CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1De François Mitterrand la guerre est assidue compagne. Né en 1916, Mitterrand, comme tous les hommes de sa génération, est impressionné par le récit et les traumatismes de la Grande Guerre. À 24 ans, sergent dans l’armée de la débâcle, il est blessé au combat le 18 juin 1940 et fait prisonnier par les Allemands. Détenu au camp de Ziegenhain, il s’échappe de ce Stalag en 1941, rejoint l’administration de Vichy, passe à la Résistance puis, en 1943, au combat clandestin. À la Libération, il est nommé par le général de Gaulle secrétaire général aux prisonniers de guerre dans le gouvernement provisoire. Onze fois membre du gouvernement sous la IVe République, François Mitterrand est notamment ministre de la France d’outre-mer en 1950 et 1951 puis de 1954 à 1957, pendant les trois premières années de la guerre d’Algérie, est tour à tour ministre de l’Intérieur et ministre de la Justice. C’est un des personnages clef de la IVe République. À ce titre, il est impliqué dans la décolonisation de l’Empire français dont le cours est marqué par les combats et la violence.

2Ce vécu, avec toutes ses dimensions humaines, morales et politiques, ne pouvait qu’exercer une influence pérenne sur la façon dont François Mitterrand de 1981 à 1995 allait, comme chef de l’État et chef des armées [1], engager nos forces dans les très nombreux conflits au cours de son double mandat. On ne le souligne pas assez, mais de tous les présidents de la Ve République, jusqu’à aujourd’hui le seul socialiste, il aura aussi été celui qui a le plus livré bataille. Non seulement les opérations militaires sous François Mitterrand dépassent en nombre celles engagées par ses prédécesseurs mais elles les surpassent également en intensité.

3Parmi la petite trentaine d’interventions extérieures effectuées entre 1981 et 1995, on décompte certes beaucoup d’escarmouches en Afrique, quelques actions d’interposition, notamment au Proche-Orient, mais aussi des combats d’envergure. L’opération Manta menée au Tchad contre les colonnes libyennes en 1983 constitue ainsi la plus importante projection de force outre-mer depuis la fin de la guerre d’Algérie. Sans autre précédent comparable que la crise de Suez, notre participation à la guerre du Golfe en 1991 reste à ce jour, par le volume et la nature des moyens militaires déployés, la plus ample et la plus emblématique des interventions post-guerre froide de notre pays. Impliquée de façon majeure à partir de 1992 dans le règlement du conflit bosniaque, la France inscrit durablement son rôle dans la stabilisation militaire des Balkans et plus généralement dans la sécurité de l’Europe contemporaine.

4La fin de la guerre froide, au moins en politique étrangère et pour notre défense, divise la présidence de François Mitterrand en deux périodes inégales, 1981-1990 et 1991-1995. Au plan militaire, la césure est nette avec un avant et un après guerre du Golfe. Ce conflit est en effet inaugural d’une nouvelle ère stratégique dans laquelle la manœuvre conventionnelle se retrouve largement émancipée de la logique nucléaire qui dominait jusque-là l’équilibre des blocs. Pour nos armées, leur composition et leurs missions, c’est aussi un événement déclencheur d’une remise en question.

5Au temps de la guerre froide, notre pays, dans les interstices laissés libres par les deux grands, n’avait finalement de marge de manœuvre qu’en Afrique où, d’improbables accords de coopération militaires lui permettaient de conserver des chasses gardées [2]. Mais, après la guerre froide, la France, sous l’impulsion initiale de François Mitterrand et avec des armées réformées à cette fin, va participer de façon particulièrement active à la « gendarmerie du monde » que l’Occident prétend exercer au nom des droits de l’Homme et de la sécurité.

6Le changement de contexte stratégique influence évidemment toutes les opérations militaires de la France à partir de 1991. Néanmoins, pour juger de François Mitterrand comme chef des armées, il est plus pertinent de regrouper ensemble les conflits africains qui s’inscrivent dès 1981 dans une continuité d’actions et les autres fortement liés àl ’aggiornamento de la politique militaire française après 1991.

Déplacement en RFA, manœuvres franco-allemandes « Moineau hardi ». Manœuvres militaires. 24/09/1987. Institut François Mitterrand. DR.

