CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Au Québec, à rebours d’un certain récit consacré qui célèbre la passion contestatrice de la jeunesse, la seconde moitié de la décennie 1960 est loin de correspondre à un moment de complète effervescence révolutionnaire [1]. Il ne faut surtout pas prendre les récits des acteurs au mot et admettre sans réserve l’image d’une révolte unanime et radicale pendant les années 1968 [2]. En réalité, ce qui frappe l’historien qui analyse la période, c’est à la fois le fractionnement de la jeunesse, qui n’a jamais constitué une masse homogène et lisse, en une multitude de groupes aux intérêts et aspirations bigarrés, et l’indifférence politique d’une large frange des moins de vingt-cinq/trente ans. En 1967, ce dont les leaders étudiants québécois se plaignent, ce n’est pas de l’extrémisme ou de la témérité des actions de leurs camarades, mais de leur effarante passivité [3]. Le sentiment dominant dans les établissements scolaires au Québec à cette époque est moins celui de la colère que de l’ennui. C’est afin de répondre à cette insouciance que le syndicalisme étudiant se radicalise dans les années 1960 et non pas, comme on aurait pu le croire, afin d’être au diapason des volontés réformatrices des effectifs étudiants.

2 On peut distinguer trois périodes dans la montée du militantisme étudiant des années 1960. Dans la première moitié de la décennie, les leaders étudiants souhaitent être consultés par les autorités scolaires. Ils demandent de participer aux structures administratives. Il ne leur suffit plus d’être sondés, ils veulent faire partie du processus décisionnel et s’asseoir à la table de négociation, comme de « vrais » syndicalistes. A mesure que l’on progresse dans les années 1960, cette volonté de collaboration est battue en brèche par l’apathie de la masse étudiante qui n’a que faire des comités et des assemblées organisés par leurs leaders. Quand il s’agit de se battre pour des causes concrètes et immédiates (distributrices, caisses populaires, ciné-clubs, locaux, sports, prêts et bourses, cafétéria), la participation est davantage au rendez-vous ; à l’inverse, comme on le verra, quand les causes politiques sont distantes et abstraites (Vietnam, grèves ouvrières), les membres étudiants perdent leur ferveur et se dispersent. En 1968, désabusés, les meneurs étudiants les plus radicaux en viendront à croire que la dissolution des syndicats étudiants représentent le meilleur moyen de favoriser le réveil de la masse, arguant qu’il est préférable de se passer de structures représentatives et de s’en remettre à des mouvements de base, capables d’entreprendre des actions musclées et spontanées. Aussi, ils cautionneront la dissolution des associations étudiantes, croyant de cette façon susciter la multiplication des « minorités agissantes ». Le résultat est plutôt la désorganisation du milieu étudiant qui se retrouvera, presque du jour au lendemain, sans organe pour canaliser et relayer ses revendications.

UN SYNDICALISME ÉTUDIANT PEU POPULAIRE

3 Dans la première moitié des années 1960, les leaders étudiants québécois, inspirés par la charte de Grenoble [4] (1947) de l’Union nationale des étudiants de France (UNEF), cherchent à faire triompher l’idée que l’étudiant est un travailleur intellectuel. Selon eux, l’étudiant ne peut se consacrer à ses études sans prêter attention à ce qui se passe dans le vaste monde. Les grèves dans les usines ou l’administration de son institution scolaire doivent lui paraître des causes au moins aussi graves, aussi pressantes que l’obtention d’une bonne note dans un cours de philosophie ou de chimie. Rien de la société, et en particulier de la souffrance humaine, ne doit lui être étranger [5]. En 1961, l’Association générale des étudiants de l’Université de Montréal (AGEUM) adopte une charte de l’étudiant universitaire basée sur la fameuse charte de Grenoble et, en 1964, la toute nouvelle Union générale des étudiants du Québec (UGEQ) cherche à regrouper tous les établissements d’enseignement supérieur en se définissant comme centrale syndicale étudiante, sur le modèle d’une centrale syndicale ouvrière. On retrouve une même approbation du syndicalisme étudiant dans les collèges classiques [6].

