CAIRN.INFO : Matières à réflexion
Je n’avais rien à dire. Je n’avais pas fini de m’égarer.
Je riais. J’aurais aimé cracher à la figure des autres.
Le Bleu du ciel
— Lazare aime les petits oiseaux : elle le dit, mais elle ment.
Elle ment, entends-tu ? Elle a une odeur de tombe.
Le Bleu du ciel
L’idée que, peut-être, j’aimais Lazare m’arracha un cri qui se perdit dans le tumulte..
Le Bleu du ciel

1L’affrontement du narrateur, Henri Troppmann — appelons-le B. — et de Lazare, une révolutionnaire stricte, ardente et généreuse, est au cœur de Le Bleu du ciel. De ce haut roman de deux cents et quelques pages, publié en 1957 et de Madame Ewarda publié en 1956, nous répéterons volontiers, toutes proportions gardées, ce que Balzac disait de sa trilogie d’ Illusions perdues, à savoir qu’elle était « l’œuvre capitale dans l’œuvre ». Dans Le Bleu du ciel, la question de l’impossible soulève l’intrigue comme si le philosophique devenait, de la manière la plus inattendue, dramatis persona et ployait à sa mimique le corps parlant.

2Le roman s’y reprend à trois fois avant de commencer : Avant-propos, Introduction, Première partie, mais cette première partie n’en est pas une ; c’est un poème, un chant de triomphe :

3

En mon cœur idiot, l’idiotie chante à gorge déployée.
JE TRIOMPHE !

4Aveuglement ? « bonheur affirmé contre toute raison » selon B. ? Songe-t-il, personnage, à ce qu’il dit auteur, lorsqu’il déclare que Proust, pour avoir voulu le triomphe, a manqué l’impossible ? Mais lui, B., veut -il ?

5Le récit proprement dit commence à la deuxième partie qui se divise en cinq épisodes, chacun précédé d’un titre en italique et en pleine page : Le mauvais présage, Les pieds maternels, Histoire d’Antonio, Le bleu du ciel, Le jour des morts. Et le titre du premier est doublement inaugural : Le mauvais présage trouve en effet un début d’accomplissement dans Le jour des morts qui boucle le roman sur « cette marée montante du meurtre, beaucoup plus acide que la vie », prémonition accomplie pour Bataille mais non encore pour B., le romancier et son (propre) personnage ne vivant pas dans le même laps de temps.

6Si l’on excepte son épouse, Edith, et sa belle-mère, qu’on ne verra qu’à peine, trois femmes sont en relation avec B. : Dirty, dont le nom est l’abrégé de Dorothea, ce qui sussure que celle qui a nom, en grec, de cadeau de la déesse, est sale à ses heures… mais d’une saleté à élucider. Et B. ne nous dit-il pas, plus loin, qu’elle était d’une propreté éblouissante ? Actrice principale de l’extraordinaire scène de débauche du Savoy [1] dans l’Introduction, nous la retrouvons dans l’épisode éponyme du titre : Le bleu du ciel et dans l’ultime : Le jour des morts. B. aime sa fureur contenue : « Ce que j’aimais en elle était sa haine, j’aimais la laideur imprévue, la laideur affreuse, que la haine donnait à ses traits. »

7La deuxième est Xénie, qui démarque xenia, l’étrangère (un salut à Diotime, l’Étrangère de Mantinée, qui, dans Le Banquet, prononce que l’objet de l’amour est d’enfanter dans la beauté, selon le corps et selon l’âme ?). Elle arrive par le train de Port-Bou et, au premier coup d’œil qu’il lui jette, B. se décompose : « Elle avait beau rire : elle était devant moi comme une intruse, étrangère à moi. Je me demandais — j’en avais peur — si la même chose n’allait pas arriver avec Dirty. » Lucide, il nous confie qu’il a inutilement tenté de fuir sa vie en allant en Espagne : « Ce que je fuyais m’avait poursuivi, rattrapé et me demandait à nouveau de me conduire en égaré. » La troisième femme est Lazare.

