1 – La violence conjugale en France
1Considérée par le Gouvernement français comme une « grande cause nationale » en 2010 et comme un enjeu majeur de santé publique depuis 2013, la violence conjugale figure aujourd’hui au cœur des préoccupations politiques, sociales et sanitaires. Pourtant, cette violence demeure courante, rarement dénoncée et peu poursuivie judiciairement (Lelaurain, Graziani, & Lo Monaco, 2017). La prise de conscience de la portée de ce phénomène découle de la première enquête nationale sur la question de la violence conjugale en France (voir Jaspard et al., 2003). Celle-ci révèle que c’est dans la sphère privée que l’on retrouve le plus de violences : parmi les femmes en couple au cours de l’année, une sur dix est victime de violence conjugale — le taux global regroupe tous les types de violences, qu’elles soient verbales, psychologiques, physiques et sexuelles. Contrairement à certaines croyances de sens commun, tous les milieux sociaux sont impliqués. Cette étude souligne également la dissimulation de cette violence, car la moitié des survivantes ont révélé leur agression pour la première fois au cours de l’enquête. Plus de dix ans après, cette situation a peu évolué en France : les deux tiers des victimes de violence conjugale vivent toujours avec leur agresseur (Bauer & Soullez, 2012). De plus, seulement 28 % d’entre elles sont déjà allées voir la police et seulement 16% y ont déposé une plainte (Morin, Jaluzot, & Picard, 2013). En outre, les survivantes ont souvent du mal à reconnaître et à dénoncer les violences dont elles font l’objet car celles-ci sont cachées et enracinées dans les habitudes du couple (Jaspard, 2005).
2L’une des questions scientifiques les plus importantes dans ce domaine concerne la compréhension des mécanismes psychologiques et sociaux qui sous-tendent la persistance de cette violence ainsi que les obstacles liés à la recherche d’aide par les victimes. Considérant la violence conjugale comme l’une des expression les plus graves des inégalités de genre, le Gouvernement français a récemment réaffirmé la nécessité de sensibiliser la société pour lutter contre ce phénomène (cf. 5e plan de mobilisation et de lutte contre toutes les violences faites aux femmes 2017-2019). De nombreux pays ont travaillé à la création de campagnes de sensibilisation et à la mise en place de centres de recherche pluridisciplinaires sur la violence conjugale. Toutefois, la recherche française investit insuffisamment cet enjeu comparativement à d’autres pays (Hamel, 2011). Lorsque c’est le cas, les études s’inscrivent souvent dans le champ de la santé publique ou de la psychologie. On peut ici noter la nature souvent partielle de la problématisation du « social » dans ces recherches, ces dernières se focalisant sur des aspects relativement individuels (e.g., lecture a-théorique et a-sociale des mesures épidémiologiques, psychologisation de l’agresseur et de la victime).
3Par exemple, Cavalin (2013) critique la lecture décontextualisée des statistiques déclaratives faisant état d’une proportion équivalente d’hommes et de femmes victimes de violence conjugale. L’absence de prise en compte des rapports sociaux de domination et du contexte d’émergence de la violence conduirait ainsi à percevoir une symétrie et une réciprocité entre les genres. Évoquant les approches psychologiques de la violence conjugale, Herman (2016) souligne également l’occultation de ses causes structurelles à travers la naturalisation sociale des rôles de sexe et de stéréotypes de genre. Ces constats mettent finalement en évidence la nécessité de développer des connaissances qui prennent davantage en compte le contexte social dans lequel la violence conjugale s’actualise.