4 Cette conception de l’étudiant comme intellectuel est portée principalement par les recrues en sciences sociales. Ces disciplines privilégient en effet une approche globale qui s’avère, au moins potentiellement, plus politique et qui accrédite l’idée de l’étudiant comme travailleur et comme intellectuel. Ceux qui fréquentent l’université pour mieux appuyer un engagement social se retrouvent principalement en sciences humaines (30 %), alors que ce n’est le cas, par contraste, que de 5 % des étudiants en médecine [7]. Or, les facultés de sciences sociales drainent une part croissante de ceux qui s’orientent vers l’université [8]. À l’Université de Montréal, entre 1961 et 1968, le nombre d’inscriptions dans ce champ d’études est multiplié par quatre, une augmentation à comparer avec la relative stabilité qui prévaut en médecine, en droit ou à Polytechnique. Pendant ces mêmes sept années, les effectifs en science politique sont multipliés par neuf, passant de 38 à 335 étudiants. Les amphithéâtres grouillent d’apprentis politologues ou d’apprentis travailleurs sociaux. Cette évolution des effectifs scolaires a des répercussions sur la manière d’envisager la carrière d’étudiant, mais elle ne suffit pas à grossir les rangs des mouvements étudiants qui souffrent d’une certaine désaffection de la part de la masse. Loin d’être survoltés et révoltés, les jeunes nés dans les années 1940 se révèlent plutôt dociles. L’historien qui relit les revues de cette période est frappé par l’absence de mobilisation étudiante autour de vastes enjeux sociaux. Prenons l’exemple d’une des batailles alors les plus médiatisées, celle de l’opposition à la guerre du Vietnam. L’intensification des combats en Asie du Sud-Est ne provoque pas, en général, de réaction vive et scandalisée dans la province de Québec. Un sondage révèle que, parmi ceux qui fréquentent l’Université de Montréal, l’Université McGill, l’UQAM ainsi que les cégeps [9] du Vieux-Montréal, Maisonneuve et Saint-Laurent, 25 % des étudiants soutiennent l’intervention américaine, tandis qu’une majorité préfère se déclarer neutre et qu’à peine 14 % se rangent du côté du Viêt-Cong. Même cet appui donné aux forces anti-impérialistes est fragile, puisqu’il ne dépasse guère un niveau moral. « En somme, conclut un analyste du sondage, on est “progressiste” ou “radical” dans la mesure où c’est “utile”, dans la mesure où c’est “in”, mais à la condition sine qua non que ça ne dérange pas trop la petite existence quotidienne[10]. » Le plus fort contingent des étudiants n’est que peu ou pas intéressé par l’action politique. En 1967, on cherche en vain les rassemblements monstres dans les rues de Montréal, Québec, Chicoutimi ou Sherbrooke.

5 Les étudiants sont prompts à critiquer ce qui les affecte directement, mais ne souhaitent pas dépasser leurs intérêts immédiats. Une enquête rapide auprès de 132 jeunes du cégep du Vieux-Montréal révèle que 83 % d’entre eux « en ont “marre” de manger des sandwiches humides » et déplorent l’état minable de leur bibliothèque, mais qu’ils se détournent des questions plus sociales. Interrogées sur leur éventuelle participation à un « Bureau politique » qui veillerait à la promotion de leurs intérêts face à l’administration, seulement 7 % des personnes répondent par l’affirmative. « À l’éternelle question qui demande si véritablement la masse étudiante est amorphe ou pas, conclut Robert Chabot, l’enquête laisse esquisser une réponse : au niveau des manifestations verbales, il faut remarquer que tous et chacun émettent des opinions parfaitement justifiables et sous bien des aspects, cela s’avère de très bon augure. Mais au niveau d’un projet de participation active, et bien alors là, les résultats sont beaucoup plus déplorables et viennent malheureusement confirmer l’opinion populaire qui veut que, dans l’ensemble, les étudiants soient apathiques[11]. » La situation n’est guère différente ailleurs. Les syndicats étudiants québécois pâtissent de la désaffection pour les grands enjeux politiques. En dépit de leurs actions provocatrices, les leaders n’arrivent pas à mobiliser des étudiants qui se définissent encore, selon les résultats d’une enquête réalisée par le sociologue Gérald Fortin auprès de la population de l’Université Laval, comme des « professionnels en apprentissage » plutôt que comme des citoyens engagés [12]. Les considérations relatives à la carrière prennent le pas sur les devoirs démocratiques. Pour les jeunes Québécois, les études représentent en général un noviciat indispensable dans la mesure où elles mènent à un métier bien rémunéré, et non pas dans la mesure où elles seraient l’antichambre d’une prise de position citoyenne. Pendant que les leaders se braquent et se raidissent sur une série de dossiers, le gros de la population étudiante n’affiche aucune opinion par rapport à des questions aussi polémiques que le présalaire, le syndicalisme étudiant, le rôle de la jeunesse ou la cogestion [13]. Les jeunes ne semblent pas tant penser à la réforme de l’école ou de la société qu’à leur emploi prochain.

