1Une grande métaphore traverse L’Homme rapaillé de Gaston Miron mêlant forme-sens et forme-histoire, celle de la « noirceur », qui pour Miron recouvre aussi bien l’obscurantisme politique des années 1950-60 au Québec, que la noirceur de l’analphabétisme dont souffrait son grand père, si ce n’est cette noirceur encore plus profonde, celle de la folie, dont le poète se sentit parfois menacé. De même une « colère noire » contamine toute son œuvre, portée par cette voix « agonique » qui touchait profondément le poète Jacques Brault [1]. Or l’on sait qu’en grec « agôn » veut dire « combat », alors qu’on aurait tendance parfois à l’assimiler au mot « défaite ».
2La poésie de Miron est une poésie épique, précisément parce que c’est une poésie « agonique » et, pour cette raison même, une poésie d’action. Si l’on se reporte à La Poétique d’Aristote, l’épopée s’assimile au récit d’action. Or, selon Christian Doumet, le récit d’action est sans cesse menacé par sa fragmentation en épisodes qu’il doit compenser par « l’unité de l’action et du temps épiques » [2]. Ce « goût du continu poétique » pour Christian Doumet meurt avec le romantisme, même s’il anime encore, dit-il, « La Chanson du mal aimé » d’Apollinaire. Mais l’épique mironien est ailleurs. Il est dans sa manière de convoquer à l’action à partir de ce que l’on pourrait appeler le « partage pronominal » du monde. Le poème se construit alors dans une relation intersubjective dont Miron a très bien défini l’enjeu en ce qui le concerne, en faisant la distinction entre le je du poète personnel qui est le sien et le je du poète de l’intime :
Le je du poète personnel est tragique et impudique : il s’identifie. Ce je se réfracte parfois en tu et en il ; il y a aussi le poète métaphysique comme Saint-Denys Garneau, dont le je est toujours un on. Le je du poète de l’intime reste un je. Le je du poète personnel trouve sa réversibilité dans le nous. Le je du poète métaphysique trouve sa réversibilité dans le on. [3]
Le partage du sensible
4À partir des deux poèmes qui composent le cycle mironien de « La batèche » [4] et qui s’intitulent « Le damned Canuck » et « Séquences », j’examinerai plus attentivement comment cette réversibilité du je du poète personnel dans le nous dont a parlé Miron se confond avec ce que Jacques Rancière appelle le « partage du sensible ». En s’appuyant sur l’expérience sensible d’une forme artistique, Jacques Rancière construit un rapport particulier de l’art au politique qui lui permet d’envisager les « manières dont des figures de communauté se trouvent esthétiquement dessinées » [5]. Par ailleurs, la « politique, dit Rancière, porte sur ce qu’on voit et ce qu’on peut en dire, sur qui a la compétence pour voir et la qualité pour dire, sur les propriétés des espaces et les possibles du temps » [6]. En prenant pour exemple la démocratie athénienne, Jacques Rancière dit que le « partage du sensible fait voir qui peut avoir part au commun en fonction de ce qu’il fait, du temps et de l’espace dans lesquels cette activité s’exerce » [7]. Dans la république de Platon, les artisans sont exclus de l’espace politique commun « parce qu’ils n’ont pas le temps de se consacrer à autre chose que leur travail. Ils ne peuvent pas être ailleurs parce que le travail n’attend pas » [8]. Leur parole, confinée dans l’espace domestique, reste en deçà de la parole audible, en deçà, par conséquent, de celle qui possède une portée politique et confère une humanité à ceux qui s’y font reconnaître. Bref, le partage du sensible sépare et exclut.