8Dans la quatrième (pluri)-scène de Le jour des morts, les deux lignes à l’ouverture du premier paragraphe jettent une lumière crue sur la figure que composent B. et les trois femmes : « Je restai en Espagne avec Dorothea jusqu’à la fin du mois d’octobre. Xénie rentra en France avec Lazare. » Il a abandonné Xénie dont Lazare s’est chargée, tandis qu’il accompagnait Dirty. En quittant Xénie il a pleuré, ce qu’il fait souvent et, dans cette dernière scène, il l’avoue, « par contagion ». Tandis qu’il ne se quitte pas du regard, aimanté par son propre rôle, il observe que « Lazare commençait à pleurer, elle aussi. Les larmes coulaient sur ses joues : elle n’était ni moins maîtresse d’elle-même, ni moins funèbre et c’était monstrueux de voir ses larmes couler. » Monstrueux ? Parce qu’il était monstrueux qu’elle pleure de toute sa force, alors que l’homme en face d’elle pleurait dans le total abandon de la sienne, par mimétisme et comédie ?

9Des trois femmes : Dorothea alias Dirty, Xénie et Lazare, cette dernière est la seule qui ne quitte à aucun moment la scène, privée ou publique. Elle est même la seule articulation, et de quel poids ! du privé et du public dans la narration. Du privé : les rapports entre Dirty et Xénie, d’une part, et B. d’autre part. Du public : la politique, les menaces de grève et de guerre ! Lazare est stable, au propre et au figuré. Les deux autres femmes, Dirty et Xénie, sont toujours en partance ou sur le point de revenir. En stationnement limité et instable. Plus ou moins aimantées par un B. chancelant, oscillant désespérément entre elles deux.

Scène 1

10Première rencontre d’une femme à l’« aspect absurde », rencontre deux fois paradoxale puisque dénuée d’attrait, et répétée le plus souvent possible dans le malheur. Un malheur porté au compte de cette femme assimilée à « l’oiseau de malheur » : « comme si ma chance exigeait, écrit B., qu’un < oiseau de malheur > m’accompagnât dans cette circonstance ».

11Cette femme, il la nomme Lazare, du nom de celui que le Christ ressuscita, frère de Marthe et de Marie de Béthanie. D’un homme il fait une femme qui, par sa provenance, ne peut que sentir la tombe. Elle l’exaspère, cette Lazare, par sa compréhension même, ayant peur qu’il devienne fou, sans reconnaître qu’il l’est déjà, pas plus qu’il ne reconnaît sa folie à elle ! N’est-elle pas folle de patience envers lui alors que Dirty, excédée, l’a quitté ? Elle le ramène aux solutions raisonnables : une femme, des amis. Elle propose un axe à ce désaxé qui n’en a cure… Elle est folle, elle aussi, mais de son axe, qu’elle appelle parfois : le projet. Que l’assassinat de Dollfuss persiste à la tourmenter, voilà ce qui, pour B., est folie : « Cette fille insensée [le mot est lâché], avec sa laideur, m’horrifiait par la constance de ses préoccupations. » La faute en incombe à la constance, laquelle n’est recevable par B. que si elle est constance à se contester. L’insistance sur la laideur est convenue, excessive, un peu niaisement masculine, mais aussi conforme au rôle, et il importe à B., au moment où il écrit, de se réfléchir mâle, à hauteur de préjugé. N’oublions jamais qu’il joue… et de toute sa faiblesse dont il fait une force. Et pourquoi ne prononce-t-il pas le mot de « force », justement, à propos de cette femme et préfère-t-il, à la reconnaissance de sa force, le dénigrement ?

