CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les deux traités antiaristotéliciens de Jean Philopon, le De aeternitate mundi contra Aristotelem et le De aeternitate mundi contra Proclum, ont été traduits en arabe. Aucune version n’a cependant été conservée. Mais alors que le Contra Aristotelem n’est conservé ni en grec ni en arabe, le texte original du Contra Proclum, à l’exception d’une vingtaine de pages du début et de quelques pages à la fin, est préservé dans le Marc. gr. 236, manuscrit archétype que j’ai proposé de dater des environs de 850, époque de la réorganisation de l’université byzantine par le César Bardas [1]. L’existence d’une tradition fragmentaire arabe de cette œuvre est donc d’un intérêt à peu près nul pour le Quellenforscher helléniste [2], mais elle n’est pas sans conséquence sur notre compréhension de la formation du péripatétisme en terre d’Islam au ixe siècle. Car si le Contra Proclum, tout autant que le Contra Aristotelem, discute de thèses relatives à l’éternité du monde, son approche est pour ainsi dire moins physique et plus métaphysique : alors que le Contra Aristotelem se concentre sur la structure de la matière et s’attaque à un éternalisme physique (problème somme toute circonscrit de la cinquième substance), le Contra Proclum est plus attentif au rapport du Créateur au créé, et s’en prend à un éternalisme qu’on peut qualifier de théologique, ou tout au moins de théologisant.

2Cet ancrage explique la dimension historique du Contra Proclum, dont le Contra Aristotelem semble avoir été dépourvu. Ce n’est pas un hasard si nous devons au Contra Proclum l’un des témoignages les plus décisifs sur le De demonstratione de Galien (livre IV) et une bonne part de nos connaissances sur la cosmologie théologique du médioplatonisme [3]. On trouve ainsi, au livre VI, une discussion sur les sens possibles du terme engendré/engendrable (???????) – c’est-à-dire sur la possibilité de contourner l’association exclusive entre générabilité et origine temporelle –, qui nous délivre des renseignements de première importance sur la doctrine du philosophe médioplatonicien Taurus. Porphyre étant cité dans ce contexte, il est probable que Philopon doit à cet érudit toute son information sur ce point. Cette situation suscite un certain nombre de questions. La première est celle de la connaissance éventuelle du médioplatonisme, grâce au Contra Proclum, de la part des tenants arabes des diverses théories de l’« instauration » (?ud?th). Au-delà d’indications bibliographiques génériques affirmant l’existence d’une traduction de l’œuvre monumentale de Philopon en arabe [4], dispose-t-on d’une preuve philologique d’un tel fait pour le livre VI et, surtout, d’indices sûrs attestant sa diffusion doctrinale et non pas simplement matérielle [5] ? Et si ce dernier point s’avère, peut-on alors parler d’influence médioplatonicienne en la matière ? Ce sont les deux questions auxquelles, à la faveur de textes demeurés inaperçus, on aimerait répondre ici.

I – Deux nouveaux passages du Contra Proclum

1 – Une considération préliminaire sur l’historicité d’Aristote

3Dans un traité de Fakhr al-D?n al-R?z? passé inaperçu des Modernes, Al-Riy?? al-mu’niqa f? ?r?’ ahl al-‘ilm[6], la doctrine de l’éternité du monde apparaît ainsi :

4

Il s’agit là de la doctrine d’Aristote et de ses partisans, comme Théophraste, Thémistius, Alexandre d’Aphrodise, Proclus, Porphyre et, parmi les Modernes, c’est ce qu’ont affirmé Ab? Na?r al-F?r?b? et Ab? ‘Al? ibn S?n?. Jean le Grammairien rapporte, dans son livre Contre Proclus, qu’Aristote fut le premier à soutenir une telle doctrine [7].

5Philopon se serait donc livré, dans le Contra Proclum, à l’affirmation historique selon laquelle Aristote serait le premier philosophe à avoir soutenu l’éternité du monde. R?z? ou sa source ajoute qu’il aurait été suivi, en cela, chez les Grecs, par les aristotéliciens orthodoxes et par des néoplatoniciens concordistes ; puis, dans la sphère islamique, par F?r?b? et Avicenne. Une partie du renseignement – celle qui concerne les Grecs – vient sans doute de Philopon lui-même, comme on va le voir dans un instant, mais cela n’a rien d’assuré et n’a de toute façon guère d’importance, étant donné le peu d’intérêt intrinsèque de la chose (si ce n’est peut-être dans le cas de Thémistius ; pour Porphyre et Proclus, voir infra).

6On cherchera en vain, dans le texte grec conservé du Contra Proclum, la déclaration prêtée ici à Philopon. On pourrait certes supposer tout d’abord qu’il s’agit d’une déduction d’un lecteur du traité, fondée sur l’opposition systématique que Philopon y construit entre Aristote et Platon. Qu’entre Aristote et Platon, seul Aristote ait opté pour l’éternité du monde, la leçon se dégageait de chaque page du Contra Proclum. À la réflexion, cependant, cette explication est peu vraisemblable. Car elle réduit en miettes ce qui fait toute la teneur du renseignement transmis, à savoir que la tradition présocratique unanime ait adopté, en cosmologie, une solution différente de celle d’Aristote. Cela ne veut bien sûr pas dire que tous les physiciens antérieurs à Platon se soient rangés à la doctrine qui allait être la sienne. Mais tous, sous une forme ou sous une autre, ont admis l’hypothèse d’un commencement de notre monde. Je crois donc la doxographie arabe authentique – ce qui sera confirmé par le sérieux des autres renseignements transmis sur le Contra Proclum[8].

7Si tel est bien le cas, il faut supposer que ce passage de Philopon prenait place au début de l’ouvrage, dans la partie perdue [9], ou à la fin, dans l’une des quelques pages manquantes. La première hypothèse est la plus vraisemblable. On voit mal Philopon conclure, après environ 700 pages consacrées à discuter des thèses cosmologiques de Platon et d’Aristote, au caractère novateur de la position aristotélicienne. Il y aurait quelque anachronisme à faire d’une vérité platement historique l’aboutissement d’une polémique doctrinale. Il paraît plus probable, en revanche, qu’une telle remarque figurait au tout début de l’ouvrage. Philopon aurait ainsi affiché dès l’introduction sa volonté de répondre à Proclus créditant Platon d’une thèse – l’éternité du monde – dont le premier représentant historique était clairement Aristote. Cette notation, en d’autres termes, valait moins, aux yeux du Grammairien, comme une remarque intéressante en soi que comme cadre général de la polémique à suivre, à laquelle elle donnait le la.

8On trouve une confirmation de cette hypothèse dans la grande œuvre hérésiographique d’Al-Shahrast?n?, Al-milal wa al-ni?al[10]. L’auteur consacre en effet le chapitre 6 du livre II à Proclus. S’il cite assez fidèlement un certain nombre de ses arguments en faveur de l’éternité du monde, il les tient pour sophistiques et renvoie le lecteur, pour leur réfutation, à un autre ouvrage de lui, malheureusement disparu [11]. Or, voici comment il introduit son chapitre :

9

C’est seulement après Aristote qu’on commença à dire que le monde était éternel et que les mouvements étaient sans commencement, après qu’on eut affirmé l’existence du Démiurge et parlé de la Cause première. Aristote en effet s’est nettement séparé des Anciens et a inventé cette doctrine en la fondant sur des raisonnements qu’il considère comme formant une argumentation démonstrative. Puis les gens qui étaient ses disciples ont suivi son exemple et expliqué ce qu’il avait dit à ce propos : tels Alexandre d’Aphrodise, Thémistius, Porphyre. Proclus le Diadoque a composé sur cette question un livre où il a exposé les sophismes que nous allons citer ; d’autre part, les Anciens ont exposé à ce sujet ce que nous avons rapporté plus haut [12].

10Ce texte n’est bien sûr pas identique à celui de R?z? et ne saurait être considéré comme une citation du Contra Proclum. La dernière phrase prouve d’ailleurs que Shahrast?n? en lime les contours pour l’intégrer à son propre exposé. La suite du chapitre montre en outre clairement qu’il consultait un exemplaire du traité de Proclus. Toutefois, comme Shahrast?n? avait composé un ouvrage pour réfuter les arguments d’Aristote et de Proclus, on peut supposer qu’il connaissait la réfutation qu’en donnait Philopon, et dont Ibn al-Qif??, mort un siècle plus tard, possédait encore un exemplaire. Aussi serais-je enclin à voir en cette introduction du chapitre une résurgence du Prologue du Contra Proclum. Philopon, encore une fois, aurait souligné le caractère somme toute récent et spécifiquement aristotélicien de la doctrine de l’éternité de notre monde. Inventée par le Stagirite, la thèse n’aurait par la suite été vraiment acceptée que par ses affiliés : Théophraste (qui n’apparaît que chez R?z?), Alexandre, Porphyre et Thémistius.

2 – Un fragment de la partie perdue de la réfutation du premier argument de Proclus

11Au cours de sa discussion de certaines « Questions théologiques », Ab? ??mid al-Isfiz?r? se pose la question du comportement temporel de certains attributs [13]. C’est dans ce contexte qu’il cite le premier argument (perdu en grec) de Proclus et un passage de la réfutation de Philopon :

12

Quant aux attributs qui peuvent ne pas être sempiternels malgré Sa sempiternalité, ils sont comme quand nous disons « le Nourricier », « l’Indulgent », « le Miséricordieux », « le Bon ». Toutefois, il est possible qu’Il soit bon en acte sans qu’il n’y ait rien d’existant. Car il ne s’ensuit pas [14] de cela ce qu’a dit Proclus dans son livre : « si Dieu est éternellement bon, alors il s’ensuit que le monde est éternellement existant en acte, car sinon, il faudrait qu’Il s’altère en passant d’un état à un autre ». De fait, nous disons « untel est écrivain en acte » même s’il n’est pas en train d’écrire, du moment qu’il a la puissance d’écrire quand il le souhaite. En outre, même si Dieu est éternellement bon, il ne s’ensuit pas que le monde soit éternellement existant, du fait que le bon, c’est celui qui fait don de sa bonté [15] au moment nécessaire, dans la mesure nécessaire et à la personne nécessaire [16]. Aussi peut-on dire que la bonté ne Lui rendait pas nécessaire de créer le monde à tel moment, mais Lui rendait nécessaire de le créer à tel autre moment. En sorte qu’il ne s’ensuit pas, de notre affirmation selon laquelle Dieu est éternellement bon en acte, que le monde soit éternellement existant en acte, contrairement à ce qu’a affirmé Proclus, ni non plus ce qu’a rapporté Jean le Grammairien dans son livre [17] Contre Proclus, à savoir que de son affirmation « si Dieu est éternellement bon, alors le monde est éternellement existant », il s’ensuive que le monde soit cause de l’existence de Dieu. Jean, en effet, a dit : « Étant donné notre affirmation “si ce qui approche est un homme, alors c’est un animal”, si d’aventure nous disons que cela n’est pas un animal, il s’ensuit que ce n’est pas un homme ; de même, si de notre affirmation “Dieu est éternellement bon [18]” suivait [19] que le monde fût éternellement existant, comme l’a dit Proclus, il suivrait de là, si le monde n’est pas existant, que Dieu aussi ne soit pas existant, †selon la première analogie, comme lorsque nous disons† [20] : “si Dieu est éternellement bon [21], alors le monde est éternellement existant ; mais le monde n’est pas existant ; il s’ensuit donc que Dieu n’est pas bon ; or, la bonté de Dieu est Son essence. Si donc nous affirmons que le monde n’est pas existant, il s’ensuit que Dieu est non existant” ; il suit donc de cela que le monde est la cause de l’existence de Dieu, qu’Il soit exhaussé [22]. »

13C’est au cours de son premier argument en faveur de l’éternité du monde que Proclus argumentait ainsi. Dieu étant éternel et Dieu ne pouvant pas ne pas créer toujours, le monde doit être éternel, même si c’est en un sens dégradé du terme « éternité » – temporel et non transcendant. Voici une traduction de l’une des versions arabes de cet argument :

14

Premier des arguments de Proclus par lesquels il démontre que le monde est éternel.
Il a dit : Le premier des arguments par lesquels nous montrons que le monde est éternel est pris de la bonté du Créateur. Il n’y a pas de conviction plus ferme que celle procurée par la preuve que cet argument offre au sujet du Tout, d’après laquelle le Tout est à l’instar de ce en fonction de quoi le Créateur [23] l’a produit et de ce dont provient son existence. De fait, puisque la génération du Tout revient uniquement à Sa bonté, Il s’y est livré parce qu’il n’était pas possible que l’on dise qu’Il l’a créé en raison d’autre chose que Sa bonté. Or, Il n’est pas bon à un moment et non bon à un autre. En sorte qu’Il est toujours cause de l’existence du monde, dès lors que l’être du monde est coextensif à l’être du Créateur. Le fait est que nous ne saurions trouver aucune chose qui serait en quelque façon telle qu’elle produirait le monde en raison de sa seule bonté, mais qui ne le produirait pas toujours alors qu’elle serait toujours bonne. Puis donc qu’Il est toujours bon, c’est toujours qu’il Lui plaît que toutes choses Lui ressemblent. Et puisqu’il Lui a plu que toutes les choses Lui ressemblent, Il a la puissance d’instaurer toutes choses à Sa semblance. Il est en effet le Seigneur et Maître de toutes choses. Et puisqu’il Lui a plu que toutes choses lui ressemblent et qu’Il avait la puissance d’instaurer toutes choses à Sa semblance, Il les produit toujours. Car toute chose qui n’agit pas, le fait qu’elle délaisse l’agir est soit parce qu’elle ne veut pas, soit parce qu’elle ne peut pas agir – si du moins il s’agit de quelqu’un qui peut être sujet à l’une de ces deux éventualités. Ainsi, puisque le Créateur, qu’Il soit exhaussé, a fait le monde en raison de Sa bonté, Il l’a fait éternellement. Il suit de là que le monde n’a pas été engendré il y a un certain temps et ne sera pas détruit dans un certain temps. De fait, l’affirmation suivant laquelle Il n’aurait pas la puissance de faire ce qu’Il veut ne mérite que le dédain, car elle impliquerait, puisqu’Il serait parfois puissant et parfois non puissant, qu’il soit faux qu’Il ne puisse subir d’altération ni d’affection. En effet, la perte de Sa puissance entraînerait qu’Il subisse une affection, et ce qui change de la non-puissance à la puissance est altéré, du fait que la puissance et la non-puissance ressortissent à la qualité et que l’altération est le changement selon la qualité. Puis donc qu’Il a éternellement la puissance de créer et qu’Il veut éternellement créer, il s’ensuit nécessairement qu’Il crée éternellement, que le Tout soit éternellement créé et que le monde soit éternellement existant, à la façon dont le Créateur est éternellement créant. À ceci près toutefois que le Créateur est toujours existant, tandis que le monde est toujours engagé dans un processus de génération, car le sens de « éternellement » n’est pas le même dans les deux cas. Bien plutôt, son sens appliqué au Créateur est la sempiternalité et la perdurance, tandis que son sens appliqué au monde est le temps infini. Car ce qui est congruent à l’étant, c’est la sempiternalité et la perdurance, tandis que ce qui est congruent à l’engendré, c’est le temps [24].

