CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les années quatre-vingt-dix avaient suscité l’espoir au lendemain de la Guerre froide d’un vaste mouvement de désarmement. Deux décennies plus tard, il convient de relever le fossé entre cette espérance et les réalités du monde d’aujourd’hui. Certes, les grandes puissances qui se sont affrontées durant la Guerre froide ont réduit leurs arsenaux nucléaires alors taillés pour une confrontation atomique mondiale. Ce fut l’objet des accords Start puis Sort. Américains, Russes, accompagnés par les Britanniques et les Français, ont ainsi démantelé une partie de leurs armes. Mais, de manière assez peu surprenante, rivalités anciennes – selon le schéma États-Unis vs Chine vs Russie – ne se sont pas estompées, alors que la méfiance s’installe peu à peu. En parallèle, l’émergence depuis le début des années deux mille de puissances régionales nouvelles s’est accompagnée dans ces pays par de vastes programmes d’armements stratégiques.

2Dans les nouveaux arsenaux du XXIe siècle, on dénombrera donc de nouveaux bombardiers, de nouveaux missiles balistiques, certains intercontinentaux, mais aussi des programmes spatiaux (lanceurs, satellites, armes antimissiles et antisatellites). Bien évidemment, la guerre informatique, comme nouveau champs de lutte est largement évoquée. Ce sont les armes stratégiques du XXIe siècle.

3Adoptée dans les années quatre-vingt-dix, le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE), peut être considéré comme une véritable avancée diplomatique au service de la maîtrise des armements. Mais, le TICE a généré un nouveau terrain de compétition, celui de la simulation, un champ d’activités à un fort contenu technologique. Le TICE implique donc toutes les puissances nucléaires du traité de non-prolifération : la Chine, les États-Unis, la France, le Royaume-Uni et la Russie. Invitation donc à une visite guidée des nouveaux territoires de la course aux armements au XXIe siècle.

La course aux armements stratégiques : un enjeu permanent

4En définitive, en cette décennie 2010, la France doit confronter ses options en matière de défense à la résurgence de la course aux armements le long d’un arc de crise reliant le Nord de l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Asie de l’Est. Mais au fond, la course aux armements n’est-elle pas un phénomène naturel, le résultat de l’esprit de compétition qui anime les États. Il y a là une constante humaine, celle qui consiste à toujours développer de nouveaux moyens de destruction.

5Finalement, c’est la combinaison de l’ensemble de ces paramètres qui justifie la dissuasion nucléaire française : garantir en toutes circonstances sa sécurité et son intégrité, mais aussi sa liberté d’action lorsqu’elle décide de s’engager dans une crise internationale. Il s’agit alors de ne pas subir le chantage d’une autre puissance nucléaire, comme nous l’avions vécu en 1956 à l’occasion de la crise de Suez (la justification de cette intervention, aventureuse au demeurant, relève d’un autre débat). Et dans cette course aux armements, le pouvoir égalisateur de l’atome, dès lors que la force de frappe prouve sa crédibilité, est toujours valable, y compris face à des démarches d’agressions asymétriques avec des armes de destruction massive. En d’autres termes, l’article 6 du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), reste dans le registre exclusif d’une espérance aux perspectives lointaines. On peut le regretter, mais, il faudra donc s’accommoder d’un monde organisé et hiérarchisé autour de puissances nucléaires majeures, les cinq grands du conseil de sécurité de l’ONU. On ajoute également à la marge de ce club l’Inde, le Pakistan, parfois Israël, et, il y a aussi peut-être la Corée du Nord, révélée par deux tentatives après sa sortie unilatérale du TNP en 2003.

6La course aux armements est également aussi vieille que l’histoire de l’humanité. Elle est le miroir du progrès technologique et scientifique. Chaque nouvelle avancée technologique fait ainsi automatiquement l’objet d’applications militaires, comme civiles. En la matière, de l’outil le plus rustique, à la technologie la plus avancée, en l’espèce la maîtrise de l’atome, ou de l’électronique, il n’existe aucun contre-exemple. Dès lors, la course aux armements s’interprète comme un phénomène intrinsèque au progrès scientifique, mais aussi comme la traduction d’un désir mimétique propre à la nature humaine : obtenir les mêmes instruments que l’adversaire, pour leur apport opérationnel au profit de la défense, mais aussi souvent pour disposer des mêmes instruments et symboles de puissance. La théorie du désir mimétique de René Girard s’applique parfaitement à l’analyse du phénomène de course aux armements, tout comme l’interprétation des mécanismes psychologiques à l’origine des conflits et des phénomènes de violence. C’est ainsi qu’un porte-avions n’est pas seulement un système d’arme complexe, mais qu’il devient « 90 000 tonnes de diplomatie ». La course aux armements est donc comme le progrès scientifique et technologique, ou la compétition humaine, sans fin.

