CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Le processus de financiarisation de l’économie, qui peut être décrit de multiples manières (poids des marchés financiers, dématérialisation, inventivité de l’ingénierie financière, etc.), transporte avec lui des conceptions du monde, des méthodes pour penser les problèmes, des techniques de calcul et des principes de décision forgés au départ pour accompagner l’activité des professionnels de la finance. Nous attirons l’attention dans cet article sur le développement de politiques publiques s’appuyant sur ce langage et ces méthodes que nous qualifions de « financiarisés ». Non seulement la réponse à de nouvelles questions – comme le réchauffement climatique – passe par l’utilisation de dispositifs financiarisés, mais on observe également une transformation des modes de prise en charge de préoccupations plus anciennes (comme l’aide au développement). Cet article explicite dans une première partie notre approche de la financiarisation des politiques publiques. La deuxième partie est consacrée à la proposition d’un cadre d’analyse et de catégories descriptives qui permettent de rendre compte du « travail de financiarisation ». Car financiariser requiert des investissements intellectuels importants (en production de connaissances, conception de dispositifs, développement de compétences,...) et beaucoup d’efforts pour déplacer des dispositions juridiques et rendre possible des fonctionnements nouveaux. Ces efforts sont répartis entre une pluralité d’acteurs publics comme privés, donnent lieu à la production d’une énorme littérature grise, se discutent dans de multiples arènes nationales et internationales. Repérer un certain nombre d’opérations de base jalonnant ce travail offre un langage de description pour rendre compte de ce processus distribué.

1. Une approche de la financiarisation

2 L’approche de la financiarisation proposée permet d’attirer l’attention sur des dimensions peu explorées.

1.1 Interdépendances des différentes approches de la financiarisation

3 La notion de financiarisation est utilisée depuis plus d’une décennie pour rendre compte d’un ensemble de transformations de notre système économique qui se mettent en place à partir des années 1970 et s’accélèrent depuis la fin des années 1990 (Zwang, 2014 ; Boyer, 2009 ; Erturk et al., 2008 ; Epstein, 2005 ; Krippner, 2005). La notion a ainsi servi à décrire les transformations de la gouvernance des grandes entreprises soumises aux exigences de rendement des actionnaires (Aglietta, Rébérioux, 2004), la captation croissante au niveau macro-économique de ressources par les apporteurs de capitaux au détriment du travail (Duménil et Lévy, 2001), la croissance dans l’activité des entreprises non financières des activités financières (Baud, Durand, 2012), le changement des formes de financement des États avec la montée de l’endettement sur les marchés financiers (Lemoine, 2016 ; Streeck, 2014), le développement de produits d’épargne proposés aux ménages, l’enrichissement accéléré des personnels travaillant directement ou indirectement pour le secteur financier (Lin et Tomaskovic-Devey, 2013 ; Godechot, 2012),… Tous ces travaux ont en commun de mettre l’accent sur l’accroissement du pouvoir des acteurs de la finance qui gèrent et manipulent l’argent professionnellement et agissent (notamment mais pas exclusivement) sur les marchés financiers. Ces acteurs sont en mesure de peser plus qu’avant sur les décisions prises et les politiques menées par les autres agents économiques : ménages, États, entreprises non financières grandes et petites, organisations non marchandes, services publics.

4 Ces différents travaux adoptent tous une approche que nous qualifierons d’ « externaliste » de la financiarisation insistant sur le rôle et le pouvoir des acteurs financiers. Nous proposons d’adopter plutôt une approche « internaliste » privilégiant l’étude des conceptions du monde et formes de savoir et savoir-faire portés par ces acteurs. Cette approche prête attention aux outils de gestion, dispositifs et instruments (Chiapello, Gilbert, 2013 et 2016 ; Lascoumes, Le Gales, 2004) qui équipent l’action, pèsent de leur propre poids sur les situations et échappent, pour partie, aux intentions et projets qui les ont portés.

5 Concernant la financiarisation, il s’agira de s’intéresser aux formes de savoir et d’expertise particuliers, aux techniques, principalement financières et juridiques, dont les acteurs financiers ont la maîtrise et qui fondent leur légitimité. Cette approche considère encore que ces techniques et cadres de pensée ont un attrait propre et une capacité à circuler de façon partiellement autonome des professions dont elles forment le cœur des savoirs. Nous définirons donc la financiarisation comme une « colonisation » des situations par des formes de raisonnement et de calcul « financiarisés » (Chiapello, 2015). Cette approche dialogue aisément avec l’approche « externaliste » insistant sur les acteurs financiers, car le développement du pouvoir et de la richesse de ces acteurs facilite la diffusion large de leur culture technique. Et cette diffusion nourrit la conception de nouveaux dispositifs susceptibles de les favoriser et de promouvoir leurs motifs et leurs intérêts.

6 La distinction analytique des deux approches présente un intérêt particulièrement évident quand l’enquête ne porte pas directement sur le monde financier, mais concerne des espaces sociaux dont les professionnels de la finance sont largement absents, et où les savoirs et savoir-faire classiquement importants relèvent d’autres types d’expertise (éducative, sociale, médicale, environnementale,…). Cette distinction rend possible la description de l’adoption de formes de penser et d’agir propres à la finance par des acteurs non financiers, l’inscription de concepts et recommandations que ne renieraient pas des acteurs financiers dans des textes réglementaires écrits et négociés par des acteurs non financiers.

