance continue concerne d’abord les épargnants. En soi, ce fait constitue une particularité ouest-africaine où l’essentiel des institutions de microfinance, dénommées localement systèmes financiers décentralisés (SFD), est représenté par des coopératives d’épargne et de crédit dont les ressources reposent, en grande partie, sur les dépôts des membres. Les coopératives ont été les seules formes d’organisations légalement reconnues jusqu’à la réforme de la réglementation mise en œuvre à partir de 2007 (Fall, 2012) et qui a ouvert le secteur de la microfinance aux sociétés de capitaux et aux investisseurs financiers. Par ailleurs, et faute de spécifier les comptes dormants ou inactifs, la croissance observée dont la statistique empile les comptes ouverts depuis la création des institutions peut aussi être interrogée dans sa dynamique réelle. Elle n’en constitue pas moins un fait remarquable, ancré dans un contexte économique difficile, celui des années 1990, souvent qualifiées de décennie perdue pour l’Afrique subsaharienne.
2.1 Une innovation sociale associée à la libéralisation financière
8 Loin de constituer, à l’origine, un appendice du secteur financier et bancaire, ce « premier âge » de la microfinance appartient, en Afrique subsaharienne comme dans d’autres contextes, à celui de l’action solidaire d’organisations professionnelles ou d’associations. Confrontées, dans le cadre des programmes d’ajustement structurel, à la faillite des dispositifs publics de crédit et à la liquidation des banques de développement (Le Breton, 1989), ainsi qu’à l’exclusion des services bancaires d’une majorité d’opérateurs économiques (agriculteurs familiaux, micro-entreprises, petits commerçants, etc.), ces organisations ont su innover dans l’intermédiation financière (Banque mondiale, 1989). La forme coopérative a longtemps été, en Afrique de l’Ouest, la seule reconnue pour gérer les services d’épargne et de crédit dans le cadre réglementaire qui a été mis en place au début des années 1990 [7].
9 En complément de la mobilisation de ressources domestiques – épargne des membres et, plus rarement, lignes de crédit de banques locales – le financement de ces organisations a été assuré par l’aide au développement, publique comme privée, le plus souvent sous forme de subventions, de fonds de crédit ou de dotations en fonds propres. Ce transfert de ressources accompagne la pérennisation des organisations par la couverture progressive des risques et des charges par le produit des prêts et l’atteinte de l’autonomie financière pour leur fonctionnement et leur croissance.
10 Cette expérience, construite à partir de pratiques d’acteurs diversifiés, reste peu décrite, en dehors de quelques monographies globales (Servet, 2006) ou ouest-africaines (Ouédraogo & Gentil, 2008 ; Gentil & Fournier, 1993). Elle s’efface souvent, dans la littérature du développement, devant l’innovation des acteurs financiers ou l’esprit d’entreprise de ses promoteurs les plus médiatiques. L’autre particularité de l’histoire dominante de la microfinance est de faire l’impasse sur les conditions ayant facilité son émergence, en particulier sur le contexte de libéralisation qui se caractérise par le processus de dérèglementation des activités financières accompagnant les programmes d’ajustement structurel. Bien que ces derniers aient disparu, la dérèglementation du marché des capitaux se poursuit dans le cadre de la « bonne gouvernance macro-économique » sous la supervision du Fonds monétaire international (FMI), lequel publie régulièrement un indicateur de libéralisation financière par pays [8]. Cette « permissivité » des pouvoirs publics et du secteur bancaire illustre, dans un cadre de libéralisation des économies et de leur financement, l’accommodement avec une initiative initialement considérée, au mieux, comme filet social, avant d’être reconnue comme partie intégrante du secteur financier ; ce qui va radicalement changer dans les années 2000.
2.2 Croissance et transformation de la microfinance
11 Les statistiques précitées font apparaître un deuxième phénomène majeur de l’évolution de la microfinance en Afrique de l’Ouest : celui du décrochage, dès la fin des années 2000, entre l’évolution du nombre de bénéficiaires et celle du nombre des institutions (figure 1). Ce décrochage correspond à un changement dans les modalités d’enregistrement des données nationales [9]. Il illustre la réforme de la réglementation qui tend, pour des raisons de sécurisation et d’encadrement financier, à évincer les organisations les plus petites et les plus fragiles, à concentrer et à capitaliser le secteur de la microfinance et, surtout, à permettre son ouverture à d’autres types d’organisations que les coopératives, notamment, les sociétés de capitaux, établissements de crédit et entreprises bancaires [10].