Scène 2

12Lazare fait son entrée « dans un bar-restaurant, derrière la Bourse ». B. à qui elle fait honte (il impute à un dérangement mental l’intérêt qu’il lui trouve, conformément à l’avis d’un de ses amis de la Bourse et, empruntant les façons d’un Bataille snob plaisant à imaginer, il dépeint Lazare laide et sale). Si « laide » s’oppose à « jolies », « sale », dans sa bouche, s’oppose à « bien habillées », ce qui ne peut se concevoir sans injustice, car on peut être mal habillé et propre, voyons ! voyons !

13Bousculant les tables, Lazare montre de l’égarement, elle aussi, mais le sien est maladresse, propension à isoler ce qu’elle cherche, homme ou chose, et négliger ce qui est autour, tandis que l’égarement de B., si tourmentant soit-il, est une attitude, une constante, comme le fait de transporter la norme avec soi. Voici comment B. présente Lazare : « Sans chapeau, ses cheveux courts, raides et mal peignés lui donnaient des ailes de corbeau de chaque côté du visage. » L’oiseau de malheur reparaît, le mauvais objet s’il en fut, mais il y a pire et ce pire est au compte de B. « Elle avait un grand nez de juive maigre, à la chair jaunâtre, qui sortait de ces ailes sous des lunettes d’acier. » Pauvre, elle n’a pas de lunettes d’écaille, c’est un fait ! Quant à son nez ! En 1935, donner une racine biologique à la judéité, ce n’est déjà pas très heureux, surtout lorsqu’on se pique de connaissances scientifiques. En 1957, c’est encore moins admissible. Pourquoi ne pas revenir, dans la foulée, à la limpieza de sangre de funeste mémoire ? Et parlant de sa « chair jaunâtre », de ses « ailes », B. la cuisine, en somme ! Il en fait une volaille. Elle lui inspire un dégoût physique, mais son dégoût à son tour nous dégoûte, moralement et intellectuellement.

14B. ne résiste pas aux délices faciles du glissement vierge sage/vierge sale. Quant à ce qu’il appelle « l’avidité maladive » qui poussait Lazare à « donner sa vie et son sang pour la cause des déshérités » elle le pousse, lui, à réfléchir, mais le résultat de sa réflexion est pour le moins inopiné et fort loin d’une hypothèse généreuse : « ce serait un sang pauvre de vierge sale ». Vierge sale : le bon mot ! Judicieux, le renversement de la virginité comme symbole de pureté en son contraire, mais le choix de l’énergique et vivante Lazare comme exemple n’est pas nécessairement approprié, encore moins lorsqu’on songe à son modèle présumé [2]. Juqu’ici, la vierge sage avait pour opposée la vierge folle. La « sale » est-elle sage ou folle ? Les deux ! Sage démesurément et, par cet excès, folle. Et l’on peut se demander si les critiques de Bataille, où affleure sa prédilection pour le blasphème, ne se ramènent pas, encore et toujours, à barbouiller le visage de la Loi. À celle-ci ne préfère-t-il pas sa Norme, qu’il crée à tout moment et transporte avec lui ?

Scène 3

15Le dialogue entre B. et Lazare reprend au domicile de B. où Lazare, décidément tutélaire, a raccompagné l’égaré. Toute la scène n’est qu’un mouchoir trempé : celui de B. Elle s’ordonne autour d’un fin clivage, toujours le même et toujours autre. Lazare s’ingénie à trouver la raison du bouleversement de B., à quoi B. répond qu’il n’a « pas de raison précise ». Il va de soi que le bon sens, le sang-froid de Lazare exaspèrent B. qui tente d’abaisser ce qu’il ne peut abattre : « cette vierge », dans « sa laideur », « ne pouvait endurer l’existence que risiblement », « réduite à une rigidité stoïque ». À l’opposé, Lazare tente d’aider celui qui demeure pour elle une énigme. Subrepticement se glisse dans le texte le dialogue de la sainte et du réprouvé… C’est B., ne l’oublions pas, qui installe au fronton du texte cette transcendance qui, à mesure que le texte se déroule, le déconsidère et devant laquelle il triche. Son malheur, son humilité sont, à l’en croire, tricherie. Une occasion de marteler, une fois de plus, son mépris cynique d’une « femme laide comme Lazare ». La beauté physique est son argument dans son combat verbal contre Lazare. Il vient de lui exposer que s’il méprisait une femme, par exemple une prostituée, il n’était pas impuissant avec elle mais qu’il l’était avec Dirty parce que, perdue de débauches, cependant il l’admirait, la respectait. Or Lazare lui oppose un argument massif : « À vos yeux, la débauche dégradait les prostituées qui en vivent. Je ne vois pas comment elle pouvait ennoblir cette femme… ».