La course aux armements : un phénomène non linéaire

7Pour autant, le phénomène de développement des armements n’est pas linéaire. Il évolue au fil des ruptures technologiques : la poudre (XIVe siècle), la mécanique et l’électronique (XIXe, puis XXe siècle), l’aviation (1914), l’atome (1945), l’informatique et les systèmes de commandement à partir des années cinquante, pour s’accélérer au début des années soixante-dix, apportant une nouvelle révolution dans les affaires militaires, celle de l’information. La course aux armements évolue aussi en fonction des enjeux de défense du moment – existence ou non d’une menace majeure par exemple – mais aussi en fonction des possibilités industrielles et économiques du moment.

8La course aux armements accompagne nécessairement toute guerre, pour peu que sa durée donne suffisamment de temps pour perfectionner les armes existantes ou d’en inventer d’autres, à l’exemple du char d’assaut durant le premier conflit mondial, du radar dans les années trente, et, bien évidement, de l’arme nucléaire durant le second conflit mondial. Au XXe siècle, le moment le plus intense de la course aux armements s’est produit lors des dernières phases de la Seconde Guerre mondiale, et durant la Guerre froide, entre 1944 et 1990. C’est ainsi qu’à partir des années quatre-vingt-dix, à l’issue de la Guerre froide – notamment lors de la disparition effective de l’Union soviétique en décembre 1991 – la course aux armements semble avoir connu une pause. À cette époque, il y a un vaste mouvement d’élimination des armes nucléaires décidé conjointement par les États-Unis et la Russie (au sens ex-Union soviétique). Sous l’impulsion de Jacques Chirac, la France accélère le rythme pour réduire de moitié son arsenal – c’est ainsi que la flotte de sous-marins nucléaires lanceur d’engins (SNLE) passe de six à quatre unités, et le nombre de têtes nucléaires est divisé par deux pour atteindre son seuil actuel de trois cents. Ces années quatre-vingt-dix sont aussi une période où le nouveau Président des États-Unis, le démocrate Bill Clinton, à l’instar de son prédécesseur G.H.W. Bush réduit les ambitions de son pays en matière de systèmes antimissiles balistiques intercontinentaux (ABM) en suspendant officiellement le programme lancé par Ronald Reagan. Les années deux mille et deux mille dix voient en fait la relance de la course aux armements à travers le monde : modernisation des arsenaux dans les puissances traditionnelles du TNP associé à des champs nouveaux de compétition technologiques (relance des programmes antimissiles, simulation) et développements nouveaux en Asie du Sud-Est selon une dynamique animée par la Chine et l’Inde.

Les limites du traité New START

9Certes Washington et Moscou ont décidé ensemble de maîtriser la réduction de leurs arsenaux stratégiques, pour atterrir en douceur sur le niveau fixé lors du Traité New START signé le 8 avril 2010 à Prague, soit 1 550 armes nucléaires stratégiques déployées. En revanche, New START ne concerne pas les armes désignées comme « tactiques », et n’interdit pas les modernisations de systèmes existants, fort heureusement dans des limites (nombre de têtes par missiles, soit pas plus de dix) inspirés par les accords SALT des années soixante-dix, de manière à ne pas laisser la porte ouverte à de nouveaux motifs de déstabilisation et à conserver un niveau de confiance suffisant. La Guerre froide appartient tout de même à l’histoire, mais États-Unis et Russie semble suivre des chemins parallèles – au sens mathématique du terme – dans leurs relations bilatérales.

