CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Que trouvons-nous si nous ouvrons un volume regroupant des textes de Diderot sous l’intitulé Œuvres romanesques (éd. Henri Bénac, Paris, Garnier, 1951), ou Contes (éd. Laurent Versini, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1994), ou encore Contes et romans (éd. Michel Delon, Paris, Gallimard, « Pléiade », 2004) ? Quels titres les éditeurs font-ils entrer sous ces déterminations génériques flottantes ? En d’autres termes, qu’est-ce qui, chez Diderot, relève de la fiction narrative en prose ?

2Le lecteur est d’abord frappé par la grande diversité des œuvres. Des récits relativement courts, qu’on appellerait aujourd’hui « contes et nouvelles » (L’Oiseau blanc, conte bleu ; Mystification ; Les deux amis de Bourbonne…) alternent avec des textes plus longs qui ressortissent à présent du « roman » (Les Bijoux indiscrets ; La Religieuse ; Jacques le fataliste…). La variété générique domine, comme si Diderot s’inspirait tour à tour des différentes possibilités offertes par la littérature du xviiie siècle : roman libertin costumé à l’orientale dans la veine de Crébillon avec Les Bijoux indiscrets, longue lettre-plaidoyer qui tient à la fois du roman-mémoire et du roman épistolaire pathétique dans La Religieuse, contes moraux dans l’Entretien d’un père avec ses enfants ou Madame de la Carlière, antiroman comique inspiré par Sterne avec Jacques le fataliste, sans compter les textes que la tradition éditoriale range imperturbablement dans ces volumes d’« œuvres romanesques » mais dont l’inscription générique est autrement plus problématique comme Le Neveu de Rameau[1].

3Ces œuvres narratives ne sont pas un accident dans la carrière de Diderot, les diverses rédactions s’étendent sur toute sa durée, depuis ses premières publications (Les Bijoux indiscrets, 1748) jusqu’aux ultimes enrichissements apportés aux manuscrits de La Religieuse ou des Deux amis de Bourbonne en 1782-1783. Pourtant, de manière également remarquable, après l’incarcération de Vincennes en 1749, aucun de ses textes romanesques importants ne connaît de publication imprimée. La diffusion, quand elle aura lieu, se fera manuscrite, à la fin de la vie de l’auteur, dans la Correspondance littéraire, périodique copié à une quinzaine d’exemplaires et adressé aux grands de ce monde. Si bien que le Diderot connu par ses contemporains, l’homme à la réputation sulfureuse co-directeur de la plus grande entreprise éditoriale de l’époque, l’Encyclopédie, n’est pas exactement celui que nous reconnaissons aujourd’hui. Ces conditions d’élaboration tout à fait particulières, qui placent l’écriture de Diderot, au moment où elle se fait, hors de toute réception prévisible – il s’adresse à la postérité, mais la postérité, c’est vague – et par conséquent hors de toute obligation de répondre à une attente générique très déterminée, confèrent paradoxalement à cette création censurée par avance une très grande liberté, aussi bien intellectuelle que formelle. Sachant que ses textes ne sont pas destinés à la publication, Diderot n’a pas à entrer dans un moule, si bien qu’à chaque fois qu’il s’empare d’une idée il réinvente un genre.

4Ce qui unifie le plus manifestement les textes romanesques de Diderot, par-delà cette grande diversité, est leur dimension philosophique et critique. Comme Montesquieu, Rousseau ou Voltaire, Diderot conçoit la fiction comme une manière de philosopher par d’autres moyens. Évidente dans Le Neveu de Rameau ou Jacques le fataliste, cette ambition philosophique se trouve aussi bien dans le roman libertin, où l’on discute incidemment de la comparaison des systèmes de Descartes et de Newton, de la science expérimentale ou de la place de l’âme dans le corps. Très significative à cet égard est la série de trois textes diffusés successivement dans la Correspondance littéraire en 1773 : Ceci n’est pas un conte, Madame de la Carlière, Supplément au Voyage de Bougainville. Qu’il y ait là un unique projet ne fait aucun doute : le cadre narratif est le même et, surtout, il est manifeste qu’ils s’éclairent réciproquement. Et pourtant ce triptyque hétérogène est tellement embarrassant pour nos séparations disciplinaires contemporaines – ces catégories qui structurent aussi bien l’Université que le marché de l’édition et les rayonnages des librairies – que les responsables de la collection « Folio classique », en dépit de cette unité de la série, ont préféré ranger les deux premiers textes dans un volume de « contes » et le troisième dans un volume de « dialogues philosophiques [2] ».