15Il ne fait aucun doute que le texte cité par Al-Isfiz?r? vient de la partie perdue de la réfutation de cet argument. Il s’agit en effet de répondre à l’argument fondamental des émanatistes radicaux en faveur de l’éternité du monde : rien ne peut expliquer qu’un changement survienne dans le premier principe de l’émanation. Dieu étant parfait, il agit toujours à l’identique et le changement qui ferait passer du rien au cosmos tridimensionnel est impensable.

16On comprend sans peine la réaction de Philopon face à ce texte de Proclus. Celui-ci fait en effet peser une lourde contrainte sur les épaules de Dieu : qu’il y ait inférence nécessaire de Dieu au monde entraîne automatiquement que le monde détermine au moins partiellement l’essence de Dieu. Celle-ci ne peut être abstraite de l’acte de production du monde. C’est en ce sens que le monde « cause » Dieu. Le monde cause Dieu dès lors que Dieu ne peut pas ne pas causer le monde.

17Nous disposons donc de deux nouveaux fragments situables dans la partie initiale perdue de l’ouvrage de Philopon. Ceux-ci donnent corps, pour la première fois à notre connaissance, ce qui n’était jusqu’à présent qu’une évidence codicologique : l’existence distincte, au début du Contra Proclum, d’un prologue général et d’un premier kephalaion. H. Rabe n’étant pas allé sur ce point aussi loin qu’il aurait dû, tentons de présenter la situation de manière plus adéquate.

3 – Note codicologique sur le Marc. gr. 236

18Comme le remarque Rabe, l’état tronqué du début du texte et la présence de signatures copiées par la première main sur certains cahiers du Marc. gr. 236 permettent de conclure à la perte de deux cahiers initiaux [25]. Il s’agissait très probablement de quaternions. La quantité de texte perdu est donc de 16 folios, soit environ 40 pages de l’édition Rabe [26]. On peut représenter la situation codicologique à l’aide du tableau suivant :

tableau im1
Partie perdue Partie conservée Cahier actuel 1er … 9e 10e … 23e … 30e Signature d’origine <?’> <?> <?’> … ??’ ??’ … ??’ … ??’ Folio actuel 1 … 65 73 … 177 … 233 Édition Rabe 1.1 159.15 179.16 430.23 559.15

19Rabe semble considérer comme allant de soi que la partie perdue contenait exclusivement le début du Contra Proclum. Du moins ne fait-il aucune autre hypothèse. Mais un calcul simple révèle une difficulté. La façon assez stéréotypée qu’a Philopon d’écrire permet d’établir la perte de cinq éléments : (1) un prologue général au Contra Proclum ; (2) une citation du premier argument de Proclus ; (3) un plan de la réfutation de cet argument par kephalaia ; (4) le premier kephalaion ; (5) le début du deuxième kephalaion. La partie (2) est conservée en arabe et devait faire environ deux pages dans l’édition Rabe [27] ; la partie (3), table de huit kephalaia, occupait environ deux pages ; le deuxième kephalaion fait aujourd’hui quatre pages (1.14-5.16) et paraît à peu près complet. La partie (5) ne devait donc guère faire plus d’une page. Reste le premier kephalaion, dont nous avons identifié un fragment chez Al-Isfiz?r?, et le prologue, dont nous pensons avoir restitué l’idée centrale en combinant une indication chez R?z? à un passage de Shahrast?ni. On imagine le prologue avoir été assez bref, guère plus d’une demi-douzaine de pages, et peut-être seulement une page ou deux, le premier kephalaion pouvant être plus long (il s’agissait de réfuter ce qui, au dire de Proclus, constituait l’argument le plus fort en faveur de l’éternité du monde). Accordons-lui généreusement dix pages ; il pouvait difficilement en faire moins de deux. Nous parvenons donc à un total maximum de 6 + 2 + 2 + 10 + 1 = 21 pages, et minimum de 1 + 2 + 2 + 2 + 0 = 7 pages. Même en adoptant l’hypothèse haute, nous n’avons rempli que la moitié de l’espace disponible. La conclusion s’impose : le Contra Proclum était originellement précédé d’un traité dont l’étendue était comprise entre les bornes extrêmes de 18 et 33 pages de l’édition Rabe.

20Quel texte pouvait bien figurer à cet endroit du manuscrit, et dans ces limites codicologiques ? On pourrait tout d’abord penser à une présentation compacte des 18 arguments de Proclus. Ils occupent, mis bout à bout, trente-deux pages et demie [28], ce qui nous contraindrait d’adopter l’hypothèse la plus basse pour les pertes du Contra Proclum, même en ne prêtant au traité de Proclus qu’une toute petite introduction, de l’ordre d’une demi-page de l’édition Rabe, et aucune conclusion. C’est difficile.

21Si ce n’est pas le cas, il est probable qu’il s’agissait d’un traité de Philopon, s’inscrivant dans la même sphère d’intérêts que le Contra Proclum. On songe tout naturellement au Contra Aristotelem, mais celui-ci, au dire de Simplicius, était long, en tout cas sûrement trop long pour avoir tenu en si peu d’espace [29]. Une autre hypothèse serait la monographie, dont l’existence est attestée en arabe, intitulée Que tout corps est fini et possède une puissance finie, qui est probablement le traité réfuté par Simplicius en son commentaire du livre VIII de la Physique[30]. Les citations explicites occupent les cinq passages suivants de l’édition Diels : 1329.20 – 1330.1 + 1330.7 – 17 ; 1331.10 – 15 + 17 – 25 ; 1332.7 – 26 ; 1332.40 – 1333.2 + 1333/4 – 32 ; 1335.17 – 1336.5. Ce qui fait 31 + 13 + 20 + 30 + 28 = 122 lignes. Or, une ligne de CAG compte en moyenne 55 lettres, une ligne de l’édition Rabe environ 40. Aussi la partie de texte conservée correspond-elle à 168 lignes de l’édition Rabe, soit, avec une moyenne d’un peu plus de 27 lignes à la page, à environ six pages de cette même édition. À quoi il faut certes ajouter des considérations préliminaires (cf. In Phys. 1327.24-29 et 35-36) et conclusives, ainsi que, éventuellement, quelques paragraphes omis par Simplicius. À supposer même que le traité ait été deux fois plus volumineux que la somme des citations de Simplicius, nous sommes encore très loin du compte. Il faut chercher ailleurs.

22Le traité conservé, pour peu qu’on lui ajoute quelques développements omis par Simplicius, représente assez exactement le tiers de l’espace laissé vacant par le Contra Proclum (entre sept et dix pages de l’édition Rabe). Or à une portion de ce texte grec correspond l’une des trois sections d’extraits d’un traité sur la création du monde transmis en arabe sous le nom de Jean le Grammairien [31]. Si l’on accorde que l’épitomateur à l’origine de ce texte a sélectionné la preuve de la section qui l’intéressait le plus et qu’on postule une taille sensiblement égale pour les trois sections (les trois sections arabes sont plus ou moins équivalentes) [32], l’on se retrouve alors avec la quantité de texte souhaitée (ca 25 ± 5 pages de l’édition Rabe). À une œuvre établissant la création du monde en trois sections, sur un peu plus d’un quaternion, aurait succédé un traité démolissant l’éternité du monde, commençant sur la fin du deuxième quaternion et se poursuivant dans le reste du codex. Cette situation matérielle reflétait, en les inversant, des indications doctrinales données par Philopon lui-même, au début du texte arabe :

23

Jean a dit : j’ai précédemment composé des livres pour réfuter les erreurs et les équivoques au moyen desquelles Proclus, Aristote et d’autres éternalistes ont argumenté au sujet de l’éternité du monde. Maintenant, je veux établir, dans ce livre, la preuve que le monde est advenu et qu’il a été après n’avoir pas été [33].

24On peut ainsi se demander si l’absence des deux premiers quaternions n’est pas la conséquence d’une séparation délibérée, quelque érudit ayant soustrait au fort volume le bref traité sur lequel il s’ouvrait, emportant avec lui les premières pages du Contra Proclum. Étrangement, le Marc. 236, avant d’être acquis par Bessarion, semble n’avoir laissé aucune trace à Byzance ; il a par ailleurs été annoté ici et là par une écriture en alphabet arabe [34]. Nous ne savons donc rien de son histoire entre les années 840-850, date de sa confection, et le xve siècle, où il réapparaît entre les mains du savant cardinal. Tout laisse à penser que cette histoire est en partie au moins proche-orientale [35]. Quoi qu’il en soit de ces vicissitudes, l’œuvre philoponienne qui figurait au début de l’actuel Marc. 236 semble bien avoir disparu dès l’époque byzantine. Nous avons ici un nouvel indice de la qualité unique des sources de la « Collection philosophique » et de sa liaison étroite avec l’érudition proprement alexandrine [36].

II – Contra Proclum VI en arabe

25Al-R?z?, dans Al-Riy?? al-mu’niqa, a fait d’autres allusions au Contra Proclum de Jean Philopon. Un peu plus bas, il développe les éléments doxographiques suivants :

26

Les philosophes se sont opposés au sujet la doctrine de Platon sur cette question. Aristote et Alexandre ont transmis sur son compte qu’il était en faveur de l’instauration. C’est aussi à cette position que s’est rangé Jean le Grammairien, parmi les Modernes. Proclus et Porphyre ont prétendu qu’il était de ceux qui se prononcent en faveur de l’éternité. Porphyre a argumenté en ce sens en disant que Platon a affirmé, dans le livre du Timée, que le monde ne se corrompait pas, qu’il a dit dans son livre intitulé Phédon que la corruption appartenait à tout ce qui a été instauré et que cela impliquait que tout ce qui ne se corrompait pas n’était pas instauré ; et que puisque <Platon> a édicté que le monde ne se corrompait pas, il était nécessaire qu’il ne fût pas instauré. Ensuite, ils ont tous deux rapporté le témoignage d’Aristote sur son compte à l’instauration essentielle, à savoir au fait que le monde a besoin d’un instaurateur. Et ce propos est celui dont Al-F?r?b? s’est satisfait dans le livre De l’accord des deux sages.
Al-Nawbakht? a dit : le Grammairien, dans son attaque du troisième des propos de Proclus, a dit au sujet de Platon que ce dernier prétendait que le monde s’était toujours mû d’un mouvement dysharmonieux et désordonné, jusqu’à ce que le Créateur – qu’Il soit exhaussé – le règle selon cette règle équilibrée et l’ordonne selon cet ordre bénéfique, en sorte qu’advienne ce monde-ci. Quant à Empédocle, on rapporte sur son compte qu’il disait que ce monde a été instauré et corrompu une infinité de fois dans le passé, par la domination alternée de l’Amour et de la Discorde [37].

27Commençons par une remarque sur la source avouée du deuxième paragraphe, qui nous donne une indication sur l’origine probable de tout le passage traduit. Il s’agit du grand hérésiographe de la fin du ixe siècle Ab? Mu?ammad al-?asan ibn M?s? al-Nawbakht?. Nous savons en effet que celui-ci était compétent aussi bien dans le domaine du kal?m que dans celui de la philosophie proprement dite – on lui doit un abrégé du De generatione et corruptione[38]. Il est très probable qu’Al-R?z? cite ici son maximum opus, le livre Des opinions et des religions (F? al-?r?’ wa al-diy?n?t), qui était sans doute encore disponible à son époque. Nous savons par exemple que le mutazilite Ibn al-Mal??im? (m. 1141), qu’Al-R?z? connaît et cite et dont il combat certains élèves ses contemporains, le consulte encore directement [39]. Al-R?z? transcrit en outre plus de deux pages d’Al-Nawbakht?, très vraisemblablement tirées de ce traité, au début d’Al-Riy?? al-mu’niqa[40]. Au contact des philosophes et des traducteurs de la seconde moitié du ixe siècle, Al-Nawbakht? disposait certainement d’une connaissance précise du Contra Proclum.

28Penchons-nous donc sur le début de la doxographie. Comme sa phrase d’introduction l’indique, ce texte se concentre sur une divergence d’opinion non pas philosophique – le monde est-il ou non créé ? –, mais historique, si Platon considérait que le monde était ou non créé. La source de R?z? mentionne deux camps, le premier, les lecteurs littéralistes du Timée, constitué d’Aristote, d’Alexandre et de Philopon, le second des platoniciens Porphyre et Proclus. La doxographie ne s’arrête pas là, mais transmet le raisonnement de Porphyre. Celui-ci aurait combiné une thèse du Timée affirmant l’incorruptibilité du monde et une autre attribuée au Phédon affirmant qu’on peut rétrograder de la corruptibilité à l’engendrabilité, pour finalement conclure à l’éternalisme platonicien. Or, il se trouve que nous disposons bien d’un parallèle à cette « citation » dans le Contra Proclum. Le sixième argument de Proclus en faveur de l’éternité du monde consistait en effet à combiner le caractère incorruptible du monde à une citation des Muses dans la République (VIII, 546A) affirmant qu’« à tout ce qui a été engendré appartient la corruption » (????? ???????? ????? ?????). Voici le début du deuxième kephalaion de Philopon :

29

Ainsi, le sixième argument de Proclus tire sa composition de cette idée ; ou plus exactement, l’auteur nous a ici aussi à nouveau transcrit les dires de Porphyre. On voit en effet clairement que ce dernier, dans ses commentaires au Timée œuvrant à établir la thèse selon laquelle Platon aussi est d’avis que le monde est éternel, met cet argument à contribution. Après en effet avoir assumé que le monde, selon Platon, était incorruptible, il infère qu’il est également inengendrable. Si en effet la corruption s’attache nécessairement à tout ce qui a été engendré, comme Platon lui-même le dit dans le Phèdre, il suit forcément, semble-t-il, selon la conversion avec opposition, que si quelque chose ne se corrompt pas, cela n’a pas non plus été engendré. Si donc Platon dit clairement que le monde est incorruptible, il est forcément manifeste, semble-t-il, qu’il est aussi inengendrable [41].

