CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« […] car j’ai déjà été autrefois garçon et fille, buisson, oiseau et poisson cheminant à la surface de l’eau ».
Empédocle, traduction Kirk/Raven/Schofield

1La différence sexuelle en tous genres. Telle est la phrase, venue seule, d’un trait, comme à l’insu, qui s’imposa au moment de « donner un titre » au projet de ce recueil.

2C’est une phrase qui forme titre à plus d’un titre. Elle appelle plusieurs lectures, plusieurs reprises, oblige à reprendre, à s’y prendre.

3La différence sexuelle en tous genres : c’est la langue qui le dit. D’abord la langue. Devançant la pensée, le pensable ; pensant l’impensable peut-être, par la façon, couturière, de la syntaxe ici qui articule en une fluctuante jonction le différentiel entre « sexes » et « genres ».

4La formule dérange. Elle dérange la catégorique séparation entre la grammaire et le sexe ; induit des passages entre eux que le tour idiomatique annonce incontrôlables et multipliables. Elle fait du concept une affaire de grammaire ; des mots un potentiel de mutations, où puiser d’inimaginés déménagements des choses de la pensée. C’est la marque d’une implication où interviennent simultanément et au même lieu les partis contraires.

5La formule désarme les abstractions, les exposant au hasard du bazar (à l’hétéronomie des objets en tous genres), en même temps qu’elle affirme l’entamable unité de toute chose et de tout nom. Plus exactement : que la qualité de toute chose est d’être entamable.

6La différence sexuelle en tous genres : c’est la différence à l’œuvre en tous lieux. En toutes lettres. Non pas l’assignation mais la mise en jeu qui règle la loi de la phrase en ses enchaînements-déchaînements. Donne à lire et à interpréter :

7

[…] dès lors que des mots se mettent de la partie, dès qu’ils sont partie prenante de la différence sexuelle ou que la différence sexuelle a maille à partir avec eux, voilà mon hypothèse, dès qu’il y a de la différence sexuelle, il y a des mots ou plutôt des traces à lire. Elle commence par là. Il peut y avoir de la trace sans différence sexuelle, par exemple pour du vivant asexué, mais il ne peut y avoir de la différence sexuelle sans trace […]. Dès lors, la différence sexuelle reste à interpréter, à déchiffrer ; à désencrypter, à lire et non à voir.
Lisible, donc invisible, objet de témoignage et non de preuve — et du même coup problématique, mobile, non assurée, elle passe, elle est de passage […] [1].

8Ces deux notions, « différence sexuelle » et « genres », le tour idiomatique les appelle inséparablement. Affirmant qu’on ne peut parler de l’une sans les autres. Affirmant à leur endroit la co-naissance : que l’une ne vient pas sans les autres.

9On peut le dire autrement, tant il est vrai que ce qui relève de la grammaire, relève non moins des événements de la traduction où nous ne cessons de muer. Ainsi, par exemple, selon Empédocle :

10

Moi, j’ai déjà été une fois un garçon et une fille, un buisson et un oiseau et un poisson bondissant et migrateur. [2]

11La sentence à laquelle l’hyperbate ouvre ici une extension sans limite, donne le pas à l’interchange, à la polyvalence, à ses déliaisons ses constellations, sur l’engendrement. Privilégie ainsi les éléments composables (décomposables-recomposables) et un sujet de l’écriture qui se tient sur le seuil, sur l’Ouvert : au tout à venir.

12Virtualités et spectrographie du sujet qui se compte plus d’un (rendant toute combinatoire possible) et moins de deux (évitant la clôture) et qui a plus-d’un-nom. Qui donne ainsi à « penser une différence sexuelle qui ne serait pas scellée par le deux » [3].

13C’est bien à ce passage au prisme de la différence sexuelle que s’attachent les huit textes ci-après réunis. Où il s’agit de « tourner autour » (Jacques Derrida, Mireille Calle-Gruber), de procéder par les biais de l’autrement (Jean-Luc Nancy, Michèle Gendreau-Massaloux, Eberhard Gruber), par le différant (Leila Khatib), de faire jouer les apories d’une grammaire des sexes (Charles Malamoud), de lancer les manèges de l’incalculable calcul de la lettre (Hélène Cixous).

14De cet état de prégnance où se tiennent mutuellement différence sexuelle et genres — c’est à ce titre : Prégnances, que Derrida ci-après convoque ensemble les transparences de l’aquarelle, les affleurements sur la page métaphoriques du bain amniotique, les matrices et trans-formes de la matière, les traversées, scansions et ponctuation de la syntaxe — il résulte deux conséquences d’importance.

15La première conséquence, c’est le constat qu’il n’y a pas « Genre » ou « le genre » en français (traduction de « Gender » anglo-américain) sans la prise en compte du pluriel et de la polysémie du mot : à savoir, les genres grammaticaux, les genres biologiques, les genres littéraires.

16Garder à l’œil ce triple champ, c’est en fait se donner les moyens d’une démarche qui s’attache à questionner, en toute rigueur, nos apprentissages et nos prêts-à-juger dans la langue ; à libérer la littérature de l’institution littéraire. D’acquérir l’habileté d’entendre « ce à quoi l’on n’a pas accès par une expérience vécue » et donc « pas d’oreille pour l’entendre » [4]. En l’occurrence, il s’agit de laisser que s’ouvre, émancipée de la logique binaire homme/ femme, masculin/féminin, une perspective qui reconsidère les partages de l’humain débordé d’infinies potentialités. Et pour ce faire, de déconstruire Gender /Genre afin de penser les croisées et passages de la différence sexuelle.