5Enfin, Diderot est également un auteur qui réfléchit sur le roman. Non seulement il a écrit un des textes les plus importants sur la question de la deuxième moitié du dix-huitième siècle avec l’Éloge de Richardson, sur lequel on reviendra plus loin, mais encore il a constamment assorti ses textes narratifs de considérations sur la lecture et l’écriture, sur l’illusion et sur l’art du récit, telles la « préface-annexe » de La Religieuse ou la fin des Deux amis de Bourbonne, qui obligent le lecteur à une relecture critique du texte qui vient de les prendre au jeu de la fiction. Cet exercice critique intriqué à la lecture fictionnelle même atteint son point culminant avec Jacques le fataliste, véritable « antiroman du lecteur [3] » qui ne cesse de le prendre à partie et de le disputer sur ses attentes romanesques.

6Tel est l’univers littéraire que les études regroupées ici souhaitent entreprendre d’explorer sous ses différents aspects. Mais, avant d’entrer dans le commentaire des œuvres romanesques en elles-mêmes, il convient sans doute de s’arrêter sur les propos tenus par Diderot sur le genre et ses possibilités dans l’Éloge de Richardson, qui nous apportent un témoignage précieux sur le type d’attente à l’égard de la littérature de fiction entretenu non seulement par Diderot mais également par ses contemporains.

7Depuis le milieu du xixe siècle, nous, lecteurs littéraires, avons appris qu’un roman étant une œuvre d’art, il devait être jugé d’abord selon des critères esthétiques et que, le jugement esthétique n’étant pas un jugement moral (comme nous le savons depuis Kant), les considérations morales concernant les œuvres romanesques, et notamment les questions liées à leurs effets moraux sur le lecteur, sont secondaires et même non pertinentes. Le procès de Madame Bovary en 1857 marque un moment symbolique : il y a le côté Flaubert et le côté Pinard. Pour la postérité, c’est bien celui-ci qui a tort, car sa façon même d’aborder l’œuvre n’est pas légitime d’un point de vue littéraire.

8Forts de cette éducation culturelle, nous avons tendance, lorsque nous lisons des œuvres d’Ancien Régime, à leur appliquer cette approche esthétisante de l’art et à considérer le jugement moral sur l’œuvre comme vaguement non pertinent. Lorsque la revendication morale vient des écrivains eux-mêmes, comme c’est souvent le cas dans les préfaces des œuvres, nous tendons à la considérer comme secondaire, opportuniste (Manon Lescaut) ou franchement ironique (roman libertin).

9Il est vrai qu’il y a une forme de réponse obligée des romanciers contre les accusations d’immoralité dont le genre fait régulièrement l’objet. On rappellera avec Georges May que la campagne anti-romanesque menée notamment par les jésuites a été non seulement d’une grande violence, mais également d’une remarquable efficacité puisqu’elle aboutit, fait inédit, à l’interdiction d’un genre en tant que tel avec la proscription du roman par D’Aguessau en 1737-1738 [4]. La mesure, même inefficace concrètement, témoigne d’une défiance profonde des élites à l’égard du romanesque qui oblige en effet les auteurs de roman, jusqu’à la fin du siècle, à se justifier. Mais on ne peut pas déduire du caractère indirectement contraint de cette justification qu’elle est nécessairement insincère, dans un univers de pensée où jugement moral et jugement esthétique ne sont pas vécus comme séparés.

