CAIRN.INFO : Matières à réflexion
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1 Les Tribunes de la santé :

2 Comment définiriez-vous la santé ?

3 Antoine Sfeir :

4 Comme un droit de l’homme fondamental que nous avons tendance à oublier. Les premiers droits de l’homme commencent dès l’enfance, avec le droit à une bonne nutrition et à un environnement normal de santé. L’accès à des soins de qualité dès la naissance est un élément fondamental du développement de la vie. Il me semble d’ailleurs que le premier enjeu de l’écologie n’est pas l’environnement, mais l’écologie de la santé, ce qui se traduit par le défense d’un système de santé égalitaire. La France se doit d’être exemplaire sur cette question. La République repose sur plusieurs socles, et en premier lieu la citoyenneté qui transcende l’appartenance identitaire, communautaire et régionale. Nous sommes en tant que citoyens coresponsables de la cité, et nous jouissons à ce titre de l’égalité. Il ne s’agit pas d’une égalité sociétale, il s’agit par exemple de bénéficier de la même qualité de soins, quels que soient notre âge, nos revenus, le lieu où nous résidons, etc. Aux États-Unis et dans bien d’autres pays, les personnes qui bénéficient des meilleurs soins sont celles qui gagnent le plus d’argent. C’est inadmissible. Que des individus réussissent financièrement leur vie mieux que d’autres ne me choque absolument pas. C’est la vie et la mondialisation actuelle tend à nous persuader que nous pouvons faire de l’argent avec de l’argent… Soit. Mais la différence de revenus ne peut en aucun cas signifier une rupture de l’égalité devant les soins. L’autre socle républicain est la solidarité qui est induite par l’égalité. S’il m’arrive quelque chose, vous payez pour que je puisse bénéficier d’une prise en charge optimale et je suis heureux de contribuer de la même manière. Cette égalité va renforcer la solidarité et la santé en est l’exemple le plus frappant. La santé est un devoir régalien de l’État, ce n’est pas un pouvoir. Enfin, le dernier socle républicain qui entre en jeu est la laïcité. J’ai eu l’occasion de me rendre récemment dans une maison de soins palliatifs catholique et j’y ai rencontré énormément d’humanisme et d’attention aux patients. Le secteur public doit rester le modèle et la laïcité exige précisément que les laïcs assument ce devoir régalien de l’État avec une recherche permanente de qualité.

5 Les Tribunes de la santé :

6 Est-ce que le caractère catholique de cette institution vous a gêné ?

7 Antoine Sfeir :

8 Je n’ai pas été gêné, mais cela m’a fait réfléchir. Les hôpitaux de l’Assistance publique et plus largement tous les établissements publics, doivent être vigilants pour offrir un accueil humaniste de la même qualité que celui dont je viens de parler. Ce n’est malheureusement pas toujours le cas.

9 Les Tribunes de la santé :

10 Avez-vous le sentiment que l’égalité d’accès aux soins est menacée en France ?

11 Antoine Sfeir :

12 Je constate que l’accès aux soins devient inégalitaire. Je ne sais pas s’il s’agit d’une menace pérenne, je ne suis pas spécialiste, mais certaines observations me dérangent. Quand je me rends dans les hôpitaux, certaines attitudes me choquent. Je ne parlerai pas d’une attitude de fonctionnaires, car je crois beaucoup à la fonction publique qui est un pilier de l’État, mais d’attitudes de « rentiers ». Certains médecins hospitaliers ou des paramédicaux savent que leur poste est assuré et ils ne prennent pas toujours suffisamment en considération l’humanisme inhérent aux soins de santé. Les professionnels de santé ne sont pas là uniquement pour soigner, même s’il s’agit bien évidemment de leur mission première. Ils doivent parler, réconforter, prendre soin au sens le plus large du terme… Et dans le même ordre d’idées, je suis outré que personne n’impose l’obligation à des étudiants en médecine de consacrer quelques années d’exercice à la médecine en milieu rural, ou dans des endroits confrontés à une pénurie de professionnels de santé, pour soigner nos concitoyens malades. C’est la nation qui paye leurs études, il me paraît normal d’exiger une contrepartie et de leur demander de rendre à la nation une partie de leur parcours professionnel.

13 Les Tribunes de la santé :

14 Le déficit de la sécurité sociale va croissant. Faut-il continuer à assurer une protection maximale au nom des principes républicains ou envisager un recours plus large à l’assurance privée ?