6 C’est ainsi que les structures syndicales mises en place à la hâte dans la première moitié des années 1960 attendent toujours d’être activées. Le congrès d’information de l’AGEUM, tenu du 7 au 9 octobre 1966, par exemple, attire 40 participants, dont 23 animateurs (on attendait environ 400 délégués). Autre exemple, au début de l’année scolaire 1967-1968, les appels au boycott de la hausse des frais fixes décrétée par les autorités de l’Université Laval et de l’Université de Montréal tombent à plat, l’implication de la population concernée se révélant à peu près nulle. Quand, en novembre 1968, l’Université Laval organise une journée de réflexion autour d’un document (le rapport Roy) favorable à la démocratisation des structures universitaires, la campagne intensive de publicité ne réussit pas à convaincre 10 % des étudiants de venir assister aux échanges. À l’Université McGill, l’élection des représentants étudiants au conseil des gouverneurs, un privilège gagné après un long combat, mobilise à peine le cinquième du corps étudiant. La Fédération des étudiants-maîtres de l’État du Québec (FEMEQ) reconnaît avoir le plus grand mal à susciter l’intérêt ne serait-ce que d’une fraction de ses 15 000 membres. Un nombre impressionnant de conseils exécutifs sont élus par acclamation, devant des salles vides — comme à Sherbrooke, à Sir George Williams et dans quantité de collèges.

7 Des dirigeants étudiants pestent, s’agitent, menacent, démissionnent sans que cela ne change quoi que ce soit au désintérêt général. « [On] aurait pu proposer le nom de Vizir — chat siamois pas encore célèbre — au poste de la présidence et tout se serait déroulé dans l’ordre, sans protestation[14]. » Les gros « trucs » (ou « patentes » en québécois) des associations étudiantes prennent l’aspect de petits partis uniques. « La population étudiante, écrit Jean-Marie Gilbert en mars 1967, subit une crise qui laisse songeurs les leaders étudiants eux-mêmes. Depuis longtemps (depuis 5 ans. C’est déjà un anniversaire !) des étudiants du Collège de Rouyn font des mains et des pieds pour organiser la masse étudiante et comme résultat de tant d’efforts : une crise, la plus grave qu’ait connue le Conseil étudiant depuis son existence. Le malaise, bien plus qu’un conflit d’autorité, en est un de participation étudiante[15]. » Un mois plus tard, en dépit de cet éditorial, la situation n’a pas changé au collège de Rouyn. « Au point où on en est maintenant, il n’est vraiment pas question de faire de longs et beaux discours sur le syndicalisme étudiant : il est mort[16]. » En Abitibi comme ailleurs dans la province, les étudiants désespèrent leurs chefs syndicaux (et même beaucoup de leurs éducateurs), non par leur trop grande agitation mais par leur avachissement.