10Cette manière de penser est d’autant plus difficile à reconstituer pour nous qu’elle est plus ou moins perçue comme allant de soi par tous les acteurs, et donc non interrogée comme telle. Et pourtant, de même que les musiciens baroques travaillent à restituer les conditions d’exécution des œuvres pour savoir comment la musique du xviiie siècle sonnait pour ses créateurs et ses auditeurs, de même il n’est pas sans conséquence de tenter de comprendre selon quel cadre de réception se font les lectures et s’élaborent les textes au xviiie siècle. L’Éloge de Richardson, qui s’interroge sur les effets moraux du roman et sur les ressorts spécifiques de la fiction narrative pour les produire est de ce point de vue un témoignage précieux. Déployer son système d’arguments permet de comprendre selon quelles modalités se fait l’évaluation des œuvres littéraires au xviiie siècle et en retour de mieux analyser les ambitions romanesques de Diderot lui-même.

11L’Éloge prend son point de départ dans le double lieu commun anti-romanesque, analysé par Georges May comme constituant le Dilemme du roman : le genre serait caractérisé à la fois par l’invraisemblance et par l’immoralité : « Par un roman, on a entendu jusqu’à ce jour un tissu d’événements chimériques et frivoles, dont la lecture était dangereuse pour le goût et pour les mœurs » (IV, 155 [5]). Ces préjugés anciens sont déjà assez largement contestés en 1762, date de publication de l’Éloge dans le Journal étranger. En s’appuyant sur l’œuvre de Richardson, Diderot va s’employer à inverser ces jugements de valeur sur le genre, sans tomber dans le dilemme qui reviendrait à devoir choisir entre un roman réaliste et un roman moralisateur. Il s’agit de montrer qu’un roman renouvelé peut être, avec ses moyens propres, puissance de véridiction et de dévoilement, et produire par là même de bons effets moraux. La plupart des arguments en faveur du roman dont il se sert ne sont pas de son invention. Un siècle plus tôt, Pierre-Daniel Huet avait déjà déployé différents éléments d’une défense du genre, dans son Traité de l’origine des romans[6]. Diderot organise une synthèse au service d’une vision des possibilités du roman animée par une interrogation sur les effets moraux de la lecture, qu’on gagne à prendre au sérieux et à ne pas considérer seulement comme une justification opportuniste. Car il ne va pas de soi que la lecture, et qui plus est de textes fictionnels, produise une forme d’éducation morale. Diderot construit une réponse à cette interrogation qui dit la puissance du genre aussi bien que sa mission nouvelle et qui s’articule en plusieurs niveaux d’argumentation.

12Reprenant ce qui est en passe de devenir un lieu commun de la défense du roman, Diderot compare le romancier et le moraliste. Tous deux analysent la vie morale et déchiffrent la vérité des intentions sous l’apparence des comportements. Tous deux instaurent entre l’écrivain et le lecteur un « commerce excellent » (IV, 157) qui rend celui-ci meilleur et lui fait désirer en retour d’être l’ami du romancier (IV, 158). On voit qu’ici Diderot fait glisser sur la figure du romancier les attributs de la relation au lecteur mise en œuvre par Montaigne, lequel est d’ailleurs cité. Mais si le romancier assure en un sens la relève du moraliste, c’est aussi en le dépassant. La narrativité n’est pas un habillage indifférent pour des pensées qui pourraient s’exprimer ailleurs et autrement. Il n’y a pas de réversibilité. Si le roman intègre les réflexions des moralistes, leurs recueils n’ont pas la puissance du roman. Sa forme est une force : ce que les moralistes ont « mis en maximes, Richardson l’a mis en action » (IV, 155).