2 – Le rôle de la pensée sociale dans l’acceptation de la violence conjugale
4La littérature internationale rapporte de nombreuses recherches ayant porté sur l’étude des facteurs psychosociaux susceptibles de déterminer la persistance de la violence conjugale ainsi que l’absence de recherche d’aide par les victimes. Plusieurs d’entre elles ont évalué la prévalence des attitudes négatives envers les survivantes de violence conjugale ainsi que la tolérance face à cette violence. Par exemple, la violence conjugale est souvent envisagée par les femmes victimes comme un comportement normal (Frias, 2013) ou comme une forme d’expression amoureuse (Pyles, Katie, Mariame, Suzette, & DeChiro, 2012) dans la relation de couple. Il a également été montré auprès de personnes tout-venant que la relation existante entre l’adhésion à l’amour romantique et la légitimation de la violence conjugale est médiatisée par l’adhésion à des idéologies patriarcales définissant les rôles de genre masculin et féminin (Lelaurain, Fonte, Giger, Guignard, & Lo Monaco, 2018). D’autres recherches ont porté plus spécifiquement sur les facteurs qui contribuent à renforcer ces attitudes négatives envers les victimes de violence conjugale. Par exemple, Capezza et Arriaga (2008) ont mis en avant que les personnes interrogées blâment davantage une victime présentée comme une femme non traditionnelle (i.e., une avocate) par rapport à une femme présentée comme traditionnelle (i.e., une femme au foyer) ou qui réagit négativement à l’agression (i.e., répondre à l’agresseur). Les survivantes sont également davantage rendues responsables si elles ont un comportement provocateur (Esqueda & Harrison, 2005), se montrent agressives verbalement avant l’incident (Witte, Schroeder, & Lohr, 2006) ou bien encore si elles ont consommé de l’alcool (Harrison & Esqueda, 2000). Enfin, une étude récente a mis en évidence que l’attitude des individus envers la violence conjugale était régie par un principe de conditionnalité. Plus précisément, ils évoquent des règles, proscrivant de manière absolue cette forme de violence, qu’ils sont toutefois toujours susceptibles de considérer légitime d’enfreindre en fonction du contexte dans lequel la violence prend place (e.g., caractéristiques de l’auteur, de la violence, de la relation, comportement de la victime etc.) (Lelaurain et al., 2018).
5En résumé, les facteurs psychosociaux tels que les croyances, les stéréotypes et les normes sociales, contribuent à la non reconnaissance ou à l’acceptation de la violence conjugale et affectent les jugements portés à l’égard des survivantes (Baldry & Pagliaro, 2014). Ce type de croyances affecte en particulier l’attribution de la faute et de la responsabilité aux victimes (Taylor & Sorenson, 2005) et réduit le soutien social envers elles ainsi que leur capacité à faire face aux violences qu’elles subissent (Flood & Pease, 2009). La prise en compte et la compréhension de ces aspects constitue un enjeu crucial pour mieux comprendre comment les victimes et les personnes tout-venant se représentent la violence conjugale en France. Dans la mesure où les représentations sociales sont considérées comme des systèmes d’attentes et d’anticipation (Abric, 1994 ; Rateau & Lo Monaco, 2013 pour une synthèse sur la question), celles-ci peuvent contribuer à entretenir son acceptation ou sa non reconnaissance.
6Par ailleurs, les représentations sociales constituent une modalité d’expression de la pensée sociale (Rouquette, 2009) au sein de laquelle une hiérarchie a été établie (Rouquette, 1996). Cette conception de la pensée sociale a abouti à la formalisation d’une architecture de ses modalités d’expression au sein de laquelle se trouvent l’idéologie, les représentations sociales, les attitudes et les opinions (Rouquette, 1996, 2009). Selon Rouquette (1996), les représentations sociales sont situées en aval de l’idéologie et en amont des attitudes et des opinions. Plus précisément, l’idéologie est considérée comme étant productrice de différentes représentations, la représentation est déterminante, à son tour, de plusieurs attitudes et, enfin, une attitude peut donner naissance à différentes opinions (pour une illustration empirique, voir Wolter, Gurrieri, & Sorribas, 2009). Selon cette perspective, et compte tenu du rôle potentiel joué par les idéologies patriarcales dans la manière de penser la violence conjugale, il nous est apparu opportun de travailler à l’articulation entre les idéologies et les représentations sociales.