5Le poème de Miron intitulé « Le damned Canuck » traite précisément de cette distribution des manières d’être dans un Canada démocratique, certes, mais longtemps tributaire d’un passé colonial. « Damned Canuck » signifie dans la bouche des anglophones « maudit Canadien français ». Miron se souvient d’avoir entendu cette insulte à Sainte-Agathe-des-monts, dans les Laurentides, au nord de Montréal où son père exerçait le métier de menuisier. Miron montre dans son poème comment l’artisan canadien-français qui se voit stigmatisé comme le « damned Canuck » se trouve de la sorte exclu du « commun partagé » ; le voici condamné à s’exprimer dans une parole inaudible :
Le damned CanuckNous sommes nombreux silencieux raboteux rabotésdans les brouillards de chagrin crusà la peine à piquer du nez dans la souche des misèresun feu de mangeoire aux tripeset la tête bon dieu, nous la têteun peu perdue pour reprendre nos deux mainsô nous pris de gel et d’extrême lassitudela vie se consume dans la fatigue sans issuela vie en sourdine et qui aime sa complainteaux yeux d’angoisse travestie de confiance naïve àla rétine d’eau pure dans la montagne natalela vie toujours à l’orée de l’airtoujours à la ligne de flottaison de la conscienceau monde la poignée de porte arrachéeah sonnez crevez sonnailles de vos entraillesriez et sabrez à la coupe de vos privilègesgrands hommes, classe écran, qui avez fait de moile sous-homme, la grimace souffrante du cro-magnonl’homme du cheap way, l’homme du cheap workle damned Canuck seulement les genoux seulement le ressaut pour dire [9]
7La première strophe met bien en évidence le travail silencieux du menuisier, travail ingrat pour le corps et qui ne le soulage ni de la misère, ni de la faim. Dans la deuxième strophe, la vie de l’artisan est décrite comme une vie diminuée, mais aussi résignée. Bien que le menuisier et les siens veuillent croire à un avenir meilleur, ils refusent de réclamer leur dû de façon délibérée. Dans la troisième strophe, le poète emporté par la colère, veut mettre un terme à cette vie avortée. Il fait voir ce qui n’avait pas lieu d’être vu : le litige entre les « sans-part » confinés dans l’univers domestique et les « nantis » sabrant le champagne pour quelque baptême dont on entend les « sonnailles ». En apostrophant les nantis avec violence, le poète parle au nom du « nous nombreux silencieux raboteux rabotés » pour faire « entendre comme discours ce qui n’était entendu que comme bruit » [10]. Ainsi, dans le poème, le « je du poète personnel trouve sa réversibilité dans le nous » pour faire voir le dissensus qui fonde le droit des « sans-part » à l’existence politique. Le poète attribue alors une humanité aux « sans part » dont il fait partie, mais cette humanité, il la nomme avec des mots provenant de la langue de l’autre : « l’homme du cheap way, l’homme du cheap work/le damned Canuck ». Miron choisit donc des qualificatifs que les « sans part » reçoivent comme des termes déshumanisants formulés de surcroît dans une langue étrangère. Parallèlement, le poète dénonce l’ordre établi qui décide de la répartition des parts et que Rancière appelle la « police des corps et des états » : « la police veut en effet des noms “exacts”, qui marquent l’assignation des gens à leur place et à leur travail », écrit Jacques Rancière [11]. Par contraste, la politique « est affaire de noms “impropres”, de misnomers qui articulent une faille et manifestent un tort » [12]. Cette politique du « nom impropre » est fondamentalement hétérologique puisque le nom attribué aux « sans part » est en réalité un déni d’identité. Cette pensée du non-identique se retrouve aussi sur le plan esthétique. La poétique de l’insulte reprise par Miron dénonce par avance la pensée du modèle, plus particulièrement ce qui en poésie relèverait de la « bonne langue », une langue harmonieuse empreinte de « civilité ».