UN CHANGEMENT DE TACTIQUE

8 Les leaders étudiants ne savent plus à quel saint se vouer pour accroître la participation. Les colloques régionaux de l’UGEQ, organisés pour trouver des remèdes à la défection des troupes, n’attirent qu’une poignée de personnes. Que faire ? Des étudiants se font cyniques par rapport au hiatus qui se creuse entre les élites syndicales et leur base. Une minorité agissante, courageuse et bruyante fait illusion pendant que « le reste, plus conservateur et plus prudent, pour ne pas dire plus lâche, se laisse conduire et crie lui-même quand on lui demande de le faire, sans trop savoir pourquoi[17] ». Les autorités universitaires et collégiales ont beau jeu de contester la représentativité de syndicats dont la vaste majorité des membres ne connaissent à peu près rien du fonctionnement, ne lisant pas les communiqués officiels et n’assistant pas aux assemblées annuelles. Le syndicalisme étudiant ne peut guère, dans ces conditions, exercer une pression crédible sur l’opinion publique ou le gouvernement. Comment pourrait-il prétendre représenter une masse étudiante qui boude ses initiatives ? Comment pourrait-il exiger des réformes qui ne sont pas soutenues par sa base ?

9 Certains, complètement désabusés, considèrent que le milieu étudiant est condamné à cette apathie. « Le milieu étudiant est un milieu social décevant ; les étudiants représentent un groupe politique instable, amateur et peu sérieux. Somme toute aucun progrès n’est possible dans le monde étudiant[18]. » Vue ainsi, la transformation des carabins en acteurs politiques dynamiques n’est pas un rêve réalisable. Un peu à cause de leur manque d’expérience et de leur immaturité, un peu aussi à cause des exigences liées à leurs études (qui ne leur laissent guère de temps pour le militantisme), on ne saurait attendre des collégiens ou des universitaires qu’ils puissent se préoccuper d’un autre échelon de gouvernement, après avoir fait leurs devoirs de citoyens aux niveaux fédéral, provincial et municipal. C’est assez, pour eux, de se préparer à un métier sans avoir à se dépenser en plus pour un syndicat dont ils conçoivent mal l’intérêt et la mission réelle. La seule chose qui aurait changé, dans les années 1960, c’est que l’éternelle petit groupe de jeunes rebelles aurait grossi au rythme de la croissance des effectifs étudiants dans la province, et qu’il peut maintenant non seulement représenter un groupe substantiel — quoique toujours marginal —, mais aussi compter sur des leviers syndicaux beaucoup plus puissants qu’autrefois. L’atteinte d’une masse critique, couplée à l’explosion des moyens de pression et de communication, rendrait cette minorité agissante bruyante et agressive, ce qui ferait illusion sur la montée du pouvoir étudiant. Dans les faits, dit-on, la génération cadette ne serait pas plus politisée que la précédente, peut-être même le serait-elle moins, comme tendrait à le prouver le haut taux d’abstentionnisme aux élections de 1966 [19].

10 D’autres observateurs du milieu étudiant, surtout ceux provenant des disciplines plus appliquées (administration, médecine, génie, etc.), montrent du doigt un manque d’intérêt pour les causes défendues. En cherchant à manœuvrer les étudiants et en leur imposant leur programme idéologique, les unions ont compromis leur mission. Les associations ont sacrifié l’offre de services (organisation de soirées dansantes, de fêtes et d’activités sportives, impression d’un bottin téléphonique et d’un journal, achat de photocopieurs, gestion d’un café étudiant) au profit des revendications politiques (marches, pressions sur le gouvernement, communiqués de presse). La plupart des membres continuent d’aller frapper à la porte de leur syndicat pour obtenir un soutien financier ou technique, alors que leurs leaders veulent animer politiquement le milieu. Les intérêts des uns et les aspirations des autres n’arrivent pas à se rejoindre. Dans un tel contexte, le fait que les étudiants tournent le dos à leurs syndicats ne peut guère surprendre. À l’Université de Montréal, la proportion de ceux qui déclarent juger peu ou pas représentatifs les cadres de l’AGEUM atteint 71 % des étudiants en droit, 62 % des étudiants en sciences et 63 % des littéraires [20]. La plus large proportion d’entre eux (90 % des étudiants de HEC [21] et de Polytechnique, 54 % de ceux inscrits en lettres, 67 % de ceux inscrits en droit) se désintéresse de la politique de leur association.