10Fidèle à leur stratégie de grande puissance, les États-Unis pratiquent toujours le Full spectrum dominance. Suite aux attentats du 11 septembre 2001, l’administration républicaine conduite par Georges W. Bush trouve l’espace lui permettant de dénoncer le Traité ABM signé avec Moscou en 1972, une décision effective le 12 juin 2002. L’orientation est maintenue par Barack Obama dès son élection, et depuis, le budget affecté à la Missile defense a été consolidé pour atteindre 10 milliards de dollars en 2012. Plus encore, les démocrates consolident le consensus politique américain sur les programmes de défense antimissiles du territoire américain auxquels ils se rallient, rejoignant ainsi la ligne dessinée par les républicains. Il y a bien évidement le retour de la Russie sur les grands dossiers de l’Asie centrale. Sous la direction volontariste de Dmitri Medvedev et de Vladimir Poutine, la Russie a entrepris le renouvellement et la modernisation de l’arsenal stratégique hérité de la Guerre froide. Le développement de missiles antimissiles, à l’image des systèmes S300 et S400 se poursuit lui aussi.

Les formes classiques de la course aux armements entre grandes puissances

11Pour les anciens rivaux de la Guerre froide, la course aux armements s’apparente depuis davantage à un perfectionnement des systèmes existants, à leur maintien en condition opérationnel et à leur remplacement par d’autres, en nombres réduits, selon les plafonds fixés par les accords de désarmement. Elle a également écarté le remplacement des armes nucléaires tactiques. Au plan technologique, la course en tête reste assurée par les États-Unis qui estiment indispensable de disposer de moyens militaires techniquement supérieurs, nucléaires comme conventionnels, à tous les autres en service dans le monde, en application du principe du Full Spectrum Dominance.

12La reconduction des systèmes actuellement en service est donc actée, partout. Les États-Unis étudient une nouvelle génération de sous-marins stratégiques, modernise la flotte de bombardiers (B-2 et B-52), et étudie un missile de croisières hypersonique. La Russie vient de lancer son programme de SNLE Yuri Dolgoruki, les dix bâtiments prévus étant armés du nouveau missile balistique Bulava, finalement mis au point malgré les difficultés techniques rencontrées. Moscou consolidera cette force par une nouvelle famille de sous-marins nucléaires d’attaque armés de missiles de croisière, la classe Severodvinsk. Elle met également en service un nouveau missile sol-sol intercontinental à têtes multiples, le RS-24.

13Le gouvernement du Royaume-Uni a passé au printemps 2012 les premiers contrats pour la classe de sous-marins désignée Successor class. Ils seront porteurs du missile américain Trident, les têtes étant développées conjointement avec les États-Unis. Ces nouveaux bâtiments pérenniseront la force nucléaire britannique jusqu’au milieu du siècle, et au-delà. Très régulièrement, la revue de défense anglo-saxonne Jane’s Defence Weekly rapporte les programmes conduits par la Chine. Beijing développe toutes les catégories des vecteurs : missiles balistiques mobiles intercontinentaux (DF-31), sous-marins, missiles de croisières. On signale aussi la mise en service d’une brigade de missiles DF-21 à capacité antinavires. Sa mission consiste à menacer une task force de l’US Navy articulée autour de grands porte-avions qui viendraient porter secours à Taïwan. Mais, la recherche de la parité stratégique ne s’exerce pas sur les volumes : le nombre d’armement en ligne pour chacune de ces catégories reste limité à quelques unités soit une poignée de sous-marins, et quelques dizaines de missiles. Pratiquant une posture de suffisance, la France reste donc à parité technologique avec sa nouvelle famille de SNLE NG, les quatre unités de la classe Triomphant. Ils seront tous dotés du missile M51 qui se substitue progressivement au M45. Et bien évidemment, la composante aérienne est depuis 2010 équipée du Rafale et de son missile ASMP-A. Les premières études ont été lancées pour qu’à l’horizon 2020, Paris puisse lancer un nouveau programme de SNLE destiné au remplacement progressif des quatre « NG » à partir de 2030.