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Déplacement en RFA, manœuvres franco-allemandes « Moineau hardi ». Manœuvres militaires. 24/09/1987. Institut François Mitterrand. DR.

Mitterrand l’Africain

7La continuité et le conservatisme dominent la politique africaine de François Mitterrand [3]. Constante sur le fond, celle-ci poursuit la ligne adoptée avant lui par tous les présidents de la Ve République. Mais fidèle à sa propre histoire, François Mitterrand la rattache aussi à des impressions personnelles plus anciennes. Il garde en effet un souvenir vivace de son passage au ministère de la France d’outre-mer en 1950-1951. Cette expérience, comme le confirment ses écrits [4], a été un « point fixe » de toute sa réflexion et de sa pratique politique à l’égard de l’Afrique. Elle assoit une conviction : la France doit avoir une ambition à l’égard de l’Afrique. Elle nourrit également le sentiment d’une relation personnelle positive à ce continent et à nombre de ses dirigeants qu’il a connus quand ils étaient encore de jeunes leaders des mouvements africains de libération nationale. François Mitterrand, sous le gouvernement Pleven, n’a-t-il pas été à l’origine des premières négociations avec eux ? Certains alors en état d’arrestation lui doivent même d’avoir été remis en liberté. Mitterrand aura d’autant plus tendance à « idéaliser » cet épisode de sa vie politique et à en valoriser les effets par la suite que ses positions ambiguës à l’égard du processus de décolonisation en Algérie, l’exposent à la critique.

8Trente ans plus tard, parvenu au sommet de l’État, François Mitterrand aborde à nouveau l’Afrique avec quelques idées préconçues mais surtout l’étrange certitude que son passé le dédouane d’avance du soupçon de néo-colonialisme. Et pourtant ! Le discours sur la relation entre la France et l’Afrique des années 1980 a beau être plus tempéré que celui qu’il tenait dans les années 1950, les formules, comme on le dirait d’un fétiche, restent particulièrement « chargées ». Quant au dessein sous-jacent, il varie à peine : « Il n’y a pas de hiatus dans la politique africaine de la France avant et après mai 1981. Si la méthode a changé, l’objectif est resté le même. Il consiste à préserver le rôle et les intérêts de la France en Afrique[5] ». « La France doit maintenir sa route et refuser de réduire son ambition africaine. La France ne serait plus tout à fait elle-même aux yeux du monde si elle refusait d’être présente en Afrique[6] ». Cette « ambition africaine » aux yeux de Mitterrand mêle responsabilités et intérêts de puissance. Elle va justifier durant sa présidence un engagement « systématique » des forces armées françaises sur le continent africain.

9Notre pays est intervenu à près de quarante reprises sur le sol africain en l’espace d’un demi-siècle dont dixneuf fois entre 1981 et 1995. Certaines de ces opérations n’ont duré que quelques jours, d’autres ont donné lieu à des déploiements beaucoup plus longs et lourds (voir tableau, page suivante). De l’opération Manta au Tchad en 1983 qui inaugure en fanfare la série des « petites guerres » africaines de François Mitterrand à l’opération Turquoise au Zaïre et au Rwanda en 1994 qui se conclut sur un désaveu, jamais l’engagement militaire français dans cette partie du monde n’aura été aussi important et direct. Avant 1981, le nombre d’actions est en effet resté limité à une petite dizaine. Après 1995 et l’expérience traumatique du Rwanda, la France cherchera, autant que faire se peut, à ne plus se trouver impliquée en première ligne. Elle privilégiera soit des actions de soutien aux forces africaines [7], soit la participation à des déploiements multinationaux.