L’oralité du poème
8Jacques Rancière assimile pour sa part la pensée du modèle en art à celle de la mimésis platonicienne pour ensuite opposer celle-ci à ce qu’il appelle le « régime esthétique de l’art » qui se fait jour à la fin du xviiie siècle, en Allemagne. Du point de vue de la philosophie platonicienne, les arts de l’imitation offraient un certain danger en particulier quand il s’agit de la fiction. La fiction, en effet, est le lieu où se brouille le partage des identités. Platon, comme le dit Jacques Rancière, préfère quant à lui la « forme chorégraphique de la communauté qui chante et danse sa propre unité » [13]. On retrouve ainsi dans la poésie-chant une forme idéale de « civilité » dans la mesure où elle se conforme mimétiquement à la cadence des danseurs avec ses levés et ses frappés. Le « régime esthétique de l’art » vient bouleverser cette répartition des espaces. Il remet en cause le dédoublement mimétique au profit d’une immanence de la pensée dans la matière sensible. Pour Jacques Rancière, c’est Schiller qui marque de façon déterminante par un nouveau partage du sensible le partage politique qui est en jeu :
L’état « esthétique » de Schiller, en suspendant l’opposition entre entendement actif et sensibilité passive, veut ruiner, avec une idée de l’art, une idée de la société fondée sur l’opposition entre ceux qui pensent et décident et ceux qui sont voués aux travaux matériels. Cette suspension de la valeur négative du travail est devenue au xixe siècle l’affirmation de sa valeur positive comme forme même de l’effectivité commune de la pensée de la communauté. [14]
10Le passage d’une poétique fondée sur la reproduction d’un modèle à une poétique qui invente ses formes est également sensible en France au début du xixe siècle quand il est question de rythme. En 1813, dans sa Dissertation sur le rhythme et la prosodie des Anciens et des Modernes, Antoine Fabre d’Olivet établit une distinction entre le rythme labile qui caractérise les formes d’énonciation dans le discours courant et le rythme schématique qui caractérise la métrique en tant que fiction linguistique. Le rythme métrique suit un modèle toujours donné d’avance, fondé sur une succession de creux et de pleins accentuels mesurés par le nombre syllabique et dont la forme idéale en français reste l’alexandrin. C’est un rythme qui, comme on sait, se calque au départ sur une fiction linguistique : le pied rythmique hérité des anciens. En revanche, le rythme du discours est un rythme sémantique lié au sujet de l’énonciation. Le rythme est inséparable du sujet qui parle et fait passer la situation de discours dans les modalités de l’énonciation. Antoine Fabre d’Olivet dit alors du rythme sémantique qu’il « fluctue et se modifie sans cesse, non seulement dans l’ensemble d’un idiome, par une suite des révolutions qu’éprouve le peuple en général, mais dans ses moindres détails par un effet instantané des divers sentiments qui agitent chaque individu » [15]. Henri Meschonnic développera cette idée : « Le discours ordinaire est le vrai discours plurivoque, cascade d’ambiguïtés se corrigeant de proche en proche, comme la marche est une série de chutes contrôlées, indéfiniment reprises. Et des répliques anodines sont incompréhensibles, enlevées à leur situation. » [16] Par ailleurs, le rythme en tant que signifiant est un « signifiant historique, populaire. Puisqu’il est une oralité socialité », dit encore Henri Meschonnic [17]. C’est en ce sens que le poème fait système au plan sémantique et syntaxique. Miron l’a compris, lui qui entend ne pas rompre avec le langage ordinaire et les « formes-sens » qui le portent dans le poème. C’est ainsi que Miron pratique dans « Le damned Canuck » une poétique de l’insulte et de la malédiction qu’il amplifie dans « Séquences », en faisant usage de « sacres » ou de « jurons » dont le mot « batèche » est un bel exemple. « Batèche » sert de ponctuation rythmique aux « gueulantes » de la strophe suivante :
Cré bataclan des misères batèchecré maudit raque de destine batècheraque des amanchures des parlures et des sacruresmoi le raqué de partout batèchenous les raqués de l’histoire batèche
12Jugés par rapport à la question des formes esthétiques, les jurons font entendre le « sans art » qui marque le discours du travailleur-artisan, ce que Miron appelle le « raque des amanchures des parlures et des sacrures ». Néanmoins cette langue fonde la communauté dans ses rythmes tandis que le poète confère à ceux-ci leur historicité en mettant le poème hors de la poésie et dans le langage.
Le poète « résistant »
13Dans « Séquences », Miron pousse jusqu’au bout la revendication des sans-part, quitte à se mettre lui-même « hors la loi » en assumant face aux forces de police le rôle du « résistant », celui qui dit « non » :
Vous pouvez me baillonner, m’enfermerje crache sur votre argent en chien de fusilsur vos polices et vos lois d’exception je vous répond non […]vous ne m’aurez pas vous devrez m’abattreavec ma tête de tocson, de noeud de bois de souche
15À propos de l’état d’exception qu’évoque Miron explicitement dans son poème, Giorgio Agamben écrit : « L’état d’exception n’est pas un droit spécial (comme le droit de guerre), mais en tant que suspension de l’ordre juridique lui-même, il en définit le seuil ou le concept limite. » [18] Le droit de résistance, dont se réclame Miron, présente de fortes similitudes avec l’état d’exception. « En fait, dans le droit de résistance comme dans l’état d’exception, ce qui est véritablement en jeu, c’est le problème de la signification juridique d’une sphère d’action en soi extrajuridique. » [19] Il existe donc pour Giorgio Agamben un « seuil d’indistinction entre anomie et droit » qui se retrouve non seulement dans le droit de résistance mais également dans la fête carnavalesque et le charivari qui inspirent la poétique de l’insulte ou du juron chez Miron. Cette poétique du juron questionne en particulier le rapport qui s’établit entre le droit et la vie :
La batèche ma mère c’est notre vie de viebatèche au cœur fier à tout romprebatèche à la main inusablebatèche à la tête de braconnage dans nos montagnesbatèche de mon grand-père dans le noir analphabètebatèche de mon père rongé de veillesbatèche de moi dans mes yeux d’enfant
17Certes, dans les vers que je viens de citer, la vision du travail et de la vie passe encore par l’ordre généalogique des pères. Cependant, la vie aura placé le père ou le grand-père dans une forme d’extraterritorialité par rapport à la loi, extraterritorialité signifiée soit par le braconnage, soit par l’analphabétisme, soit par la nuit de veille qui perturbe le temps du travail journalier.