7 Quels sont donc les traits pertinents de cette culture technique financiarisée ?

1.2 Outils et formes de pensée de la financiarisation

8 Un premier signalement des caractéristiques du regard financier peut être proposé à partir de l’identification de plusieurs conventions d’évaluation (Chiapello, Walter, 2016). La plupart des méthodes d’évaluation utilisées par les financiers s’appuient en effet sur l’utilisation plus ou moins combinée de trois grandes approches de l’évaluation : 1) Le recours à l’actualisation et, notamment, la valorisation par un calcul de valeur actuelle nette (la convention actuarielle). Cette forme d’évaluation repose sur une définition utilitariste de la valeur des biens à partir des services qu’ils rendront dans le futur, traduits en flux de revenus actualisables. 2) L’utilisation de techniques probabilistes équipant l’idée selon laquelle toute valeur peut s’exprimer entre termes d’espérance (de rendement) et d’écart-type (de « risque »), fondement des techniques de gestion de portefeuilles (la convention moyenne-variance). 3) L’identification de la valeur et du prix de marché. La théorie financière postule qu’à tout moment, si le marché fonctionne correctement (qu’il est liquide et bien informé), le prix de marché est égal à la « valeur fondamentale » des biens définie comme ci-dessus à partir des services futurs rendus (la convention market-consistent[1]).

9 Ces trois conventions ont comme point commun de regarder la valeur de toute chose depuis un point de vue d’investisseur, qui est aussi un point de vue capitaliste selon la formule A-M-A’ [2] de Marx : l’argent est investi dans le but de produire des retours en argent, un rendement financier pour l’investisseur, l’activité (la marchandise produite et vendue) qui permet l’accroissement financier n’étant qu’un moyen de l’enrichissement. Une chose ne mérite qu’on l’achète, qu’on investisse pour elle, que si elle produit des flux de revenus futurs supérieurs à la somme investie, que si elle peut être vue comme un « capital ». La valeur de ce « capital » est, selon la convention actuarielle, égale à la somme actualisée de flux futurs de services qu’il produira ou, selon la convention market-consistent, au prix qu’un acteur bien informé opérant sur un marché liquide et arbitré serait prêt à payer. Le capitaliste (ou ici l’investisseur) est celui qui court le risque de la circulation du capital (de l’investissement) pour récupérer la plus-value (le rendement) ; il analyse tout débours comme un investissement associé à un rendement espéré et à un risque (convention moyenne-variance).

10 La financiarisation au sens « internaliste » que nous entendons étudier est donc l’extension de ce regard d’investisseur sur toutes choses. Nous serons attentifs aux opérations de mise en valeur qui utilisent le langage du capital (par exemple, l’expression « capital humain ») pour signifier l’intérêt d’une action ou d’une chose, puis qui cherchent à produire des évaluations de ce « capital » selon les conventions financières. Nous nous intéresserons aux formulations des problèmes en termes de rendement et de risque pour les investisseurs, ainsi qu’aux propositions de réforme qui en découlent visant à améliorer ces rendements ou à réduire les risques. Nous chercherons, enfin, à comprendre les initiatives proposant de fabriquer des marchés pour confier les choix d’allocation à des agents se comportant en investisseurs bien informés. Notons, pour finir, que la figure de l’investisseur maniée par la théorie financière est particulière : il ne s’agit pas d’un investisseur attaché durablement à un investissement matériel et motivé par l’activité productive qu’il rend possible. Sa vision est exclusivement financière, fondée sur le calcul des profits possibles. Il est peu attiré par les engagements de long terme qui l’empêchent de désinvestir en cas d’apparition d’opportunités d’investissement plus attrayantes. C’est un investisseur qui arbitre régulièrement au sein d’un portefeuille, un gérant de fonds.

1.3 La financiarisation des politiques publiques

11 Les travaux sur la financiarisation qui partent d’un point de vue « externaliste » et cherchent à comprendre l’extension de la sphère financière ont déjà souligné le rôle des politiques publiques dans la financiarisation évoquant les changements de réglementation du secteur financier, les privatisations ou encore les politiques macro-économiques et monétaires (Krippner, 2011 ; Coriat, 2008). L’approche « internaliste » proposée permet d’identifier d’autres évolutions, non pas la financiarisation par les politiques publiques, mais la financiarisation des politiques publiques elles-mêmes, c’est-à-dire la pénétration des logiques et des formes d’évaluation financiarisées dans la formulation et la mise en œuvre des politiques, y compris lorsque celles-ci ne portent pas sur le secteur financier.

12 Une gradation peut s’observer, certaines politiques étant essentiellement marquées par une évolution des cadres cognitifs ou l’introduction de nouveaux dispositifs relevant de la boîte à outils financière, tandis que d’autres vont jusqu’à faire entrer des acteurs de la finance privée ou chercher à les enrôler. Surtout quand elle prend cette forme avancée, la financiarisation est classiquement justifiée par la recherche de financements pour mener les politiques publiques. Les sources de financement ont toujours été diverses : aux plus importantes qui proviennent d’impôts, de taxes ou de cotisations obligatoires, il faut ajouter la facturation de services, l’endettement sur les marchés ou auprès du système bancaire, sans oublier la création monétaire ou la canalisation sous des formes diverses d’une partie de l’épargne privée. Les combinatoires sont multiples, dépendent des époques, des pays, des questions traitées. Il serait possible de retracer l’histoire de toutes les politiques au travers des circuits de financement qui les ont rendues possibles. Et la financiarisation actuelle prend en particulier appui sur le projet de mobiliser l’épargne privée de façon volontaire, par opposition à des formes coercitives comme la conversion obligatoire de dépôts en obligations d’État ou encore l’impôt. Cette mobilisation de l’argent privé est, en outre, présentée comme l’une des rares marges de manœuvre disponibles dans un contexte où à la fois le niveau des prélèvements obligatoires et celui de l’endettement public sont considérés comme trop élevés.