3 – Représentations sociales, idéologies patriarcales et violence conjugale
7La théorie des représentations sociales (Moscovici, 1961) offre un cadre conceptuel heuristique pour appréhender les systèmes de pensée susceptibles de contribuer à la légitimation de la violence conjugale. Une représentation sociale peut être définie comme « un ensemble organisé d’opinions, d’attitudes, de croyances et d’informations se référant à un objet ou une situation. Elle est déterminée à la fois par le sujet lui-même (son histoire, son vécu), par le système social et idéologique dans lequel il est inséré, et par la nature des liens que le sujet entretient avec le système social » (Jodelet, 1989, p. 188). Cette théorie permet d’établir une articulation entre système cognitif opératoire et méta-système social (Doise, 2011) dans le but d’examiner la structure sociale dans laquelle s’actualisent les communications et les relations interpersonnelles autour de l’objet considéré. Dans notre cas, cette correspondance entre l’ordre des idées et l’ordre social (Bourdieu, 1998 ; Paicheler, 1984) permet de problématiser les systèmes de pensée associés à la violence conjugale en tant qu’actualisation des idéologies patriarcales (i.e., conformément à l’architecture des modalités de la pensée sociale proposée par Rouquette, 1996). La violence conjugale s’inscrit en effet dans un ensemble de rapports socio-symboliques entre les genres qui se caractérisent avant tout par des rapports de pouvoir et de domination sociale (Romito, 2006). Cette lecture idéologique est importante parce qu’elle rend saillante une violence symbolique qui consiste à ne pas reconnaître les violences dont les femmes peuvent faire l’objet (Bourdieu, 1998). La psychologie sociale porte un intérêt grandissant au sujet de ces violences symboliques à travers les travaux sur les différences entre les hommes et les femmes, et en particulier en ce qui concerne les stéréotypes de genres et leurs conséquences.
8La problématisation de la violence conjugale dans l’optique dynamique et relationnelle de cette approche psychosociale reste toujours un enjeu aujourd’hui. En effet, l’étude des phénomènes représentatifs et de leurs déterminants idéologiques permettrait de mieux comprendre les processus et les enjeux psychosociaux sous-jacents au phénomène de violence conjugale. Une telle perspective nous invite à interroger les modèles interprétatifs que les victimes et les tout-venant mobilisent face à ces situations de violence dans le but d’expliquer la dynamique des rapports sociaux entre ces personnes : attribution de cause et de responsabilité, dénonciation et recherche d’aide, culpabilisation de la victime, minimisation ou non reconnaissance de la violence, etc.
4 – Objectifs de la présente étude
9Malgré l’intérêt et la nécessité de concevoir des études sur les relations entre violence conjugale et rapports sociaux de sexe dans le champ de la psychologie, comme nous en avons fait état, ce travail a été peu réalisé en France. Par conséquent, la présente étude vise à analyser la construction sociale de la violence conjugale à travers une lecture multi-niveaux (i.e., intra-individuel, interindividuel, positionnel et idéologique, voir Doise, 1982, 2011). Dans une première étude, nous avons exploré et comparé les représentations sociales que les victimes et les tout-venant associent à la violence conjugale. Dans une deuxième étude, nous avons construit un questionnaire sur la base des résultats de la première étude dans le but d’étudier les relations entre ces systèmes de pensée et des idéologies patriarcales.
5 – Étude 1 : Exploration des contenus représentationnels
10L’Étude 1 a été réalisée dans le but d’explorer et de comparer les significations que les victimes et les tout-venant mobilisent et expriment pour donner sens à l’objet « violence conjugale ». Nous avons exploré ces représentations à partir d’un ensemble d’éléments spontanément évoqués par les personnes interrogées lorsqu’elles doivent penser à cette violence, tels que des mots, des expressions, des images et des attributions causales. Ces dernières sont particulièrement intéressantes à explorer dans une perspective socio-représentationnelle. Pour Heider (1958), les attributions causales sont des psychologies naïves que les individus puisent dans le sens commun pour anticiper et maîtriser les situations de la vie quotidienne. En outre, le processus d’attribution causale constitue un élément essentiel de la morale quotidienne dans le sens où ces explications profanes ont pour fonction de produire un jugement sur la responsabilité des personnes impliquées dans une situation donnée (Bègue, 1998). Ce processus nous permet donc d’appréhender les savoirs de sens commun qui sont mobilisés pour évaluer la responsabilité de l’auteur et de la victime dans l’apparition d’une situation de violence conjugale.