13Cette supériorité s’explique aussi par le fait que le récit vaut comme expérience et qu’il permet au lecteur de vivre par procuration, ce que Huet mettait déjà au crédit du roman : l’expérience réelle des passions serait fort dangereuse pour de jeunes gens, et particulièrement des filles, dont l’innocence gagne cependant à être éclairée par ce savoir en acte qu’est la fiction. Diderot, dont la philosophie, comme toute celle des Lumières, accorde à l’expérience une place bien plus déterminante dans tout processus de connaissance qu’au siècle précédent, généralise le thème au-delà de cette dimension pédagogique et de la question de l’éducation des filles qui a obsédé les adversaires et les partisans du roman au moins jusqu’à Pinard. La narration est le mode privilégié du récit d’expérience, et la fiction permet une exploration empirique du monde moral sans équivalent. En témoignent les discussions que la lecture des œuvres de Richardson suscite en société. La conduite des personnages de fictions donne lieu à des conversations qui approfondissent « les points les plus importants de la morale et du goût » (IV, 161), comme s’il s’agissait de cas réels. La fiction fonctionne alors comme un équivalent de l’expérience du monde, avec peut-être plus d’efficacité encore car la narration à la première personne, en nous donnant accès à l’intériorité des personnages, les a rapprochés de nous. Elle en a fait, dans tous les sens du terme, des proches (voisins, amis, parents) : « comme des personnages vivants qu’on aurait connus et auxquels on aurait pris le plus grand intérêt » (IV, 161). Le dernier terme est ici crucial pour comprendre l’efficacité morale de la fiction. Rien n’est plus éloigné de l’esthétique de Diderot, comme d’ailleurs de sa philosophie morale, que l’idée d’un jugement désintéressé – comme nous le verrons plus loin, tout dépend en réalité dans les deux cas de la manière dont je suis intéressé.

14Huet donnait à l’idée d’expérience par procuration une dimension essentiellement pédagogique. Les jeunes gens par définition sans expérience de la vie peuvent acquérir par le biais de la fiction une connaissance de la vie mondaine et des passions qui s’y agitent avant d’y entrer. Parce que la notion même d’expérience a évolué, mais surtout parce que le roman a changé et n’est plus celui de Mme de Lafayette dont Huet livrait la théorie, Diderot comprend cette expérience fictive sur le mode d’un savoir réel du monde moral dans toute son extension, détour par le livre qui, comme les récits de voyages, les histoires de la nature ou l’Encyclopédie, compense les limites nécessaires de l’expérience individuelle.

15

J’avais parcouru dans l’intervalle de quelques heures un grand nombre de situations, que la vie la plus longue offre à peine dans toute sa durée. J’avais entendu les vrais discours des passions ; j’avais vu les ressorts de l’intérêt et de l’amour-propre jouer en cent façons diverses ; j’étais devenu spectateur d’une multitude d’incidents, je sentais que j’avais acquis de l’expérience.
(IV, 156)

16Prévost, dont Diderot moque le goût pour les épisodes extraordinaires dans le paragraphe suivant, développe, à peine deux ans auparavant, dans le début de son dernier roman, Le Monde moral, une thèse très voisine sur la mission du romancier comme encyclopédiste des passions humaines. Paradoxalement, ce qui caractérise le grand romancier, avec les moyens propres de la fiction narrative, est l’ambition de vérité et la capacité de la mettre en œuvre. Le point est d’autant plus important que c’est, pour Diderot, ce qui détermine la réussite esthétique et la force de l’impression produite par le texte : le lecteur reconnaît le vrai. Le spectateur d’un tableau de Vernet ou de Chardin, tels que les commente Diderot, jouit de la représentation de la nature à mesure qu’il en reconnaît la vérité, laquelle ne peut être obtenue de la part du peintre que par une connaissance réelle de la nature et une domination complète des règles de son art : la peinture est interprétation de la nature au sens fort que Diderot donne à ce terme. Il en est de même pour le romancier : « le fond de son drame est vrai » (IV, 156). Son domaine est de façon privilégiée ce que Prévost nomme, par analogie entre le travail du savant qui dévoile le monde physique et celui du romancier, le monde moral, c’est-à-dire l’univers des passions humaines. Le travail de la fiction, dans cette esthétique romanesque, n’est pas du côté du mensonge, mais de la recherche de la vérité : « C’est que Richardson a reconnu que le mensonge ne pouvait jamais ressembler parfaitement à la vérité, parce qu’elle est la vérité, et qu’il est le mensonge. » (IV, 157)