13 Étudier la financiarisation des politiques publiques conduit donc à s’intéresser à leurs modalités de financement afin d’essayer de comprendre les changements des circuits de financement. D’autres circuits signifient d’autres origines de fonds, d’autres acteurs en charge de l’allocation, d’autres critères d’allocation et modalités de suivi. Il s’agit aussi de comprendre quelle place et quels rôles sont donnés aux acteurs privés et comment la politique publique entend orienter leurs actions, les contraindre ou les mobiliser.

14 Mais comment financiarise-t-on une question de politique publique ? Comment fabrique-t-on à partir de politiques à visée sociale, éducative ou environnementale des objets susceptibles de recevoir des fonds issus de l’épargne privée ? Comment s’opère ce travail de financiarisation et quelles en sont les étapes ?

2. Le travail de financiarisation

15 Financiariser est en effet un travail, qui suit des règles, comprend des passages obligés et requiert de nombreux « investissements de forme » (Thévenot, 1986). Il s’agit aussi d’une activité qui peut être entreprise pour des raisons variées, y compris pour nourrir des projets réformistes. Le sens que les personnes qui financiarisent donnent à leur action et leurs intentions ne peuvent être postulés a priori et doivent faire l’objet d’une enquête ad hoc selon les politiques étudiées. Nous retenons avant tout ce qu’elles font, c’est-à-dire utiliser les outils et les cadres de pensée de la finance, et y chercher éventuellement des alliés pour mener à bien des politiques. Nous proposons de ne pas postuler a priori la « capture » des élites politiques et administratives par la finance (ce qui signifierait qu’en financiarisant elles ne font au final que renforcer le pouvoir et la position des acteurs financiers), c’est-à-dire de ne pas rabattre totalement la financiarisation au sens internaliste cognitivo-technique sur le sens externaliste économico-politique.

16 Nous distinguons maintenant trois types d’opérations nécessaires à la financiarisation des questions publiques : des opérations de qualification et d’interprétation du monde avec les mots et le regard de l’investisseur (2.1) ; des opérations consistant à fabriquer des actifs et passifs grâce à un travail de quantification financière (2.2) ; et, enfin, des opérations de structuration de flux monétaires autour de ces nouveaux actifs et passifs permettant, notamment, d’apporter des financements pour les actions à mener (2.3). L’identification de ces différentes étapes permet de mesurer le degré d’avancement de la financiarisation : s’agit-il uniquement d’une financiarisation métaphorique, ou de nouveaux circuits financiers fonctionnant selon des règles financiarisées ont-ils été créés ?

2.1 Qualifier et interpréter le monde avec les mots et le regard de l’investisseur

17 Cette première étape relève d’un travail principalement discursif et idéologique. Alors même que les politiques publiques sont jugées nécessaires chaque fois que le libre jeu des acteurs économiques privés ne permet pas de protéger les citoyens correctement (normes de sécurité et d’hygiène, par exemple) ou de fournir certains biens (éducation pour tous, protection sociale,…), c’est-à-dire chaque fois qu’à l’évidence les acteurs privés sont incapables de valoriser ces questions suffisamment pour s’en préoccuper, l’exercice consiste à changer le regard sur ces biens et à en souligner l’importance et la valeur.

18 Plusieurs possibilités s’offrent. La première consiste à désigner ce que nous souhaitons protéger ou favoriser comme du « capital », précieux car devant rapporter à l’avenir, justifiant à ce titre nos soins et nos dépenses. On parle ainsi de capital humain (pour désigner le stock de compétences et de connaissances), de capital naturel (pour désigner l’environnement). Les questions éducatives deviennent alors des questions d’investissement dans le « capital humain », les politiques culturelles deviennent des investissements dans le potentiel créatif ou touristique d’un territoire. Une deuxième possibilité est de redéfinir ce qu’il s’agit d’éviter et les problèmes rencontrés comme des « risques » pesant donc sur les rendements futurs.

19 Une notion chère aux économistes est également utile dans ce travail de ré-étiquetage, celle d’externalité. Les externalités positives sont des flux de services ou des rendements positifs qui sont produits par des investissements mais qui ne bénéficient pas directement à l’investisseur. La plupart des dépenses publiques produisent classiquement ce type d’externalités, si bien qu’on peut les requalifier comme des investissements en capital, car générant des retombées. Inversement, les externalités négatives désignent les conséquences négatives de certains investissements par ailleurs profitables pour ceux qui les font (comme la pollution d’une rivière par une usine). Désigner ces externalités comme des risques, c’est-à-dire des éléments mettant en danger les profits futurs permet inversement de les réintégrer dans un choix d’investissement.

20 La notion d’impact, utilisée de longue date dans les dispositifs d’évaluation de grands projets [3], s’avère aussi utile dans ce travail de requalification. Développée au départ hors d’une pensée financiarisée, elle nous semble avoir subi un déplacement de sens progressif, qu’il faudrait documenter précisément, mais qui trouve son couronnement avec l’impact investing [4] (Chiapello, Godefroy, 2017 ; Barman, 2015). La notion d’impact est ici totalement financiarisée, puisque pensée comme un retour sur investissement.

21 Ce ré-étiquetage des questions publiques en termes d’investissement, de capital, de rendement et de risques permet de ramener la décision politique à une situation de choix entre des investissements alternatifs, à une délibération sur les rendements attendus comparés et sur les risques afférents. L’étude des rapports produits par les gouvernements, les organisations internationales, les experts, les think-tanks pour résoudre les problèmes contemporains montre ainsi la pénétration croissante d’un vocabulaire financier, employé au départ de façon métaphorique, mais qui contribue peu à peu à transformer les problématisations.