10Les interventions conduites entre 1981 et 1995, à l’exception de celles diligentées pour venir en aide à nos ressortissants et du cas spécifique de la Somalie ou de l’opération Turquoise au Rwanda qui s’inscrivent dans un cadre d’action multilatéral, furent légitimées à l’époque par l’application des accords de défense ou de coopération militaire souscrits par la France avec une vingtaine de pays africains (la plupart au lendemain de la décolonisation mais certains encore tels ceux avec le Mali, la Guinée ou la Mauritanie dans les années 1980 sous la présidence de François Mitterrand) [8]. En vertu de ces accords, la France se réservait la possibilité de venir militairement en aide à des pays alliés en difficulté. À cet effet, des unités françaises étaient alors pré-positionnées en permanence au Cameroun, Centrafrique, Côte d’Ivoire, Djibouti, Gabon et Sénégal. Tandis que ces instruments permettaient à la France de maintenir un rôle à part et prépondérant en Afrique occidentale et équatoriale, la plupart des régimes ayant souscrit ce type d’accord se considéraient protégés par « le bouclier français », au moins autant des risques de déstabilisation internes qu’externes. Même si en pratique, la France n’a pas toujours honoré ses engagements, les accords de défense et de coopération militaire ont régulièrement conduit notre pays à soutenir par les armes des régimes contestés ou défaillants. François Mitterrand vient ainsi au secours du président togolais Gnassigbé Eyadéma menacé en 1986 d’un coup d’État ; il fait échec en 1989 à une prise de pouvoir aux Comores après l’assassinat du président Ahmed Abdallah ; en 1990, il appuie le président rwandais Juvénal Habyarimana fragilisé par les agissements du front patriotique rwandais (FPR). À côté d’actions ponctuelles de rétablissement de l’ordre public, ces accords induisent aussi des opérations de stabilisation militaire dans la durée. C’est notamment le cas dans le conflit entre le Tchad et la Libye. François Mitterrand reprenant le flambeau des mains de son prédécesseur mène une lutte acharnée contre le colonel Kadhafi. Il contrecarre ses intrusions militaires au Tchad et va même jusqu’à faire bombarder la base libyenne de Ouadi-Doum. Au Rwanda de 1990 à 1993, en vertu des accords de coopération militaire signés avec ce pays, la France forme, entraîne et équipe une partie de l’armée rwandaise qui se retrouvera au printemps 1994 impliquée dans les massacres de Tutsis et de Hutus modérés. Ce qui, soulignons le, ne permet pas d’en inférer — comme certains le prétendent hâtivement — que les autorités françaises de l’époque auraient été complices de ces massacres.

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Conseil de défense sur la guerre dans le Golfe. 13/02/1991. Institut François Mitterrand. DR.

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Conseil de défense sur la guerre dans le Golfe. 13/02/1991. Institut François Mitterrand. DR.

11On ne peut comprendre cet indéfectible soutien de François Mitterrand aux régimes africains en place notamment quand, après la guerre froide, la question de la déstabilisation « soviétique » de l’Afrique n’est plus à l’ordre du jour, sans le relier à deux considérants : l’obsession mitterrandienne de maintenir la cohésion du pré carré français en Afrique, l’ambition d’y accroître l’influence de notre pays notamment vers la zone des grands lacs. Dans les années 1990, à la suite du retrait de l’URSS et de la mise en échec de la Libye, alors que la période est propice à une normalisation de sa politique africaine, la France sous la présidence de François Mitterrand, en réalité, se crispe. Elle redoute d’être détrônée par le Royaume-Uni et surtout par les États-Unis soupçonnés de vouloir rebattre les cartes en Afrique. Ce nouveau « syndrome de Fachoda » est alimenté par l’intérêt américain manifeste pour les réserves pétrolières du Congo et du Gabon, le soutien de Washington aux opposants de certains régimes francophones, par exemple au Cameroun et au Togo, la sympathie manifesté par les États-Unis à l’égard du pouvoir en Ouganda qui abrite les bases du FPR rwandais.

12Cette sourde concurrence va obscurcir les esprits. Elle est en partie responsable de la non application des nouvelles orientations pourtant fixées par François Mitterrand dans son discours de la Baule incitant à plus de « retenue » dans l’interventionnisme militaire français en Afrique [9]. François Mitterrand ne s’est ainsi saisi ni du renouveau interne causé par l’accession de la gauche au pouvoir en 1981, ni du renouvellement du contexte international à la fin de la guerre froide en 1991 pour infléchir la politique militaire de la France en Afrique. Il en a même parfois accepté et couvert les excès. La controverse concernant le rôle de la France au Rwanda [10] qui accompagne la fin de la présidence de François Mitterrand, non seulement entache son bilan, mais souligne les impasses de sa politique africaine. M. Mitterrand s’est laissé politiquement piéger par l’Afrique au nom d’impératifs de continuité et de stabilité qu’il n’a cru ni bon ni utile de reconsidérer. Tout autre est son attitude face à l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990. Il réagit à la situation avec acuité et promptitude. Il comprend d’emblée les enjeux des nouveaux conflits post-guerre froide.