12 Les régulateurs parlent volontiers de phase de consolidation, mais la référence à la grande transformation (Polanyi, 1944) semble plus appropriée, compte tenu du mouvement de privatisation des organisations de microfinance, du rôle croissant des investisseurs et autres acteurs financiers ainsi que de la dynamique concurrentielle sur lesquelles repose la nouvelle réglementation. On voit émerger, à l’initiative d’investisseurs, de nouvelles organisations sur un modèle de type « microbanques » (Gentil, 2002), plus urbaines et centrées sur des financements spécifiques, en particulier le crédit aux petites entreprises. Certaines sont rattachées à des groupes financiers transnationaux (GreenField MFIs, cf. Earne et al., 2014) ou soutenues par des fonds d’investissement (ou « VIM » [11]) plus ou moins spécialisés dans la microfinance, l’inclusion financière et, plus récemment, le financement des entreprises sociales ou « social business ».
13 S’il est encore tôt pour dégager des lignes générales de cette évolution en Afrique de l’Ouest, le phénomène, plus connu sous le terme de « commercialisation de la microfinance » [12], est engagé de longue date en Amérique latine ou dans certains pays d’Asie (CGAP, 2001). Des sociétés comme Microcred [13], Fides [14], Advans (Brown & Falgon, 2015) se sont rapidement hissées dans les « top ten » de l’inclusion financière des différents pays de la sous-région.
2.3 Les nouveaux acteurs de l’écosystème inclusif de la microfinance
14 Un dernier élément qu’il convient d’associer à cette évolution consiste en l’émergence d’un « écosystème » différent de ce qu’il était à ses débuts [15], avec l’irruption de nouveaux acteurs, d’une part, et un changement radical de contexte, d’autre part. Parmi les premiers, les acteurs financiers, investisseurs et banquiers, s’imposent de façon croissante aux acteurs historiques (coopératives, associations, etc.) ; d’autres apparaissent comme les régulateurs publics, les cabinets d’expertise comptable ou informatique, les agences de notation ou une offre de formation et de recherche de plus en plus spécialisée. Par ailleurs, de nouvelles institutions sont en passe de s’imposer dans le secteur, comme les opérateurs de téléphonie mobile qui se positionnent sur les services de la banque à distance. Au niveau du contexte, le « vide » hérité de la phase de libéralisation se remplit d’un nouveau cadre réglementaire en construction ; mais aussi d’un système de normes financières et sociales, construites et promues à l’échelle internationale (Bédécarrats, 2013). Elles découlent de coalitions d’acteurs, comme la Campagne pour le sommet du microcrédit ou le Groupe consultatif pour assister les pauvres (CGAP) – un « programme de financement » à l’origine constitué de neuf institutions de financement du développement et désormais étendus à une trentaine d’acteurs (ONG internationales, banques ou fondations) dont le secrétariat se trouve à la Banque mondiale. Ces coalitions illustrent ce que Laroche (2010) qualifie de « subversion des diplomaties non étatiques » en diffusant des normes uniformisées, ou « bonnes pratiques », à l’échelle internationale et qui tendent à s’imposer localement (CGAP, 2006). Ainsi, en Afrique de l’Ouest, la BCEAO s’est récemment dotée d’un document-cadre de politique faisant explicitement référence à la Déclaration de Maya [16] (BCEAO, 2016).
2.4 Un secteur « façonné » par le référentiel du capital-investissement
15 Parmi les sources de financement, le capital-investissement progresse de façon importante en Afrique subsaharienne, même si l’épargne demeure la ressource principale de la microfinance, notamment en Afrique de l’Ouest où elle reste supérieure à l’encours de crédit. Les montants ont été multipliés par cinq en dix ans (figure 2). De récentes publications constatent même que les investissements internationaux en Afrique ont, pour la première fois en 2015, dépassé ceux effectués en Asie du Sud (CGAP, 2016).