11 Les syndicalistes étudiants qui n’avaient eu de cesse de reprocher au gouvernement ou aux administrations scolaires leur manque d’ouverture et de représentativité se font bientôt servir la même critique par leurs membres. Il existe deux solutions : soit revenir à une forme plus traditionnelle de l’association étudiante et favoriser, comme semble le souhaiter la vaste majorité des membres, l’organisation d’activités ludiques et de services pratiques ; soit persévérer dans la voie du syndicalisme, mais en privilégiant davantage la participation de la base grâce à une animation dynamique du milieu. C’est cette voie qui sera choisie par les membres de l’exécutif de l’AGEUM, notamment. « L’étudiant est actuellement un être parasitaire. S’il ne fait rien, c’est parce qu’il se sent étranger, perdu dans son syndicat[22]. » Comment, demande-t-on, l’étudiant peut-il se passionner pour des causes dont il ne connaît rien ? Comment peut-il se mobiliser autour d’enjeux dont il ne comprend guère la pertinence ? En lieu et place de bureaucraties ésotériques et complexes, on espère mettre un peu de souplesse et d’écoute afin que les militants de la base soient mieux intégrés au processus décisionnel. « L’AGEUM de 1968-1969 tente de rejoindre la totalité des étudiants. Elle veut que ses membres se posent les questions qu’autrefois entre quatre murs se posaient les dirigeants entourés d’une clique. L’AGEUM veut créer un mouvement étudiant[23]. » Des animateurs annoncent la mort d’un syndicalisme moutonnier et autocratique et la naissance d’une organisation à l’écoute des intérêts et des besoins du milieu. Branchés sur ce qui se passe dans leurs syndicats, les étudiants comprendront la nécessité pour eux d’y investir leur temps et leur énergie.

12 Les troubles qui éclatent au collège du Mont-Saint-Louis permettent de mieux saisir les tiraillements au sein du syndicalisme étudiant québécois. En apparence, rien ne destine ce collège scientifique à devenir un foyer de contestation particulièrement agité. En 1967, le syndicalisme étudiant, actif depuis trois ans, peut se targuer d’avoir amélioré la vie des élèves (radio étudiante, pièces de théâtre, etc.). Mais les leaders espèrent dépasser ces initiatives parascolaires et susciter une participation accrue des étudiants. Il n’est pas question pour eux de faire de l’Association générale étudiante (AGE), comme l’écrit son président, Gilles Duceppe, un « club social, dont les seules préoccupations sont les organisations de danses et d’œuvres de bienfaisance[24] ». Ils veulent « politiser (dans le sens réel du mot) les étudiants » et élargir les horizons de leurs camarades de classe afin de leur faire découvrir les enjeux auxquels fait face la société québécoise. « Nous sommes aigris et nous VOULONS l’action immédiate[25]. » Il n’est plus question de se laisser endormir par les beaux discours qui promettent des changements toujours reportés sine die ou de se laisser intimider par les menaces de renvoi de la direction du collège. Pourtant, dans les derniers mois de l’année scolaire 1967, tout rentre dans l’ordre, comme par magie. L’année suivante, le calme règne dans les classes et les corridors et le milieu étudiant est retombé dans sa passivité habituelle. Pour plusieurs, cette déroute confirme qu’il n’y a rien à attendre de la masse étudiante.

Information Québec, Bulletin de l’Association des étudiants québécois en France. Décembre 1972. Coll. La contemporaine.

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Information Québec, Bulletin de l’Association des étudiants québécois en France. Décembre 1972. Coll. La contemporaine.