Mitterrand stratège

13Dès l’invasion du Koweït par l’Irak dans la nuit du 1er au 2 août 1990, François Mitterrand saisit la gravité de la situation et l’importance de l’enjeu pour le système international encore mal dégagé des décombres de la guerre froide. À la suite d’intenses échanges diplomatiques les 3 et 4 août, il conclut sa journée par une formule lancée à des proches réunis autour de lui à l’Élysée : « Il n’est pas impossible que nous entrions dans un cycle de guerre[11]. »

14Très tôt, il a conscience du caractère emblématique de cette crise sur la redéfinition des relations internationales et pour la place future que la France entend y tenir. Toutes les interventions publiques et les démarches diplomatiques du président de la République obéissent aux mêmes objectifs, affirment les mêmes orientations. L’évacuation totale et inconditionnelle du Koweït n’est pas un point négociable. Le recours à la force doit être fait avec une certaine retenue et en ayant clairement précisé les buts de guerre. La destruction de l’Irak comme pays ou son démantèlement comme État doivent être évités. La France cherche à ne pas se laisser enfermer dans ce que certains qualifient déjà de « croisade américaine ».

15La participation à la coalition contre l’Irak comporte pour la France de nombreuses conséquences diplomatiques et militaires et acquiert de ce fait une portée singulière. La guerre contre l’Irak est pour notre pays un conflit de légitimité : par son engagement, la France entend conforter son statut de membre permanent du Conseil de sécurité et son rôle international [12] ; en outre, en participant au rétablissement de la souveraineté koweïtienne, la France illustre sa volonté d’œuvrer pour le progrès et l’affermissement du droit international [13] ; la guerre du Golfe apparaît aussi comme un test de la cohésion nationale face à l’emploi de la force armée [14].

16Du point de vue militaire, l’engagement dans le Golfe provoque une mise en cause radicale de notre doctrine d’emploi des forces et de l’efficacité de nos capacités militaires. La guerre du Golfe démontre en premier lieu qu’une crise périphérique de cette ampleur n’est plus à la mesure d’une puissance moyenne comme la France. La participation à la coalition met en avant la nécessité d’une plus grande interopérabilité de nos moyens militaires avec ceux de nos alliés. Dès ce moment, la logique d’interdépendance commence à supplanter la logique d’indépendance nationale pour notre défense. La décision de ne pas engager d’appelés dans la guerre du Golfe affecte ensuite profondément la légitimité du régime de conscription. Les dispositifs Artimon et Daguet en servant de banc d’essai à nos forces et à leur équipement, révèlent en outre des carences et le vieillissement de certains matériels. Enfin la préparation et la conduite des opérations dans le Golfe mettent en évidence toute une série de défaillances dans la chaîne de commandement et de renseignement. La guerre du Golfe ébranle bien des convictions. Mais surtout elle débouche sur la priorité donnée sous la présidence de François Mitterrand à la mission de projection des armées. Cette priorité est conservée à ce jour.

17Mobilité, professionnalisation, interarmisation et renseignement sont de nouveaux objectifs qui s’affirment dans la doctrine française de défense dès la fin des hostilités à la suite d’un débat stratégique voulu par le chef de l’État et conduit par Pierre Joxe ministre de la Défense [15]. L’objectif de projection se voit alors consacré comme une condition nécessaire à la participation de la France à la gestion des crises en Europe, aux opérations de maintien, voire de rétablissement de la paix sous l’égide des Nations unies, aux interventions rapides et limitées de secours à nos ressortissants ou en application d’accord de coopération militaire [16]. La multiplication des interventions extérieures après notre engagement dans le Golfe : Cambodge, Yougoslavie, Somalie, Rwanda pour ne citer que les principales, confirme ce dessein et conduit à une situation où la France, du 14e rang passe au premier rang des contributeurs de l’ONU, consacre chaque année de l’ordre de 4 et 6 milliards de francs de l’époque (600 à 900 millions d’euros) à ses actions militaires extérieures et déploie un effectif constant de plus de 10 000 hommes sur des théâtres d’opérations entre 1992 et 1995. L’examen des engagements extérieurs de la France à la fin du second septennat de François Mitterrand montre une extension considérable du champ géographique des interventions armées de notre pays autrefois limitées à l’Afrique, une modification des conditions d’emploi des forces placées, tantôt encore sous commandement national mais de plus en plus souvent sous commandement international, et une très grande variété des missions confiées en opération aux armées qui vont du combat intense à l’action humanitaire.