11Une voie complémentaire permettant l’étude d’une situation à travers l’approche des représentations sociales peut consister à explorer les représentations que nous attribuons à autrui (voir Lorenzi-Cioldi, 1994 ; Lorenzi-Cioldi & Doise, 1994). Cette idée s’appuie sur le fait que les représentations sociales constituent des systèmes d’attentes et d’anticipations qui orientent les communications interpersonnelles (Abric, 1994), particulièrement en ce qui concerne la représentation que l’on peut avoir de l’autre (Abric, 1976). Autrement dit, la communication entre victimes et tout-venant sur la situation de violence serait en partie prédéterminée par les représentations que les victimes attribuent aux tout-venant avant même le premier échange effectif. Cette question, qui n’a pas encore été abordée dans la littérature, constitue un enjeu important puisqu’elle permettrait de mieux comprendre les mécanismes susceptibles de faire obstacle à la recherche de soutien social ainsi qu’au recours aux dispositifs d’aide par les survivantes.
5.1 – Population et procédure
12Notre échantillon se compose de 300 femmes victimes de violence conjugale et de 210 personne tout-venant (97 hommes et 113 femmes). Les victimes sont âgées de 18 à 67 ans (M = 39.53, SD = 10.27) et reportent pour la plupart une activité professionnelle (74.2 %). Une majorité d’entre-elles a des enfants (83.0 %) et certaines sont toujours avec leur partenaire violent (17.0 %). Elles déclarent avoir subi des violences psychologiques (98.7 %), verbales (96.7 %), physiques (75.7 %), économiques (63.3 %) ou sexuelles (57. 3 %). Les personnes tout-venant, quant à elles, sont âgées de 18 à 83 ans (M = 34.76 ; SD = 17.38) et se déclarent être en couple pour la majorité (57.1 %). Elles sont étudiantes (40.8 %) ou en activité professionnelle (53.1 %) pour la plupart.
13Le recrutement des tout-venant s’est déroulé au hasard dans plusieurs lieux publics d’une ville du Sud de la France, tels que des bibliothèques universitaires, des gares ferroviaires et routières, ainsi que dans des cafés et des rues fréquentées. La recherche a été présentée aux personnes interrogées comme une enquête sur la violence conjugale. Les victimes, quant à elles, ont été recrutées sur Facebook, en postant une annonce dans des groupes de soutien et d’entraide entre survivantes de violence conjugale. Dans cette annonce, l’enquêtrice se présentait comme une chercheuse en Sciences Humaines et Sociales réalisant une étude sur la façon dont la violence conjugale est représentée par les femmes hétérosexuelles qui en sont victimes.
5.2 – Mesures
14Afin de mettre en évidence le champ représentationnel de la violence conjugale, nous avons eu recours à la technique d’association libre classiquement utilisée dans l’étude des représentations sociales (Abric, 2003 ; Dany, Urdapilleta, & Lo Monaco, 2015 ; Lo Monaco, Piermattéo, Rateau, & Tavani, 2016, pour une revue). Les personnes interrogées étaient invitées à produire quatre mots ou expressions de façon spontanée, à partir du terme inducteur « violence conjugale ». Afin de saisir de manière fine le sens qui était attribué aux différents termes évoqués, elles devaient ensuite produire des phrases à partir de chacun d’eux. Cette technique, appelée « contextualisation sémantique » (Piermattéo, Lo Monaco, Moreau, Girandola, & Tavani, 2014), améliore l’objectivité de l’analyse thématique, en ce sens qu’elle permet de lever l’ambiguïté de certains mots et de connaître la signification attribuée aux termes évoqués. Afin d’approfondir l’exploration de ces représentations, les personnes étaient ensuite invitées à énumérer plusieurs raisons qui selon elles sont susceptibles d’expliquer le fait qu’une personne soit victime de violence conjugale.