30En l’absence de tout contexte, on aurait peut-être pu supposer que la source arabe puisait directement au commentaire de Porphyre au Timée. Philopon et ses attaques antiprocliennes apparaissant toutefois dans le même paragraphe de R?z?, il est évident que la doxographie remonte ici au Contra Proclum. La confusion entre le Phèdre (cf. 245c sqq.) et le Phédon s’explique bien évidemment comme une légère erreur de copie, à un stade donné de la transmission. C’est, du même coup, la première attestation (philologiquement parlant) d’un passage du très important livre VI dans la sphère islamique. Mais avant de développer ce point, poursuivons la lecture du texte de R?z?.

31Porphyre et Proclus – c’est assurément à eux que renvoie la forme duelle de l’arabe – ont résolu la contradiction entre leur interprétation du Timée et la lecture des aristotéliciens en introduisant la notion d’« instauration essentielle ». La source de R?z?, une fois la première allusion à Porphyre identifiée, se laisse aisément découvrir. Il s’agit d’une synthèse laconique du long développement en lequel consiste le huitième kephalaion de la réponse de Philopon au sixième argument de Proclus. Étant donné son importance, nous en traduirons et commenterons les principaux moments. Le texte s’ouvre ainsi :

32

Mais ceux qui ont soin d’éliminer tout ce qui va à l’encontre de leurs opinions et qui n’ont pas enseigné à leur intelligence à poursuivre la vérité – alors qu’il leur faudrait, si Platon, en cela du moins, leur a semblé pris en défaut, après lui avoir demandé pardon, se réciter à eux-mêmes la célèbre formule « ami, Platon, mais plus amie la vérité », comme l’élève même de Platon, Aristote, ainsi que d’autres, l’ont fait –, ces gens, se souciant fort peu de leur propre conscience et de la vérité, « meuvent tout câble » [42], comme dit le proverbe, en cherchant à faire de la réputation du grand homme l’avocat de leur propre supercherie. De fait, certains de ceux qui ont commenté Platon, parmi lesquels le platonicien Taurus et le Phénicien Porphyre, auxquels Proclus a emboîté le pas, s’ils reconnaissent que Platon a dit que le monde était engendré, disent néanmoins qu’il n’a pas été « engendré » au sens où il aurait commencé à être à partir d’une certaine origine, mais selon un autre type de « génération ». Ils disent en effet qu’« engendré » se dit en plusieurs sens [43].

33Après une invective rhétorique accusant ses adversaires de mauvaise foi, Philopon annonce comment certains platoniciens commentateurs du Timée ont résolu la question de la génération du monde. C’est en distinguant différents sens du terme ???????/??????? qu’ils l’ont fait [44]. On constate dès ce stade que l’association de Porphyre et de Proclus dans le texte de R?z? n’a rien de vague, mais est faite texte à l’appui. Si Taurus n’apparaît pas ici, c’est sans doute parce que son nom n’évoquait rien de précis aux lecteurs arabes du ixe siècle. L’érudit à l’origine de la doxographie, sans aucun doute Al-Nawbakht?, n’a donc pas retenu son nom, bien qu’il figurât certainement dans la traduction du Contra Proclum qu’il avait sous les yeux.

34Philopon introduit ensuite une longue citation de Taurus, dont voici une traduction de l’élément central :

35

Mais puisque ceux qui disent que <le monde> est engendrable s’appuient sur de nombreux passages et en particulier sur la phrase où il dit : « il fut engendré : il est en effet visible et tangible », il faut distinguer en combien de sens se dit « engendrable ». Ainsi saurons-nous que Platon dit « engendrable » non pas au sens où nous disons que sont engendrables les choses qui sont constituées à partir d’une certaine origine de temps. Voilà en effet ce qui a égaré le vulgaire : quand le mot « engendrable » est proféré, le rappporter à ce sens. « Engendrable » se dit donc aussi de ce qui n’a pas été engendré, mais qui se trouve dans le même genre que les êtres engendrables. Nous disons de cette manière qu’est « visible » ce qui n’a pas été vu ni n’est vu ni ne sera vu, mais qui se trouve dans le même genre que les êtres visibles, comme s’il y avait quelque corps au niveau du centre de la terre. « Engendrable » se dit aussi de ce qui est composable par l’imagination, même s’il n’est pas composé. C’est ainsi que la médiane est composable à partir de l’aiguë et de la grave : même en effet si elle n’est pas composée, on voit en elle la puissance de l’une par rapport à l’autre. Il en va de même pour les plantes et les animaux. Dans le monde lui-même, on voit une composition et un mélange, au sens où nous pouvons, après en avoir ôté et séparé les qualités, le réduire au premier substrat. Le monde est dit « engendrable » au sens où il se trouve sans cesse engagé dans un processus de génération, à l’instar de Protée se transformant en de multiples apparences : du monde, la terre et les corps s’étendant jusqu’à la lune se transforment continûment les uns dans les autres, tandis que les êtres au-dessus de la lune sont presque les mêmes par leur substrat, une petite transformation s’étant produite, mais ils changent quant à leur forme, à la façon d’un pantomime qui, demeurant un quant au substrat, se transforme en de nombreuses formes selon qu’il effectue tel ou tel geste. Les êtres célestes aussi se transforment donc, adoptant différentes configurations au gré des mouvements des astres errants par rapport aux astres fixes, et de ceux-ci par rapport aux astres errants. Mais on pourrait dire aussi qu’il est « engendrable » du fait qu’il tire son être d’ailleurs, c’est-à-dire du dieu, en fonction duquel il a reçu son ordonnance. C’est en ce sens que même pour ceux qui disent que le monde est purement éternel, la lune reçoit du soleil une lumière « engendrable », et ce, même s’il n’y a jamais eu un temps où elle n’a pas été illuminée par lui [45].

36On voit que Taurus distinguait, en plus du sens temporel, quatre sens principaux du terme « engendrable » [46]. Celui-ci peut désigner (1) ce qui est du même genre que l’engendré ; (2) ce que l’imagination juge composable ; (3) ce qui est engagé dans un processus éternel de génération ; (4) ce dont l’existence est suspendue à une cause extérieure, en l’occurrence le dieu. On comprend donc l’intérêt de voir ce passage dûment attesté en arabe. Nous avons en effet maintenant la preuve que les philosophes de Bagdad connaissaient la classification de Taurus. Ils savaient donc pertinemment qu’une certaine tradition grecque avait tenté d’accorder les cosmologies aristotélicienne et platonicienne en voyant, dans le Timée, une théorie s’apparentant à la création sempiternellement continuée.

37Il ne faudrait pas se laisser troubler par le fait que Philopon prête expressément cette classification à Taurus, alors que notre source évoque Proclus et Porphyre. Car le même Philopon prend bien soin de préciser que Proclus reconnaissait la validité des deux derniers sens :

38

Proclus aussi donne son assentiment au troisième et au quatrième sens. C’est ainsi, en effet, qu’il dit que Platon dit que le monde est « engendrable » : non pas au sens où il aurait un principe temporel, mais au sens où son être est engagé dans un processus de génération et, en outre, « engendrable » au sens où il a été engendré par Dieu et qu’il n’est pas à lui-même cause de son être, ce en quoi précisément réside l’être engendrable selon la cause [47].

39Pour Porphyre, la situation est moins nette. En bon professeur, celui-ci a ajouté des sens de ??????? à ceux déjà recensés par Taurus. Au dire de Philopon, Porphyre évoquait ainsi « ce qui a la structure de la génération, même s’il n’a jamais été engendré », à la façon des syllabes et des figures géométriques et ce qui vient à l’être par un processus de génération [48]. Le premier sens se confond, d’après Philopon, avec le sens 2 de Taurus [49]. C’est sans doute ce qui explique, précise le Grammairien, que Porphyre soit le seul à le mentionner [50]. Quant au second sens, Porphyre l’a bien sûr introduit pour le refuser : « Dieu a mené toutes choses à l’existence en l’espace d’une pensée » (??? ??? ??????? ??? ???????? ? ???? ?? ????? ?????????) [51]. Demeurent donc les quatre sens de Taurus :

40

En sorte que demeurent les quatre autres sens, je veux dire ce qui est dans le même genre que les engendrables, même s’il n’a pas été engendré, ce qui est engendrable comme composé de matière et de forme, sens que Porphyre agrée plus que les autres, ce qui a son être dans un processus de génération et l’engendrable selon une cause [52].

41Nous n’en saurons pas davantage sur la position de Porphyre au cours du kephalaion VI 8. Rien ne permet donc de supposer, à la différence du renseignement explicite sur Proclus, qu’il a accepté le quatrième sens de Taurus. Il faut attendre une vingtaine de pages, plus loin dans le livre VI, pour que nous puissions vérifier le bien-fondé de la doxographie arabe. Après avoir réfuté, aux kephalaia 9-16, l’application des trois premiers sens de ??????? au Timée, Philopon en vient, au kephalaion 17, au quatrième sens. Voici le début de ce chapitre :

42

Il nous reste à examiner, au sujet du quatrième type d’« engendrable », qui est l’engendrable selon une cause, si en disant que le monde a été engendré, Platon dit qu’il a été engendré seulement selon une cause. Proclus, en effet, comme je l’ai dit, a agréé cette opinion. Il dit en effet que Platon a dit que le Tout était engendrable au sens où il n’est pas comme ce qui est toujours à soi-même [53] cause d’être exclusive, mais qu’il subsiste grâce à autre que lui. En sorte qu’« engendrable » pourrait se dire aussi en ce sens chez Platon : non pas au sens où le monde est à soi-même cause d’être, mais qu’il a reçu du dieu la cause de sa subsistance. Et Porphyre lui-même, bien qu’il ait dit que Platon disait le monde engendrable avant tout en tant qu’il était composable, dit cependant un peu plus loin qu’on le dit engendrable selon une cause. En tout cas, expliquant « voilà la cause la plus fondamentale auprès d’hommes sensés, etc. », il écrit ce qui suit : « mais si c’est là le principe fondamental du monde et qu’il ait commencé à être engendré ni sous l’effet du hasard ni par lui-même de manière autonome, mais après être issu de dieu et engendré de la substance, et si la substance de dieu est la bonté, dieu pourrait être, à proprement parler, son principe. Quand donc on s’interroge sur le fait de savoir s’il était toujours, sans avoir aucun principe de génération, ou s’il a été engendré en tirant son origine d’un certain principe, il faut entendre cela comme si l’on s’interrogeait sur la question de savoir s’il a tiré sa constitution présente du hasard, sans avoir de créateur, ou s’il a été engendré à partir d’autre que lui et qu’il tire d’autre que lui le principe de son être [54] ».

43On voit donc que tous les renseignements de la première partie de la doxographie transmise par Al-R?z? sont bien présents, encore que disséminés, dans le livre VI du Contra Proclum. Avant de dire un mot sur la mention de F?r?b? et le rapport du texte philoponien à la tradition arabe, je voudrais en apporter une ultime confirmation.

44Notre deuxième paragraphe se réclame d’Al-Nawbakht?. On a dit brièvement pourquoi cet érudit nous semblait être la source de l’ensemble du passage [55]. Celui-ci avait certainement une connaissance de première main du Contra Proclum de Philopon. Cela étant, nous nous heurtons à une difficulté. Le troisième logos de Proclus en faveur de l’éternité du monde, qui se fonde sur la concomitance y compris temporelle de la cause en acte et du causé, bien qu’il tourne autour de la question du statut du monde avant la mise en ordre démiurgique, n’évoque curieusement aucun rappel, dans la réponse de Philopon, de cette doctrine du Timée. Cette question ne sera traitée de front que beaucoup plus tard, dans la réponse au quatorzième argument, où l’on voit s’opposer plusieurs exégèses de Timée 30A : « Le dieu ayant en effet voulu que toutes choses fussent bonnes et que rien ne fût mauvais, autant que possible, c’est ainsi qu’après s’être saisi de la totalité de tout ce qui était visible, qui ne restait pas immobile mais qui se mouvait à contretemps et sans ordre, il le conduisit à l’ordre à partir du désordre, ayant considéré que cela était radicalement meilleur que ceci » (????????? ??? ? ???? ????? ??? ?????, ??????? ?? ????? ????? ???? ???????, ???? ?? ??? ???? ?? ?????? ????????? ??? ??????? ???? ???? ?????????? ????????? ??? ???????, ??? ????? ???? ?????? ?? ??? ???????, ?????????? ?????? ?????? ?????? ???????). La situation exégétique est ici assez complexe, car nous entrons dans la zone où Philopon, qui partout ailleurs pouvait opposer un front commun, composé de la Bible et du Timée, à Proclus, pourrait se trouver obligé de reconnaître une certaine divergence entre la Genèse interprétée de manière radicale – c’est-à-dire où « l’eau » préexistante vaut avant tout comme image – et la première partie du récit de Timée interprétée de manière naïve – c’est-à-dire sans comprendre que l’on ne peut parler de temps qu’à partir du moment où le Démiurge ordonne le désordre et, en particulier, instaure les régularités cosmiques. Or, sur ce point, Porphyre et Proclus ont un jeu plus facile que Philopon, et c’est sans doute ce qui explique que la réfutation du quatorzième argument soit la plus brève de toutes, et certainement pas la plus percutante.

45La polémique apparaît cependant, sous une forme incidente, avant le livre XIV. Au vu des constatations précédentes, on ne sera pas surpris de découvrir que c’est, encore une fois, au livre VI, plus précisément au chapitre VI 14. Philopon se livre à un mouvement tactique consistant à opposer le deuxième sens, spécifiquement porphyrien, du ??????? – engendrable comme « composé de matière et de forme » – et la thèse porphyrienne selon laquelle la composition d’une matière et d’une forme caractérise la subsistance des corps, à l’exclusion du monde, dont la subsistance est la mise en ordre des corps eux-mêmes. Quoi qu’il en soit des enjeux théoriques sous-jacents, on se bornera ici à remarquer qu’une telle passe d’armes conduit Philopon à citer littéralement la phrase litigieuse de Platon. Voici la portion la plus importante, de ce point de vue, de son commentaire :

46

Bien qu’il ait dit que le monde était dit « engendrable » en tant que composé de matière et de forme, Porphyre, au moment d’expliquer « … c’est ainsi qu’après s’être saisi de la totalité de tout ce qui était visible, qui ne restait pas immobile mais qui se mouvait à contretemps et sans ordre … », dit un peu plus bas littéralement ceci : « ce n’est pas une seule et même chose que la production du monde et la consistance du corps, et ce ne sont pas les mêmes principes qui sont à l’œuvre dans le corps et dans le monde, mais afin qu’un monde soit engendré, il faut qu’il y ait des corps et un dieu, tandis qu’afin que des corps le soient, il faut qu’il y ait une matière et un dieu ; différent est en effet ce qui est engendré quand la matière se corporalise, différent ce qui l’est quand les êtres corporalisés sont ordonnés… » [56].