2.2 Fabriquer des actifs et des passifs

22 La deuxième activité relevant du travail de financiarisation consiste à donner corps à ces notions de capital, c’est–à-dire à fabriquer des actifs, et symétriquement à transformer les risques en passifs. Il s’agit de produire des chiffrages et des modélisations, puis des évaluations monétaires de ces nouveaux objets. Cette mise en visibilité permet, d’une part, de crédibiliser la thèse qu’ils sont dignes d’être investis, d’autre part, de les faire entrer dans des rendus de comptes, des calculs d’optimisation et des choix d’investissement.

23 Un actif, au sens financier, est une entité rapportant des rendements dans le futur. Les financiers gèrent des « classes d’actifs » (actions, obligations,…), c’est-à-dire des catégories d’objets dans lesquels ils mettent de l’argent en vue de profits futurs. Tout comme la requalification du monde engagée par la financiarisation s’appuie sur le langage financier, l’explicitation des actifs et des passifs fait appel aux différentes méthodes d’évaluation relevant des trois conventions financières. Il existe aussi un sens comptable à la notion d’actif, si bien qu’une façon de prendre en compte les nouveaux « actifs » et « passifs » consiste à leur donner une reconnaissance comptable dans les bilans. En fonction des réglementations comptables en vigueur, lesquelles évoluent aussi, ils pourront changer les images économiques des entités, le calcul du résultat comptable ou du PIB, des changements qui importent dans la perspective d’une recherche de financement.

24 La commande en 2006 par le Ministre français de l’Économie, à MM. Lévy et Jouyet, d’un rapport sur « l’économie de l’immatériel » illustre le poids de cette préoccupation dans la confection des politiques publiques. Le dernier des trois objectifs de cette commande [5] mentionne explicitement la volonté de cerner les contours du patrimoine immatériel de l’État et de le valoriser, car « l’État ne dispose à ce jour ni de mécanismes, ni d’une politique destinés à évaluer et valoriser ces actifs ». Dans un contexte où les comptes publics sont regardés scrupuleusement par les marchés financiers comme par l’Union européenne, il est raisonnable, pour desserrer les contraintes de financement, de chercher à inscrire de nouveaux actifs au bilan de l’État [6] et, plus largement, de travailler sur l’information comptable et extracomptable. Mentionnons, dans la suite de ce rapport, une initiative de la Direction générale des entreprises (DGE) du ministère de l’Économie consistant à fabriquer un référentiel extracomptable pour les entreprises, destiné à peser sur les analyses financières réalisées par les financeurs potentiels, grâce à la mise en visibilité de divers « actifs immatériels » non pris en compte par les règles comptables en vigueur [7]. La réflexion touche également la comptabilité nationale. Des évolutions comptables peuvent venir corriger le chiffre du PIB, et transformer en conséquence le jugement sur la santé financière des États dont la dette ou le déficit sont ramenés à cet agrégat.

25 Le travail de quantification suppose en amont un travail d’explicitation (Muniesa, 2014 ; Linhardt, Muniesa, 2011) précis des contours du risque ou du capital, des types de rendements, services et bienfaits que l’on peut en attendre, et des risques afférents. Ce travail d’explicitation s’appuie sur la contribution des spécialistes du problème public à gérer. La notion de « services écosystémiques » destinée à cerner la valeur de la nature permet d’illustrer ce processus. Partageant avec le cadrage financier l’idée selon laquelle la valeur d’une chose est liée aux services qu’elle rend, elle s’avère très utile pour alimenter le travail de financiarisation. Grâce à elle, la nature peut être constituée en « capital naturel » qui vaut par les retours qu’il procure. Cette perspective s’est d’abord appuyée sur des descriptions et des inventaires réalisés par des spécialistes des sciences de la nature (écologues, naturalistes). Au cours des années 1990 et 2000, la notion s’impose dans les arènes politiques, une étape décisive étant le Millenium Ecosystem Assessment lancé par Koffi Annan en 2000 (Tordjman, Boisvert, 2012). Les rapports issus de ce processus d’expertise internationale ont proposé des classifications et des listes de services rendus par la nature : service de régulation (qualité de l’air, de l’eau, etc.), service de fourniture de ressources (bois, aliments,...), service d’habitat, service culturels (esthétique, loisirs,…). Cette première étape d’explicitation a ensuite appelé un travail de définition encore plus précis et de quantification non financière de ces services sollicitant les savoirs des diverses sciences de la nature.

26 C’est dans un second temps que cette énorme production de connaissances et de fabrication de visibilité s’est mise à nourrir des valorisations financières plus précises cherchant à donner une valeur à chaque type de service et s’appuyant sur des acteurs et des formes d’expertise différents, non sans susciter d’ailleurs résistances et critiques des acteurs de la première étape. Par-delà les premières tentatives de donner une valeur monétaire au capital naturel [8], l’élaboration de méthodes, d’une collecte de données organisée, d’un appareillage global de suivi ont ouvert la possibilité de valoriser financièrement plus facilement des écosystèmes particuliers et de les transformer en actif. C’est ce travail qui a été entrepris par The Economics of Ecosytems and Biodiversity (TEEB), une initiative internationale lancée en 2007, financée notamment par la Commission européenne et désormais hébergée par l’United Nations Environmental Program (UNEP) qui, après avoir proposé une méthodologie générale, s’efforce de la disséminer, d’accompagner les États dans leurs opérations de valorisation et dans la fabrication de nouvelles politiques prenant appui sur ces valeurs. Là encore, on trouve toute la gamme des projets, depuis des chantiers sur l’utilisation des chiffres pour modifier les comptabilités nationales jusqu’à la réalisation d’études ad hoc de choix d’aménagements utilisant des estimations de la valeur des écosystèmes (comparant, par exemple, la valeur créée par la conservation d’une zone humide et celle de son assèchement pour construire un centre commercial).