18Avec la multiplication des opérations militaires de la France entre 1990 et 1995, François Mitterrand a sans doute pavé la voie d’un interventionnisme militaire aussi banal aujourd’hui que problématique à en juger par l’enlisement actuel en Afghanistan. Encore faut-il remarquer que de son temps et en dehors de l’Afrique, toutes les opérations étaient juridiquement et politiquement beaucoup plus cadrées. Elles furent toujours conditionnées à une autorisation du conseil de sécurité et concernaient seulement des actions de maintien ou de rétablissement de la paix.

19À cet égard, François Mitterrand engage les forces françaises dans le règlement de la crise bosniaque avec perspicacité et fermeté. L’intervention militaire française en ex-Yougoslavie, de 1992 à 1995, est la plus importante après la guerre du Golfe, tant politiquement que par l’ampleur des moyens déployés sur le terrain. Dans cette zone, la France est intervenue à plusieurs titres. Outre l’envoi d’observateurs dans le cadre d’une mission de la CSCE, la France, à la suite de résolutions successives des Nations unies qu’elle a de façon décisive souvent contribué à faire adopter, dans le courant de l’année 1992 [17] participe à la montée en puissance et au déploiement de la Forpronu ainsi qu’à des actions complémentaires : militaire comme Crécerelle, Balbuzard, Deny fligth sous coordination de l’Otan, et Danube ou humanitaires comme Courlis et Air lift. On peut gloser à perte de vue, après coup, sur certaines hésitations et certains choix tactiques effectués par François Mitterrand. Mais, à vrai dire, quel pays européen a fait alors mieux que la France ? Le choix qui s’est révélé malheureux de confier à l’ONU la coordination opérationnelle de la coalition en ex-Yougoslavie, faute d’instance européenne adéquate, était politiquement fondé. On ne peut lui en imputer les conséquences fâcheuses. D’autant que Mitterrand à la même époque déployait des efforts diplomatiques considérables pour faire prendre conscience de la nécessité d’une politique de défense européenne. Il y parvient notamment en faisant inscrire cette dimension dans le traité de Maastricht.

20De même que la participation à la guerre du Golfe, dans son esprit, devait servir à valider le rôle international de la France dans le monde post-guerre froide ; de même l’engagement dans les Balkans venait au soutien d’un dessein politique qui envisageait que l’Union européenne soit dorénavant davantage maître de sa sécurité et de celle du vieux continent. Dans les deux cas, François Mitterrand agit en stratège. Par-delà les objectifs immédiats des interventions militaires, il poursuit une ambition pour la France.

Mitterrand commandant en chef

21Ce rappel des faits contraste ironiquement avec les pudeurs de mise lors de la première visite présidentielle de François Mitterrand au salon aéronautique du Bourget en juin 1981. On avait cru bon alors, pour ne pas offusquer la vue du nouveau chef de l’État, de désarmer les Mirage 2000 exposés sur la piste. Sottise ! L’attitude de François Mitterrand à l’égard de la chose militaire est empreinte de préjugés, ceux du jeune homme marqué par la défaite de 1940 et l’Occupation, ceux du jeune ministre confronté aux drames de la décolonisation, mais à cause de cela même son attitude est également décomplexée. Mitterrand n’hésitera pas à recourir à l’emploi de la force chaque fois qu’il considérera, à tort ou à raison, que la force d’âme, les intérêts, le crédit ou la parole de la France sont en jeu [18].

22Quel que soit le jugement rétrospectif que l’on porte sur les actions militaires de François Mitterrand, jugement forcément mitigé, notamment après les déboires rencontrés en Bosnie ou les errements au Rwanda, sa politique ne fait pas pour autant de lui un va-t-en-guerre, loin s’en faut.