47Dès le livre VI, les lecteurs arabes du Contra Proclum pouvaient donc trouver la citation du Timée où Platon décrit avec le plus de précision le mouvement précédant l’activité démiurgique.

48Cette citation d’Al-Nawbakht? par Al-R?z? constitue à ce jour, sauf erreur, le seul texte de la littérature arabe où il est fait mention d’un livre déterminé du Contra Proclum. Mais comment expliquer l’erreur de la mention du « troisième » propos, au lieu du « sixième » ? Il est peu vraisembable qu’Al-Nawbakht? ait eu accès à une version du Contra Proclum où notre livre ait occupé la troisième position. Cette erreur ne s’explique guère par un recours à la paléographie (ni les tracés des mots « troisième » et « sixième » ni ceux des chiffres 3 et 6 ne prêtent à confusion). S’il ne s’agit pas d’une simple étourderie, cette erreur pourrait résulter de la confusion, lors de l’étape manuscrite de la dictée – que ce soit celle, intérieure, du copiste, ou celle du maître à l’étudiant –, entre al-s?disa (« sixième ») et al-th?litha (« troisième »). Les deux mots sont en effet vocalisés à l’identique, ce qui est le cas de tous les ordinaux arabes de « 2e » à « 10e », mais ils sont surtout les seuls dont la racine consiste en une séquence sifflante-dentale-sifflante.

49La citation de R?z? atteste donc qu’al-Nawbakht? connaissait bien le livre VI du Contra Proclum, dont il synthétise des moments importants, aux kephalaia 2, 8 14 et 17. Ce résultat nous assure pratiquement qu’il lisait le livre dans sa continuité et non sous forme d’extraits [57].

III – Aux origines du thème islamique de l’« instauration » (?ud?th)

50Le fragment de Porphyre transmis par Philopon était connu d’une certaine tradition arabe, et l’on imagine sans peine avec quel intérêt il a été lu. Le Timée de Platon, tel qu’interprété par Porphyre et Proclus tout au moins, devenait un précurseur des doctrines islamiques de l’instauration.

1 – Le Kit?b al-Jam‘ faussement attribué à al-F?r?b?

51Que ce scénario ne soit pas une simple reconstruction moderne, il suffit de lire la dernière phrase du premier paragraphe d’Al-R?z? pour s’en apercevoir. Après avoir rapporté la synthèse du livre VI du Contra Proclum, celui-ci ajoute en effet, de son propre chef cette fois, la remarque suivante : « Et ce propos [sc. celui de Porphyre et de Proclus] est celui dont al-F?r?b? s’est satisfait (irta??hu) dans le livre De l’accord des deux sages ». R?z? se livre ici à une opération exégétique délicate. Quelques pages plus haut, on s’en souvient, il avait rangé F?r?b? dans le camp des éternalistes [58]. Par ailleurs, comme toute la tradition manuscrite aujourd’hui conservée et comme Avicenne avant lui, Al-R?z? attribue le Kit?b al-Jam‘ à F?r?b?. Il lui faut donc expliquer les déclarations assez suspectes, de ce point de vue, que ce traité renferme. Voici, dans la traduction de D. Mallet, le passage délicat :

52

Il est […] évident qu’il n’est pas possible, d’après l’exemple qu’il donne dans ce livre [sc. les Topiques], de lui attribuer la croyance que le monde est éternel. Ce qui les a aussi amenés à cette opinion est ce qu’il mentionne dans le livre Du Ciel et du Monde, à savoir que l’univers n’a pas de commencement dans le temps. Ils pensent alors qu’il affirme l’éternité du monde. Mais il n’en est pas ainsi puisqu’il a déjà montré dans ce livre et dans d’autres livres parmi ceux de physique et de théologie que le temps n’est que le nombre du mouvement de la sphère céleste et qu’il en résulte. Ce qui résulte d’une chose ne contient pas cette chose. Son affirmation selon laquelle le monde n’a pas de commencement dans le temps signifie qu’il n’a pas été engendré peu à peu, partie après partie, comme est engendrée la plante par exemple, ou l’animal puisque, parmi les parties de ce qui est engendré peu à peu, partie après partie, les unes précèdent les autres dans le temps. Le temps résulte du mouvement de la sphère, il est donc impossible que la création de celle-ci ait un commencement dans le temps. Il devient donc ainsi assuré que la sphère résulte d’une création ex nihilo du Créateur en une seule fois sans durée dans le temps et que, de son mouvement, résulte le temps [59].

53Suivons pas à pas le raisonnement de l’auteur. Son point de départ consiste dans l’opposition – qu’il lui faudra « harmoniser » – entre Platon et Aristote au sujet de l’éternité du monde. Certains prétendent que Platon tient le monde pour créé, Aristote pour éternel. La stratégie ne peut donc qu’emprunter l’une des deux voies suivantes : soit montrer que cette lecture de Platon est fausse et qu’il tenait le monde pour éternel aussi bien qu’Aristote, soit montrer que cette lecture d’Aristote est fausse et qu’il tenait le monde pour créé aussi bien que Platon. Nous venons de voir comment les médioplatoniciens et néoplatoniciens orthodoxes avaient opté pour la première stratégie. C’est mal comprendre Platon que de lui attribuer la thèse d’un commencement temporel de l’univers. Qu’en est-il de l’auteur du Jam‘ ?

54Celui-ci commence par s’appuyer sur un texte des Topiques pour dénier qu’on puisse attribuer à Aristote, sur cette base, l’éternité du monde. Même s’il est probable qu’il juge qu’on ne peut pas attribuer du tout cette thèse au Stagirite, on pourrait encore imaginer, à la rigueur, un mouvement dialectique assez subtil s’appuyant sur une différence de statut entre l’œuvre logique et les grands textes éternalistes du corpus physique. L’argument physique discuté rend cependant cette issue illusoire. L’auteur construit tout son argument sur une thèse que ses adversaires, mais lui aussi bien, prêtent à Aristote :

55

T0 : le monde n’a pas eu de commencement dans le temps.

56Cette thèse, selon l’auteur, peut s’interpréter de deux manières différentes. Celle de ses adversaires :

57

T1 : le monde n’a pas eu de commencement à un certain moment du temps
(d’où l’on tire la conclusion : le monde est éternel, i.e. la durée du monde est infinie a parte ante) ;

58ou bien la sienne :

59

T2 : le monde n’a pas eu de commencement se déroulant sur une certaine période de temps.

60Selon l’auteur du Jam‘, l’erreur des gens qu’il réfute consiste à avoir interprété T0 au sens de T1. Aristote n’entendait signifier, selon lui, que T2. Ils ont commis cette erreur parce qu’ils n’ont pas vu que le temps, en tant que nombre du mouvement de la sphère céleste, était partie intégrante du monde. Ils se sont donc donné un axe temporel infini, et ils ont superposé la durée du monde sur cet axe infini. Si pourtant ils avaient compris que le temps est un concomitant du monde, ils n’auraient même jamais pu formuler T1, qui représente une category mistake.

61Reste à interpréter la négation de la durée qui constitue l’élément central de la thèse T2. Celle-ci caractérise la création divine qui, à la différence des productions humaines, se produit instantanément. Théoriquement, deux lectures sont ici possibles, qui ne sont d’ailleurs pas entièrement contradictoires. On peut imaginer soit que la description de la création divine s’applique aussi bien, et indifféremment, à tout instant où le monde existe, soit que l’auteur n’évoque ici que le premier instant où se réalise physiquement pour la première fois la décision divine de créer le monde. Cette seconde lecture est la plus probable, mais le texte est ici assez condensé, peut-être volontairement obscur. Or, dans la première éventualité, du fait que l’argument n’a nulle part formellement exclu l’éternité du monde – mais seulement l’éternité, ou même la simple existence, du temps avant le monde –, on peut à nouveau imaginer un monde temporellement fini ou infini. Ce serait toutefois trahir le mouvement du texte, puisque sa construction essentiellement disjonctive visait dès le départ à refuser l’éternité comme une conséquence logique de la thèse fausse T1. Ou alors, il faudrait supposer que l’éternité n’est pas prouvée sur la base de T1 mais qu’elle est néanmoins vraie, pour une raison passée sous silence dans le Jam‘ ; et, plus paradoxal encore, que le Jam‘ disserterait ici sur le temps pour la beauté du geste, mais n’accorderait ni Aristote à Platon ni Platon à Aristote.

62La conclusion s’impose : à la différence des néoplatoniciens concordistes de l’Antiquité, le Jam‘ ne prête pas à Platon le moindre éternalisme, fût-il créationniste. Il réduit au contraire les doctrines physiques d’Aristote au créationnisme temporel strict que Taurus, après Crantor [60] et avant Porphyre et ses successeurs, avait mis toute son énergie à contourner. Si Al-R?z? commet une telle erreur, c’est bien sûr qu’il est assez perspicace pour savoir que F?r?b? est, foncièrement, un éternaliste. Des réflexions sur l’instantanéité de la création, interprétées de manière lâche et globale, pouvaient donner l’impression qu’on croisait dans les eaux de Proclus, c’est-à-dire que l’on dissolvait l’acte de création divine, avec tout son caractère temporellement primordial, dans une doctrine de la création continuée où le monde requiert, à tout instant, son Créateur [61].

63J’ai tenté, dans deux contributions récentes, de montrer que la paternité du Jam‘ devait être refusée à F?r?b? et attribuée à un philosophe de ladite « École de Bagdad », actif dans les années immédiatement postérieures à la mort du Second Maître [62]. Je n’ai donc aucun mal à prêter au F?r?b? authentique une thèse globalement porphyrienne du type de celle que R?z? croit reconnaître dans le Jam‘. Al-R?z?, dans son contexte historique, n’avait d’autre choix que de forcer le sens du Jam‘. C’est une marque de sa lucidité qu’il l’ait fait à si bon escient.

2 – Sur le traité d’Ibn Suw?r intitulé Sur le fait que la preuve de Jean le Grammairien en faveur de l’instauration du monde est foncièrement plus recevable que la preuve des théologiens

64Bien qu’édité depuis un demi-siècle, le traité d’Ibn Suwâr intitulé Sur le fait que la preuve de Jean le Grammairien en faveur de l’instauration du monde est foncièrement plus recevable que la preuve des théologiens n’a pas encore reçu l’analyse qu’il mérite [63]. Ce texte commence par reformuler aussi syllogistiquement que possible puis révoque la démonstration e contingentia mundi des théologiens, avant d’exposer celle de Philopon par la finitude du corps du monde [64], qu’il semble tenir pour valable, tout du moins qu’il ne critique pas. Il conclut cet exposé en écrivant : « Jean a montré par nombre de preuves l’instauration du monde ; s’ils les avaient étudiées, ils auraient troqué pour elles leur preuve vicieuse [65]. » À ce stade, l’objectif indiqué par le titre est atteint : on a montré que la preuve philoponienne était « plus recevable » (awl? bi-al-qub?l) que celle des théologiens.

65Les historiens auraient donc dû marquer quelque étonnement de voir le traité se poursuivre encore une page et, surtout, tourner le dos au développement qui vient de s’achever. Voici en effet ce qui suit immédiatement dans le manuscrit :

66

Et il faut que tu saches qu’« instauré » (mu?dath) est un nom commun qui se dit pour ce dont l’existence est dans un temps, comme les pousses de cet arbre ou le développement de cet embryon. De fait, l’existence de chacun d’eux ne trouve son achèvement qu’en un certain temps déterminé. Car les choses naturelles, qui se développent par nature, existent dans un temps et se développent progressivement : elles commencent à partir d’un commencement et s’achèvent en touchant à leur fin, qui est leur perfection, au bout d’un temps déterminé.
On dit aussi « instauré » pour ce qui a lieu non dans un temps, comme la saisie par la vue des choses vues, la saisie par l’intelligence des choses intelligées, la saisie par le sens des choses senties. Toutes ces choses, de fait, s’accomplissent non dans un temps.
On dit aussi « instauré » pour ce qui a une cause sans laquelle il n’existe pas, mais qui va de conserve avec cette cause dans le temps, i.e. sans que l’un précède l’autre dans le temps. Ainsi en va-t-il pour la lumière du jour à l’égard du soleil, l’introduction d’une lampe dans la maison obscure, le facteur d’attraction pour l’objet d’attraction. Dans tous ces cas, les causes ne précèdent pas dans le temps leur causé, tout en les précédant selon la nature, le rang et la dignité. Aristote dit que le monde est « instauré » selon ce sens de l’« instauration » [66], à savoir qu’il a une cause – le Créateur, qu’Il soit exhaussé – qui l’a fait exister, sans que l’un précède l’autre dans le temps ; Il l’a au contraire fait exister d’un seul coup, et non selon un développement naturel. Car du fait que la puissance du Créateur, qu’Il soit exhaussé, est infinie, Il n’a pas besoin, pour ce qui est de Ses actes, de les engendrer et de les porter à leur achèvement dans un temps, mais Il les a fait exister non dans un temps. Il est Celui dont on dit « Il a dit et la chose fut » et « Il a ordonné et la chose fut créée » [67]. Or puisque le temps n’est que le nombre du mouvement du ciel selon l’avant et l’après, il est nécessaire que le temps soit subordonné au ciel et existant après son existence ; et puisqu’il en va ainsi, il n’est pas loisible de dire que le Créateur, qu’Il soit exhaussé, précède le monde dans le temps. S’Il le précède, c’est selon la nature, la dignité et le rang.
C’est ainsi que Proclus s’est exprimé. Il a dit : quand nous disons au sujet du monde qu’il est perpétuel et quand nous disons au sujet du Créateur – qu’Il soit magnifié et loué – qu’Il est perpétuel, nous n’entendons pas par là une chose unique. Car quand nous nous exprimons au sujet du Créateur – que Ses noms soient sanctifiés – nous voulons par là signifier l’éternité ; mais quand nous disons au sujet du monde qu’il est perpétuel, nous entendons par là signifier le temps. Aussi ce qui s’attache à l’être qui se développe est-il le temps, et ce qui s’attache à l’Existant est-il l’éternité. Par conséquent, le sens de la perpétuité, dans le cas du Créateur, qu’Il soit exhaussé, est l’éternité, tandis que la perpétuité dans le cas du monde est le temps [68]. Voilà l’avis d’Aristote en cela.
C’est Dieu qui dispense la réussite ; Il est notre mesure ; à Lui nous nous en remettons ; en Lui, nous plaçons notre confiance ; à Lui la louange pour tous Ses bienfaits ; Que Dieu accorde Sa protection à notre seigneur Muhammad le Prophète, et aux Siens, les bons et les purs, et Son salut.