27 Parvenu à ce stade, le travail de financiarisation de questions de politique publique est bien avancé puisqu’on dispose à la fois d’une mise en récit utilisant le langage de l’investissement et de ses retours, du capital et de ses risques, et de diverses méthodes et sources de quantification financière permettant de donner des valeurs et de les faire entrer dans des calculs. Pour autant, ces différents éléments ne suffisent pas à transformer les circuits de financement des politiques publiques et à faire en sorte que cette rhétorique de l’investissement serve effectivement à attirer des investisseurs privés. C’est le rôle des activités de financiarisation que nous regardons maintenant.

2.3 Structurer des flux monétaires

28 Cette étape est essentielle à élucider si on considère que la financiarisation au sens internaliste des outils et des cadres de pensée n’est pas indépendante de la financiarisation au sens externaliste soulignant la croissance du pouvoir des acteurs financiers. L’ensemble des opérations vues précédemment peuvent certes préparer une transformation des circuits monétaires. Comme on l’a vu, le changement des images comptables, la production de chiffres, participent du travail consistant à montrer que des objets dédaignés ou ignorés des investisseurs sont porteurs de richesses, mais cette seule mise en évidence ne suffit pas à les convaincre d’investir. La nouvelle étape nécessite la mobilisation de compétences particulières, principalement juridico-financières pour faire bouger les cadres légaux et réglementaires et élaborer les montages financiers. La fabrication d’un circuit financier procède, en effet, largement d’un travail d’écriture juridique, dessinant des entités recevant des fonds, gérés selon des critères et par des personnes déterminés de façon ad-hoc, signant des contrats avec d’autres entités, organisant des échanges monétaires et en fixant les conditions. Comment apporter des fonds pour financer la maintenance, la protection ou la croissance des nouveaux actifs identifiés (humains, naturels, immatériels,…) ? C’est la question à laquelle les fabricants de circuits financiers doivent répondre.

29 La première possibilité consiste à transformer ces actifs ou passifs en marchandises qui pourront être vendues, c’est-à-dire en titres financiers.

2.3.1 Créer des titres financiers

30 Le principe sous-jacent est le même que celui qui a présidé à la naissance de la société par actions. Les entreprises industrielles devant financer leurs investissements matériels avaient trouvé habile d’émettre des actions, qui sont des droits sur les profits futurs. Dans les cas qui nous occupent, une solution consiste à tenter de vendre des droits sur des flux de revenus futurs générés par ces nouveaux actifs/passifs.

31 Les marchés d’impacts naissent de cet effort. C’est ainsi, par exemple, que des impacts négatifs ont été transformés en « droits à polluer » échangeables et que d’autres impacts, positifs, sont devenus des « crédits carbone ». D’autres passifs (dettes probables), calculables grâce aux techniques assurantielles, potentiellement portés par les bilans des assureurs ou couverts implicitement par l’État, ont aussi récemment été transformés en titres (tels les catastrophe bonds) pour capter les fonds permettant de les couvrir. Notons que l’action de l’État est indispensable pour que ces « titres » nouvellement inventés grâce à une astucieuse ingénierie juridico-financière soient achetés et apportent donc des ressources nouvelles. Les pouvoirs publics peuvent rendre l’achat obligatoire dans certaines circonstances (principe du pollueur-payeur), organiser la rareté du titre (sur les droits d’émission carbone) laquelle détermine son prix et donc les montants investis dans la cause. Ils doivent aussi se préoccuper d’aménager l’espérance de rendement des investisseurs, c’est-à-dire s’assurer qu’il y aura bien des flux futurs de revenus qui leur reviendront.

2.3.2 Fabriquer des rendements

32 La plupart des nouveaux circuits de financement financiarisés partagent les mêmes caractéristiques, que l’apport en capital passe par l’émission de titres ou par d’autres montages : in fine, les pouvoirs publics finissent par payer, directement ou indirectement, pour fabriquer tout ou partie des rendements des acteurs financiers. Les contrats de partenariat public-privé (Public Private Partnership, PPP) qui constituent une autre façon de faire financer par des investisseurs privés de gros investissements (par exemple, la construction d’infrastructures) n’intéressent ces derniers que parce qu’ils sont assortis de promesses de recettes à très long terme qui leur permettront de récupérer leurs fonds augmentés d’un rendement. La collectivité qui signe un PPP ne fait donc rien d’autre que de s’endetter, mais elle s’appuie sur une configuration d’acteurs bien différente que dans le cas d’une maîtrise d’ouvrage publique et un montage financier plus complexe.

33 Les contrats à impact social dont l’expérimentation a été lancée en France en 2016, sur le modèle des Social Impact Bonds (SIB) du Royaume-Uni, pour apporter des financements à un secteur social en manque de financement public sont un autre exemple. Ils permettent d’inciter des investisseurs financiers en quête de rendement à abonder des projets par définition non rentables, comme la réinsertion des détenus. Le montage proposé repose sur la considération que la bonne gestion de l’activité se traduira par une réduction des coûts induits pour la collectivité (moins de récidive signifiant moins de dépenses publiques dans le futur). Dès lors, la collectivité peut avoir intérêt à promettre un rendement à l’investisseur si la structure qu’il finance atteint ses objectifs de ré-insertion. Là encore, l’apporteur de rendement est la puissance publique.