Scène 4

16Au lieu de répondre sur le fond, il recourt, faute d’arguments, au même geste dévalorisant pour Lazare : « Je regardai les mains de la pauvre fille : les ongles crasseux, le teint de la peau un peu cadavérique », mains auxquelles il oppose les siennes, hâlées et propres, et celles de Dirty, éblouissantes, aux ongles « couleur de sang frais ». Ainsi, Dirty paraît avoir du (beau) sang sur les mains : discrète aubaine qui renforce son admiration et accroît sa détestation de Lazare qu’intérieurement il calomnie. Car sa haine a l’invention fertile : en quoi Lazare est-elle, comme il l’affirme, pleine de mépris pour la chance de l’autre ? Et pourquoi faut-il que B. juge apparemment inévitable la jalousie d’une femme laide et pauvre à l’égard d’une autre belle et riche ? C’est d’un convenu ! Un B (ataille) plat, quelle horreur ! Et quelle est cette chance ? Être à la fois belle et riche ? Mais puisque Lazare, possédée par la passion politique, n’est qu’indifférence à tant de futilité ? N’avoue-t-il pas d’ailleurs que sa vie à lui, avant qu’il ne tombe vraiment malade, « était d’un bout à l’autre une hallucination maladive » ?

17Peu importe, il mène le jeu. Lui que le non vouloir sollicite, et qui en soutient mal l’exigence, il vainc celle dont le (bon) vouloir n’a pas de cesse — et que le scrupule informe. Il la contraint au jeu. Elle va y trouver son rôle. Celui de lui clouer le bec, une fois au moins.

18L’occasion lui en sera donnée par l’Étrangère, Xénie la bien nommée et deux fois étrangère parce que B., qui n’est pas d’humeur à la recevoir, la refile (qu’on me pardonne !) à Michel pour qu’il déjeune avec elle… Une fois de plus, B. manigance, toujours embarrassé des lacs dans lesquels il s’enferme. Il attend Dirty, le voilà indisponible pour Xénie avec qui, pourtant, il pense qu’il pourrait vivre heureux. De son propre aveu, il ressemble « à un enfant qui jamais ne sait ce qu’il veut ».

Scène 5

19Une fois il s’est laissé prendre au piège à propos non de Xénie mais de Dirty : non point celui que lui aurait tendu Lazare, indifférente à ces manœuvres, mais celui qu’il semble assez souvent se tendre à lui-même. Il confie à Lazare qu’il a imaginé qu’il était impuissant avec Dirty parce qu’il était nécrophile. Désireux de la choquer, il note avec dépit : « Lazare réagissait peu, comme s’il s’agissait d’une gaminerie outrecuidante. » Il précise qu’après avoir compris que les prostituées ont pour lui un attrait analogue à celui des cadavres, il cherche une solution avec Dirty :

20

— J’ai parlé à Dirty de ce qu’on pouvait faire et elle s’est énervée avec moi…

21Coupante l’ironie de Lazare et particulièrement affûtée en fin de phrase lorsqu’elle interroge :

22

— Pourquoi Dirty ne simulait-elle pas la morte par amour pour vous ? je suppose qu’elle n’aurait pas reculé pour si peu.