13 Au Québec, en 1967, le syndicalisme étudiant peut sans doute se vanter de quelques réalisations concrètes, mais il a échoué dans son rôle premier de transformer les étudiants en travailleurs intellectuels. Il devait être l’affaire de la masse, il est devenu une entreprise élitiste. « Ainsi, écrit-on dans le journal du Mont-Saint-Louis, nous avons constaté que le syndicalisme étudiant au niveau collégial ne parvient pas à créer un esprit. On se retrouve avec un système semblable au monde ouvrier où le syndicat ne sert que lorsque vient le temps de revendiquer des droits. À part cela, c’est une faillite complète, un gros “0”. Nous, du journal, croyons que là réside vraiment la tâche d’un organisme tel que l’AGE et c’est là aussi qu’elle a échoué[26]. » La situation au Mont-Saint-Louis est semblable à ce qui se passe (ou plutôt ce qui ne se passe pas) un peu partout dans la province. « Le syndicalisme étudiant en tant que tentative de politiser les étudiants, de développer chez eux une conscience sociale et de les amener à une participation active au changement, au progrès de la société, s’est avéré un échec[27]. » Devant l’indifférence quasi totale de la masse estudiantine, il en est quelques-uns pour penser qu’il serait mieux de faire confiance à des minorités agissantes et de procéder à des changements par l’action directe plutôt que par le dialogue.

14 À la fin des années 1960, les syndicalistes étudiants québécois les plus révolutionnaires jugent que la leçon à tirer de l’apathie étudiante est limpide : il leur faut changer de tactique. Ils s’imaginent en effet désormais que la notion de représentativité freine l’action, que la recherche d’un consensus dilue les volontés de changement. Ils en viennent à ne plus compter sur un hypothétique soulèvement de la « majorité » mais sur l’activisme de « minorités agissantes » qui doivent servir « d’étincelles contagieuses » pour embraser non seulement l’école mais la société tout entière. La majorité numérique étant jugée trop timorée, ils définissent la « majorité effective » par les groupes qui bougent et revendiquent. Entre les 10 000 étudiants qui boudent leur syndicat, les 1000 qui votent aux élections pour des équipes conciliatrices, et les 100 qui foncent et qui agissent, ils n’hésitent plus : pour eux, la volonté de la « fausse » majorité ou de la majorité « artificielle » doit reculer devant celle d’une pluralité d’associations autonomes engagées dans des actions ponctuelles et agressives, beaucoup plus représentatives — dit-on — des intérêts véritables de la masse. Trois mois avant Mai 68, le manifeste Fabrique de ronds de cuir, publié par des étudiants en sciences sociales de l’Université de Montréal, l’annonce de manière on ne peut plus révélatrice : « Dialoguer, c’est se faire fourrer. » On croit que les élites dirigeantes sont appelées à disparaître, remplacées par des factions, voire même seulement par des regroupements momentanés d’acteurs surgis au gré des événements et des crises.

15 Emportées par cette idéologie, les associations étudiantes disparaissent les unes après les autres. Au bout des années 1968, l’UGEQ, l’UGEM et la plupart des Associations générales des cégeps ont disparu, et la vaste majorité des associations étudiantes sont dissoutes. Des militants se réjouissent de cette désorganisation, s’imaginant que la créativité et la solidarité jailliront naturellement de cette destruction. « Nous irons jusqu’au bout ! », crient des cégépiens et des universitaires. Mais au bout de quoi, personne ne semble s’en inquiéter vraiment. Et pourquoi s’en inquiéter ? La spontanéité de la révolte paraît déjà un gage d’authenticité. L’expression libre est élevée au statut de geste politique. Comme ces jeunes militants du SDS (Students for a Democratic Society) à qui on demandait de préciser le plan de la société à laquelle ils aspirent, les révoltés québécois répondent qu’ils n’en ont aucun [28]. « Ce que l’on veut, je vais le dire franchement, on ne le sait pas, ce qu’on veut réellement, on ne le sait pas[29]. » Le réveil est brutal pour plusieurs militants, quand ils se rendent compte qu’en saccageant les associations étudiantes, ils perdent aussi le meilleur levier pour défendre les causes sociales qui leur sont chères. Alors que la destruction du syndicalisme étudiant a été joyeuse et rapide, la reconstruction, beaucoup plus laborieuse, marquera le début de « quelques années d’atonie[30] » pour le mouvement étudiant. Ce n’est que huit ans plus tard, en mars 1975 qu’on verra par exemple une union générale (l’Association nationale des étudiants du Québec, ANEQ) renaître sur les cendres refroidies de l’UGEQ. Pour le meilleur ou pour le pire, une parenthèse agitée de l’histoire du mouvement s’est refermée. Plus jamais on ne croira que, laissée à elle-même, la masse étudiante est capable de structurer une action politique radicale et soutenue.