17L’imitation romanesque, ainsi comprise, n’est pas feintise, mais suppose un savoir de la nature et un authentique travail de dévoilement. Le romancier est alors comparable au philosophe : « C’est lui qui porte le flambeau au fond de la caverne » (IV, 157). Dans ces images platoniciennes, Diderot applique à Richardson des termes qu’il utilise ailleurs pour Socrate. Dans les deux cas, il y a la même réinterprétation d’une figure comme héraut des Lumières, dont la véridiction transforme ceux qui l’écoutent. Mais c’est aussi que Diderot réinvente dans les termes du xviiie siècle la comparaison aristotélicienne entre le poète et l’historien, qui produisait déjà ce paradoxe selon lequel la fiction, dans sa vraisemblance, est plus philosophique que l’histoire dans sa vérité, parce que l’historien n’a accès qu’à des vérités partielles et particulières quand le poète dit le général et l’universel [7] : « L’histoire peint quelques individus : tu peins l’espèce humaine […]. Le cœur humain, qui a été, est et sera toujours le même, est le modèle d’après lequel tu copies. […] Ô peintre de la nature ! c’est toi qui ne mens jamais » (IV, 162-163).

18La vraie puissance du roman est cette capacité à dire le vrai et à transmettre au lecteur cette leçon de déchiffrement qui, comme le disait déjà Huet (autre lecteur d’Aristote), aide le lecteur à reconnaître le mensonge et la vérité, les bons et les méchants. Le roman n’est pas un miroir, de ce point de vue ; il ne se contente pas de refléter ce qu’il trouve. C’est bien le romancier qui crée un univers, qui « sait faire parler les passions » (IV, 157) ; mais il peut produire la fiction précisément parce qu’il connaît le vrai et que le lecteur reconnaît l’accent du vrai. La critique des excès du romanesque à la Prévost, qui est en passe de devenir un lieu commun des années soixante du xviiie siècle (et qu’on trouverait y compris chez Prévost), se fait sur fond d’une pensée de l’efficacité esthétique du réalisme : la vérité et la réalité des personnages et des passions favorise une illusion plus complète et plus durable.

19Le récit de l’historien est celui d’événements particuliers qui n’apprennent rien, la maxime du moraliste est dans la généralité abstraite qui ne nous touche pas. Le roman produit à partir d’une connaissance philosophique de la vérité des passions une narration qui implique le lecteur, en agitant ses passions morales. La pitié et la crainte, bien sûr, mais aussi l’indignation (IV, 155). Le romancier n’a pas à démontrer : il rend sensible. De ce point de vue le mécanisme enfantin de l’identification est crucial. Le lecteur « voudrait être » (IV, 157) Clarisse et non pas Lovelace. La portée morale est ici immédiate. L’agitation passionnelle fait préférer être en imagination le personnage vertueux, et fait donc sentir, sans démonstration et indépendamment de la religion, que la vertu est préférable au vice.

20

Ô Richardson ! on prend, malgré qu’on en ait, un rôle dans tes ouvrages, on se mêle à la conversation, on approuve, on blâme, on admire, on s’irrite, on s’indigne. Combien de fois ne me suis-je pas surpris, comme il est arrivé à des enfants qu’on avait menés au spectacle pour la première fois, criant : « Ne le croyez pas, il vous trompe… Si vous allez là, vous êtes perdu. » Mon âme était tenue dans une agitation perpétuelle. Combien j’étais bon ! combien j’étais juste ! que j’étais satisfait de moi ! J’étais au sortir de ta lecture, ce qu’est un homme à la fin d’une journée qu’il a employée à faire le bien.
(IV, 155-156)

21Ce franchissement de seuil par lequel le lecteur intervient directement dans l’histoire racontée (en lequel on reconnaîtra la possibilité même de la figure de la métalepse chère à Diderot) est un élément central de la réponse élaborée par Diderot à l’argument augustinien anti-théâtral repris par Rousseau dans la Lettre à d’Alembert sur les spectacles, selon lequel les passions morales agitées dans le spectateur par la représentation théâtrale, en particulier la pitié, s’exercent en quelque sorte « à vide » et d’autant mieux qu’elles n’impliquent aucune action réelle et, se réjouissant simplement d’elles-mêmes, ne sont qu’une forme de concupiscence et en aucun cas une éducation morale. Mais, pour comprendre cette implication du lecteur de roman, il faut rendre justice aux moyens propres du roman, qui ne sont pas ceux du théâtre.