15 Antoine Sfeir :

16 Il me paraît important de revenir ici sur l’engagement citoyen. Nous revendiquons tous la liberté mais nous oublions trop souvent qu’elle s’accompagne de responsabilités. Le journalisme par exemple est à la fois un acharnement à défendre la liberté de la presse et une grande responsabilité. Nous ne relayons pas seulement des informations factuelles, nous avons le devoir d’être pédagogue pour le grand public, d’expliquer, de décortiquer, de commenter. Dans le domaine de la santé, notre responsabilité collective et individuelle est de prendre de soin de notre couverture sociale. Il ne faut donc pas en abuser. Je ne compte plus le nombre de fois où des proches ou moins proches me proposent, lorsque je me plains de fatigue ou de maux de tête, de me donner des médicaments car ils ont des boîtes d’avance dans leur pharmacie ! Qu’est-ce que cela veut dire ?

17 Je dois aussi reconnaître qu’il m’arrive d’oublier mon traitement chez moi alors que je pars à l’étranger, ce qui m’oblige à le renouveler dans des pharmacies d’aéroport… Mais il faut appeler les citoyens à davantage de responsabilité. Tout ne relève pas du seul État. Il ne faut pas oublier l’idée de coresponsabilité dans la défense de notre modèle social. Pour revenir à votre question, il est dangereux de confier la couverture sociale au secteur privé. En tant que contribuable et citoyen, je refuse de confier une partie du devoir régalien de l’État au secteur privé. J’ai un certain revenu, je paye des cotisations sociales élevées, pour moi et pour ceux qui n’ont pas les moyens de se soigner. Encore une fois, je suis heureux de le faire. Cela dit, lorsque je suis hospitalisé, je demande une chambre individuelle, et puis la télévision et puis une ligne de téléphone directe, etc. Je peux envisager de m’adresser au secteur privé pour prendre en charge ce surcoût. Mais il s’agit de l’aspect hôtellerie et non des soins. C’est la ligne à ne pas franchir.

18 Les Tribunes de la santé :

19 Vous avez suivi l’affaire du Mediator. Quelle lecture en avez-vous ?

20 Antoine Sfeir :

21 Les scientifiques et les médecins semblent tous estimer que le Mediator est un produit dangereux. Dans ces conditions, le laboratoire n’a pas à tergiverser, il doit indemniser les victimes et leurs familles sans discussion possible. Mais cette affaire ne doit pas devenir un prétexte pour faire un procès d’intention à l’ensemble de l’industrie pharmaceutique. Chaque médicament qui est mis sur le marché doit auparavant recevoir l’agrément des autorités publiques. Elles ont donc également leur responsabilité engagée, notamment pour le Mediator ou pour tout autre médicament ayant des effets secondaires indésirables.

22 Les Tribunes de la santé :

23 Vous êtes un spécialiste du monde arabe. Existe-t-il de grandes tendances relatives à la santé dans cette partie du globe ?

24 Antoine Sfeir :

25 Chaque pays possède ses spécificités, mais le point commun reste l’inégalité dans l’accès aux soins. Les établissements de soins privés ne connaissent pas la crise : ils vivent très bien grâce à une clientèle fortunée, les pauvres n’ayant quant à eux d’autre recours que les dispensaires Les hôpitaux et les CHU qui existent manquent souvent de moyens. Il y a bien sûr des exceptions : en Tunisie, au Maroc, au Liban… Au Liban, le seul hôpital de l’assistance publique s’appelle paradoxalement l’Hôtel Dieu de France. Il a été bâti grâce à une souscription publique française à la fin du XIXe siècle. Le gouvernement français s’est débarrassé de la gestion en 1982 car il coûtait trop cher. Trop cher, c’est 80 millions de francs, moins de 13 millions d’euros ! Sa gestion a été reprise par les Jésuites pour en faire un CHU. Il y a également de nombreux pays qui ne reconnaissent pas la valeur des professionnels qui s’engagent pour le service public de santé : un médecin syrien qui se spécialise pendant plusieurs années en France se verra proposer, s’il retourne dans son pays d’origine, un salaire d’environ 300 dollars pour diriger un service hospitalier à Damas. C’est inadmissible. J’espère que les révolutions dans le monde arabe auxquelles nous assistons contribueront à renforcer la santé pour tous.