La simulation : une nouvelle forme de compétition

14Le phénomène le plus original des années deux mille dix qui anime les cinq puissances nucléaires réside dans cette nouvelle compétition qui s’exerce dans le domaine des grands instruments scientifiques de la simulation. Puisque les essais nucléaires sont proscrits, il s’agit là d’une compétition typiquement post-Guerre froide. N’impliquant pas d’explosion nucléaire, ces instruments sont conformes au Traité d’interdiction complète des essais (TICE). Le TICE a généré trois familles d’équipements : les machines radiographiques, les supercalculateurs et les lasers de puissance. Les sites Internet officiels nous donnent en ce domaine une image assez claire des efforts conduits par les cinq puissances. Tous servent à garantir la fiabilité des charges, ou à en développer de nouvelles à partir des données acquises lors des véritables essais, désormais interdits. En fait, les enjeux concernent particulièrement les lasers et les ordinateurs, pour leurs capacités à servir d’autres activités que la dissuasion ou la défense, comme la recherche scientifique, des développements industriels, en particulier l’aéronautique, la protection de l’environnement, et pour les lasers, l’exploration de nouvelles sources d’énergie. Laser et superordinateurs permettent d’établir une nouvelle hiérarchie entre nations nucléaires. Pour déterminer le classement, on ne compte plus le nombre de missiles ou de bombardiers, leur portée, les charges et leurs puissances, mais les téraflops, et l’énergie dégagée par les rayons laser. Dans ce domaine, la course est conduite par les États-Unis et la France, tandis que la Russie et la Chine souhaitent ouvertement atteindre un très haut niveau scientifique.

15Les États-Unis disposent de plusieurs instruments : la machine radiographique Dual Axis Radiographic Hydrodynamic Test (Darht), le National Ignition Facility (le laser NIF du Livermore Laboratory) et des supercalculateurs. À ce jour, les États-Unis disposent donc d’une panoplie entièrement opérationnelle. En Californie, le 12 juillet 2012, les 192 lasers du NIF ont produit une énergie de 1,85 mégajoule. Et un second laser est en projet, le Laser Inertial Fusion Energy (LIFE), présenté comme un projet civil. Il sera opérationnel en 2020. Le Laboratoire national de Livermore vient aussi de mettre en service Sequoïa, l’ordinateur le plus puissant au monde, avec une capacité supérieure à 16 pétaflops par seconde [1]. L’instrument vient ainsi prendre le relais du « K ». Les États-Unis ajoutent même la conduite d’essais sous-critiques dans le site d’essais du Nevada, eux aussi conformes au TICE, puisqu’il n’y a pas de réaction en chaîne.

16La France est véritablement un leader technologique de rang mondial. Mais, l’enjeu financier n’est pas neutre. Le poste de la simulation, que pilote le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), est l’un des plus importants du budget de la dissuasion, avec 647 millions d’euros en 2012, soit autant que pour le programme de sous-marins lanceurs d’engins [2]. La France s’est dotée des trois catégories d’instruments en développant : la machine radiographique Airix, le laser Mégajoule (LMJ) et les supercalculateurs. Le CEA dispose depuis un peu plus d’un an du Tera 100, l’ordinateur le plus puissant d’Europe. Le LMJ sera opérationnel en 2014, le CEA exploitant un laser prototype, la LIL (Ligne d’intégration laser) qui constitue déjà le laser le plus puissant d’Europe, de ce côté-ci de l’Oural. Partenaires des Américains, les Britanniques de l’Atomic Weapons Establishment (AWE) à Aldermaston ont accès au NIF américain qu’ils ont contribué à financer, et ils disposent eux aussi d’un laser, le laser Orion. Paris et Londres ont décidé de partager leurs investissements dans le domaine des machines radiographiques, comme l’a inscrit le Traité de Lancaster House de décembre 2010 et qui prévoit un instrument en commun, Teutates, qui sera installé en Bourgogne.

17La Chine dispose de deux superordinateurs classés parmi les dix premiers mondiaux, le Tianhe-1A, de 2,5 Petaflops en septième position et le Nebulae à la dixième place. Dans cet univers compétitif, les places de chacun – au moins à travers les données publiques – évoluent très vite. À côté de Sarov (ex-Arzamas 16), en Russie, le centre de recherche nucléaire VNIIEF poursuit le projet du laser Iskra 6 (Étincelle), un instrument à 128 rayons laser. Ses caractéristiques le place à un niveau voisin de celui du NIF ou du LMJ. Son architecture semble inspirée directement par le LMJ français. La Chine prévoit un laser de 1,4 mégajoule à l’horizon 2020, un équipement plus ambitieux encore que la série des Shenguang (Lumière magique) actuellement en service. Le dernier exemplaire aligne quarante-huit faisceaux. Il est exploité par l’Institut d’optique et de mécanique de précision de Shanghai de l’Académie des sciences de Chine.