22Diderot doit être un des premiers théoriciens à penser le sens esthétique de la longueur du roman, manière d’intervenir dans un débat qui amène Prévost à abréger notablement la traduction qu’il propose de Clarisse Harlowe, à tort selon l’Éloge de Richardson. Amputer la dimension excessive de la fin de Clarisse, la ramener au goût français, peuple mondain et pressé qui n’a pas le temps de lire et qui veut tout de suite sauter à la conclusion, ce n’est pas seulement témoigner peu de fidélité à l’œuvre originale – préoccupation qui n’est guère en usage au xviiie siècle – c’est surtout passer à côté de la signification même de la forme de l’œuvre et risquer de lui faire manquer ses effets propres. Richardson est-il trop long ? Il convient de déplacer la question : pourquoi l’est-il ? Précisément parce que la mission du roman est de recréer un monde, et que la nouveauté du genre tient aussi à cette capacité à rendre la complexité du réel, les différences fines, les détails, mais aussi à recréer la durée, l’épaisseur temporelle, la longueur des entreprises de la vie. C’est par tout ce qui constitue la taille du texte que le roman peut devenir un analogon du monde réel et acquérir une puissance d’englobement. Reprocher à Richardson l’abondance des détails communs revient à passer à côté de la compréhension des capacités et des moyens du genre romanesque, lequel suppose aussi par la complication des intrigues, la multiplicité des personnages, la diversité des circonstances. La prouesse littéraire du romancier tient à sa capacité, comme le peintre Joseph Vernet, à produire un monde dans lequel chaque singularité est différenciée, selon le principe leibnizien des indiscernables (« Dans ce livre immortel, comme dans la nature au printemps, on ne trouve point deux feuilles qui soient d’un même vert » (IV, 162)), et dont l’ensemble tient en un tout cohérent. Le détail est vérité, il donne à voir, dans le monde réel, ce que nous ne voyons pas, et il confère en retour au monde fictionnel l’épaisseur du réel. L’illusion romanesque s’appuie sur ces minuties et sur ces durées nécessaires à l’intégration du lecteur au monde fictionnel parce qu’ils obligent en quelque sorte l’esprit à vivre dans ce monde et à ne plus l’envisager comme fiction.

23

Sachez que c’est à cette multitude de petites choses que tient l’illusion : il y a bien de la difficulté à les imaginer ; il y en a bien encore à les rendre. Le geste est quelquefois aussi sublime que le mot ; et puis ce sont toutes ces vérités de détail qui préparent l’âme aux impressions fortes des grands événements. Lorsque votre impatience aura été suspendue par ces délais momentanés qui lui servaient de digues, avec quelle impétuosité ne se répandra-t-elle pas au moment où il plaira au poète de les rompre ! C’est alors qu’affaissé de douleur ou transporté de joie, vous n’aurez plus la force de retenir vos larmes prêtes à couler et de vous dire à vous-même : « mais peut-être que cela n’est pas vrai ». Cette pensée à été éloignée de vous peu à peu et elle est si loin qu’elle ne se présentera pas.
(IV, 160)