16 Au sein de la diversité des institutions de microfinance en Afrique subsaharienne, les banques attirent les montants les plus importants (40%) et ce sont les fonds d’investissement et les agences de développement (IFD) qui, avec respectivement 54 et 28% des financements, apportent les financements les plus conséquents (figure 3). Les investissements internationaux contribuent donc à façonner l’évolution de la microfinance en privilégiant certaines formes d’organisation par rapport à d’autres et, en particulier, les banques et les sociétés de capitaux.
Figure 2 : Origine et évolution (en %) du capital-investissement en microfinance en Afrique
Figure 2 : Origine et évolution (en %) du capital-investissement en microfinance en Afrique
Figure 3 : Origine du financement international des institutions de microfinance africaine [17]
Figure 3 : Origine du financement international des institutions de microfinance africaine [17]
17 Pour orienter les investisseurs, le cadre institutionnel fait régulièrement l’objet de comparaisons internationales, sous forme de notations (figure 4). Il demeure, pour les publications récentes sur l’Afrique, « à mi-chemin ». Les domaines évalués présentent des positions contrastées : élevées en matière de soutiens publics vis-à-vis de l’inclusion financière et de sa réglementation [18], plus faibles en termes de régulation des dépôts et des prêteurs informels ainsi que des règles de conduite sur les marchés [19].
Figure4 : Évaluation du cadre de l’inclusion financière en Afrique subsaharienne
Figure4 : Évaluation du cadre de l’inclusion financière en Afrique subsaharienne
3. Sacrifier la solidarité à l’efficacité ?
18 Dans les dix dernières années, la financiarisation qui accompagne la croissance de l’inclusion financière a induit d’importantes transformations, à commencer par les formes d’organisation des institutions de microfinance et la réglementation qui les encadre. À l’aune des travaux récents sur la financiarisation, il est possible de revenir sur quelques-uns des enjeux et des risques qui l’accompagnent.
3.1 Répondre aux besoins, mais lesquels ?
19 Le mouvement de financiarisation se fonde, tout comme le financement des Objectifs de développement durable, sur une évaluation considérable des besoins et sur l’importance des ressources à mobiliser pour les satisfaire (figure 5). Dans un contexte de finances publiques contraintes, l’aide au développement est perçue, au mieux, comme un fonds d’amorçage. Le financement de l’inclusion financière repose sur une articulation renforcée avec le secteur financier privé et les investisseurs internationaux.
Figure 5 : Estimation des besoins de financement de la microfinance
Une partie de cette augmentation repose sur les fonds propres et les excédents capitalisés (15 milliards) ; une partie sur les augmentations de capital issues des investisseurs locaux (15 milliards) ; une augmentation des dépôts du public estimée au triple des fonds propres totaux, soit 90 milliards ; des lignes de crédit au niveau national (60 milliards).
Un complément issu des investissements internationaux (institutions internationales pour 15 milliards et 45 milliards issus du capital-investissement) s’avère, de fait, nécessaire.
20 « L’unique voie pour mobiliser les crédits requis pour les pauvres est la connexion avec l’océan de l’argent commercial » (M. Chu). Par cette citation, l’ancien Président d’Accion International et professeur à la Harvard Business School (Abdelmoumni, 2009, 8) résume l’idée que l’inclusion financière et sa financiarisation sont, en soi, considérées comme positives du point de vue du développement. Régulièrement affirmée dans la littérature institutionnelle (Klapper et al., 2016) alors que certains opérateurs pointent les tensions existantes entre les deux finalités de la microfinance [22], une nouvelle « métrologie » s’efforce de traduire les performances sociales des institutions de microfinance en critères chiffrés et d’en approfondir la corrélation avec les performances financières (Husain & Pistelli, 2016).