23La supposition, cinglante, révèle l’esprit d’à propos et le talent d’attaque de Lazare, si la charité ne venait les pondérer. B., cela va de soi, s’étonne « qu’elle regarde l’affaire en face ». Il la souhaiterait effarouchée, choquée : il la découvre impassible, imprenable, mais non insensible. Une image de la force rassemblée, alors que sa force à lui s’épuise en errances, dissipations et enfantillages que seule, leur inscription, en les enrôlant rythmiquement, arrache à l’inanité.

24Vainqueur de Lazare, B. ne réussit pas à l’être : il peut tout au plus la choquer, à moins que cela même il ne se l’imagine. À la fin de : Le mauvais présage, il dit à Lazare que même si l’assassinat de Dollfuss avait déclenché la guerre, celle-ci aurait répondu à ce qu’il avait dans la tête. Et comme elle lui demande s’il pensait qu’une révolution pourrait suivre la guerre, il tranche :

25

— Je parle de la guerre, je ne parle pas de ce qui la suivrait.

26Pour conclure in petto avec une satisfaction évidente :

27

Je venais de la choquer plus brutalement que par tout ce que j’aurais pu lui dire.

28Qu’en sait-il ? Elle lui échappe. Ce n’est pas tant dans Le mauvais présage que dans Histoire d’Antonio qu’en éclate, paroxystique, l’évidence. La boîte homosexuelle à l’usage des deux sexes, la Criolla à Barcelone, en est le théâtre.

29Attablé devant un cognac avec Michel qui « n’avait pas l’habitude du vice », B., excédé, dit au jeune militant :

30

— Je voudrais que Lazare te voie… dans un bouge !

31et s’attire la réplique :

32

— Mais Lazare venait souvent à la Criolla.

33Et de préciser que, l’année précédente, elle y passait souvent la nuit. La réaction de B. est d’une violence qui stupéfie son interlocuteur :

34

— Michel, si Lazare était devant moi, je la tuerais.

35Plus loin :

36

— Je veux la battre, la frapper.

37Michel, qui ne comprend rien à la fureur de B. et se méprend, insiste :

38

— Elle est venue ici plusieurs fois, avec moi : elle s’y est vivement intéressée. Elle ne voulait plus en partir. Elle devait être suffoquée.
— Moi, je ne lui pardonnerai jamais. Jamais ! tu m’entends ?

39La faute paraît à B. inexpiable : c’est qu’il s’agit d’une profanation, mais difficile à accepter puisqu’elle est profanation d’un lieu de profanation, dont elle annule, par l’effet d’une curiosité indifférente, le caractère profanateur. Par sa bienveillance dénuée de toute participation, par sa tolérance portée à la plus haute puissance, Lazare vide la Criolla, temple de la foi négative, de sa raison d’être et réduit les célébrations — ces fêtes du sexe qu’évoque B. — à des parodies fantomatiques. Mieux encore, ou pis, c’est selon, Lazare tient de la martyre, de la sainte et même de l’ange. De la martyre puisque, envisageant de subir le supplice, elle a demandé à Michel de lui planter des épingles dans la peau pour qu’elle puisse s’y entraîner. Quant à la sainte, à l’ange, écoutons Michel :

40

— Ici, à la Criolla, elle avait l’air d’une apparition. Un jour, l’un d’entre eux, [l’un des habitués] excédé, s’est mis à boire… Il était hors de lui. Certainement, il aurait pu la tuer, il aurait mieux aimé se faire tuer pour elle, mais jamais il ne lui aurait demandé de coucher avec lui. Elle le séduisait et jamais il n’aurait compris si j’avais parlé de sa laideur. Mais à ses yeux, Lazare était une sainte. Et même, elle devait le rester. C’était un très jeune mécanicien, qui s’appelait Antonio. Au cours d’une conversation où, pris de boisson, il répliquait à Lazare lui reprochant d’avoir signé un papier sans lire et lui demandant ce qu’il aurait fait si elle lui avait donné à signer une profession de foi fasciste, il répond qu’il la tuerait, elle le prend au mot, « absente, calme comme un mort ! » Tous deux s’éloignent. Antonio charge son arme et met le canon sur la poitrine de Lazare mais, après un terrible suspens, il refuse de tirer. Lazare alors lui demande la cartouche et… la met dans son sac à main, en souvenir. Geste en soi anodin, mais qui désacralise la scène et la tire, justement, vers l’anodin, faisant éclater le courage, la force d’âme, de Lazare. Réduisant un geste de mort à l’insignifiance d’une parodie, comme elle marquait, par son absence d’émotion devant le spectacle de la Criolla, que rien d’important n’y était en jeu, elle DEJOUE !