67Nous trouvons là développée une argumentation qui est à peu de choses près celle que Philopon a combattue au livre VI du Contra Proclum. La distinction entre temps et éternité vient pareillement, plutôt que des Éléments de théologie ou du commentaire au Timée mentionnés en note par Lewin [69], des dernières lignes du premier argument de Proclus, perdu en grec, que nous avons traduit plus haut [70]. Pour en revenir au livre VI, même si les trois exemples de mu?dath ne correspondent pas exactement aux quatre exemples de ??????? – à l’exclusion du troisième sens de celui-là, identique au quatrième sens de celui-ci –, la stratégie est la même, qui évite le commencement temporel du monde en interprétant le terme qui le désigne comme simple désignation du rapport du causé à sa cause. Il s’agit davantage d’une transposition intelligente que d’une traduction, même libre. Le deuxième sens de mu?dath – cas des productions instantanées « aristotéliciennes » – est ainsi explicitement exclu par Porphyre des sens du ??????? [71]. La racine arabe ?-d-th, marquant l’advenue plutôt que la génération, n’avait rien qui exigeât qu’on prolongeât l’interdit porphyrien. Ibn Suw?r, s’il est bien l’auteur de ce texte, a eu la finesse de s’en apercevoir. Quoi qu’il en soit, il était naturel que dans ce décalque intelligent des arguments éternalistes des livres I et VI du Contra Proclum, Proclus et Aristote fussent cités avec approbation.

68Face à cette situation déconcertante, où l’adoption des thèses de Proclus succède sans heurt à celle des objections philoponiennes, il semble que l’on peut faire deux hypothèses [72]. La première consiste à voir deux textes d’origine différente transmis sous un titre unique. Le traité sur la comparaison des preuves de l’instauration du monde s’arrêterait avec la phrase récapitulative de l’argument, et ce qui suit dans le manuscrit serait un autre texte, variation cette fois sur la défense du thème de l’éternité. La seconde hypothèse se contenterait de postuler une grande maladresse, ou une certaine dissimulation, ou un état d’inachèvement, chez Ibn Suw?r, qui après avoir marqué à Philopon sa préférence – mesurée (cf. « recevable ») – sur les théologiens, finirait par mettre tout le monde dans le même sac, au motif implicite de ne pas avoir distingué les différents sens de mu?dath. Si la seconde solution est plus économique – il est toujours dangereux de bricoler les textes transmis –, elle pose cependant un grave problème de cohérence, puisqu’elle revient à accuser Philopon d’avoir négligé un argument que l’on connaissait, comme on vient de le voir, par son seul intermédiaire. En outre, l’absence de toute transition entre les deux parties du texte ne laisse de heurter.

69En l’absence de données supplémentaires, on ne saurait conclure. Notons seulement pour finir que si Ibn Suw?r est bien l’auteur de la page litigieuse défendant l’éternité du monde, cette hypothèse pourrait étayer sinon le récit de la conversion du christianisme à l’islam d’un Ibn Suw?r plus que centenaire, tout au moins – de manière moins anecdotique – celui de l’admiration d’Avicenne pour ce Bagdadien, qui tranche avec le mépris usuel de l’Oriental pour les élèves d’Ibn ‘Ad? [73]. Car alors qu’au moins Ibn ‘Ad? et Ibn al-?ayyib sont, en tant que théologiens chrétiens, des créationnistes [74], Ibn Suw?r inclinait peut-être, en bon philosophe, en faveur de l’éternité du monde.

3 – Proclus décontextualisé : une tradition kindienne

70Même si, à bien le lire, le texte du Jam‘ est parfaitement clair, il a néanmoins été interprété en un sens éternaliste, comme on vient de le voir, par Fakhr al-D?n al-R?z?. Ce choix était dicté par la nécessité de prêter à F?r?b? une cohérence cosmologique minimale. La cause accessoire, qui n’est pas entièrement négligeable, tient à la concentration des métaphysiciens des ixe-xe siècles, et ce quelle que soit leur position, sur la question de la création instantanée. Le dépassement du modèle de la « génération » au profit de celui de l’« instauration » entraînait avec lui une tendance accrue à admettre une forme de production instantanée du monde. Mais que dénie-t-on quand on refuse au monde « un principe temporel » ? Deux choses, comme on l’a vu : l’idée d’une durée de l’acte créatif de Dieu et celle d’une existence du temps avant la création du monde. Dans un cas comme dans l’autre, cependant, ni l’infinité du monde ni sa finitude temporelle ne sont a priori exclues, et c’est ce qui explique l’ambiguïté des textes, si l’on perd de vue leur contexte. Les philosophes savaient, à l’évidence, qu’ils étaient partagés sur cette question pourtant centrale, et la nécessité de présenter un front uni à leurs adversaires explique probablement leurs ambiguïtés.

71Il semble qu’un nouveau texte de l’élève d’Al-Kind? Ab? Zayd al-Balkh?, qu’Elvira Wakelnig vient de découvrir, accolé à une recension inédite du Fawz al-asghar de Miskawayh, nous permet de comprendre la genèse historique de cette position complexe [75]. Il ne s’agit certes que d’un fragment de deux pages, et il faut prendre garde de ne pas pousser trop loin les extrapolations. Toujours est-il que dans ce texte, certainement antérieur au Jam‘ selon ma datation de ce traité, Al-Balkh? prête tout d’abord à Platon une opposition entre principe temporel (bad’ zaman?) et principe causal (bad’ ‘ill?) et précise en toutes lettres que l’« engendré », en ce contexte, doit être compris comme un « instauré ». Cette double déclaration signe la naturalisation du livre VI du Contra Proclum en arabe. Al-Balkh? connaît de toute évidence le ??????? ???? ?????? de Taurus qu’il reformule, comme al-Nawbakht?, mais explicitement cette fois, en un « instauré » islamique. Tout au long des deux pages du fragment, Al-Balkh? parvient à ne jamais formuler clairement ce qu’il pense être la position de Platon sur l’éternité du monde. En un unique passage, il précise cependant que le monde, selon Platon, « n’a pas de principe temporel parce qu’il est le premier instauré » (li-al-‘?lam al-kull? laysa bad’un zam?n? li-annahu awwal mubda‘). On voit mal comment interpréter « premier » (awwal), ici, autrement qu’au sens d’une priorité de succession. Si c’est bien le cas, cette interprétation de Platon est identique à celle du Jam‘. Al-Balkh? aurait tourné l’argumentation initiée par Taurus pour désamorcer sa charge éternaliste et aboutir à une thèse en accord formel avec Proclus, en accord réel avec Philopon et, bien sûr, al-Kind?.

72Comme l’a vu E. Wakelnig [76], cette distinction est reprise par l’élève d’Al-Balkh? et « petit-élève » d’Al-Kind?, Abû al-?asan al-‘?mir? :

73

Quant à Platon, il y a divergence sur sa doctrine. Il a dit dans son livre B?l???q?s ou le Gouvernement des cités que le monde est éternel, sans génération, perdurant, et Proclus l’éternaliste s’est accroché à ce propos, en sorte qu’il a composé son livre Sur l’éternité du monde qu’a critiqué Jean le Grammairien. Puis il a dit, dans son livre connu sous le nom de ?im?w?s, que le monde était engendré et que le Créateur l’avait créé à partir du désordre, que toute la substance du monde est composée de matière et de forme, et que tout composé est voué à se défaire. Et si son élève Aristote n’avait pas expliqué le sens sous-jacent à la divergence des deux expressions, on l’aurait taxé d’indécision. Mais il a montré que le terme « engendré » se range sous les noms équivoques. Aussi le sens de l’expression « le monde est éternel, sans génération » est-il qu’aucun temps ne le précède et qu’il n’a pas été instauré à partir de quelque chose ; tandis que le sens de l’expression « il est engendré et le Créateur l’a fait passer du désordre à l’ordre » est que son existence dépend de la constitution ordonnatrice de la forme avec la matière, ni l’une ni l’autre n’ayant d’existence par soi indépendamment de son union avec l’autre ; leur Créateur les a donc fait exister en tant qu’il en a assuré l’unification ordonnée. Il est donc, dans Son acte créateur, Celui qui les a fait passer du désordre à l’ordre, c’est-à-dire de la privation à l’existence. Il a déclaré cela dans son livre Al-Naw?m?s, où il a dit que le monde avait un principe causal mais non un principe temporel, c’est-à-dire un producteur qui l’a produit non dans un temps. Et si quelqu’un s’enquiert du pourquoi de cette production, nous lui répondons qu’Il était par soi pourvu d’une volonté dirigée vers l’émanation de Sa bonté et de la puissance de réaliser ce qu’Il voulait [77].

74On assiste donc bel et bien à un tournant dans l’École d’Al-Kind?. Aussi bien Al-Balkh? qu’Al-‘?mir? conservent de leur maître l’idée d’une durée finie du monde, mais la noient, pour ainsi dire, dans un apparat conceptuel que l’on chercherait en vain chez ce dernier [78]. Plutôt que de soutenir haut et fort la finitude temporelle du monde, ils rappellent tous deux la distinction de Crantor entre principe causal et principe temporel. Mais tout le paradoxe est là : alors que cette distinction avait pour office, chez les Grecs, de réaffirmer l’éternalisme platonicien, elle vise maintenant, chez nos kindiens, à en finir avec une idée dévoyée du finitisme temporel qui soit attribuerait une certaine durée à l’acte créateur de Dieu, soit le situerait lui-même dans une durée infinie. On retrouve par ce biais notre proposition de voir dans le Jam‘ un surgeon du finitisme kindien au xe siècle. On peut maintenant affirmer que les élèves du maître avaient montré la voie. C’est sans doute aussi à partir d’eux, toutefois, que se fait sentir, dans la tradition néoplatonicienne y compris finitiste, le besoin d’atténuer le tranchant des affirmations kindiennes [79].

75La question que l’on aimerait pouvoir résoudre est celle des facteurs déterminant cette évolution historique. On peut imaginer, semble-t-il, deux scénarios. Soit la distinction principe temporel/principe causal avait déjà été utilisée par Al-Kind?, dans un texte que nous ne possédons plus, soit elle constitue une véritable innovation de la génération postérieure. De fait, Al-Nawbakht? rédige son maximum opus (d’ailleurs demeuré inachevé) entre ca 880 et 910 [80], c’est-à-dire postérieurement à la période d’activité d’Al-Kind? et à l’époque où les grandes traductions de l’École de ?unayn sont soit déjà réalisées, soit en cours d’élaboration et de diffusion. Ce fait, dès lors qu’on le met en rapport avec le silence d’Al-Kind? sur le livre VI du Contra Proclum, pourrait ne pas être anodin. Même s’il faut se méfier des arguments e silentio, on pourrait imaginer que l’utilisation de la version intégrale du Contra Proclum soit postérieure à l’activité d’Al-Kind?. Mais on peut aussi penser que l’argument existait dès l’époque d’Al-Kind?, peut-être dans la constellation de ces textes néoplatoniciens « maquillés » et attribués à Alexandre. De ce point de vue, des observations faites par A. Hasnawi sur les deux textes qu’il a identifiés comme provenant du Contra Proclum sont instructives. Ceux-ci traitent l’un de la question du rapport entre acte et mouvement (Contra Proclum IV), l’autre celui de l’origine radicale des formes (Contra Proclum IX). Ce qui frappe dans cette double sélection est son parti pris de technicité. Comparées, par exemple, à la doxographie cosmologique « moyen public » d’Al-Nawbakht? (Contra Proclum VI), les deux autres questions sont assez absconses et ne peuvent intéresser qu’un philosophe aguerri. Par ailleurs, l’extrait du livre IX a supprimé non seulement les références à la polémique antiproclienne, mais même toutes les références au cas du monde. A. Hasnawi propose deux interprétations de ce fait, qu’il qualifie respectivement de « faible » et « forte » [81]. La première verrait dans les altérations du texte une « intention pédagogique », au motif que « les développements relatifs au cosmos apparaîtraient comme susceptibles de détourner l’attention de l’exposé principal qui porterait sur la création ex nihilo des substances corporelles, plus précisément celle des formes incorporées ». Pour la seconde, « les deux omissions en question répondraient à une intention clandestinement harmonisatrice ». Ces deux interprétations nous paraissent à la fois justifiées et insatisfaisantes. Certes, on tiendra avec la première que l’épitomateur procède à une épure, mais l’idée d’une motivation « pédagogique » a quelque chose de contourné : on voit mal, dans un contexte métaphysique aussi chargé, un érudit se servir du Contra Proclum à seule fin d’en extraire les éléments d’un textbook aristotélicien. Et si l’on accordera sans peine à la seconde interprétation que l’épitomateur estompe la charge conflictuelle du Contra Proclum, cela n’explique pas pour autant en vue de quoi il recherche la conciliation ; l’interprétation « forte » s’arrête là où la question véritable commence.