23François Mitterrand n’engage généralement la force qu’avec circonspection et après avoir repoussé longtemps les limites de la négociation. Au point que certains lui reprocheront d’avoir trop tergiversé face à Saddam Hussein ou Milosevic. Prévenu contre le risque d’escalade des conflits et les pièges de l’aventure militaire, il est attentif à borner par avance la violence et l’enjeu des combats. Il refuse à Ronald Reagan l’autorisation de survol de notre sol au moment du raid punitif contre la Libye en 1986. Comme condition à la participation de la France à la coalition formée pour libérer le Koweït, il force George Bush à renoncer au projet de pousser jusqu’à Bagdad pour renverser le régime irakien. Convaincu par Kouchner de la nécessité de s’engager militairement avec les Américains dans l’opération Restore Hope en 1992, il est également convaincu par Joxe de cantonner prudemment notre détachement dans une zone relativement peu exposée aux violences de la guerre civile qui ensanglante la Somalie. Mitterrand est aussi très attentif à la portée des engagements militaires pour la stature internationale de notre pays : le poids de la France en Afrique, son influence comme membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, son rôle dans la construction de la défense européenne. Ce souci de l’effet historique induit, de même que l’inscription de tous ses actes dans la profondeur du temps long, dominent les décisions de François Mitterrand concernant l’usage de la force armée.

24Ces préoccupations s’avèrent parfois contreproductives quand la « vision mitterrandienne » de l’histoire reste trop prisonnière du passé. C’est le cas pour la plupart des opérations africaines et dans une moindre mesure dans la gestion de la crise yougoslave. L’action militaire de François Mitterrand est aussi souvent gênée par d’excessives considérations de principes contraires à l’efficacité militaire sur le court terme. Ce manque récurrent de pragmatisme se constate quand François Mitterrand décline la proposition qui lui est faite d’employer dans la coalition contre l’Irak en 1991 quelques-uns des avions des forces aériennes stratégiques (évidemment en version conventionnelle) pourtant les plus modernes, ou quand il intime l’ordre à l’amiral Lanxade, chef d’état-major des armées, de quitter in petto une réunion du comité militaire de l’Otan consacrée à la coordination des forces déployées en Bosnie. On pourrait multiplier les exemples, mais ces deux situations sont typiques. Dans l’un et l’autre cas, pour Mitterrand, il convient non seulement d’écarter toute méprise sur le moment, mais tout risque ultérieur de réinterprétation. Dans la guerre contre l’Irak, François Mitterrand a exclu explicitement l’utilisation par la France d’armes chimiques, bactériologiques ou nucléaires [19] ; même une ombre ne saurait obscurcir la clarté de ce message. Après l’échec de la Forpronu en Bosnie, la France se résout à l’intervention de l’Otan en 1994, mais Mitterrand ne souhaite pas créer de précédent qui pourrait favoriser la réintégration de notre pays dans les structures de commandement de l’Alliance. Il accepte donc que François Léotard, ministre de la Défense du gouvernement d’Édouard Balladur, se rende au Shape pour des discussions. Il n’est pas question en revanche qu’un militaire de haut rang puisse faire de même. Accessoirement, en pleine cohabitation François Mitterrand saisit cette occasion pour rappeler de façon sourcilleuse qui commande aux armées.

Visite à l’île Longue, lancement du sous-marin nucléaire Inflexible. Visite du sous-marin. 25/05/1985. Institut François Mitterrand. DR.

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Visite à l’île Longue, lancement du sous-marin nucléaire Inflexible. Visite du sous-marin. 25/05/1985. Institut François Mitterrand. DR.

25Si Mitterrand se montre parfois un peu dégagé des contingences logistiques et opérationnelles de l’action militaire, pour lesquelles il s’en reporte volontiers à ses ministres de la Défense et aux chefs militaires, il investit en revanche absolument toutes les dimensions, y compris symboliques, de la décision politique qui s’y rattache. Il veille, notamment dans les crises internationales les plus graves à établir un dialogue direct, toujours solennel et parfois dramatique avec l’opinion, comme le prouve chacune des trois allocutions télévisées qui annoncent, ouvrent et ferment l’engagement de nos forces dans le Golfe. Une fois le cap fixé, il fait preuve d’une inébranlable détermination perceptible dans son action au Tchad contre les menées libyennes (opération Manta 1983-1984), au Liban face aux intimidations syriennes (raid dans la vallée de la Bekaa après l’attentat du Drakkar en octobre 1983), et en Bosnie, malgré les déboires de la Forpronu. Cette détermination se double d’un engagement physique. Malgré toutes les mises en garde, il se rend à Beyrouth dès le lendemain de l’attentat du Drakkar et de même, avec Bernard Kouchner, à Sarajevo les 27 et 28 juin 1992 alors que la ville est assiégée par les Serbes.