17Jacques Derrida procède par le recours à l’allemand « Geschlecht » dont le champ sémantique permet d’amorcer « la pensée d’une différence sexuelle qui ne serait pas encore dualité sexuelle, différence comme duel », de s’efforcer de considérer une « sexualité pré-duelle » [5]. Jean-Luc Nancy réinterroge le questionnement de la psychanalyse quant à l’« il y a » du rapport sexuel. Lévinas s’efforce d’explorer les résonances interprétatives du féminin dans la surécoute de la lecture talmudique.

18La seconde conséquence, c’est la nécessité d’un travail de l’écriture qui mesure ses pesées et sa portée afin de considérer les enjeux de l’inscription de la différence sexuelle dans les formes littéraires :

  • c’est une écriture qui s’efforce d’arracher la pensée de la différence aux dichotomies. Et de dégager « neutre » de quelque neutralité inerte, de rendre le mot à l’effervescence de l’étymologie (et… et… ni… ni…), de la prosodie, de la mythologie (ici l’Inde ancienne) ;
  • elle récuse les catégories pré-établies de l’anthropocentrisme ;
  • elle prend ses distances vis-à-vis des codes du discours naturalisant et historicisant.
La langue, dont Heidegger dit que « seule [elle] est ce qui laisse voie et passage à toute volonté de penser » [6], la langue est la scène par excellence de ce travail où déconstruire le code des marques sexuelles discriminantes, et où explorer le sujet lorsqu’il n’est plus logocentré, phallocentré, ethnocentré.

19Les textes réunis dans ce volume s’emploient à mettre en œuvre la dynamique textuelle de la différence sexuelle. Dépassant les historiques positions féministes ou féminines, cette dynamique articule une grammatologie des diversités culturelles. Sont en jeu les inscriptions de l’idiome (le français, le latin, l’anglais, l’arabe, le sanscrit) ; les inscriptions picturales (Tintoret, Rubens, Lotto, Véronèse, réinterprétés par Colette Deblé) ; photographiques (les poses androgynes de Claude Cahun) et musicales (Longus et Ravel) ; les inscriptions littéraires (à l’exemple des récits différentiels de La Route des Flandres de Claude Simon, de Circonfession de Derrida, ou des gammes de la langue cixousienne).

20Car il n’est pas vrai qu’on parlera les différences, l’équité, la parité, l’altérité, tous les sexes toutes les voix du texte, avec nos langues de bois. Cela que nous tentons de parler et qui a tous les noms (je ne dis pas parler de, mais parler) et n’a pas de place dans nos discours, tout cela requiert les biais d’entrelangues, le nerf d’une graphie inconnue.

21C’est donc à une poétique des différences sexuelles qu’il conviendra de donner résons. On ne parlera pas les Droits de tout ce qui touche au vivant et au mort en parlant des « Droits de l’Homme », ni même en y ajoutant ceux de « la Femme ». On oublierait toujours quelqu’un ou quelque chose : l’animal, la plante, l’air, la pierre, le grain de sable, chaque grain de poussière un à un uniques… On oublierait que, toujours déjà, on aura été « jeune homme et jeune fille, arbuste, oiseau, et muet poisson de la mer » [7].

22Pour une poétique des différences sexuelles, donc.

23Les projections, promesses, prophéties de la phrase au futur antérieur, relèvent des facultés inouïes de la littérature. La mère ou matricelittérature.

24Penser la différence sexuelle en tous genres, c’est, non moins, jeter le doute, et permettre de libérer la phrase de la pensée. Libérer la pensée de la pensée.

25C’est ce que l’on verra à lire grâce au battement ci-après des textes— leur infini passage en revue au nom de « Littérature ».

Notes

  • [1]
    Jacques Derrida, « Fourmis », in Mara Negrón (dir.), Lectures de la différence sexuelle, Paris, Éditions des Femmes, 1994, p. 74-75.
  • [2]
    Empédocle cité dans Philosophie grecque, édité par Monique Canto-Sperber et alii, Paris, PUF, 1997, p. 56. Voir aussi Yves Battistini, Trois présocratiques. Héraclite, Parménide, Empédocle (1955), Paris, Gallimard, coll. Tel, 1968, p. 144.
  • [3]
    Jacques Derrida, « Geschlecht I : différence sexuelle, différence ontologique » (1983), in Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987, p. 414.
  • [4]
    Friedrich Nietzsche, Ecce homo (1888), in OEuvres Complètes, VIII, Paris, Gallimard, 1974 (réimp. 1990), p. 277.
  • [5]
    Jacques Derrida, « Geschlecht I… », op. cit., p. 414.
  • [6]
    Martin Heidegger, Questions IV, Paris, Gallimard, 1976, p. 146.
  • [7]
    Empédocle dans la traduction de Yves Battistini.
English

Prefatory Words

Summary

La difference sexuelle en tous genres — sexual difference of all genres : that the sentence cannot be properly translated, since English differentiates genre and gender, is a supplementary sign that sexual difference needs to be thought of beyond duality — in all its genres.

Mireille Calle-Gruber
Université paris III - Sorbonne Nouvelle
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/litt.142.0003
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