76La réponse à fournir à ces deux questions pourrait être liée au rôle exact d’Al-Kind? dans l’accomplissement de ces traductions. La Philosophie première d’Al-Kind? – comme Al-F?r?b?, avec sa perspicacité coutumière, l’avait au reste bien noté [82] – n’est pas une ontologie (metaphysica generalis), mais une théologie (metaphysica specialis). Elle se concentre, dans sa partie conservée, sur l’établissement de l’existence du Premier Principe et de ses caractéristiques fondamentales et devait traiter, dans la partie perdue, de la création du monde. On sait, grâce à plusieurs textes, que la théorie kindienne de la création faisait appel à des concepts « instantanéistes » très proches de ceux des extraits philoponiens des livres IV et IX du Contra Proclum[83]. Ne serait-il pas dès lors possible que l’ontologie introuvable d’Al-Kind?, cette metaphysica generalis dont l’absence a si fort gêné F?r?b?, ne soit rien d’autre que ce corpus de textes grecs « décontextualisés » ? Ceux-ci – Institutio theologica de Proclus, Contra Proclum de Philopon et Quaestiones d’Alexandre [84] –, une fois sélectionnés, légèrement récrits et agencés les uns aux autres, formaient une sorte d’organon ontologique permettant à celui qui le maîtrise un traitement déductif (calqué sur les chaînes de raisons mathématiques) de la théologie philosophique. Il faudrait dans ce cas inverser les deux épithètes proposées par A. Hasnawi. L’interprétation « faible », amendée – car il s’agira dorénavant d’une propédeutique, voire d’une analytique, et non d’une pédagogie –, devient forte, puisqu’elle renvoie à une construction métaphysique inédite. L’interprétation « forte », quant à elle, s’affaiblit, puisque le concordisme n’est plus un but en soi (comme il l’est pour les porphyriens), mais trouve tout à la fois sa raison et sa norme dans la structure de la pensée kindienne. Le but, autrement dit, ne serait pas de concilier Proclus et Philopon, mais de retenir des corpus anciens, ce qui est utile à la construction philosophique inédite d’Al-Kind?, en laissant de côté les scories de l’histoire à quoi se résument, vues du ixe siècle, les « erreurs » des penseurs de l’Antiquité (fussent-ils Proclus).

77On ne saurait exclure, dans ce contexte, que la distinction entre principe temporel (bad’ zam?n?) et principe causal (bad’ ‘ill?), une fois reformulée en termes d’« instauration » (?ud?th) et de « création » (ibd?‘) et subtilement « philoponisée » pour lui faire suggérer le contraire de ce qu’elle disait dans son contexte proclien d’origine [85], ait été comprise par Al-Kind? comme un outil conceptuel latent dans la preuve de l’instantanéité de la création [86]. En ce cas, l’innovation de ses successeurs consisterait à l’avoir déplacée, et en quelque sorte « promue », du rang d’organon à celui de concept positif dans la discussion de la finitude temporelle du monde, en remplacement de la preuve logico-mathématique célèbre de leur maître. C’est ce qui semble se passer, en tout cas, chez Balkhî, ‘?mir? et l’auteur du Jam‘.

4 – Quelques considérations doctrinales

78Cette apparition, pour la première fois à notre connaissance, du livre VI du Contra Proclum en arabe, permet de mieux mettre en perspective les infléchissements philosophiques qui se produisent au ixe siècle. Une lecture superficielle tirerait des nouvelles données la conclusion que les théories arabes de l’instauration sont (seulement) le reflet fidèle d’un point d’exégèse du Timée. Les philosophes islamiques se seraient bornés à enturbanner d’un terme propre, ?ud?th, le quatrième sens de la générabilité du monde selon Taurus, que Proclus associait spécifiquement à Crantor [87]. Les doctrines de la création continuée et la résolution des problèmes spécifiques qu’elles soulèvent ne seraient elles-mêmes que les ultimes séquelles d’une stratégie de contournement développée par les exégètes du Timée contre l’interprétation littérale des aristotéliciens. Al-R?z? en personne viendrait d’ailleurs confirmer cette lecture.

79Il faut toutefois se garder ici de l’illusion rétrospective. Nous avons pour nous, précisément, le recul dont ne disposait par R?z?, et la possibilité d’aller vérifier dans le Contra Proclum le degré des similitudes. Les citations plus tardives d’Al-B?r?n?, celle de Platon, Timée 30A, prouvent sans doute qu’Al-Nawbakht? disposait de toute la discussion philoponienne du ???????. Il ne souffle pourtant mot des trois premiers sens de substitution, au profit de l’opposition binaire simple entre générabilité selon le temps et selon une cause (???? ??????). Je voudrais dès lors soutenir une double thèse : que la notion de « générabilité selon une cause » est bien l’ancêtre historique du concept d’instauration ; que de celle-là à celui-ci, la distance est cependant si grande qu’elle remet en cause la validité du schème généalogique.

80Que le ??????? ???? ?????? de Crantor et ses successeurs soit l’ancêtre du mu?dath islamique, cela, à un certain niveau, ne fait guère de doute. Le texte d’Ibn Suw?r, à sa manière, le confirme. Les deux termes renvoient en effet à une dépendance ontologique du monde à l’égard d’un principe démiurgique supérieur. Il y a au moins, à leur fondement, une intuition commune qui les rapproche. Dès lors cependant que l’on entre un peu dans les détails, on est plus frappé par les différences que par les points communs. Avant de les passer brièvement en revue, on peut tout d’abord noter que prise telle quelle, cette intuition d’une dépendance ontologique du monde à l’égard d’un principe supérieur n’a rien de très original. Elle est peut-être même davantage aristotélicienne que platonicienne. Présente en filigrane en ?7 (cf. 1072b 13-14 : ?? ???????? ??? ????? ??????? ? ??????? ??? ? ?????), elle est accentuée par le providentialisme mécaniste d’Alexandre d’Aphrodise. C’est dire si ces notions ne sont pas des entités figées et closes mais prennent sens dans le réseau conceptuel où elles s’insèrent. Or, ces réseaux, précisément, nous apparaissent différents. Je distinguerai quatre points.

81• La classification des philosophes grecs est avant tout sémantique. On distingue plusieurs sens du terme ???????, pour prouver que les aristotéliciens n’ont pas nécessairement raison d’y voir une signification temporelle. Mais il suffit de réfléchir un instant pour se rendre compte que le ??????? ???? ?????? n’est pas un sens de ???????. Pour une raison simple : le seul emploi est parfaitement ad hoc et réside dans le point en discussion, le rapport du monde à sa cause (extérieure). Quand en revanche les philosophes de l’Islam ont recours au terme d’« instauré », mu?dath, c’est toujours dans le cadre d’une opposition parfaitement construite à l’éternité d’un « instaurateur », mu?dith. Il s’agit donc dès le départ d’une doctrine cosmologico-théologique robuste – parce qu’elle ose dire son nom.

82• Chez les philosophes grecs, la classification (sémantique) qui « produit » le ??????? ???? ?????? est partie intégrante d’une stratégie exégétique. Il faut contourner la lecture « immanente » du Timée qui voit dans le ??????? une caractéristique temporelle du monde. La mention du cas procède donc d’une tactique accumulative, dont l’efficace est au moins partiellement rhétorique. Il ne faudrait pas, en d’autres termes, trop presser les significations concurrentes de ??????? fournies par Taurus et Porphyre. C’est un procédé bien connu des commentateurs confrontés à un cas difficile que de multiplier les hypothèses explicatives sans qu’aucune ne procède nécessairement d’une conviction positive. Rien de tel chez les tenants de l’« instauration » (?ud?th). Il s’agit là d’une thèse s’il en est qui imposera certes des aménagements collatéraux, mais qui n’en est pas un elle-même. On peut, par exemple, soutenir que cette théorie n’est pas indifférente dans le choix physique de l’atomisme de la part des théologiens musulmans. Elle-même, en revanche, n’est dictée par aucune exigence supérieure, si ce n’est peut-être celle de la transcendance divine. Mais on peut considérer qu’elle n’en est plutôt qu’un aspect.

83• Même quand ils se risquent à sortir de la simple énumération exégétique et à privilégier l’une des solutions avancées, les philosophes grecs n’ont jamais opté pour le quatrième sens de ???????. Nous ne savons rien de Taurus. Porphyre, en revanche, comme on l’a vu, inclinait visiblement en faveur du deuxième sens (« composé de matière et de forme ») :

84

… demeurent les quatre autres sens, je veux dire ce qui est dans le même genre que les engendrables, même s’il n’a pas été engendré, ce qui est engendrable comme composé de matière et de forme, sens que Porphyre agrée plus que les autres, ce qui a son être dans un processus de génération et l’engendrable selon une cause [88].

85Quant à Proclus, bien qu’il reconnaisse la validité de l’application au Timée des troisième et quatrième sens, il semble avoir eu un faible pour le troisième. Philopon, au moment de lancer sa critique à l’encontre de cette interprétation, écrit en effet la chose suivante :

86

Le troisième sens de « engendrable » était celui selon lequel le monde est engagé dans un processus de génération ; c’est celui auquel Proclus accorde sa préférence dans les commentaires explicatifs des présents passages [89].

87Même si le passage que nous avons déjà plusieurs fois cité du commentaire de Proclus (In Tim. I, 277.8-17) pourrait donner une impression quelque peu différente et nous conduire à associer davantage Proclus à Porphyre, il demeure que le néoplatonicien ne privilégie aucunement le quatrième sens. Les philosophes grecs, c’est le moins que l’on puisse dire, ne montrent donc aucune fascination particulière pour le ??????? ???? ??????. Porphyre et Proclus, en le renvoyant clairement à Crantor [90], marquent même une certaine réticence à son égard, sans doute parce qu’ils soupçonnent qu’il peut nous faire aisément verser dans une doctrine naïve de l’efficience divine. Le postulat de la génération par composition éternelle fait d’ailleurs tout naturellement office de garde-fou. Il y a donc, de la part d’Al-Nawbakht?, une véritable relecture du Contra Proclum à la lumière des débats islamiques, quand il voit dans la stratégie néoplatonicienne une simple façon de jouer l’instauration contre l’origine temporelle du monde.

88• Avec le développement du néoplatonisme grec, le domaine du divin s’étiole dans les médiations triadiques, et le Premier Principe en vient à confiner au Non-être. Les simplifications radicales auxquelles se livrent les penseurs islamiques permettent un nouveau départ. Un point fera dorénavant l’objet de consensus : il y a un seul Premier, différent de tout le reste, cause de tout le reste. Toutes les médiations sont supprimées. En dépit de ses ramifications d’écoles, la philosophie islamique marque l’avènement d’un modèle cosmologique où s’opposent un être nécessaire, Dieu, et un ensemble d’êtres contingents, le monde. « Instauration » n’est que le nom de cette nouvelle distribution – qui s’accompagne d’une ontologisation – des modalités. C’est ce nouveau rapport qui fait précisément du monde un objet métaphysique, et point seulement cosmologique. Voilà pourquoi, en dernière instance, la lecture d’Al-Nawbakht?, puis celle d’Al-R?z?, sont purement rétrospectives.

Conclusion

89Les biobibiographes anciens sont silencieux sur l’auteur de la traduction du Contra Proclum. À en juger par la qualité des citations littérales d’Al-B?r?n? et par l’ampleur du texte traduit, celui-ci devait être un helléniste hors pair [91]. Les matériaux sont cependant trop parcellaires pour nous permettre de nous prononcer avec certitude. Il reste qu’à supposer même que la traduction complète du traité ait existé autour de l’époque de la pleine activité d’Al-Kind? (fin de la première moitié du ixe siècle), le livre VI brille par son absence dans le corpus conservé du philosophe, alors que l’argument semble devenir un classique, jusque dans l’École kindienne, au tournant des ixe-xe siècles. Il semble donc que l’on peut proposer le scénario historique suivant. Dans une première phase (première moitié du ixe siècle), les théologiens mutazilites, et en particulier Ab? al-Hudhayl, développent une théorie de l’« instauration » si puissante qu’elle fonctionne comme preuve de l’existence de Dieu. Al-Kind?, leur contemporain, se tient dans un rapport de proximité et de distance. Il accepte la création et la finitude temporelle, mais rejette l’atomisme qui en est, aux yeux des théologiens, partie intégrante [92]. Surtout, il puise aux textes grecs les plus techniques un arsenal conceptuel permettant de mieux cerner les réquisits de la création et de la finitude. Au tournant du siècle, avec les Jubb?’? d’un côté, Al-F?r?b? et les élèves d’Al-Kind? de l’autre, les voies du kal?m et de la philosophie péripatéticienne se séparent pour un bon siècle [93]. La question de l’éternité du monde devient d’autant plus lancinante dans la grande famille philosophique. C’est ce qui explique la discrétion d’Al-F?r?b?, en dépit de son éternalisme, et celle des kindiens, en dépit de leur finitisme temporel. C’est dans cette configuration nouvelle et feutrée que, paradoxalement, l’argument médio-platonicien rapporté au livre VI du Contra Proclum sera lu aussi bien en un sens éternaliste – Nawbakht?, Ibn Suw?r (?) – que finitiste – Balkh?, ‘?mir?, l’auteur du Jam‘. Les uns comme les autres y redécouvriront cependant moins le vieux débat sur les sens de ??????? dans le Timée que celui, plus moderne, sur les modalités de la création divine. Ce faisant, ils importaient dans la pensée grecque du devenir le concept occasionnaliste d’événement qu’on chercherait en vain plus tôt, chez Proclus bien sûr, mais même – pour le pire, selon Ibn Suw?r – chez Philopon.