26Sur l’évocation de cette visite organisée le 28 juin, jour anniversaire de l’assassinat à Sarajevo de l’archiduc François Ferdinand d’Autriche par le nationaliste serbe Gavrilo Princip, s’établit une conclusion : Mitterrand est tellement préoccupé par la dimension historique de ses actes, surtout quand il s’agit de l’usage de la force, qu’il se laisse parfois exagérément influencer par des impressions du passé ou l’écho futur espéré de ses décisions. Cela a parfois nui à la lisibilité voire à l’efficacité immédiate de son action militaire. Mais cela a évité aussi de plus grands maux. Comme chef des armées, Mitterrand est tout sauf timoré, mais il est le contraire d’un aventurier.

Notes

  • [*]
    Louis Gautier. Professeur à l’Université Jean-Moulin Lyon III.
  • [1]
    L’article 15 de la Constitution du 4 octobre 1958 dispose : « Le président de la République est le chef des armées. Il préside les conseils et les comités supérieurs de la Défense nationale. »
  • [2]
    P. Chaigneau, La politique militaire de la France en Afrique, Paris, Cheam, 1984. J. Chipman, Ve République et défense de l’Afrique, Paris, Éditions Bosquet, 1986.
  • [3]
    Voir notamment : J.-F. Bayart, La politique africaine de François Mitterrand, Paris, Karthala, 1984 ; J. Adda et M.-Cl. Smouts, La France face au sud. Le miroir brisé, Paris, Karthala, 1984 ; S. Michaïlof (dir.), La France et l’Afrique. Vade-mecum pour un nouveau voyage, Paris, Karthala, 1993 ; P. Marchesin (sous la direction), « Mitterrand et l’Afrique », Politique africaine, n° 58, Paris, Karthala, juin 1995 ; J.-F. Bayart, « Bis repetita : la politique africaine de François Mitterrand de 1989 à 1995 », in S. Cohen (dir.), Mitterrand et la sortie de la guerre froide, Paris, Puf, coll. « Politique d’aujourd’hui », 1998.
  • [4]
    F. Mitterrand, Politique, Paris, Fayard, 1977, p. 53.
  • [5]
    F. Mitterrand, « Allocution du président de la République à l’occasion de la séance d’ouverture de la 16e conférence des chefs d’État de France et d’Afrique », La Baule, 20 juin 1990.
  • [6]
    F. Mitterrand, « Allocution du président de la République à l’occasion de la séance d’ouverture de la 18e conférence des chefs d’État de France et d’Afrique », Biarritz, 8 novembre 1994.
  • [7]
    Notamment dans le cadre du programme de Renforcement des capacités africaines de maintien de la paix (Recamp) mis en place à partir de 1997.
  • [8]
    La France entre 1960 et 2000 a signé avec vingt-trois États d’Afrique de nombreux accords de coopération ou d’assistance militaire et quelques accords de défense plus contraignants et souvent tenus secrets. Les huit accords de défense encore valides en 1981 concernent le Sénégal, le Gabon, la République centrafricaine, la Côte d’Ivoire, le Togo, le Cameroun et Djibouti. Mais dans bien des cas, nécessité faisant loi, la France, faute d’accord de défense en bonne et due forme, s’abrite derrière les accords de coopération pour légitimer son soutien militaire à des pays ou des régimes en faveur desquels elle intervient.
  • [9]
    En 1991, dans son discours de La Baule, François Mitterrand annonce un changement de politique, et notamment la fin de la mise en œuvre des accords de défense dans le cadre de la sécurité intérieure des États. Dorénavant, la France ne devrait engager des troupes qu’en cas d’agression extérieure ou d’intervention humanitaire.
  • [10]
    On reproche à la fois la coopération militaire débridée de Paris avec le pouvoir en place à Bujumbura avant le génocide Tutsi et un défaut de réactivité de notre pays face aux crimes perpétrés puisque l’opération Turquoise ne commence que le 22 juin 1994, soit deux mois et demi après le début des massacres.
  • [11]
    Archives de l’Institut François Mitterrand, Compte-rendu de réunion. 4 août 1990.
  • [12]