L’Inde, le Pakistan, l’Iran, la Corée du Nord et les autres

18La course aux armements s’est aujourd’hui déplacée vers l’Asie du Sud et le Moyen-Orient. Les efforts de ces puissances émergentes en matière d’armements stratégiques ne sont désormais plus un secret. Désormais, les mécanismes internationaux de lutte ne visent plus à dénucléariser la planète, mais, faute de mieux, à circonscrire la prolifération de la technologie des armes nucléaires. C’est la mission à Vienne de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), instrument opérationnel de vérification de l’application du TNP dans les pays non dotés d’armes nucléaires, du Comité 1540 de l’ONU, ou encore du Comité Zangger sur les exportations de matériels sensibles.

19En avril 2012, New Delhi a démontré sa maîtrise des missiles intercontinentaux avec le test réussi du lancement de l’engin balistique intercontinental Agni 5. L’événement, particulièrement médiatisé sur les télévisions indiennes, souligne les ambitions de l’Inde de se doter d’une force nucléaire dotée d’une diversité de vecteurs stratégiques, comprenant deux, voire trois composantes, terrestre, maritime et aérienne. L’objectif est clairement d’atteindre la parité avec la Chine, tout en exerçant une pression nucléaire sur le Pakistan. En outre, puissance démographique, géographique, économique, et culturelle, l’Inde, partenaire des puissances nucléaires occidentales (plus Israël et la Russie), cherche avec l’atome nucléaire, à acquérir le dernier attribut qui lui permettra d’être qualifiée de puissance globale. Les charges nucléaires de ses missiles sont l’héritage direct des essais réalisés en mai 1998 (l’Inde avait déjà réalisé son premier essai nucléaire, le 18 mai 1974). Un programme de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins balistiques est sur les rails, l’Anrihant. Lancé en 2009, sa mise en service est attendue pour 2015. Six bâtiments sont prévus avec douze missiles chacun. La modernisation globale des forces aériennes indiennes constitue l’autre signe visible de ce volontarisme : renforcement de la flotte d’avions de ravitaillement en vol auprès des Européens, nouveaux avions d’arme à hautes performances de dernière génération (le Rafale de Dassault, et le chasseur-bombardier lourds T-50 de Sukhoï et Hindustan Aeronautics Ltd), et acquisition aux États-Unis de nouveaux avions de patrouille maritime P-8I Poseidon (vingt-quatre sont prévus) pour soutenir l’action en mer d’une flotte de combat océanique en expansion. Un nouveau missile de croisière trisonique arrive dans les forces : le Brahmos.

20Ils s’appellent Haft, Babur, Gauri, Shaheen, et Ra’ad. Ce sont les missiles stratégiques du Pakistan (The World Defense Almanach, 2012). Septième puissance nucléaire dévoilée lors des essais de mai 1998, Islamabad emboîte le pas à son grand rival et adversaire indien. Voulant se doter d’une capacité de riposte à la puissance indienne, Islamabad travaille à la crédibilité de son arsenal stratégique. En ces années 2010, cet effort a pris la forme d’une famille de missiles de croisière développée en versions sol-sol (le Babur de 700 km de portée) et air-sol, (Haft-8 Ra’Ad d’un rayon d’action de 350 km). Ils s’ajouteront ainsi à des missiles balistiques à moyenne portée Gauri et Shaheen, aptes à frapper jusqu’à 2 500 km pour le second. Les forces pakistanaises disposent également d’un missile à courte portée, le Haft 9, potentiellement à capacités nucléaires. On notera que les programmes nucléaires de l’Inde et du Pakistan sont tout à fait légaux au regard du droit international, puisque les deux pays ont conçu leurs arsenaux atomiques en dehors du TNP, un traité qu’aucun des deux pays n’a signé, tout comme Israël. Entre l’Inde et le Pakistan, la coexistence très armée, et pacifique, de par la force dissuasive de l’atome, s’exerce donc dans une région particulièrement déstabilisée, par le conflit interne à l’Afghanistan et par les ambitions nucléaires de l’Iran. Fort heureusement, des mesures de confiances ont été établies entre Islamabad et New Delhi : liaison téléphonique directe, et information préalable pour les essais de missiles balistiques.