3.2 Quelle relation entre finance et développement ?
21 D’un point de vue macro-économique, la relation vertueuse entre finance et croissance n’a pourtant rien d’évident et fait l’objet d’un débat récurrent en sciences économiques. L’hypothèse est remise en cause par de nombreux travaux économétriques qui établissent une relation à double sens entre développement financier et croissance [23], relation dont les fondements théoriques sont à rechercher dans l’hypothèse d’ambivalence monétaire (Aglietta & Orléan, 1982). Cette hypothèse, déclinée à l’échelle de l’inclusion financière, se retrouve dans les résultats d’évaluation d’impact relativement « modérés » en lien avec l’accès des plus pauvres aux services financiers (Banerjee et al., 2015). La microfinance, comme support de la financiarisation, ne s’accompagne plus, de facto, d’impacts socio-économiques positifs, mais ces derniers s’avèrent contingents des contextes dans lesquels elle se développe, d’une part, et de ses configurations institutionnelles, d’autre part (Doligez, 2015). Dans le cas de l’Afrique subsaharienne, Servet (2015a) s’est attaché à déterminer les dix conditions liées au contexte (micro, méso et macro-économique) nécessaires à l’obtention d’un impact positif du microcrédit sur les revenus des emprunteurs pauvres. Quant aux configurations institutionnelles, elles renvoient aux logiques des acteurs qui les gouvernent.
3.3 Logiques d’acteurs et transformations du secteur
22 In fine, l’ampleur énoncée des besoins de financement et l’indétermination des résultats en matière de développement finissent par légitimer les acteurs privilégiant les performances financières. Leur implication devient l’objectif et le moteur de la croissance à entretenir par la profitabilité des investissements dans les institutions de microfinance [24]. A l’aune de ce critère, les performances demeurent pourtant mitigées. Selon une étude économétrique portant sur les résultats de 1 335 institutions de microfinance entre 2005 et 2009, seule une minorité d’institutions (18%) dégage des profits, alors que près des deux tiers (67%) d’entre-elles présentent un résultat opérationnel excédentaire (Cull et al., 2016). Ce résultat rejoint les observations d’investisseurs institutionnels appuyant le développement de groupes spécialisés (holding) à l’échelle internationale et constatant des taux de profits entre 1 et 2% des portefeuilles de crédit gérés dans les différents réseaux d’agences (BEI, 2014 [25]). Bien que limitées, il est néanmoins avéré que des positions financières puissent être prises dans un secteur ouvert aux investisseurs, y compris en Afrique de l’Ouest et du Centre (Cameroun, Côte d’Ivoire, Ghana, Sénégal), et que ces derniers puissent en dégager un profit, même si cela reste limité aux institutions dites de premier plan (« first tier ») et amène une concentration des risques et de l’investissement (Labie & Ureghe, 2011).
23 Dans l’analyse de la financiarisation du développement en Afrique subsaharienne, Ducastel (2016) esquisse quelques fondamentaux des logiques induites par le capital-investissement. L’organisation bénéficiaire s’apparente à un actif financier géré dans le cadre d’un portefeuille diversifié. Éloigné des enjeux opérationnels, l’objectif revient, par la participation à la prise de décision et la médiation de modèles financiers axés sur l’actualisation des flux de capitaux à venir, à imposer une « discipline financière », réduire les coûts et faire évoluer l’organisation, et ses services, en vue de produire de la valeur pour les actionnaires (D’Espallier et al., 2017). Le recul manque pour en évaluer les conséquences sur l’offre de services et le recentrage sur une clientèle urbaine (Doligez et al., 2013). Mais, au-delà du modèle économique, on peut s’interroger sur les effets d’aubaine offerts par les institutions de financement du développement en fournissant massivement ces fonds en capitaux, par l’effet levier qu’ils permettent au niveau des investisseurs privés et la « création de valeur » accompagnant la cotation ou la revente de ces institutions de microfinance (Compartamos au Mexique ou SKS en Inde, pour les cas les plus emblématiques [26]).
Conclusion
24 La financiarisation de la microfinance conduit donc à imposer une vision où l’accès aux services financiers s’inscrit dans une logique de marché que les pouvoirs publics s’attachent à façonner dans le cadre des politiques d’inclusion financière (« market driven »). Poussés par une logique de croissance et déconnectés des impacts en matière de développement, les investisseurs peuvent favoriser une dynamique de concentration des investissements et d’endettement généralisé propice aux crises (Guérin et al., 2015).