Notes

  • [*]
    Je voudrais remercier Elvira Wakelnig pour ses remarques sur une première version de cet article.
  • [1]
    Cf. Ioannes Philoponus, De aeternitate mundi contra Proclum, Leipzig, Ed. H. Rabe, 1899. Sauf indication contraire, les traductions du grec et de l’arabe seront miennes. Pour la datation de la « Collection philosophique », voir M. Rashed, « Nicolas d’Otrante, Guillaume de Moerbeke et la “Collection philosophique” », Studi Medievali 43 (2002), pp. 693-717 (repris dans L’Héritage aristotélicien. Textes inédits de l’Antiquité, Paris, 2007, pp. 513-541). On s’accorde à penser que le Marc. 236 est l’un des premiers exemplaires de la collection.
  • [2]
    Nous proposerons cependant de voir, dans deux citations arabes, deux fragments de la partie initiale perdue. Voir infra, pp. 263-271. Pour une bibliographie des fragments arabes connus, voir C. Scholten, Johannes Philoponos: De opificio mundi, Über die Erschaffung der Welt, übersetzt und eingeleitet, Freiburg et alibi, 1997, 3 vol., t. I, pp. 39-40. Pour de nouveaux témoignages du Contra Aristotelem dans les traditions arabe et grecque, voir M. Rashed, « The Problem of the Composition of the Heavens (529-1610): a New Fragment of Philoponus and Its Readers », dans P. Adamson et al., Philosophy, Science and Exegesis in Greek, Arabic and Latin Commentaries, Londres, 2004, 2 vol., t. II, pp. 35-58 (repris dans L’Héritage aristotélicien, pp. 269-292). Il est très probable que d’autres fragments gisent dans les traités inédits des théologiens, tant musulmans – les lecteurs de l’hérésiographe Al-Nawbakht?, comme on le verra infra – que chrétiens. Sur ceux-ci, cf. G. Graf, Geschichte der christlichen arabischen Literatur, 5 vol., Città del Vaticano, 1944, t. I, pp. 417-418 pour des références au Contra Proclum chez Ibn al-‘Ass?l. Il pourrait toutefois ne s’agir, dans ce dernier cas, que de citations du De contingentia mundi. Sur ce texte, cf. infra, p. 270-271.
  • [3]
    Pour Galien, voir Contra Proclum XVII 5, 599.17-601.20. Cf. I. von Mueller, « Ueber Galens Werk vom wissenschaftlichen Beweis », Abhandlungen der philosophisch-philologischen Classe der königlich bayerischen Akademie der Wissenschaften, t. XX, Munich, 1897, pp. 405-478, pp. 461-463. Pour l’exposé des thèses cosmologiques de Taurus, voir Contra Proclum VI 8, 144.16-149.26 et XIII 15, 520.4-521.24. Cf. H. Dörrie et M. Baltes, Der Platonismus in der Antike, Stuttgart, 1998, Bd. 5, fr. 140.1, pp. 138-144 et le commentaire pp. 454-460.
  • [4]
    Cf. Al-Nad?m, Al-Fihrist, Téhéran, Ed. R. Tajaddud, 1971, p. 315 et surtout Ibn al-Qif??, Ta’r?kh al-?ukam?’, Leipzig, Ed. J. Lippert, 1903, p. 89, qui dit même posséder un exemplaire de cette traduction.
  • [5]
    A. Hasnawi, « Alexandre d’Aphrodise vs Jean Philopon : notes sur quelques traités d’Alexandre “perdus” en grec, conservés en arabe », Arabic Sciences and Philosophy 4, 1994, pp. 53-109, a montré que deux textes attribués à Alexandre par la tradition arabe étaient en réalité des adaptations, contemporaines d’Al-Kind?, de longs passages des livres IV et IX du Contra Proclum. Sur le rapport entre ces deux textes et la version arabe complète des 18 livres, voir infra, p. 286-288.En ligne
  • [6]
    Nous devons l’édition de ce traité de plus de 400 pages, effectuée sur la base de deux manuscrits de Tunis, à M. Al-As‘ad Jum‘a. Cf. Fakhr al-D?n al-R?z?, Al-Riy?? al-m?niqa f? ?r?’ ahl al-‘ilm, Qayraw?n, Ed. A. Jum‘a, 2004. La communauté scientifique ne peut qu’être reconnaissante à ceux qui rendent accessibles ces monuments du patrimoine universel. L’éditeur vocalise m?niqa, ce qui ne correspond sauf erreur à aucune forme recensée. La racine est en effet ’-n-q et non pas w-n-q ni y-n-q. Le ism al-f?‘il de la quatrième forme est donc mu’niq et non m?niq. Cf. Al-Fayr?z?b?d?, Al-Q?m?s al-mu???, 2 vol., t. II, Beyrouth, 1997, p. 1150 : « ?naqan? […] : a‘jaban? ». C’est d’ailleurs sous cette forme qu’il semble apparaître dans une liste de titres de Fakhr al-D?n al-R?z? transmise par le manuscrit d’Istanbul Topkapi Saray 1461 (fol. 137r-v), cf. Fakhr al-D?n al-R?z?, Kit?b al-mu?a??al, Qom, Ed. H. Atay, 1999, p. 58, dernière ligne : Al-Riy?? al-mu’niqa. On pourrait traduire le titre complet ainsi : Les Jardins fascinants des opinions des gens de science.
  • [7]
    Fakhr al-D?n al-R?z?, Al-Riy?? al-mu’niqa, p. 71 (en lisant ‘al? Buruqlus et non ‘an Buruqlus).
  • [8]
    Al-R?z? nous transmet aussi un fragment du commentaire à l’Isagogê de Porphyre de Philopon, œuvre perdue et à peu près inconnue (cf. Scholten, op. cit. [n. 2], p. 38). Cf. Al-Riy?? al-mu’niqa, p. 13 : « Jean le Grammairien a rapporté, dans son commentaire de l’Isagogê, que certains révoquaient la science et la connaissance. »
  • [9]
    cf. infra, p. 265 sqq.
  • [10]
    Cf. Al-Shahrast?n?, Al-milal wa al-ni?al, Le Caire, Ed. M. F. Badr?n, 1951-1955, 2 vol.
  • [11]
    Cf. Al-Shahrast?n?, Al-milal wa al-ni?al, t. II, p. 1029. Voir sur ce point la note de J. Jolivet dans Shahrastani. Livre des Religions et des Sectes II, traduction avec introduction et notes par J. Jolivet et G. Monnot, Peeters/Unesco, 1993, p. 343.
  • [12]
    Al-Shahrast?n?, Al-milal wa al-ni?al, t. II, p. 1025. J’ai emprunté la traduction à Jean Jolivet, Shahrastani, pp. 339-340.
  • [13]
    Ces questions sont éditées par D. Gimaret, « Un traité théologique du philosophe musulman Ab? ??mid al-Isfiz?r? », Mélanges de l’université Saint-Joseph 50, 1984, pp. 209-252 ; je remercie E. Wakelnig d’avoir attiré mon attention sur ce texte. D. Gimaret s’est servi uniquement du manuscrit d’Istanbul Rag?p Pa?a 1463, qui ne paraît pas excellent. Je collationne donc le paragraphe de son édition qui m’intéresse particulièrement avec l’autre témoin connu, le fameux manuscrit de Damas ??hiriyya 4871, fol. 143v (l. 14 ab imo)-145r (l. 3). Comme je ne propose ici qu’une traduction, je ne note pas les variantes sans influence sur le sens (en nombre assez conséquent). Description fouillée du rapport d’indépendance stemmatique entre les deux témoins du traité d’Al-Isfiz?r? chez D. Reisman, « Plato’s Republic in Arabic: a Newly Discovered Passage », Arabic Sciences and Philosophy, 14, 2004, pp. 276-279.
  • [14]
    Je lis l? yalzamu avec le ms. de Damas. Gimaret : l? yumna‘u (« n’est pas interdit »).
  • [15]
    Je traduis ici le texte de Gimaret, qui me paraît préférable : wa-al-jaw?d huwa al-ladhi yabdhulu al-j?da. Le manuscrit de Damas offre la variante suivante, inutilement heurtée : wa-al-j?du huwa an yabdhula al-jaw?du (« la bonté, c’est que le bon fasse don, etc. »).
  • [16]
    On pourrait, à la place des trois occurrences de yajibu (cf. « nécessaire »), qui sont aussi la leçon du ms. de Damas, lire la forme graphique presque identique ya?ibbu « il lui plaît ». Ce dernier verbe apparaît dans la version arabe du texte de Proclus (traduit infra) que réfute ici Philopon, pourvu bien sûr d’un coefficient d’éternité : « c’est toujours qu’il Lui plaît … », fa-abadan ya?ibbu.
  • [17]
    Le ms. de Damas a bien f? kit?bihi avant f? al-radd.
  • [18]
    Gimaret lit inna All?ha abadan jaw?dan, ce qui est non grammatical ; le ms. de Damas propose, comme on l’attend : inna All?ha abadan jaw?dun.
  • [19]
    En lisant wa-ka-dh?lika in k?na yalzamu qawlan? … an yak?na al-‘?lamu … avec le ms. de Damas (les vocalisations sont bien sûr miennes – le sens serait le même si l’on vocalisait in k?na yulzimu qawlun? … an, etc.).
  • [20]
    Les mots entre cruces n’ont guère de sens, moins encore dans le ms. de Damas (qui, à la place de ‘al? al-qiy?s, propose ‘al? annahu t-y-?-s, faute paléographique évidente faite sur la base de l’autre texte, facilitée du fait de son obscurité). Il faut probablement corriger comme suit : ‘al? al-qiy?s il? qawlin? al-awwal (« par analogie avec notre première affirmation »). Il pourrait à la rigueur s’agir d’une erreur de transmission. À la place de « selon le premier syllogisme », on aurait eu le tic de langage des commentateurs grecs en général et de Philopon en particulier (cf. Simplicius, In de Caelo 28.14-21.6) : ???? ??? ??? ????????? ???????????, « selon la conversion avec opposition » (voir, pour le seul Contra Proclum, 126.20, 150.14, 204.12, 225.28, 268.20, 592.17, 594.14).
  • [21]
    Je remplace le mawj?dan (« existant ») de Gimaret par jaw?dan (« bon ») du ms. de Damas.
  • [22]
    Al-Isfiz?r?, op. cit., pp. 247-248. Un peu plus haut (p. 237), l’auteur mentionnait ensemble « Jean le Grammairien et Ab? Bakr al-R?z? » pour leur prêter la thèse que la production de l’existence par Dieu ne pourrait être que naturelle et non choisie (?ab?‘iyyan l? ikhtiy?riyyan), ce qui contredirait la thèse d’un Dieu choisissant. Il ne peut s’agir là que d’une méprise. Alors qu’on imagine bien Ab? Bakr al-R?z?, dans ses Doutes contre Proclus perdus, opposer ce dilemme à Philopon, Al-Isfiz?r? aurait attribué ce mouvement dialectique aussi à Philopon, puisque le but du traité était de combattre Proclus. Peut-être Al-Isfiz?r? ne connaissait-il le Contra Proclum que de seconde main, par l’intermédiaire des Doutes contre Proclus d’Al-R?z? ? Celui-ci aurait cité le premier argument de Proclus, bien sûr pour le critiquer – puisque celui-ci aristotélise indûment Platon –, mais s’en serait aussi pris à la faute logique que stigmatise Al-Isfiz?r? chez Philopon et, plus généralement, au finitisme mosaïque de l’Alexandrin.
  • [23]
    Je substitue al-kh?liq (« le créateur ») à al-?aqq (« le vrai »), comme d’ailleurs Badawi lui-même dans sa traduction (cf. ‘A. Badawi, La Transmission de la philosophie grecque au monde arabe, Paris, 1987, p. 133). Proclus n’étant pas Kind?, il n’a aucune raison de désigner le Démiurge comme « le Vrai ».
  • [24]
    Texte arabe dans ‘A. Badawi, Neoplatonici apud Arabes, Le Caire, 1955, pp. 34-35. Traduction française par G. C. Anawati, « Un fragment perdu du De aeternitate mundi de Proclus », Mélanges de philosophie grecque offerts à Mgr [Auguste] Diès par ses élèves, ses collègues, ses amis, Paris, 1956, pp. 21-25 et par Badawi, La Transmission de la philosophie grecque au monde arabe, p. 133 ; anglaise par J. McGinnis dans H. S. Lang et A. D. Macro, Proclus: on the Eternity of the World, Berkeley/New York, 2001, pp. 153-163. M. Maróth, « Der erste Beweis des Proklos für die Ewigkeit der Welt », Acta Antiqua Academiae Scientiarum Hungaricae 30 (1982-1984), pp. 181-189, propose une reconstruction partielle du grec derrière l’arabe de la traduction.
  • [25]
    Rabe, op. cit., p. III.
  • [26]
    Id., ibid., p. 1, appar. cr. ad titulum.
  • [27]
    Cf. supra, p. 000.
  • [28]
    Avec I : 2 p. ; II : 1/2 p. ; III : 2 p. ; IV : 1 p. ; V : 1 p. ; VI : 1 p. ; VII : 1/2 p. ; VIII : 2 p. ; IX : 1 p. ; X : 2 p. ; XI : 1 1/2 p. ; XII : 1 p. ; XIII : 2 p. ; XIV : 2 1/2 p. ; XV : 1 1/2 p. ; XVI : 3 1/2 p. ; XVII : 2 p. ; XVIII : 5 1/2 p.
  • [29]
    Cf. Simplicius, In de Caelo 25.29.
  • [30]
    Cf. Scholten, op. cit., p. 40, no 21. Traduction anglaise des fragments par C. Wildberg dans Philoponus, Corollaries on Place and Void with Simplicius, against Philoponus on the Eternity of the World, translated by D. Furley et C. Wildberg, Londres, 1991, pp. 107-128.
  • [31]
    Il s’agit du texte que l’on appelle traditionnellement (et assez arbitrairement), le De contingentia mundi. À vrai dire, la correspondance est assez lâche. On trouve dans le texte arabe un renvoi au premier livre du De caelo et à la fin du huitième livre de la Physique qui n’apparaît pas dans le texte de Simplicius. Il s’agit cependant sans doute d’une section préliminaire qui a attiré l’attention de l’épitomateur mais qui n’a pas retenu Simplicius, en raison de son évidence. La seconde partie du rapport arabe correspond en revanche, quant au sens sinon à la lettre, à ce que Simplicius appelle le « troisième argument » et qu’il expose en In Phys. 1331.7-25.
  • [32]
    I : 32 lignes ; II : 37 lignes ; III : 49 lignes.
  • [33]
    Cf. G. Troupeau, « Un épitomé arabe du “De contingentia mundi” de Jean Philopon », E. Lucchesi et H. D. Saffrey, Mémorial André-Jean Festugière : Antiquité païenne et chrétienne, Genève, 1984, pp. 77-88. Je cite la traduction (légèrement modifiée) proposée par l’auteur, cf. p. 84 (texte arabe, p. 79).
  • [34]
    Cf. Rashed, « Nicolas d’Otrante », p. 707 et n. 38.
  • [35]
    Pour un autre cas de tribulations orientales d’un manuscrit de la « Collection philosophique », voir l’article de H.-D. Saffrey, « Retour sur le Parisinus graecus 1807, le manuscrit A de Platon », in C. d’Ancona (éd.), The Libraries of the Neoplatonists, Leiden/Boston, 2007, pp. 3-28.
  • [36]
    Voir dernièrement, sur ce point, PH. Hoffmann et M. Rashed, « Platon, Phèdre, 249 b 8-c 1 : les enjeux d’une faute d’onciales », Revue des études grecques, 121, 2008, pp. 43-64, p. 58 et n. 39, où la bibliographie est rassemblée.
  • [37]
    Al-Riy?? al-mu’niqa, pp. 81-82.
  • [38]
    Cf. Al-Nad?m, Al-Fihrist, pp. 225-226.
  • [39]
    Cf. Ibn al-Mal??im?, Kit?b al-Mu‘tamad f? U??l al-D?n, M. McDermott et W. Madelung (eds.), Londres, 1991, pp. 29, 499, 552-556, 589. Sur Ibn al-Mal??im? et Al-Nawbakht?, voir l’introduction, p. XIII ; sur Fakhr al-D?n al-R?z? et Ibn al-Mal??im?, ibid., pp. V-VI.
  • [40]
    Pour une traduction française, voir M. Rashed, « Lumières Abbassides », in Universalità della Ragione, Pluralità delle Fisosofie nel Medioevo, XII Congresso Internazionale di Filosofia Medievale, vol. I, a cura di A. Musco, indici di P. Palmieri, Palermo, 2012, pp. 273-289.
  • [41]
    Philopon, Contra Proclum 126.10-23.
  • [42]
    Le français dirait : « font feu de tout bois ».
  • [43]
    Philopon, Contra Proclum 144.16-145.8.
  • [44]
    Sur cette question, voir R. Sorabji, Time, Creation and the Continuum, Londres, 1983, en part. pp. 268-283.
  • [45]
    Philopon, Contra Proclum 145.26-147.9.
  • [46]
    Taurus s’inscrit bien sûr lui-même dans une tradition déjà longue. Cf. Dörrie et Baltes, Platonismus, Bd 5, pp. 437-442 (sur Proclus, In Timaeum I, 277.8-17).
  • [47]
    Philopon, Contra Proclum 147.25-148.7.
  • [48]
    Ibid., resp. 148.9-15 et 148.25-149.6.
  • [49]
    Ibid., 148.15-23.
  • [50]
    Ibid., 148.23-25.
  • [51]
    Ibid., 149.6-10.
  • [52]
    Philopon, Contra Proclum 149.16-21.
  • [53]
    Je supprime ???? ????? en 172.1.
  • [54]
    Philopon, Contra Proclum 171.21-172.20.
  • [55]
    Cf. supra, p. 272.
  • [56]
    Philopon, Contra Proclum 164.13-23.
  • [57]
    Le dernier kephalaion du livre, VI 29, apparaissait chez al-B?r?n? également (cf. mon article cité n. 91, p. 294).
  • [58]
    Cf. passage cité supra, p. 271.
  • [59]
    Ab? Na?r al-F?r?b?, L’Harmonie entre les opinions de Platon et d’Aristote, texte arabe et traduction, par F. M. Najjar et D. Mallet, Damas, 1999, §§ 54-55, pp. 128 (traduction) et 129 (texte arabe).
  • [60]
    Cf. Dörrie et Baltes, Platonismus, Bd 5, p. 437 : « Wie Krantor die ??????? des Kosmos gedeutet hat, sagt Proklos nicht ; doch liegt es in der Logik der Sache, daß der immerwährenden Verursachung (???????????, Präsens!) ein immerwährendes Werden und Entstehen entspricht. »
  • [61]
    C’est l’interprétation de la seconde partie d’un texte transmis sous le nom d’Ibn Suw?r. Cf. infra.
  • [62]
    Cf. M. Rashed, « Al-F?r?b?’s Lost Treatise On Changing Beings and the Possibility of a Demonstration of the Eternity of the World », Arabic Sciences and Philosophy 18, 2008, pp. 19-58 et « On the Authorship of the Treatise On the Harmonization of the Opinions of the Two Sages Attributed to al-F?r?b? », Arabic Sciences and Philosophy 19, 2009.
  • [63]
    En dépit de la très bonne editio princeps de Badawi, Neoplatonici apud Arabes, pp. 243-247. Traduction française et brève introduction dans B. Lewin, « La notion de mu?dat- dans le kal?m et dans la philosophie : un petit traité inédit du philosophe chrétien Ibn Suw?r », dans E. Gren, B. Lewin et alii, Donum Natalicum H. S. Nyberg Oblatum, Uppsala, 1954, pp. 84-93.
  • [64]
    Pour des références, voir la présentation de C. Wildberg dans Philoponus, Corollaries on Place and Void, pp. 100-103 et Scholten, op. cit. [n. 2], p. 35.
  • [65]
    Ibn Suw?r, op. cit., p. 246.
  • [66]
    Je propose de remplacer ba?th édité par Badawi par ?adath.
  • [67]
    En vocalisant khuliqa (cf. Lewin, art. cit., p. 92 : « et ce fut créé ») ; Badawi : khalaqa.
  • [68]
    Ibn Suw?r, op. cit., pp. 246-247.
  • [69]
    Cf. Lewin, art. cit., p. 93.
  • [70]
    Cf. supra, p. 267 et n. 24.
  • [71]
    Cf. Philopon, Contra Proclum 148.25-149.10.
  • [72]
    Si du moins l’on se refuse à considérer comme telle celle qui consisterait à dire que « pour Ibn Suw?r, Philopon, Proclus et Aristote paraissent se confondre » (cf. Mallet, op. cit., pp. 178-179). Comment penser qu’un érudit de cette stature était incapable de distinguer le réfutateur des réfutés dans la polémique la plus célèbre de l’Antiquité ? Les philosophes arabes sont-ils vraiment les idiots du village philosophique ?
  • [73]
    Cf. J. L. Kraemer, Humanism in the Renaissance of Islam, the Cultural Revival during the Buyid Age, Leiden, 1986, pp. 124-125.
  • [74]
    Cf. Rashed, « Authorship ».
  • [75]
    Cf. E. Wakelnig, « A New Version of Miskawayh’s Book of Triumph: an Alternative Recession of al-Fawz al-asghar or the lost Fawz al-akbar? », Arabic Sciences and Philosophy 19, 2009, pp. 83-119, voir l’Appendice, pp. 115-119.En ligne
  • [76]
    Ead., ibid.
  • [77]
    Al-‘?mir?, Al-Amad ‘al? al-Abad, E. K. Rowson (ed.), Beyrouth, 1979, pp. 82-84.
  • [78]
    On peut finalement affirmer qu’au xe siècle, et jusqu’à l’entrée en scène d’Avicenne, l’éternalisme farabien fait figure d’exception. C’est le finitisme kindien qui, sous forme radicale ou mitigée, s’est imposé dans les écoles philosophiques : la constellation des néoplatoniciens musulmans et l’École chrétienne de Baghdad l’adoptent. À la liste des finitistes, on peut en effet ajouter les noms de Miskawayh (cf. P. Adamson, « Miskawayh’s Psychology », dans id. (éd.), Classical Arabic Philosophy: Sources and Reception, Londres/Turin, 2007, pp. 39-54, Appendice 2, pp. 52-54 : « Miskawayh and Al-Kind? on the Eternal God and the Finite World ») et d’Al-Isfiz?r? (cf. Gimaret, art. cit.). Ce dernier, dans ses Questions théologiques éditées par Gimaret, op. cit., p. 234, en argumentant de la création radicale des formes à celle du monde, se tient à l’évidence dans une tradition kindo-philoponienne (cf. Contra Proclum, IX, et son adaptation, dès l’époque d’Al-Kind?, au format d’une Quaestio alexandrique : cf. Hasnawi, art. cit., pp. 76-88). Al-Isfiz?r? nous apprend à cette occasion qu’il a composé un traité « sur l’instauration du monde ». Les sources anciennes rapprochent d’ailleurs explicitement notre auteur d’Al-Kind?. Cf. Reisman, art. cit., p. 271. Son intérêt pour la philosophie des mathématiques – Avicenne critique en effet ses vues sur l’angle de contingence (cf. Reisman, ibid., pp. 274-275) – est un autre trait qui le rattache à la tradition kindienne.
  • [79]
    La question du temps et de l’éternité constitue d’ailleurs l’un des rares points où Al-‘?mir? fausse compagnie à Proclus. Cf. E. Wakelnig, Feder, Tafel, Mensch, Al-‘?mir?s Kit?b al-fu??l fi l-ma‘?lim al-il?h?ya und die arabische Proklos-Rezeption im 10. JH., Leiden/Boston, 2006, pp. 151-154.
  • [80]
    Cf. J. Van Ess, Theologie und Gesellschaft im 2. Und 3. Jhr. H., 6 vol., Berlin/New York, t. IV, 1997, p. 92.
  • [81]
    Hasnawi, art. cit., pp. 87-88.
  • [82]
    Al-F?r?b?, « Sur les buts d’Aristote dans sa Métaphysique », in Alf?r?b?’s Philosophische Abhandlungen aus Londoner, Leidener und Berliner Handschriften, F. Dieterici (ed.), Leiden, 1890, pp. 34-38, p. 34.
  • [83]
    Ici aussi, c’est al-F?r?b? qui a été le plus lucide sur son prédécesseur, en voyant bien comment tout son système théologique se jouait sur la possibilité de l’instantanéité de l’acte de création (ibd?‘), acceptée par al-Kind? et refusée par al-F?r?b?. Cf. Rashed, « Al-F?r?b?’s Lost Treatise ».
  • [84]
    Cf. Endress, Proclus Arabus, pp. 63-76. Même si elles ne sont pas sans rapport, il faut distinguer la question philologique de l’unité stylistique de ce corpus de la question philosophique de l’organon ontologique d’Al-Kind?. Ce groupe-ci est un sous-ensemble, à l’évidence, de ce groupe-là. J’y rangerais, à l’heure actuelle, certaines Quaestiones d’Alexandre (les plus ontologiques), les deux textes philoponiens identifiés par A. Hasnawi, les propositions sélectionnées de l’Institutio theologica de Proclus et des extraits du début du livre II de la Théologie platonicienne (cf. J. Jolivet, « Pour le dossier du Proclus arabe : Al-Kind? et la Théologie platonicienne », Studia Islamica 49, 1979, pp. 55-75 [repris dans Philosophie médiévale arabe et latine, Paris, 1995, pp. 111-131]).
  • [85]
    La décontextualisation va ici à l’inverse de celle des arguments proprement philoponiens. Seul le point d’aboutissement est identique : moins une zone d’accord entre Philopon et Proclus que de conformité au système cosmologique d’Al-Kind?.
  • [86]
    Je songe bien sûr en particulier au passage célèbre sur la création ex nihilo de l’épître De la quantité des livres d’Aristote, M. A. Ab? R?da (éd.), Ras?’il Al-Kind? al-falsafiyya, Le Caire, 1950, vol. I, p. 375.
  • [87]
    Proclus, In Timaeum I, 277.8-17.
  • [88]
    Philopon, Contra Proclum 149.16-21. Cf. supra, p. 275.
  • [89]
    Philopon, Contra Proclum 166.26-167.2.
  • [90]
    Alors que lui-même acceptait également l’interprétation « pédagogique » de son maître Xénocrate. Cf. Plutarque, De animae procreatione in Timaeo 3, 1013A-B. Cf. Dörrie et Baltes, Platonismus, Bd. 5, fr. 138.1. Il ne faut donc sûrement pas chercher de théorie cosmologique bien développée dans le choix que lui prête Proclus. On peut même se demander, étant donné le silence de Philopon sur ce point, si le texte de Proclus ne relève pas d’une « extrapolation aporétique » à partir du matériau doxographique déjà maigre à sa disposition.
  • [91]
    Cf. E. Giannakis, « The Quotations from John Philoponus’ De aeternitate mundi contra Proclum in Al-B?r?n?’s India, Zeitschrift für Geschichte der arabisch-islamischen Wissenschaften 15, 2002-2003, pp. 185-195 et M. Rashed, « Nouveau fragment arabe du De æternitate mundi contra Aristotelem de Jean Philopon », Elenchos 33, 2012, pp. 291-300.
  • [92]
    Cf. J. Van Ess, Theologie und Gesellschaft im 2. Und 3. Jhr. H., 6 vol., Berlin/New York, t. III, 1992, pp. 230-231.
  • [93]
    Je suis évidemment schématique. Mais sans ignorer les influences réciproques entre les deux camps, j’entends ici surtout évoquer la sectarisation/sectorisation formelle du débat (insistance sur son propre pedigree scolaire, ignorance feinte de l’adversaire, etc.).
Français