21L’Iran est au centre des préoccupations, comme nous en informent régulièrement les rapports de l’AIEA depuis 2003. Malgré son adhésion au TNP, l’Iran a construit des usines clandestines d’enrichissement de l’uranium, à Fordoo et Natanz. Le réacteur de recherche d’Arak pourrait également permettre de produire du plutonium, qui pourrait être exploité pour une bombe à condition que l’Iran sache l’extraire des barres de combustibles usagées. Ayant refusé la politique de la main tendue proposée par le président Obama, le pays est désormais sous plusieurs embargos qui commencent à frapper durement son économie. Il y a celui de l’ONU qui a fait l’unanimité des cinq membres permanents du conseil de sécurité, et ceux décidés par les États-Unis et l’Union européenne sur les produits pétroliers, les technologies à doubles usages, les avoirs financiers. On note par exemple, une réduction d’un tiers de la production de pétrole, principale richesse du pays, d’autant que l’économie est bridée par une gestion étatique, tout sauf efficace. Faute de pouvoir exploiter le plutonium produit par des centrales contrôlées par l’AIEA, le pays pourrait chercher dans ce programme militaire parallèle, à concevoir une arme à l’uranium enrichi. L’une des données du problème tient aussi au discours des dirigeants iraniens, spécialement, du président du gouvernement, à savoir, l’utilisation de la rhétorique de l’arme atomique pour présenter un programme civil de production d’électricité depuis des centrales nucléaires légales au regard du TNP. L’ambiguïté alimente donc les inquiétudes, des inquiétudes qui se fondent sur la découverte de sites industriels clandestins bien réels d’enrichissement de l’uranium. En outre, Téhéran médiatise les développements de ses missiles balistiques. L’Iran n’hésite pas à les exhiber ostensiblement dans les parades militaires ou des exercices, le tout avec des images construites pour impressionner lors des passages aux journaux télévisés. Un raid aérien sur les installations, selon la doctrine israélienne Begin, s’avère en outre très problématique, compte tenu de la distance, du nombre de cibles, et de la mise en place d’un important réseau de systèmes sol-air. Les démarches asymétriques seraient largement exploitées : attaque par virus informatiques et élimination physique de scientifiques. L’accession au statut de puissance nucléaire militaire de l’Iran fait aussi craindre une réaction des pays de la région tentés alors par le développement d’une bombe : Turquie, Arabie, Égypte. Ce serait alors la fin définitive du TNP, tel que nous le vivons aujourd’hui, et peut-être la fin de la posture d’ambiguïté d’Israël sur l’existence d’un arsenal atomique (Rapport de l’Assemblée nationale no 2085, 2009). Le parapluie nucléaire américain, tout comme les programmes de défense antimissiles, sont alors présentés comme des solutions permettant de limiter les ambitions nucléaires des pays alliés de la région, et a fortiori ceux de l’OTAN, en particulier la Turquie.

22La Corée du Nord a procédé à deux expérimentations d’explosifs nucléaires en 2006 et 2009, après avoir unilatéralement décidé de dénoncer son adhésion au TNP. Les faibles puissances dégagées lors de ces essais laissent planer le doute sur la capacité nucléaire réelle de la Corée du Nord à cette date. Mais, faute de ressources suffisantes, les programmes plus ambitieux de missiles intercontinentaux peinent à se concrétiser. On en veut pour preuve l’échec du lanceur spatial Unha-3 en avril 2012 [3], un échec effacé par la réussite d’un tir en décembre avec un engin équivalent. Pour autant, armés de charges chimiques, les missiles rustiques à courte ou moyenne portée de Pyongyang seraient suffisants pour menacer ses voisins, la Corée du Sud au premier chef, puis le Japon. Ce régime totalitaire comme rarement dans l’histoire, à l’économie autarcique organisée sur le modèle communiste collectiviste, n’a qu’un produit à vendre, des missiles balistiques, des engins Nodong et Taepo-Dong, et leurs technologies associées. La capacité nucléaire en devenir de la Corée du Nord reste donc surtout un instrument de négociation en direction des États-Unis ou de son partenaire chinois. Situé dans une région fortement nucléarisée, (Chine, Corée du Nord, Russie), le Japon pourrait lui aussi être tenté par l’aventure nucléaire militaire, le pays disposant d’une capacité technologique et industrielle suffisante pour se doter de charges et de missiles balistiques. À ce jour, sa défense repose sur l’engagement américain et des systèmes antimissiles.