34 L’octroi d’avantages fiscaux constitue une autre façon de fabriquer du rendement pour des investisseurs. C’est ainsi qu’en France, les pouvoirs publics souhaitent inciter les ménages à investir dans des petites et moyennes entreprises (PME) très innovantes ou des entreprises solidaires. Sont nés de ce projet des dispositifs de placement réglementés proposés aux ménages fiscalisés et notamment aux plus riches payant l’Impôt sur la fortune (ISF). Le ménage qui y place une somme pour une durée minimale assez longue (5 à 8 ans selon les dispositifs) reçoit immédiatement une part conséquente de son placement en réduction d’impôt (25% ou 50%). Celle-ci suffit souvent à rendre le placement attractif, même en cas de perte d’une partie du capital.

35 Comme dans le cas des émissions d’actions par les entreprises, ces nouveaux titres, placements ou contrats accordant des droits à des revenus futurs potentiels permettent d’apporter des fonds aux causes qu’ils financent. Et comme dans le cas des actions, les investisseurs peuvent souhaiter de la liquidité, c’est-à-dire pouvoir revendre ces contrats, ou ces titres. Cette demande n’est néanmoins pas toujours satisfaite. Certains titres ou contrats ne sont pas cessibles. D’autres le sont mais il est difficile de trouver un acquéreur, ou encore ne le sont que sous conditions.

2.3.3 Créer de la liquidité

36 Donner de la liquidité à des investisseurs potentiels peut donc faire partie du travail à accomplir pour que les nouveaux circuits de financement fonctionnent, ce qui relève d’une ingénierie particulière.

37 L’organisation de places de marché ou de bourses d’échanges facilite les transactions, mais il faut alors que les produits qui s’échangent soient connus, évalués régulièrement, comparables pour que les participants puissent investir et désinvestir, gérer des portefeuilles. Des professionnels dédiés (auditeurs, agences de notation, data brokers) se chargent classiquement de ce travail, ce qui suppose qu’ils puissent être rémunérés pour leurs services.

38 Une autre manière de créer de la liquidité s’appuie sur un dispositif juridique particulier : celui du fonds. Les fonds organisent une gestion de l’argent par la fabrication d’enveloppes cantonnant le risque aux sommes déposées et dont la gestion, liée à des objectifs divers, est confiée à des gestionnaires mandatés. Ces fonds fabriquent de la liquidité par le biais d’une forme de titrisation. Ils permettent de rassembler dans un seul véhicule des investissements multiples qui ne sont pas liquides par nature, par exemple des prises de participation dans des PME. Le véhicule financier achète des titres, fait des prêts, signe des contrats qu’il ne peut revendre simplement. En revanche, des parts du véhicule sont cédées à des investisseurs qui y gagnent un droit sur les profits à venir. Un premier type de liquidité peut être organisé au sein du fonds lui-même : certains choisissent de ne pas investir tout l’argent collecté mais d’en garder un pourcentage disponible pour pouvoir rembourser un porteur de parts qui le souhaiterait. Un second type de liquidité peut consister en l’échange sur des places de marché particulières de parts dans ces fonds : si les apporteurs de capitaux ne peuvent pas acheter et vendre les participations du fonds, ils peuvent, en revanche, acheter et vendre leurs parts de fonds.

39 Les pouvoirs publics peuvent donc tenter d’attirer de l’argent privé vers des causes d’intérêt général en favorisant le montage de tels fonds, auxquels ils accordent parfois des avantages fiscaux pour les apporteurs de capitaux, et qu’ils abondent avec de l’argent public, soit directement, soit au travers de « fonds de fonds ».

40 Un exemple en est la création, en juillet 2015, par la Banque européenne d’investissement (BEI) du Social Impact Accelerator (SIA) qui a levé 243 millions d’euros pour financer des entreprises sociales auprès du groupe BEI et d’ « autres investisseurs » comme le Crédit Coopératif, la Deutsche Bank, le groupe SITRA ou la Banque bulgare de développement [9]. Le SIA est un fonds de fonds, largement alimenté par des fonds publics, qui place ensuite l’argent collecté dans des fonds d’impact investing de différents pays européens supposés compléter leur levée d’argent auprès d’investisseurs privés. La mission de ces fonds d’impact est ensuite d’apporter des financements à des entreprises ayant des objectifs sociaux, soit directement, soit indirectement par l’intermédiaire d’autres fonds, spécialisés cette fois sur des thématiques particulières ou des zones géographiques. Les pouvoirs publics espèrent par leurs apports initiaux faire « levier » sur les investisseurs privés et démultiplier leur action, leur mise de fonds initiale étant supposée rassurer. Étant moins exigeant en termes de rendement que des investisseurs privés, les pouvoirs publics facilitent également des investissements dans des projets moins rémunérateurs. Ils cherchent par cette action volontariste à susciter le développement d’une industrie de la gestion de fonds se préoccupant prioritairement de questions sociales.

41 Le développement de cette forme d’intermédiation financière par des fonds, c’est-à-dire par l’industrie de la gestion d’actifs, est une marque de la financiarisation au sens externaliste (ce sont ces acteurs et les professionnels des industries de services qui les servent qui font fonctionner les marchés financiers) comme au sens internaliste (les outils financiarisés sont d’abord les leurs) et le développement de l’usage de cette forme par les pouvoirs publics permet potentiellement de leur ouvrir de nouveaux marchés.