18On peut aussi entendre les litanies de jurons qui ponctuent le poème de Miron non seulement comme une protestation contre la misère journalière, mais aussi comme une affirmation de vie teintée d’érotisme :
Damned Canuck de damned Canuck de pea soupsainte bénite de sainte bénite de batèchesainte bénite de vie maganée de batèchebelle grégousse de vieille réguine de batèche
20« Grégousse » signifie « fille aguichante ». « Réguine » vient de l’anglais « rigging » et désigne des vêtements usés. En rythmant les travaux et les jours, l’insulte ou le juron ou encore le mot français métissé de l’anglais inscrivent le discours du sujet dans son « oralité socialité ». L’oralité socialité du poème opère alors un changement de paradigme. Comme l’explique Henri Meschonnic :
Au lieu du paradigme philosophique, l’historicité radicale du langage et des discours. Au lieu du paradigme théologique, la postulation d’un monde athéologique. Au lieu du paradigme social qui oppose l’individu et la société, une pensée du sujet, en tant que radicalement social. Au lieu du paradigme politique qui oppose minorité et majorité, une représentation de la pluralité. [20]
Le défaut d’origine
22Revenons sur la « posture » du poète dans « Séquences ». En prêtant sa voix aux siens, Miron répond à un appel qui lui vient de plus loin, d’une « mémoire osseuse », comme il le dit. Mais c’est surtout l’image d’un corps claudiquant dans un entre-deux-lieux qu’imposent les vers suivants :
Les bulles du délire les couleurs débrailléesle mutisme des bêtes dans les noeuds du boisdu chiendent d’histoire depuis deux siècleset me voicisortant des craques des fentes des soupirauxma face de suaire quitte ses traits inertesje me dresse dans l’appel d’une mémoire osseusej’ai mal à la mémoire car je n’ai pas de mémoiredans la pâleur de vivre et la moire des neigesje radote à l’envers je chambranle dans les portesje fais peur avec ma voix les moignons de ma voix
24Miron s’est souvent présenté lui-même comme un homme ayant mal à sa mémoire. En relisant ces vers, on peut attribuer au poète deux formes de mémoire : l’une reposant sur la quête identitaire, l’autre sur les réseaux signifiants du poème.