    Selon le propos de François Mitterrand rapporté par Hubert Védrine : « Si la France ne participait pas (à la coalition anti-irakienne), elle serait moralement, militairement et diplomatiquement discréditée sur les terrains européen et euro-atlantique où au même moment se jouent son crédit et son rôle à venir. » H. Védrine, Les Mondes de François Mitterrand. À l’Élysée, 1981-1995, Fayard, Paris, 1996, p. 527.
  • [13]
    F. Mitterrand, « Discours du président de la République devant la 45e Assemblée générale des Nations unies », 24 septembre 1990, New York, in Propos sur la défense n° 17, Sirpa, 1990, pp. 47 à 51.
  • [14]
    Sur la contestation du bien-fondé de l’engagement français dans la guerre du Golfe, voir P.-M. Couteaux, L’opposition française à la guerre, « Persistance d’un indépendantisme français », Stratégique n° 51/52 -3e et 4e trimestre 1991, Paris, pp. 179 à 203.
  • [15]
    Dans son discours au Forum de la 103e promotion de l’École supérieure de guerre, 10 et 11 avril 1991, François Mitterrand, après avoir évoqué la guerre du Golfe, indiquait : « C’est pourquoi, comme je l’ai souhaité, un large débat sur la défense de la France doit avoir lieu en mai au Parlement, cela devra aider à définir l’évolution de nos forces armées à l’horizon du siècle prochain pour les adapter aux changements qui affectent la sécurité et à la modification de l’ordre international qui se dessine dans le monde. » Actes du Forum de la 103e promotion de l’École supérieure de guerre, 1991, tome II, p. 353. Débat sur « l’orientation de la politique de défense » à l’Assemblée nationale, séance du 6 juin 1991 et au Sénat, séance du 18 juin 1991.
  • [16]
    Cette priorité est officiellement consacrée dans le Livre blanc sur la défense de 1994, UGE, 1994, pp. 58-79, pp. 107-123 et pp. 140-149. Elle continue notamment de figurer comme la mission principale des armées dans le Livre Blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008.
  • [17]
    Résolutions de l’ONU 743, 758, 761, 764, 770, 771, 776, 777, 779, 780, 781, 786, 787 concernant la Forpronu, prises entre le 2 février 1992 et le 16 novembre 1992.
  • [18]
    Il suffit de se reporter aux allocutions de François Mitterrand au lendemain de l’attentat contre le contingent français de Beyrouth (23 octobre 1983) ou encore à la veille de l’intervention contre l’Irak (17 janvier 1991). F. Mitterrand, « Allocutions télévisées du président de la République », Ina, 24 octobre 1983 et 16 janvier 1991.
  • [19]
    F. Mitterrand, « Allocution télévisée du président de la République », 7 février 1991.
Français

Résumé

François Mitterrand a sans aucun doute été le président de la Ve République qui — assez paradoxalement pour un homme de gauche — se trouve avoir le plus guerroyé au cours de son double septennat. Non seulement, après la guerre froide, durant son second mandat (1988-1995), il engage les armées françaises dans toute une série d’opérations de maintien et de rétablissement de la paix, mais il se place, dès son accession au pouvoir en 1981, dans le droit fil de ces prédécesseurs en assumant la politique d’intervention militaire de la France en Afrique. Entre escarmouches africaines et conflits plus lourds, on dénombre une trentaine d’engagements militaires décidés par François Mitterrand en tant que chef des armées. Il en découle un bilan contrasté : jugé plutôt positivement, malgré des réserves, quand il s’agit de la guerre du Golfe ou de la Bosnie et plutôt décrié, avec quelques procès d’intention, quand il s’agit des opérations au Rwanda ou en Somalie voire au Tchad.

Louis Gautier [*]
  • [*]
    Louis Gautier. Professeur à l’Université Jean-Moulin Lyon III.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 21/02/2012
https://doi.org/10.3917/mate.101.0015
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