24C’est sur fond de cette analyse des moyens propres du roman et de leur efficacité que Diderot pense le roman comme pédagogie morale dans un argumentaire qui vise à répondre aux attaques répétées par Rousseau sur la fausse compassion à l’œuvre au spectacle. Le plaisir de la mélancolie suscité chez le lecteur n’est pas une forme de complaisance ; il est le signe d’une lecture intéressée, qui associe réellement le lecteur au sort des personnages malheureux. Diderot prend clairement parti dans ce débat sur la nature de la pitié esthétique qui travaille de façon décisive toute l’histoire des débats sur les rapports de la littérature et de la morale depuis Aristote et sa contestation augustinienne. De même que la fiction romanesque permet une expérience du monde par procuration qui n’en donne pas moins au lecteur un savoir pratique authentique sur l’univers passionnel, de même les sentiments moraux éveillés par la lecture se développent réellement par la participation imaginaire au monde fictionnel : « sans que je m’en aperçoive, le sentiment de la commisération s’exerce et se fortifie » (IV, 158). La fréquentation du roman par le lecteur, placé dans la situation de disponibilité qui est celle du loisir, prédispose en effet à la vertu en l’exerçant imaginairement :

25

Qu’est-ce que la vertu ? C’est, sous quelque face qu’on la considère, un sacrifice de soi-même. Le sacrifice que l’on fait de soi-même en idée est une disposition préconçue à s’immoler en réalité.
(IV, 156)

26Source d’enseignement moral, le roman de Richardson est comparable à un « évangile » (IV, 161). Il y a bien sûr une certaine malice diderotienne dans cette comparaison, en cette période où le débat sur la moralité du roman est encore vif, porté par des autorités spirituelles qui s’inquiètent précisément de cette concurrence exercée par le genre sur le terrain de la direction spirituelle et de la circulation d’une morale mondaine et profane reçue sans contrôle dans l’intimité des familles. Mais, plus profondément, Diderot souligne que le grand roman crée une communauté des lecteurs, qui se reconnaissent réciproquement par le jugement qu’ils portent sur l’ouvrage et sur les personnages avec lesquels ils vivent en idée, et qui se brouillent avec ceux qui ne partagent pas leurs jugements : « Depuis qu’ils [les romans de Richardson] me sont connus, ils ont été ma pierre de touche ; ceux à qui ils déplaisent sont jugés pour moi » (IV, 165).

27Il s’agit d’une communauté inséparablement esthétique et morale, et le débat que Diderot met en scène entre les deux amies fâchées par leur différence de jugements sur Clarisse Harlowe mêle inextricablement les deux registres. Pour Diderot, il y a une articulation forte et même, comme pour toute la tradition classique, une forme d’identité ou de réciprocité, entre le vrai, le bon et le bien. Plus que tout autre art, la littérature, et particulièrement le roman et le théâtre, a la capacité de mettre cette réciprocité en œuvre. Le grand romancier n’accomplit son œuvre esthétique que sur fond d’une exigence de vérité et de morale. Et le jugement esthétique ne peut jamais être pur, si par là on entend, comme le fera Kant, un jugement détaché de toute considération du vrai et du bien, qui relèvent pour leur part du jugement logique et de la raison pratique. Kant d’ailleurs ne dit pas autre chose, qui ne cite en matière de jugements esthétiques purs que la contemplation des remous d’un ruisseau ou des motifs géométriques des rinceaux à la grecque, et qui ne ferait pas l’erreur de vouloir chercher un seul exemple littéraire ou pictural. Diderot sait que tout grand roman charrie inséparablement une ambition littéraire, une anthropologie passionnelle et une interrogation sur les valeurs. C’est sur toutes ces dimensions partagées que se forme la communauté spirituelle des lecteurs :

28

Plus on a l’âme belle, plus on a le goût exquis et pur, plus on connaît la nature, plus on aime la vérité, plus on estime les ouvrages de Richardson.
(IV, 158)

29Dans son approche du genre romanesque, Diderot pense donc une unité profonde entre l’exigence de vérité, la pédagogie morale et la réussite esthétique. Le romancier, parce qu’il est désormais l’encyclopédiste des passions humaines, permet, avec les moyens propres de la fiction narrative, une expérience par procuration qui donne au lecteur une connaissance vraie du monde réel. Or cette connaissance même n’est pas neutre axiologiquement : la morale naturelle selon Diderot est fondée dans la vérité des rapports humains. Le savoir pratique conféré au lecteur par la fréquentation de la fiction romanesque dans le mécanisme de l’identification – cette entrée métaleptique dans l’univers fictionnel qui forme en retour dans le monde réel la communauté morale des lecteurs – est éducation morale en même temps qu’enseignement sur le monde moral.