41***

42B. l’aime-t-il ? Aime-t-il Lazare ? On va le voir, c’est lui qui soulève cette question.

43Il y a d’abord ses réactions d’horreur, de refus, de haine lorsqu’il apprend de Michel que Lazare est venue et venait même souvent à la Criolla :

44

— Michel, si Lazare était devant moi, je la tuerais
— Je veux la battre, la frapper…
— Je ne lui pardonnerai jamais…
J’étais sous pression, j’aurais éclaté.

45Michel lui révèle deux choses : d’une part, que Lazare lui a demandé de lui planter des épines dans la peau afin qu’elle s’entraîne à subir la torture ; d’autre part, que Lazare envoûte ceux qui l’entendent et qu’à la Criolla « elle avait l’air d’une apparition (elle était une sainte. » B. : « Moi, j’étais dans le vide, sous une lumière qui m’aveuglait, devant une extravagance qui nous dépassait »

46Cette scène 1 de l’Histoire d’Antonio atteint au sublime : un sentiment impossible à définir, impossible à soutenir – impossible – monte avec la boisson, la sueur, la gesticulation et les cris et retombe dans l’absurde, se résout dans une mise en scène de meurtre improvisée, acceptée par une Lazare intrépide, « calme comme un mort », et refusée au dernier moment par celui qui devait en être l’exécuteur. Le geste de Lazare mettant la cartouche inutile dans son sac tel un souvenir anodin ajoute à l’admirable de cette déréalisation.

47Ce n’est pas tout ! Attendant Michel dans sa voiture, B., collé à son volant, se voit « comme une bête prise au piège » : « L’idée que j’appartenais à Lazare, qu’elle me possédait, m’étonnait… » Et il récapitule : comme elle, enfant il était sale, comme elle, il s’ennuyait au lycée et, plus encore, tenant son porte-plume comme un couteau dans son poing droit fermé, il se donnait de grands coups de plume : Je voulais m’endurcir contre la douleur, confesse-t-il, en écho lointain à Lazare se livrant aux épines.

48Cette énorme séparation d’avec soi, vécue dans une lucidité effrayante, s’opère sur fond d’insurrection à venir, menacée et incertaine encore plus que menaçante. B., attendant Dorothea/Dirty, s’intéresse, comme s’il s’agissait d’un autre, à ce personnage à peu près nu, luimême, debout, ses jambes jaunâtres dans l’eau : « Le ciel était immense, il était pur, et j’aurais voulu rire dans l’eau. »

Le bleu du ciel est noir

49Le Bleu du ciel ponctue de signes annonciateurs, que l’angoisse de B. et son besoin de comédie engendrent, les prémices de La Guerre civile espagnole (1936-1939) et de la Seconde guerre mondiale (1939-1945). Pour la Guerre d’Espagne, en ce début de 1935 : « Soudain, une ombre tourmentée tomba du ciel ensoleillé. Elle s’agita en claquant dans le cadre de la fenêtre. Contracté, je me repliai sur moi-même en tremblant. C’était un long tapis lancé de l’étage supérieur : un court instant j’avais tremblé. Dans mon hébétude, je l’avais cru : celui que j’appelais le “Commandeur” était entré. » B. n’a-t-il pas demandé à Lazare si elle connaissait l’histoire de la nappe noire qui couvre la table du souper auquel le Commandeur invite Don Juan ? Nappe noire comme est noir l’oiseau de mauvais augure que croit voir B. à la place de Lazare, dont les cheveux noirs, coupés et drus évoquent les ailes du corbeau. Et n’est-ce point l’oiseau dénommé commandeur qui possède des ailes noires et lustrées ?