Notes

  • [1]
    Sean Mills, Contester l’empire. Pensée postcoloniale et militantisme politique à Montréal, 1963-1972, Montréal, Hurtubise, 2011, 360 p.
  • [2]
    Le terme est emprunté à Bernard Lacroix et renvoie aux dernières années de la décennie 1960 (1967-1970), « Les jeunes et l’utopie : transformations sociales et représentations collectives dans la France des années 68 », in Mélanges offerts au professeur Jacques Ellul, Paris, PUF, 1983, p. 719-742.
  • [3]
    Sur l’histoire du mouvement étudiant québécois, on pourra lire deux points de vue complètement opposés. À gauche, Arnaud Theurillat-Cloutier, Printemps de force, une histoire engagée du mouvement étudiant au Québec (1958-2013), Montréal, Lux éditeur, 2017, 496 p. À droite, Marc Simard, Histoire du mouvement étudiant québécois 1956-2013. Des Trois Braves aux carrés rouges, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2013, 326 p. Sur les chantiers de recherche qu’il reste à défricher, lire Daniel Poitras, « Penser l’histoire du mouvement étudiant au Québec : sous les lieux communs, un chantier », in Globe, vol. 17, n° 1, 2014, p. 199 – 228. Un seul ouvrage porte spécifiquement sur les années 68 : Jean-Philippe Warren, Une douce anarchie. Les années 68 au Québec, Montréal, Boréal, 2008, 311 p.
  • [4]
    Elle est reproduite notamment dans l’édition du Quartier latin du 1er décembre 1964 (vol. 47, n° 23, p. 15).
  • [5]
    Les six attributs de l’étudiant universitaire sont : libre, jeune, travailleur intellectuel, universitaire, apprenti et citoyen. Anonyme, « Manifeste du syndicalisme étudiant (1966) », in Daniel Latouche et Diane Poliquin-Bourassa (dir.), Le Manuel de la parole. Manifestes québécois, t. III : 1960-1976, Montréal, Boréal, 1979, p. 83-87.
  • [6]
    G. G., « Plus large acceptation du syndicalisme étudiant », in La Presse, 13 octobre 1966, p. 55.
  • [7]
    Gilles Provost, « À l’Université de Montréal, le pouvoir étudiant n’a que 8 % d’adeptes », in Le Devoir, 7 janvier 1970, p. 11.
  • [8]
    Jean-Philippe Warren et Yves Gingras, “Job Market Boom and Gender Tide : The Rise of Canadian Social Sciences in the 20th Century”, in Scientia Canadensis, vol. 30, n° 2, 2007, p. 5-21.
  • [9]
    Les Collège d’enseignement général et professionnel (ou cégeps) sont une originalité québécoise. Créés en 1967, ils forment un échelon intermédiaire entre l’école secondaire et l’université.
  • [10]
    Marc-André Delisle, « Les étudiants ne sont-ils que des révolutionnaires de taverne ? », in Jean de Montigny et Pierre Robert (dir.), Enquête sociologique sur le comportement étudiant (région de Montréal), t. III, Montréal, 1971, p. 5.
  • [11]
    Robert Chabot, « La montée contestataires [sic] », in Artur, vol. 1, n° 2, 30 octobre 1969, p. 3.
  • [12]
    Gérald Fortin, « Le paradoxe de la démocratisation », in Le Carabin, supplément spécial, septembre 1966, p. 8.
  • [13]
    Jean-François Léonard et Janine Dallaire, « Analyse socio-politique de l’AGEUM de 1922 à 1968 », février 1969, archives de l’Université de Montréal, Fonds de l’Association générale des étudiants de l’Université de Montréal, P-33, p. 26.
  • [14]
    Claude Girard, « Nous n’avons pas voté », in Campus estrien, 10 avril 1964, p. 2, cité par François Landry, Mêlez-vous de vos affaires… mais mêlez-vous-en. Le mouvement étudiant à l’Université de Sherbrooke (1955-1982), Thèse de maîtrise (histoire), Université de Sherbrooke, Québec, 2005, p. 26.
  • [15]