25Dans le premier cas, il s’agit d’une mémoire qui, alors que le poète cherche à saisir son identité dans une histoire commune, se trouve marquée d’une amnésie fondamentale ; l’inscription de Miron dans son histoire se fait alors à partir d’un « écart » ou d’une « syncope » qui ne lui permet plus de « reterritorialiser » son identité dans un espace qui lui soit propre. Au contraire, cet écart « déterritorialise » le pays et condamne le poète à errer sans repères dans des « lieux dépaysés » comme il le dit luimême dans ce court poème publié dans la revue Estuaire, en 1984 :
ne puis-je me déprendre de ma naissancecette errance erratiquequi tout à sa logique de l’écart foume fait un sort en des lieux dépaysésil n’y a pas de tracesdepuis que tout a commencé pour moi [21]
27Le lien qui met en rapport la mémoire ou plutôt le « corps-mémoire » et l’image physique du pays est « béant » pour Miron, si l’on relit le poème cité plus haut. Il faudrait, au contraire qu’il devienne « ouvert ». Le psychanalyste Daniel Sibony nous rappelle que la mémoire « sert à oublier, à réserver ce qui reviendra plus loin, marqué par l’image, remarqué par elle » [22]. En ce qui concerne Miron, l’image qui sert de support à la mémoire se confond dans « Séquences » avec les paysages de l’enfance, paysages éclatés, sans horizon fixe, qui exposent le poète à l’errance dans une langue « entre-deux » :
ô loups des forêts de Grand-Remousvotre ronde pareille à ma folieparmi les tendres bouleaux que la lune dénoncedans la nuit semée de montagnes en éclatsde sol tracté d’éloignementj’erre sous la pluie soudaine et qui voyagela vie tiraillée qui grince dans les girouetteshomme croa-croatoujours à renaître de ses clameurs découragées
29Il y a bien dans ce paysage une réserve érotique qui en passe par d’autres corps « parmi les tendres bouleaux que la lune dénonce », mais ce transfert est aussitôt « dénoncé » dans la sphère de l’Autre incarné par la lune qui tient le rôle de témoin. Au moment même où les loups allaient se mettre à faire la ronde, cette ronde sauvage tourne à la folie (« votre ronde pareille à ma folie »). De même, au moment où les « montagnes en éclats » allaient rappeler peut-être l’errance enchantée du Petit Poucet semant derrière lui de petits cailloux, ces semences de pierre découvrent leur stérilité. L’image de la girouette qui change d’orientation au gré des vents dessine, quant à elle, un espace entredeux ouvrant un écart entre ce qui a été et ce qui n’est pas encore. Enfin, de l’« homme croa-croa » émane un son répétitif qui ressemble à celui du crapaud, animal amphibie comme on sait.
La voix lépreuse
30Par extension, tout un réseau d’images relie dans « Séquences » la voix caverneuse du poète qui surgit sur la place publique comme Lazare hors du tombeau (« je fais peur avec ma voix les moignons de ma voix ») au mutisme du menuisier-charpentier que Miron a stigmatisé dans « Le damned Canuck » (« Nous sommes nombreux silencieux raboteux rabotés »). La « voix lépreuse » est à mettre en regard de la « voix ligneuse » quand Miron parle dans « Séquences » du « mutisme des bêtes dans les noeuds du bois ». Ainsi Miron renoue sans le savoir ou le sachant avec cette anthropologie médiévale qui associait la figure du menuisiercharpentier à celle du lépreux ou du cagot dont on prétendait qu’il était victime d’une lèpre intérieure. Witold Zaniewicki écrit :
Nous trouvons ainsi un rapport étrange établi entre l’arbre, la forêt et la caste des cagots. Les raisons en sont inconnues et relèvent sans doute de la magie populaire. […]. Quoi qu’il en soit ce sont tout naturellement les métiers du bois qui sont réservés aux cagots et la plupart des autres métiers (particulièrement ceux de l’alimentation) interdits. On les trouve donc charpentiers, bûcherons, menuisiers, scieurs de long, enfin tonneliers en Bretagne. [23]
32Dans le cycle de « la batèche » de Miron, la figure du lépreux reproduit autrement l’image des « sans part » qui réclament, cette fois dans l’Église, leur part du salut.
33La parole lépreuse apparaît à travers les siècles comme interdite et vouée à l’errance. Mais elle produit chez Miron un effet théâtral quand elle surgit au milieu de la cité. Aussi la figure du poète revêt-elle dans d’autres poèmes de L’homme rapaillé celle de l’histrion, comme ici dans le poème intitulé « L’homme agonique » :
j’écris, j’écris, à faire un fou de moià me faire le fou du roi de chacunvolontaire aux enchères de la dérisionmon rire en volée de grelots par vos têtesen chavirée de pluie dans vos jambes
35Les grelots, qui signalent le fou dans ce poème, signalaient aussi la présence du lépreux au Moyen Âge. En outre, la « volée de grelots » de « L’homme agonique » rappelle les « volées de copeaux » de « Séquences ». Miron, on le voit, est cohérent dans l’élaboration de son réseau signifiant.
36Mais à quoi rime la voix du lépreux qui s’articule à une quasi langue, tandis que le corps claudique dans son entre-deux-lieux ? La parole poétique relève d’un questionnement atopique. Elle surgit comme un nonencore-là : « Un trouble, une ex-centricité viennent questionner l’ordre du modèle et renverser ce qui fixait le ça et là du discours », écrit Sébastien Rongier qui comprend le discours à partir du verbe latin « discurrere » qui signifie « courir ça et là » [24]. Sébastien Rongier se rapproche ainsi de la définition que donnait Henri Meschonic de l’oralité, en comparant le discours à une marche faite de chutes et de reprises. L’« écart fou » dont parlait Miron, lorsqu’il questionnait la figure du pays à partir de son défaut de mémoire, prend désormais l’aspect d’un « écart ironique » qu’ouvre dans le champ poétique la parole « entre-deux » du fou ou du lépreux.