15Enfin, dans le but d’identifier les représentations que les victimes sont susceptibles d’attribuer aux personnes tout-venant, nous avons eu recours une seconde fois à la technique d’association libre spécifiquement pour les victimes que nous avons interrogées. Ainsi, conformément aux travaux conduits à propos de la consigne dite de substitution (e.g., Flament, Guimelli & Abric, 2006 ; Guimelli & Deschamps, 2000), les victimes étaient également invitées à répondre« comme le feraient les personnes qui n’ont pas vécu de violence conjugale ». Cette consigne vise à cerner ce que Lo Monaco (2016) propose de nommer « imputation représentationnelle ». Selon l’auteur, cette imputation traduit les inférences représentationnelles d’un groupe sur un autre, il s’agit donc d’une « projection de constructions socio-représentationnelles » (Lo Monaco, 2016, p. 82). Cela rejoint d’ailleurs les réflexions de Rouquette (1997, p. 120) concernant l’idée de « représentation projetée » d’un groupe sur un autre groupe, ainsi que celles de Lorenzi-Cioldi et Doise (1994) concernant la capacité d’un groupe à voir comment autrui le perçoit (Lorenzi-Cioldi & Doise, 1994). Notons que l’ordre des consignes a été contrebalancé.
5.3 – Analyse des données
16Les mots et expressions produits par les associations libres et attributions causales ont été catégorisés et comptabilisés selon un travail de lemmatisation, en suivant les règles classiques de l’analyse de contenu (Di Giacomo, 1980). Ces données ont ensuite fait l’objet d’une analyse lexicométrique à l’aide du logiciel IRaMuTeQ dans le but de comparer les associations libres relatives aux victimes et aux personnes tout-venant. Ce logiciel met en évidence les éléments organisateurs du contenu d’une représentation à partir du croisement de deux critères qui rendent compte de la saillance des termes évoqués : la fréquence d’apparition d’un terme et son rang moyen d’apparition (pour des illustrations antérieures de ce type d’analyse dans l’étude des représentations sociales, voir Dany & Apostolidis, 2002).
5.4 – Résultats
17Les résultats issus des associations libres (Tableau 1) et des attributions causales (Tableau 2) mettent en évidence le contenu représentationnel que les victimes et les personnes tout-venant possèdent de la violence conjugale. Les associations libres des tout-venant, hommes et femmes, font avant tout référence à des actes de violence, ceux-ci étant aussi bien de nature physique (e.g., « coups ») que verbale (e.g., « violence verbale ») ou psychologique (e.g., « humiliation », « domination »). Les tout-venant évoquent ensuite l’état psychologique de la victime, souvent perçue comme étant de sexe féminin (e.g., « femme », « femme battue »), à travers des émotions et sentiments négatifs visant à dépeindre son ressenti (e.g., « peur », « faiblesse »). On peut également noter une condamnation de la violence avec des éléments faisant référence à la justice (e.g., « justice et punition ») ou au caractère intolérable de celle-ci (e.g., « inacceptable »). Enfin, on retrouve des références au couple (e.g., « séparation ») et à l’état psychologique de l’auteur (e.g., « alcool »). Quant aux causes que les tout-venant attribuent à la violence conjugale, elles renvoient également à l’état psychologique de son auteur (e.g., « trouble psychologique », « alcool ») et de la victime (e.g., « faiblesse », « soumission »). Certaines causes font spécifiquement référence au comportement de la victime et constituent une mise en responsabilisation directe et explicite de la situation qu’elle subit (e.g., « elle a cherché », « se laisser faire »). On retrouve également des causes liées à des contextes sociaux qui seraient propices à l’apparition de ces violences, tels que les difficultés de couple (e.g., « problème de couple ») et les conditions socio-économiques (e.g., « manque d’éducation », « précarité »). Enfin, certains participants et participantes condamnent cette violence de manière absolue en reportant qu’aucune raison ne peut l’expliquer ou la justifier (e.g., « rien n’explique ces violences »). Concernant les victimes de violence conjugale, leurs associations libres traitent essentiellement de termes en lien avec la situation vécue de la violence (76.4 % des évocations). Il est alors question d’éléments qui décrivent les émotions ressenties face à la violence qu’elles subissent (e.g., « honte », « culpabilité »), des effets de ces violences (e.g., « souffrance », « blessure »), ainsi que de leur sentiment d’impuissance face celles-ci (e.g., « soumission », « faiblesse »). Enfin, on retrouve la référence à des actes de violence de nature physique (e.g., « coups »), sexuelle (e.g., « viol ») ou psychologique (e.g., « humiliation », « manipulation »). Les attributions causales exprimées par les victimes, quant à elles, concernent principalement des explications psychologiques qui contribuent à responsabiliser la victime ou à déresponsabiliser l’auteur de violence (76.5 % des causes). Celles-ci renvoient à des traits de personnalité prédisposant à devenir la victime (e.g., « manque de confiance en soi », « trop gentille ») ou l’auteur (e.g., « trouble psychologique », « alcool »). En outre, des causes sont attribuées à la situation de couple dans laquelle s’actualise la violence (e.g., « amour », « emprise »).