23Chine et Inde regardent également les perspectives offertes par les systèmes de défense antimissiles. La Chine a démontré en janvier 2007 sa capacité à détruire des satellites en orbite, en l’espèce pour ce test, l’un de ses satellites météorologiques, le Feng Yun-1C, placé alors sur une orbite basse (864 km). L’expérience est la preuve qu’une étape a été franchie par la Chine en vue d’un système opérationnel, ce qui implique d’y ajouter un réseau d’alerte dédiée à cette fonction. L’Inde annonce également le développement d’engins antimissiles à partir du missile balistique à courte portée Prithvi.

Quelle posture pour la France

24Devant cette situation, la stratégie de dissuasion française n’a aucunement perdu en crédibilité suite au démantèlement du plateau d’Albion et des missiles mobiles Hadès, de la réduction du nombre de sous-marins, dès lors qu’elle a su conserver la diversité d’options de riposte que permettent des forces modernisées : les sous-marins de nouvelle génération, les avions et leurs missiles de croisière. Les arsenaux colossaux de Moscou et de Washington – soit 90 % des armes nucléaires de par le monde – n’ont donc, au-delà du besoin partagé de contrer la puissance chinoise, qu’une valeur psychologique et politique.

25Dans ce contexte globalisé de course aux armements stratégiques, et compte tenu du maintien des arsenaux à un niveau élevé, la France peut trouver trois bonnes raisons de maintenir sa force de frappe, comme l’a résumé un récent rapport du Sénat : « La réémergence d’une menace émanant d’un État doté, la menace d’un État nucléaire émergent, et en troisième lieu, la menace de groupes terroristes soutenus par un État doté ». Pour la France, sa force nucléaire représente un budget modique, soit 3,5 milliards d’euros annuellement. Pour un coût qui représente 10 % de son budget de la défense, ou encore 0,1 % de son PNB, cette force présente un excellent rapport coût efficacité, avec un impact positif global, au plan politique, militaire, technologique et industrielle [4]. On notera que le passage à la simulation représente un budget deux fois inférieur à celui qui était autrefois consacré aux essais nucléaires effectués dans le Pacifique, sans parler des effets à l’époque sur l’environnement (et parfois les personnels).

26Sur la question de la défense antimissile, la France a bien souligné la pertinence de la dissuasion par les armes nucléaires. Elle saurait accéder rapidement à un système de défense de théâtre contre les missiles à courte et moyenne portée susceptibles de menacer les troupes en opérations. Elle ne peut toutefois s’interdire de s’intéresser aux projets de défense de territoire, au moins au niveau d’une veille technologique, de manière à conserver une avance lui permettant de garantir la crédibilité de sa force de frappe. C’est tout l’objet du programme de satellites d’alerte, de manière à identifier et localiser l’origine géographique d’un tir de missile agresseur, et ainsi de pouvoir appliquer les principes de base la dissuasion, à savoir être capable de délivrer une riposte. Sous l’égide de la Direction générale de l’armement, les démonstrateurs de minisatellites Spirale (Système Préparatoire InfraRouge pour l’ALErte), s’inscrivent clairement dans cette stratégie. Ils ont été lancés en février 2009, leur mission s’achevant en février 2011. En rapport aux besoins de la France, un système d’alerte spatial complet est estimé à 600 millions d’euros.

27Formatée selon le principe de suffisance, entièrement souveraine, placée sous la responsabilité et le commandement d’un gouvernement démocratiquement élu, la force de frappe française diffuse à destination de quiconque un effet tranquillisant toujours aussi salutaire, et au final elle garantit la sécurité du pays face à la prolifération bien concrète des nouvelles armes de destruction massive à travers le monde, pour aujourd’hui, demain, et pour longtemps.