26 Les Tribunes de la santé :

27 La santé fait-elle partie des préoccupations exprimées par ces manifestants ?

28 Antoine Sfeir :

29 Dans certains pays, oui. On ne meurt plus de faim dans le monde arabe mais on peut encore mourir de mauvais soins. Je ne parle évidemment pas des classes moyenne ou aisée mais des plus pauvres qui représentent bien souvent la majorité du peuple. Il est poignant de se rendre dans des pharmacies au Maghreb, en Palestine ou en Libye et de voir les personnes compter leur argent pour savoir si elles pourront payer leurs médicaments. Une femme avec huit enfants devra avoir un budget de santé conséquent, ce qui va l’obliger à faire des choix et à renoncer à d’autres types de dépenses pourtant tout aussi essentielles.

30 Les Tribunes de la santé :

31 Il existe pourtant des pays qui ont adopté un système de prise en charge de la protection sociale. Lesquels ?

32 Antoine Sfeir :

33 L’Arabie saoudite, c’est un comble. Mais ce pays bénéficie de la richesse pétrolière, l’impôt n’existe pas et les soins sont gratuits. C’est d’ailleurs l’application à la lettre des préceptes islamiques : « Vous êtes tous égaux comme les dents d’un même peigne », disait le prophète. La prise en charge des soins de santé existe également dans les Émirats arabes unis : une carte médicale, payée par l’employeur, donne accès aux hôpitaux publics. Les employeurs doivent également souscrire une assurance de santé pour les salariés et leur famille. Au Qatar, les soins de santé sont de grande qualité et gratuits dans la majorité des cas mais ils restent réservés aux seuls nationaux – soit 73 000 Qataris sur une population de 730 000 personnes. Des programmes de protection sociale existent également à Oman, au Koweit depuis les années 1960, ou encore à Bahreïn. Ce sont les puissances pétrolières du Golfe et de la région.

34 Les Tribunes de la santé :

35 Un débat récurrent concerne le rôle des organisation non gouvernementales (ONG) : doivent-elles se contenter de soigner ou ont-elles également une mission de témoignage ?

36 Antoine Sfeir :

37 Leur première mission consiste à soigner les populations et à soigner dans l’urgence. Ensuite, si des individualités souhaitent témoigner, cela ne me pose aucun problème dès lors que le secret médical est respecté.

38 Les Tribunes de la santé :

39 D’un point de vue plus personnel, quel est votre rapport à la santé ? Certaines épidémies vous font-elles peur ?

40 Antoine Sfeir :

41 Je suis un privilégié et j’en ai parfaitement conscience. Mon rapport à la santé n’a pas changé depuis l’enfance : la santé est et reste prioritaire. Je n’ai pas de peurs particulières : adviendra que pourra. Comme la grande majorité d’entre nous, je fais en sorte que l’ultime survienne le plus tard possible. Mais la mort arrivera quand je n’aurai plus suffisamment d’huile dans mon moteur. Quand mon utilité sera derrière moi. Ce n’est pas du fatalisme. J’ai fait le choix de considérer chaque jour de la vie comme un cadeau. J’ai été enlevé en juin 1976, battu et torturé pendant huit jours et sept nuits. J’avais des baïonnettes dans les parties intimes et dans le dos. Je devrais être mort. J’ai encore aujourd’hui des problèmes que je qualifierai de « mécaniques ». Psychologiquement, j’ai dû me reconstruire, me battre contre la peur qui m’habitait, la peur des gens et souvent de moi-même. J’ai dû revenir à l’enfance et réapprendre à parler aux autres. L’analyse m’y a beaucoup aidé. Lorsque l’on sort d’une telle épreuve, on subit une double déstructuration, identitaire et sociale. Et quand on a la chance de pouvoir se reconstruire, la vie devient très belle, enrichissante. Il faut savoir relativiser et sourire à la vie.

Antoine Sfeir
Journaliste spécialiste du monde arabe, Antoine Sfeir dirige la rédaction des Cahiers de l’Orient, un trimestriel qu’il a fondé en 1985. Président du Centre d’études et de réflexions sur le Proche-Orient, il est l’auteur de nombreux ouvrages (Al-Qaïda menace la France, Le Cherche Midi, 2007 ou Vers l’Orient compliqué, Grasset, 2008, notamment). Il enseigne également les relations internationales au Centre d’études littéraires et scientifiques appliquées (Celsa). Ferme défenseur du modèle républicain français, il aborde également les problématiques de santé dans un monde arabe en pleine mutation.
Propos recueillis par
Hélène Abderrhaim
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 06/02/2012
https://doi.org/10.3917/seve.033.0099
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