25 La réponse à cette évolution a pu conduire, dans certains contextes latino-américains, au retour de la gestion étatisée des dispositifs de microfinance (Doligez et al., 2013). Dans le prolongement des travaux d’Elinor Ostrom (2010), d’autres visions, basées sur l’économie des biens communs (Servet, 2015b ; Giraud, 2014), peuvent ouvrir de nouvelles voies face à cette double impasse. Leur hypothèse est d’organiser la liquidité et le crédit sous forme de communs – en tant que biens non exclusifs mais demeurant rivaux – et de limiter la tendance à privatiser les dispositifs de crédit dont la financiarisation n’est qu’un aspect spécifique. Ces travaux font ressortir la dimension politique de ce choix, les biens et services pouvant être, suivant les contextes et les périodes, classés comme publics ou privés.
26 Au-delà de ce classement, ce sont les systèmes de règles qui en régissent l’accès qui sont en jeu (Allaire, 2013). Les travaux sur la gouvernance des biens communs font apparaître, à la différence du marché privatisé autorégulé ou de la gestion par l’État, les liens entre normes de réciprocité, gestion démocratique et participation active dans la production des ressources à la base du droit « commun-autaire » (Giraud, 2014). Ces dimensions, au fondement des organisations coopératives (Draperi, 2011 ; Desroche, 1976) ont permis l’émergence de la microfinance en Afrique de l’ouest [27]. Elles pourraient utilement inspirer les acteurs impliqués dans l’inclusion financière, y compris ceux qui, à l’échelle internationale, ont relégué sa régulation aux logiques du capital-investissement.
Notes
-
[1]
Et même « triple bottom line », si on y associe la dimension environnementale (Bastiaensen et al., 2015) ; voir les 3 P (People, Planet and Profit) promus dans la responsabilité sociale des entreprises (Hollander, 2015).
-
[2]
Son contenu repose sur un corpus de travaux et de références réuni dans le cadre de l’Habilitation à Diriger les Recherches, enrichi par le travail collectif autour de dossiers thématiques de 1996 à 2016 (Doligez et al., 2016).
-
[3]
Ratio établi à partir des statistiques financières internationales du FMI et les estimations du PIB de l'OCDE et de la Banque mondiale (source : Banque mondiale, Open Budget DataSet).
-
[4]
La titrisation est une technique qui consiste à transférer à des investisseurs des actifs financiers tels que des créances (par exemple, des prêts en cours), en les transformant en titres financiers émis sur le marché des capitaux (source : Wikipédia). La technique s’est répandue en microfinance (Labie & Urgeghe, 2011), a pu attirer, même après la crise financière de 2007-2008, des investisseurs, y compris sur le marché financier européen (Garrouste, 2010) et faisait encore l’objet d’une référence sur le portail Microfinance du CGAP en 2012 (Hollander, 2015), date de l’entrée de son interdiction en Europe.
-
[5]
« Accès permanent des populations à une gamme diversifiée de produits et services financiers adaptés, à coûts abordables et utilisés de manière effective, efficace et efficiente » (BCEAO, 2016, 14). Voir, également, Banque mondiale, 2012.
-
[6]
Global Findex Database, http://www.worldbank.org/en/programs/globalfindex.
-
[7]
Loi dite « PARMEC » pour le Programme d'appui à la réforme des mutuelles d'épargne et de crédit dont elle est issue.
-
[8]
L’indicateur comprend sept paramètres : contrôle du crédit, contrôle des taux d’intérêt, droits de douane, réglementation bancaire, privatisation, contrôle des capitaux, contrôle des opérations de bourse. Comme le soulignent Maugeri & Metzger (2013, 7), « il s’agit donc avant tout d’un regard porté sur les décisions de politique macro-économique, construit dans l’intention de comparer les États entre eux, avant de comparer les économies ou leurs performances. L’indice vaut 100 quand l’ensemble des mesures prises par les gouvernants correspond à une libéralisation totale du marché des capitaux. »
-
[9]
La totalité des institutions agréées n’est plus prise en compte, mais seulement celles qui concentrent un certain pourcentage des volumes de dépôts (90% pour le Sénégal, Faye 2012).
-
[10]
Les coopératives ou mutuelles d'épargne et de crédit représentent 84% des institutions agréées à fin 2011.
-
[11]
Pour véhicules d’investissement en microfinance, voir Labie & Urgeghe (2011).