Notes

  • [1]
    Sur les performances des équipements de simulation américains, voir le site Internet nnsa.energy.gov et lasers.llnl.gov
  • [2]
    Chiffre fourni dans le rapport d’information du Sénat, L’avenir des forces nucléaires françaises, no 668, 2011-2012. 12 juillet 2012. En comparaison, le programme de missile balistique M51 a nécessité 646,9 millions d’euros en crédit de paiement, et 51,8 pour le missile ASMP-A.
  • [3]
    « Corée du Nord : lanceur ou missile ? », Christian Lardier, Air et Cosmos, no 2310, 27 avril 2012. « L’Inde maintient ses ambitions nucléaires », Guillaume Steuer, Air et Cosmos, no 2310, 27 avril 2012. Consulter aussi les pages consacrées à la Corée du Nord par Bruno Tertrais dans l’Atlas mondial du nucléaire civil et militaire, édité chez Autrement.
  • [4]
    « Les retombées de la dissuasion au service de la compétitivité française », Patrick Donguy, Défense et Sécurité internationale, mars 2012. L’auteur donne le chiffre de 22 000 emplois indirects générés par les activités militaires du CEA.
Français

La réalité des années 2010 est bien celle d’une relance de la course aux armements stratégiques. Cette tendance vient ainsi contredire les espoirs placés dans la fin de la Guerre froide, et plus récemment dans l’arrivée de Barack Obama à la Maison-Blanche. La course aux armements stratégiques du XXIe siècle s’est diversifiée, au plan géographique, mais aussi technologique. Défense antimissiles, maîtrise de l’espace exo-atmosphérique, guerre informatique se sont ajoutées aux arsenaux nucléaires, vecteurs et armes, sans s’y substituer, pour former de nouvelles familles de systèmes centraux de défense. En outre, paradoxalement, le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE) a généré à lui seul un champ nouveau de compétition, celui de grands instruments scientifiques de simulation, un secteur à fort contenu technologique déjà occupé par les cinq grands du nucléaire militaire. L’explication vient aussi de l’inéluctable progrès technique, de la croissance économique en Russie, en Chine, et en Inde, pays qui déploient en outre des politiques fondée sur les rapports de force. Du côté de Washington et de Londres, la modernisation des arsenaux stratégiques est désormais programmée. Qui plus est, le dossier du nucléaire Iranien vient à son tour entretenir un climat de tensions et d’inquiétudes. Face à cette situation, la France, puissance nucléaire reconnue, n’a d’autre option que de poursuivre une stratégie de dissuasion nucléaire crédible, défensive et fondée sur la suffisance des moyens de riposte, et condition de sa souveraineté et de sa liberté d’action. Cette stratégie est au cœur d’une posture de défense vue dans une perspective à très long terme, dès lors que l’on a la certitude que le monde ne parviendra plus à atteindre ses objectifs de désarmement pourtant fixés par le Traité de non-prolifération.

Bibliographie

  • Boucheron J.-M. et Myard J., députés, 18 novembre 2009, Les enjeux géostratégiques des proliférations, Assemblée nationale, Commission des affaires étrangères, rapport no 2085.
  • Géré F., 2003, Pourquoi les Guerres ?, Paris Larousse. Voir le chapitre consacré à la Corée du Nord.
  • Gautier J., Pintat X. et Reiner D., sénateurs, 6 juin 2011, La défense antimissile balistique. Bouclier militaire ou défi stratégique ?, Sénat, Commission des affaires étrangères et de la défense, no 733, 2010-2011.
  • The World Defense Almanach 2012, fiches Inde et Pakistan, Military technology.
  • Wodka-Gallien P., « La France sur la route des lasers », Revue Défense, mai-juin 2012.
Philippe Wodka-Gallien
Philippe Wodka-Gallien est diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris, promotion 1990. Membre de l’Institut français d’analyse stratégique (Ifas), il est auditeur de la 47e session nationale de l’IHEDN – Armement économie de la défense – 2010-2011. Auteur de plusieurs articles sur la dissuasion parus dans la Revue Défense Nationale, il anime les chroniques de la dissuasion, dans la revue Défense, revue de l’Association des auditeurs de l’IHEDN. On lui doit Le Dictionnaire de la dissuasion, ouvrage paru récemment chez Marines Éditions.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2018
https://doi.org/10.3917/lcdm1.025.0057
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