37Cet écart ironique qui crée une distance entre la pensée et la réalité prend place dans ce que Sébastien Rongier appelle l’espace de l’« inconciliation » : « l’inconciliation est à la fois conscience de l’authenticité exprimée dans les tensions et l’inconfort du matériau et implication dans l’expérience de l’art. [25] » Dans ces conditions « l’œuvre est un retard fondamental, petite temporalité du négatif et grand balancement de claudication » [26] qui « contrarie les modélisations et les apparences de la mise en ordre » [27]. Sébastien Rongier voit, par ailleurs, dans le « dissensus » ou la « mésentente » qui constitue pour Rancière l’espace polémique de la démocratie une autre figure de l’« inconciliation », dans la mesure où celle-ci présente une « dimension de résistance à la dialectisation du conflit commun d’où émerge la part manquante du commun, la part des sans-part » [28]. Le paradoxe tient au fait que l’inconciliation et le dissensus font lien et produisent, comme on le voit chez Miron, du commun partagé à partir du sol trouble de la mémoire des origines. Celle-ci se confond dans « Séquences » avec la « moire des neiges », qui devient, sur un autre plan, la contrefaçon du suaire du lépreux. La moire des neiges fascine et leurre comme une fausse promesse de beauté et de bonheur. La « face de suaire » du lépreux terrifie, au contraire, quand elle convoque la « mémoire osseuse » au seuil d’un espace « entre-deux ».
Le passeur
38Revenons à la psychanalyse pour comprendre un peu mieux ce qui se joue dans cet espace entre-deux afin de rattacher l’image du lépreux à celle du « passeur ». Dans l’espace symbolique de l’« entre-deux », « le “sujet” est sujet quand ça veut bien passer par lui », dit le psychana-lyste [29]. « Dans notre approche, précise Daniel Sibony, l’identité est un processus où se déploient des clichés de l’origine, des images de traces déposées dans la mémoire, et entre deux images s’ouvre le passage ou le voyage possible ; c’est un processus d’entre-deux prenant appui sur l’origine en tant qu’elle-même lui échappe. » [30] L’identité est une manière de « n’être plus retenu par ce qu’on sait », mais d’« être tenu par ce qu’on ne sait pas », dit encore Daniel Sibony [31]. « Séquences » donne à voir une traversée de l’espace « entre-deux ». Cette traversée représente néanmoins pour le poète une « agonie » en ce sens qu’il doit pour que ça « passe » par lui, traverser, comme son ami Olivier Marchand, un pays couvert d’un voile qui ressemble également à un suaire. Parallèlement, le poète doit mener un combat avec la terre sur laquelle se sont échinés ses ancêtres. Tout en mimant les gestes du paysan, Miron réinvente cet entre-deux-langues où le je devient ce je impersonnel qui claudique dans son corps et qui cherche vainement à franchir les limites de ce corps « farouche », mot qui signifiait à l’origine « étranger » :
Mais le désir y est. Le corps doit en « passer » par là, franchir une frontière symbolique et devenir un lieu de traversée. Miron en est conscient qui sent une résistance qui vient d’abord de lui-même et qui l’épuise dans son combat politique. Mais le passage à lieu encore une fois dans la signifiance du poème, par le travail sur le langage à l’œuvre dans ces vers où Miron se signale dans l’espace entre-deux comme un « passeur » grâce à une variation morphologique sur son nom : « laissez-moi donner la main à l’homme de peine/ et amironner », lit-on dans « Séquences ». Le verbe « amironner » calqué sur le nom même de Miron évoque le verbe « avironner » qui rappelle aux Québécois les canots d’écorce qui leur ouvraient l’espace américain. Relisons les vers cités plus haut, particulièrement ceux où Miron retrouve la gestualité d’un corps dans les mots québécois : « je farouche de bord