-
[12]
Alors que la notion de « financiarisation du financement » apparaît redondante, la notion de commercialisation, tout comme celle d’inclusion, amalgame deux niveaux d’analyse qui, de ce fait, tendent à se confondre. On commercialise les services des institutions de microfinance sur un marché au travers d’institutions objets d’investissements sur les marchés de capitaux ; tout comme on inclut les bénéficiaires dans la clientèle d’institutions incluses dans les marchés financiers. Cet empilement entre niveaux a comme conséquence implicite une « naturalisation » de la décision associant le marché comme seule option pour le développement de la microfinance (de ses services comme du financement de ses institutions).
-
[13]
Groupe Planet Finance.
- [14]
-
[15]
Lequel constitue une véritable « communauté épistémique » pour l’inclusion financière. Il est à noter qu’elle est constituée, au-delà de la microfinance, comme référence des écosystèmes « inclusifs » (CGAP, 2012).
-
[16]
La déclaration de Maya est un ensemble de principes en matière de développement des politiques d’inclusion financière. Elle a été formulée par un groupe d’institutions de pays en développement au cours du « Global Policy Forum » de l’Alliance pour l’inclusion financière (AFI) qui s’est tenue au Mexique en 2011 (AFI, 2013). Les publications précisent que l’AFI est financée par la Fondation Bill et Melinda Gates et administrée par la « Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit » (GIZ, coopération internationale allemande).
-
[17]
IFNB pour « institution financière non bancaire » (établissement de crédit et/ou microbanque) ; ONG pour les associations internationales et IFD pour « institutions de financement du développement ».
-
[18]
Respectivement, « Government Support for financial inclusion » et « Regulatory and Supervisory Capacity for financial inclusion ».
-
[19]
Respectivement, « Regulation and Supervision of deposit-taking activities»,
« Requirementsfor non-regulated lenders » et « Market-conduct rules ». -
[20]
Publication financée par la Banque interaméricaine de développement, la CAF (Corporacion Andina de Fomento), Accion international et MetLife Foundation, une autre coalition d’acteurs active dans la microfinance en Amérique latine.
-
[21]
D’autre sont plus ambitieux, par exemple : A billion to gain ? A study on global financial institutions and microfinance par la banque ING en février 2006, mais les estimations ont été régulièrement remises en cause (Anand & Rosenberg, 2008).
-
[22]
Ainsi Carlos Danel, co-fondateur de Compartamos au Mexique : « Nous allons perdre de l’élan si nos objectifs sociaux sont trop ambitieux. L’offre de services financiers est suffisante. Nous offrons un service répondant à un besoin » (cité par Reed, 2013, 13). Pour une conclusion similaire en matière de travaux de recherche en Afrique de l’ouest, voir Kablan, 2014.
-
[23]
Cette articulation abonde une importante littérature économique. Pour une synthèse, voir Pasah, 2013. L’analyse de la double causalité et l’hypothèse d’équilibres multiples (Eggoh, 2011) mobilisées comme cadre d’interprétation de cette relation s’est enrichie de nouveaux travaux prenant en compte la productivité de l’investissement au travers d’analyses à l’échelon local et de son articulation avec le secteur productif (Lawrence, 2006 ; Trabelsi, 2004).
-
[24]
« La pauvreté pourrait être vaincue mondialement par un développement généralisé et professionnel de la microfinance qui constituera aussi, dans l’avenir, un formidable marché pour les banques » (Attali, 2006, 115).
-
[25]
Il s’agit d’AccessHolding Microfinance AG, Microcred et Advans. Certains portefeuilles de microfinance dépassent les 800 millions de dollars.
-
[26]
Lancée en 1997 en Inde et soutenue par d’importants investisseurs (dont Georges Soros), SKS Microfinance Ltd a connu une croissance à un taux de 128% par an dans les années 2000 et est devenue, en l’espace d’une décennie, la plus grande IMF indienne avec 7,5 millions de clients mi-2010. En juillet 2010, SKS a été introduite en bourse pour un montant de 358 millions de dollars, ce qui a porté la valeur de l’entreprise à 1,6 milliard de dollar, soit 6,7 fois sa valeur comptable et 40 fois ses bénéfices en 2010 (Reed, 2013, 16).
-
[27]
Ce qui ne signifie que, en soi, les coopératives respectent l’ensemble de ces normes dans leur fonctionnement. Voir Gentil (1986), Ouédraogo & Gentil (2008) ou Périlleux (2009).