Le présent article se propose de traduire et de discuter un certain nombre de textes arabes sur la question de l’éternité du monde. Il s’agit de fragments perdus en grec de Jean Philopon et de Proclus, peu connus ou inconnus, et de textes des philosophes arabes des ixe-xie siècles qui les ont lus, discutés et utilisés. On montrera, en se fondant sur ce panorama philologique renouvelé, que loin d’être un dogme partagé par tous les hellénistes arabes, l’éternité du monde n’a été soutenue que par une portion d’entre eux. On montrera aussi que chaque camp, à l’intérieur de la tradition philosophique elle-même, s’appuie sur un même corpus de textes – le livre VI du Contra Proclum de Philopon – pour argumenter en faveur des deux branches de l’antinomie. On montrera enfin que si, par ce canal, la tradition philosophique de langue arabe a eu accès à la cosmologie médio-platonicienne de Taurus et à ses développements néoplatoniciens, elle les a également profondément transformés, en leur appliquant une grille de lecture empruntée à la théologie rationnelle contemporaine, le kalâm.

Deutsch

In vorliegendem Artikel sollen einige arabische Texte übersetzt und behandelt werden, die sich mit der Frage der Ewigkeit der Welt befassen. Es handelt sich dabei um unbekannte oder wenig bekannte Fragmente von Johannes Philoponos und Proklos, die auf Griechisch verschollen sind, und um Schriften der arabischen Philosophen der 9.-11. Jhd, die jene gelesen, diskutiert und verwendet haben. Wir wollen dank dieser erneuten philologischen Übersicht zeigen, dass dieses Dogma der Ewigkeit der Welt lange nicht von allen arabischen Gräzisten geteilt, sondern nur von einigen verteidigt wurde. Weiterhin soll ebenfalls deutlich gemacht werden, wie jede Partei sich, innerhalb ihrer eigenen philosophischen Tradition, auf ein und denselben Text stützt –das sechste Buch von Philoponos’ Contra Proclum– um in beide Richtungen der Antinomie zu argumentieren. Schließlich soll hier auch gezeigt werden, dass die arabischsprachige philosophische Tradition über diesen Weg zwar einen Zugang zur mittelplatonischen Kosmologie eines Taurus und seinen neuplatonischen Auseinandersetzungen gefunden, sie jedoch tiefgreifend umgewandelt hat, indem sie diese durch das Prisma der zeitgenössischen rationellen Theologie, des kalâm, gelesen hat.

Marwan Rashed
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Mis en ligne sur Cairn.info le 25/06/2013
https://doi.org/10.3917/leph.132.0261
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