30Au-delà de l’application à la lecture de Richardson, ce texte donne un exemple rare de la manière dont on lit au xviiie siècle la fiction romanesque et des attentes qu’on peut déployer à son égard. Il est cependant, nous semble-t-il, assez représentatif d’une revendication de légitimité du genre et de la manière dont elle s’exprime dans la deuxième moitié du xviiie siècle ; il permet d’éclairer l’ambition à l’œuvre aussi bien, par exemple, dans les derniers textes de Prévost que dans les œuvres d’Isabelle de Charrière [8]. À la lumière de ce témoignage particulier, on espère ainsi, de manière plus générale, apprendre à lire les romans du dix-huitième siècle avec une plus grande lucidité quant au système d’évaluation dans lequel ils étaient produits et reçus.

Notes

  • [1]
    Voir ci-dessous l’article de Sylviane Albertan-Coppola.
  • [2]
    Le Neveu de Rameau – Le Rêve de d’Alembert – Supplément au Voyage de Bougainville et autres dialogues philosophiques, éd. Jean Varloot, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1972. Les deux amis de Bourbonne et autres contes, éd. Michel Delon, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2002.
  • [3]
    Voir Colas Duflo, « Jacques le fataliste, l’antiroman dont vous êtes le héros », in Les Aventures de Sophie. La philosophie dans le roman au xviiie siècle, Paris, CNRS-éditions, 2013, p. 253-269.
  • [4]
    Voir Georges May, Le Dilemme du roman au xviiie siècle. Étude sur les rapports du roman et de la critique (1715-1761), New Haven, Yale University Press, 1963 ; Françoise Weil, L’Interdiction du roman et la librairie : 1728-1750, Paris, Aux Amateurs de livres, 1986.
  • [5]
    Toutes nos citations de Diderot, sauf mention contraire, sont données dans l’édition procurée par Laurent Versini, dont nous indiquons le tome et la page. Ici, Diderot, Œuvres, t. IV, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », t. IV, p. 155.
  • [6]
    Voir Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du xviie siècle sur le genre romanesque. Édition établie et annotée par Camille Esmein, Paris, Honoré Champion, coll. « Sources classiques », 2004.
  • [7]
    Voir Aristote, Poétique, 1451 a-1451 b (trad. Michel Magnien, Paris, LGE, 1990, p. 116-117).
  • [8]
    Voir par exemple Trois romans d’Isabelle de Charrière. Lettres neuchâteloises. Lettres de Lausanne. Honorine d’Userche, présentation et note d’Erik Leborgne, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2011.
Français

En guise d’introduction, on rappelle ici d’abord la multiplicité et la diversité des œuvres de Diderot relevant de la fiction narrative en prose, ainsi que l’ambition philosophique et critique qui en fait le point commun. On essaie ensuite de comprendre, en s’appuyant sur un commentaire de l’Éloge de Richardson, la manière dont Diderot conçoit l’unité profonde, dans son approche du romanesque, entre l’exigence de vérité, la pédagogie morale et la réussite esthétique. À la lumière de ce témoignage particulier, on espère aussi, de manière plus générale, apprendre à lire les romans du dix-huitième siècle avec une plus grande lucidité quant au système d’évaluation dans lequel ils étaient produits et reçus.

English

Introduction. Diderot, the Novel, Morality, and Truth

Introduction. Diderot, the Novel, Morality, and Truth

By way of introduction, notice is first taken of the number and variety of Diderot’s narrative prose fictions, as well as of the philosophical and critical ambition they share. The issue is then to understand, through a commentary of his Éloge de Richardson (In Praise of Richardson), the way in which Diderot conceives in his novels of the unity between the search for truth, the teaching of ethics, and aesthetic success. More broadly, we hope this specific text can help produce better readings of 18th century novels, with greater lucidity as to the value system in which they were produced and read.

Mis en ligne sur Cairn.info le 11/10/2013
https://doi.org/10.3917/litt.171.0003
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin © Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...