    Jean-Marie Gilbert, « Chronique pour ceux qui veulent savoir ce qu’est l’AGECR », in Le Tremplin, 22 mars 1967, p. 3.
  • [16]
    D. Grenier, « L’AGECR est en train de crever. Il faut la guérir ou la tuer », in Le Tremplin, 19 avril 1967, p. 2.
  • [17]
    M. Gagné-Lavoie, [Lettre ouverte], Le Quartier latin, 1er décembre 1966, p. 4.
  • [18]
    Le Carabin, 1966, cité par Gilles Pronovost, Les Phases de l’idéologie étudiante québécoise, Thèse de maîtrise (sociologie), Université Laval, Québec, 1971. p. 68.
  • [19]
    Serge Carlos et Pierre Guimond, « Le vote des jeunes à Montréal : un haut taux d’abstentionnisme », in Le Devoir, 23 juillet 1966, p. 5.
  • [20]
    Voir les résultats de l’enquête de Marcel Rioux, reproduits dans Jean-François Léonard et Janine Dallaire, « Analyse socio-politique de l’AGEUM », op.cit., p. 63.
  • [21]
    L’École des hautes études commerciales de Montréal (HEC) est un établissement universitaire de commerce et d’administration.
  • [22]
    Anonyme, « Dossier n° 2 : Syndicalisme étudiant et Animation », in Le Quartier latin, 27 janvier 1966, p. 3.
  • [23]
    Jean-François Léonard et Janine Dallaire, « Analyse socio-politique de l’AGEUM », op.cit., p. 50.
  • [24]
    Gilles Duceppe, « Un mot du président », in Le Mont-Saint-Louis, n° 1, 25 septembre 1967, p. 3.
  • [25]
    Le Comité [révolutionnaire], « Historique », 15 mars 1967. Fonds d’archives des Frères des écoles chrétiennes (C500594).
  • [26]
    Guy Gauthier, « Édito : quand on fait le bilan », in Le Mont-Saint-Louis, n° 8, mai 1968, p. 2.
  • [27]
    Anonyme, vers février 1967, cité par Jean-Philippe Warren, Une douce anarchie..., op.cit., p. 45.
  • [28]
    “When you ask where SDS is going, if you mean ‘what’s the outline for the future society ?’ our answer is ‘we don’t have one’. This is a virtue rather than a failing of SDS. In the course of action, the real action taken by SDS members, the answers will come. The future will emerge in the course of action.” Joan Wallach, “Chapter Programming”, SDS National Council Meeting Working Paper, 1963, p. 1, cité par Frédéric Robert, La Nouvelle Gauche américaine. Faits et analyses, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 136.
  • [29]
    Entrevue avec un militant étudiant du cégep de Limoilou, cité par Élisabeth Bielinski, “L’idéologie des contestataires”, in Bilan et prospective. Le mouvement étudiant, bulletin n° 8, septembre 1969, p. 35.
  • [30]
    Lucia Ferretti, L’Université en réseau. Les 25 ans de l’Université du Québec, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1994, p. 91.
Français

Au Québec, on peut distinguer trois périodes dans la montée du militantisme étudiant dans les années 1960 : d’abord un fractionnement entre une multitude de groupes agissant dans une indifférence politique du milieu où le sentiment dominant est moins la colère que l’ennui. Pour répondre à cette insouciance le syndicalisme étudiant se radicalise dans les années 1960. Finalement au bout des années 1968, les grandes unions ont disparu, et la majorité des associations étudiantes sont dissoutes. Une parenthèse agitée de l’histoire du mouvement s’est refermée.

Mots-clés

  • Années 68
  • Mouvement étudiant
  • Québec
Jean-Philippe Warren
UNIVERSITÉ CONCORDIA, MONTRÉAL
professeur de sociologie à l’Université Concordia et membre de l’Office québécois de la langue française.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/12/2018
https://doi.org/10.3917/mate.127.0024
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