42 Les opérations préalables d’explicitation et de mesure des impacts et des externalités trouvent ici une utilité. Car si cette nouvelle industrie financière doit prendre en charge des questions de politiques publiques et recevoir à ce titre diverses aides (apports en capital, avantages fiscaux, etc.), il lui est demandé de rendre des comptes sur ses résultats sociaux ou environnementaux afin de justifier les efforts dont elle est destinataire. Quand la financiarisation des politiques publiques s’engage dans cette étape visant à fabriquer des circuits financiers actionnables par des acteurs financiers classiques, elle entraîne un déplacement notable des cibles de la politique. On passe d’une préoccupation centrée sur les bénéficiaires de la politique (population en difficulté, écosystème à protéger, enfants à soigner,…) et les organisations qui s’en occupent, à une préoccupation centrée sur les opérateurs et intermédiaires financiers qui vont apporter les fonds nécessaires.

43 La production de liquidité est la forme de réduction des risques financiers la plus favorable au développement de l’industrie financière privée. Pour autant, d’autres méthodes sont possibles.

2.3.4 Réduire les risques

44 Les schèmes de raisonnement des investisseurs associent étroitement rendement et risque. Selon la convention moyenne-variance, ce sont même les deux faces d’une même pièce puisque constituant deux indicateurs de description des mêmes flux attendus d’un investissement. La théorie de portefeuille a rationalisé le choix d’investissement, considérant qu’à risque élevé il faut une espérance de rendement forte et, qu’inversement, une espérance de rendement faible doit être associée à plus de garantie. Par conséquent, chaque fois que les pouvoirs publics fabriquent des rendements, ils les assortissent aussi de conditions et donc de risques. Un engagement de l’État à louer pendant 40 ans un immeuble construit en PPP est un rendement certain, de même qu’un avantage fiscal immédiat, l’abandon de recettes dans le cadre d’une concession ou la signature d’un SIB conditionnant des versements à l’atteinte d’objectifs sociaux suggèrent des risques un peu plus importants. L’ingénierie consiste alors à fabriquer des équilibres rendement-risque acceptables.

45 La construction de ces équilibres peut conduire à subventionner l’action sur le terrain. C’est ainsi que dans le champ de l’aide au développement, on peut observer deux types de flux monétaires. D’un côté, les flux d’investissements pour partie alimentés par des fonds publics supposés s’investir dans des organisations pour en tirer des rendements, de l’autre, des subventions ou de l’aide technique jugées indispensables pour que les organisations atteignent les objectifs de politique publique (les aider à couvrir les coûts prohibitifs d’instruction des dossiers dans le microcrédit, à adopter des méthodes agronomiques plus efficaces dans le champ du développement agricole, etc.).

46 Mentionnons, pour finir, certains dispositifs dédiés à la réduction des risques, comme les systèmes de garantie accordée directement par la puissance publique ou de plus en plus souvent par des fonds de garantie (option qui a l’avantage pour l’État de réduire son exposition au montant du fonds et pour l’industrie financière de lui apporter des fonds à placer). L’utilisation de la garantie d’État est une très vieille technique qui s’est d’abord développée pour faciliter les prêts par le système bancaire aux activités que l’État souhaitait soutenir. Pour autant, il semble que ce levier soit de plus en plus utilisé pour sécuriser la fabrication des nouveaux circuits financiers.

Conclusion

47 Financiariser une politique publique consiste donc à transformer le langage et les instruments qui l’organisent et à y importer des pratiques et des modes de pensée issus du monde financier. Cette transformation peut aller jusqu’à la connecter au monde de la finance privée, quand il s’agit de construire des circuits financiers alternatifs destinés à mobiliser l’argent privé de façon volontaire. Le travail de financiarisation prend appui sur les pratiques et les techniques des acteurs financiers, s’efforce de satisfaire leurs attendus en termes de rendement, de risque ou de liquidité. Elle requiert aussi des efforts et des investissements considérables dans des métriques, des bases de données, l’élaboration de conceptualisations théoriques, l’écriture de nombreux textes programmatiques et juridiques, l’élaboration de contrats, la naissance de nouvelles organisations. Cette activité mobilise, notamment, les efforts de groupes professionnels spécialistes des techniques mises en œuvre qui sont aussi ceux qui se sont nourris et ont prospéré grâce à la financiarisation (financiers, juristes, auditeurs, consultants, évaluateurs) et qui trouvent dans cette évolution l’occasion de se légitimer en montrant que leurs savoirs peuvent servir d’autres causes que celle de l’argent, et, pour certains, l’opportunité d’étendre leur marché et de vendre leurs services. C’est surtout dans la troisième étape, celle qui consiste à fabriquer concrètement les circuits financiers que leur implication est nécessaire. La première étape engage essentiellement une expertise d’économistes, et la deuxième mobilise tout particulièrement des spécialistes des questions considérées (de la biodiversité, du réchauffement climatique, des questions sociales,…) qui s’efforcent de produire des métriques adéquates, lesquelles sont ensuite récupérées par des économistes et des financiers. La multiplicité des acteurs et des compétences nécessaires au travail de financiarisation et le fait qu’ils n’ont pas uniformément accès aux espaces de fabrication des politiques, expliquent aussi que – selon les espaces et les questions traitées – la financiarisation est un processus hétérogène et incertain.