50Quant à la banderole noire, qui « se déroulait en prenant des formes tourmentées comme un ruisseau d’encre qui aurait coulé dans les nuages », elle signale l’assassinat du chancelier Dollfuss et répond à l’ombre tourmentée et noire du long tapis que nous avons vu plus haut et qui semble tombé du ciel à la fin de Le jour des morts.

51Cet épisode est lui-même précédé de présages : arrivés, Dorothea et lui, à Trèves le jour de la Toussaint, ils croisent un groupe de Hitlerjugend, « des enfants de dix à quinze ans, vêtus d’une culotte courte et d’un boléro de velours noir. Ils marchaient vite, ne regardaient personne et parlaient d’une voix claquante ». Dans le train qui l’emmène avec Dirty à Francfort, B. dérange deux fois dans le couloir du wagon un officier S.A. aux yeux de faïence bleue perdus dans les nuages : « comme s’il avait en lui-même entendu l’appel des Walkyries ». Après le départ de Dirty, B. demeuré seul aperçoit sur les marches du théâtre une parade de jeunes musiciens en uniforme : « le bruit était splendide, déchirant les oreilles, exultant. (Ils jouaient avec tant de violence, avec un rythme si cassant que j’étais devant eux le souffle coupé. » (« Tous ces enfants nazis paraissaient en proie, raides comme des triques, à une exultation de cataclysme. »

52À cette « marée montante du meurtre » B. répond par une hilarité qui lui tourne la tête, une « ironie noire, celle qui accompagne les spasmes dans les moments où personne ne peut se tenir de crier ».

53Et lorsque, à lecture finie, nous jetons un regard parfois agacé sur le personnage de B. et beaucoup plus favorable sur celui de Lazare, il nous faut reconnaître que l’exposition de cette disparité a pour origine l’absence de complaisance de l’auteur pour son image et une aptitude à se détacher de soi aussi puissante que son contraire. Il y a peu encore, je sentais différemment. Me rappelant le jugement de Pascal sur Montaigne : « Ce que Montaigne a de bon ne peut être acquis que difficilement. Ce qu’il a de mauvais, j’entends hors les moeurs, eût pu être corrigé en un moment, si on l’eût averti qu’il faisait trop d’histoires, et qu’il parlait trop de soi », je pense que Bataille, faisant moins d’histoires, nous eût privés de son riche et lumineux égarement.

Notes

  • [*]
    The Blue of Noon, Georges Bataille, translated by Harry Mathews, London, New York, M. Boyars, 1978.
  • [1]
    Cf. Lucette Finas, Tel Quel, n° 22 et Hors corps, in Le bruit d’Iris, essais, Paris, Flammarion, 1978.
  • [2]
    Laure Adler, L’Insoumise, Arles, Actes Sud, 2008, confirme que la philosophe Simone Weil est bien le modèle de Lazare.
Français

Résumé

Lucette Finas essaye tout particulièrement de mettre la figure de Lazare en relief parce que, même si cela peut paraître curieux, cette femme joue un rôle central dans l’intrigue et dans le fonctionnement du Bleu du ciel. B., le narrateur, a beau la maudire, il ne cesse de se référer à elle.

English

B. from Being Lost to Losing it Face to Face with the Law Whose Hair is Straight

Summary

L. F. tries to bring in particular relief the figure of Lazare because, strange though it may seem, that woman plays a central part in the plot and functioning of The Blue of Noon[*]. B., the narrator, never stops referring to her mentally although he calls curses down upon her.

Lucette Finas
Paris
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/litt.152.0007
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