en bord/je barouette et fardoche et barouche ». « Toute pensée, au sens le plus ouvert du terme, écrit Daniel Sibony, consiste peut-être à instaurer des entre-deux pulsatils par des secousses ou des coups de force dans notre mémoire, pour passer de l’un à l’autre avec l’énergie d’un désir et d’un corps qui s’y engage. Penser, c’est être le passeur de soi-même entre deux de ses altérités, dont aucune n’est ultime. » [32] Penser, c’est ni plus ni moins entrer dans son rythme. C’est devenir par là le sujet de son propre discours, comme le suggérait déjà Antoine Fabre d’Olivet, et advenir à une forme d’historicité par le langage. Or dans « Séquences », ce sont précisément ces séquences de « jurons » qui, tout en rythmant la mémoire linguistique de Miron, instaurent dans le poème ces « entre-deux pulsatils » dont parle Daniel Sibony. Il s’agit désormais pour le poète de réaliser un coup de force prosodique et non plus politique. Ce coup de force poétique maintient la mémoire dans la pulsation du présent.Suis-je iciou ailleurs ou autrefois dans mon villageje marche sur des étendues de pays voilésm’écrit Olivier Marchandalors que moi d’une brunante à l’autreje farouche de bord en bordje barouette et fardoche et baroucheje vais plus loin que loin que mon haleine je vais plus loin que la fin de l’éboulement
Notes
-
[*]
Le livre de Rancière, Le partage du sensible, est traduit par le livre The politics of aesthetics: the distribution of the sensible, translated with an introduction by Gabriel Rockhill, London/New York, Continuum, 2006.
-
[1]
Jacques Brault, Chemins faisant, Montréal, La presse, 1975, p. 27.
-
[2]
Christian Doumet, Faut-il comprendre la poésie ?, Paris, Klincksieck, 2004, p. 88.
-
[3]
Jean Royer, Voyage en Mironie. Une vie littéraire avec Gaston Miron, Montréal, Fides, 2004, p. 121-122.
-
[4]
Le mot « batèche » est un juron québécois provenant de la déformation du mot « baptême ».
-
[5]
Jacques Rancière, Le Partage du sensible, esthétique et politique, Paris, Éditions La Fabrique, 2000, p. 24.
-
[6]
Ibid., p. 14.
-
[7]
Ibid., p. 13.
-
[8]
Idem.
-
[9]
Gaston Miron, L’Homme rapaillé. Les poèmes, Paris, Gallimard, coll. Poésie, 1999. Toutes nos citations de L’Homme rapaillé renverront à cette édition.
-
[10]
Jacques Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995, p. 96.
-
[11]
J. Rancière, Aux Bords du politique, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 2004, p. 121.
-
[12]
Idem.
-
[13]
J. Rancière, Le Partage du sensible, esthétique et politique, op. cit., p. 15.
-
[14]
Ibid., p. 69-70.
-
[15]
Antoine Fabre d’Olivet, « Dissertation sur le rhythme et la prosodie des Anciens et des Modernes » (1813), in Miscelinea A. Frabre d’Olivet VI, Nice, Belisane, 1982, p. 9.
-
[16]
Henri Meschonnic, Pour la poétique 1, Paris, Gallimard, 1970, p. 132.
-
[17]
Henri Meschonnic, Jona et le signifiant errant, Paris, Gallimard, 1981, p. 89 ;
-
[18]
Giorgio Agamben, État d’exception. Homo sacer, Paris, Le Seuil, 2003, p. 15.
-
[19]
Ibid., p. 25.
-
[20]
Henri Meschonnic et Gérard Dessons, Traité du rythme. Des vers et des proses, Paris, Armand colin, 2005, p. 48.
-
[21]
Gaston Miron, « Ne puis-je me déprendre… », Estuaire, « L’État de la poésie québécoise 1984 », Montréal, n° 32-33, été-automne, 1984, p. 104.
-
[22]
Daniel Sibony, Entre-deux, L’origine en partage, Paris, Le Seuil, coll. Essais, 2003, p. 278.
-
[23]
Witold Zaniewicki, Le Noble et le lépreux, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 130-132.
-
[24]
Sébastien Rongier, De l’ironie. Enjeux critiques pour la modernité, Paris, Klincsieck, 2007, p. 90.
-
[25]
Ibid., p. 94.
-
[26]
Ibid., p. 99.
-
[27]
Ibid., p. 90.
-
[28]
Ibid., p. 96.
-
[29]
Daniel Sibony, op. cit., p. 152.
-
[30]
Ibid., p. 153.
-
[31]
Ibid, p. 196.
-
[32]
Ibid., p. 317.