48 Pour ses promoteurs, la financiarisation permet d’internaliser dans le fonctionnement capitaliste les externalités positives et négatives produites tant par les entreprises que par les acteurs publics ou à but non lucratif. L’utopie poursuivie est qu’un capitalisme qui aurait tout internalisé ne produirait plus de dégâts. Si tout peut être financiarisé, alors des acteurs capitalistes investisseurs rationnels peuvent prendre en charge la totalité des activités. Et une bonne partie du secteur public, qui ne fait que produire des actifs immatériels et des impacts sociaux ou environnementaux positifs, peut être cédée à des acteurs capitalistes, mouvement censé, en outre, soulager l’État et réduire les impôts. Il en est de même des activités portées par les organisations à but non lucratif vivant principalement du don ou de la subvention. Là encore, il est possible d’imaginer que des acteurs capitalistes puissent prendre le relais. Une telle reconfiguration aurait comme conséquence d’étendre le capitalisme à des activités dont il avait été exclu (relevant de la sphère publique, caritative, ou de la solidarité nationale), lesquelles se trouvent engagées dans un processus de privatisation et de mise en valeur capitaliste, ou à des objets qui relevaient jusqu’à il y a peu des biens communs et qui se trouvent soumis à une nouvelle vague d’enclosure (capital naturel, propriété intellectuelle,…).

49 La financiarisation, parce qu’elle permet de créer des nouveaux objets immatériels (actifs et passifs) – qui pourront éventuellement être commercialisés (s’ils sont « titrisés » et donc dotés de droits de propriété transférables) ou qui, à tout le moins, vont justifier des investissements financiers, donner des retours, et s’accumuler dans des patrimoines – facilite ce travail de grignotage par le capitalisme de questions, d’objets et d’activité qui lui échappaient. Pourtant, comme nous avons essayé de le montrer, cette financiarisation ne peut pas se faire sans des politiques publiques dynamiques et l’utilisation d’argent public pour donner des rendements et réduire les risques des investisseurs privés. La complexification des circuits financiers, qui multiplient les dispositions et mobilisent des configurations variées d’acteurs, ne facilite pas l’évaluation de ces nouveaux mécanismes. Permettent-ils effectivement d’augmenter les ressources consacrées aux questions traitées ? Nous en doutons fortement, même s’il est évident qu’il n’est pas possible de donner une réponse valable pour tous les dispositifs dont nous avons suggéré la variété et la complexité. Ces derniers apparaissent plutôt comme une façon de continuer à y consacrer des ressources dans un contexte de contraintes financières en tentant d’impliquer ceux qui les construisent (via la détention de dette publique et la résistance à l’impôt) afin qu’ils desserrent leur étau.

Notes

  • [1]
    Le nom donné à cette convention découle du fait qu’elle conduit à rechercher des évaluations qui – à défaut d’être données par le marché – sont « consistantes par rapport au marché », c’est-à-dire cohérentes par rapport à ce que l’on sait des prix de marché d’autres biens ou actifs. Cette recherche est rendue possible par la modélisation financière de dernière génération qui permet, par exemple, l’évaluation de produits dérivés ou de produits complexes. La réglementation prudentielle impose aussi ce type d’évaluation pour les bilans des entreprises d’assurance.
  • [2]
    Dans le Livre 1 du Capital, K. Marx oppose la circulation simple des marchandises M-A-M’ où un agent échange des marchandises (M) contre de l’argent (A) pour se procurer d’autres marchandises, à la circulation du capital A-M-A’ où un capitaliste achète des marchandises avec son argent pour les transformer puis vendre la production sur le marché afin de récupérer de l’argent, soit la même chose qu’au début du cycle mais d’un montant supérieur (A’>A).
  • [3]
    Les maîtres d’ouvrage sont depuis les années 1970 appelés à produire des évaluations d’ « impacts » visant à les inciter à concevoir des projets respectueux de l’environnement.
  • [4]
    L’impact investing propose à des apporteurs de capitaux d’investir dans des organisations en vue d’un double rendement, à la fois financier et social.
  • [5]
    Cf. La lettre de mission reproduite dans le rapport Lévy-Jouyet (2006).
  • [6]
    Grâce aux travaux entrepris, les actifs immatériels inscrits au bilan de l’État français sont passés de 0,7 Md € en 2007 à 10 Mds € en 2010 (d’après le site de l’Agence pour le patrimoine immatériel de l’État (APIE), créée à la suite du rapport Lévy-Jouyet).
  • [7]
    Il s’agit du Thésaurus-Bercy, « Référentiel français de mesure de la valeur extrafinancière et financière du capital immatériel des entreprises ».
  • [8]
    On prend habituellement comme point de repère un article publié dans Nature en 1997 par dix auteurs (R. Costanza et al.) intitulé « The value of the world’s ecosystem services and natural capital » (vol. 287, 253-260).
  • [9]
Français

Cet article porte sur la financiarisation, considérée comme un processus de transformation du monde par des pratiques, théories et instruments nés dans le secteur financier et utilisés désormais pour revisiter des questions a priori très éloignées (sociales, environnementales, éducatives, culturelles,...). Cette financiarisation des politiques publiques semble découler du projet de mobiliser l’épargne privée afin de desserrer les contraintes financières des pouvoirs publics. Nous distinguons différentes opérations qui, prises ensemble, constituent ce que nous appelons le « travail de financiarisation ».

Mots-clés

  • financiarisation
  • politiques publiques
  • investissement à impact social
  • gestion d’actifs
  • titrisation
  • financement
Español

Palabras claves

  • Financialization
  • Public Policies
  • Impact Investing
  • Financing
  • Asset Management
  • Securitization

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Éve Chiapello
Centre d'études des mouvements sociaux, Institut Marcel Mauss (UMR 8178 CNRS/École des Hautes Études en Sciences Sociales), Paris Sciences et Lettres University.
eve.chiapello@ehess.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/06/2017
https://doi.org/10.3917/med.178.0023
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