Représentations de la violence conjugale selon les victimes et les tout-venant
Représentations de la violence conjugale selon les victimes et les tout-venant
Note. Le premier nombre entre parenthèses représente la fréquence des termes évoqués, tandis que le deuxième nombre représente le rang moyen d’apparition.Causes perçues de la violence conjugale selon les victimes et les tout-venant
Causes perçues de la violence conjugale selon les victimes et les tout-venant
Note. Le premier nombre entre parenthèses représente la fréquence des termes évoqués, tandis que le deuxième nombre représente le rang moyen d’apparition.18Pour finir, en ce qui concerne les termes relatifs à ce que nous avons décidé de considérer comme les « imputations représentationnelles » des victimes, on observe une focalisation des associations libres et des attributions causales sur la culpabilisation et la responsabilisation de la victime de violence. D’un côté, on retrouve la condamnation du comportement de la victime (e.g., « elle l’a cherché ») ; de l’autre, la mobilisation de caractéristiques psychologiques justifiant cette condamnation (e.g., « elle aime ça », « ça ne m’arrivera pas »). Notons par exemple que le terme « faiblesse », également évoqué par les victimes en consigne normale est significativement plus évoqué en consigne imputationnelle, χ2(1) = 9.52, p < .01, témoignant d’une imputation de la part des victimes chez les tout-venant d’un système de pensée centré sur la responsabilité de la victime. Cette responsabilité attribuée à la victime se retrouve notamment dans des termes qui relatent sa passivité face à la violence et le manque de volonté pour y échapper (e.g., « se laisser faire », « pourquoi elle reste ? ») ainsi que dans des normes injonctives (voir Cialdini, 1990) renvoyant aux comportements qu’elle devrait adopter (e.g., « il faut partir », « doit porter plainte »). Finalement, certains éléments de ces imputations renvoient à la minimisation de la violence subie, perçue comme incompréhensible pour les tout-venant (e.g., « incompréhensible », « c’est impossible »).
5.5 – Discussion
19L’Étude 1 visait à explorer et à comparer les représentations que les victimes et les tout-venant associent à la violence conjugale. Les résultats montrent que les tout-venant se représentent la violence conjugale de façon polysémique et multidimensionnelle : principalement, en tant que violence physique, conséquences psychologiques, acte condamnable, conditions socio-économiques défavorables, jugement de la responsabilité de l’auteur et de la victime, difficultés de couple, etc. On observe par exemple une focalisation sur les troubles psychologiques de l’auteur de violence, ainsi que sur son histoire familiale et sa situation précaire, qui constitueraient autant de facteurs susceptibles de diminuer la perception de sa propre responsabilité. On observe également une focalisation sur l’état psychologique de la victime à travers l’attribution de causes qui contribuent à la responsabiliser face à la situation de violence qu’elle subit. Ces éléments sont également exprimés lorsque l’on demande aux victimes d’imaginer les représentations que les tout-venant peuvent avoir de la violence conjugale, illustrant une certaine clairvoyance sur la façon dont elles sont perçues par autrui. Enfin, quand elles s’expriment en leur nom propre, les victimes se représentent la violence conjugale essentiellement à travers un vécu émotionnel et psychologique qui traduit leur sentiment d’impuissance et d’incapacité à agir. On retrouve également une mise en responsabilisation des victimes par elles-mêmes à travers l’expression de causes psychologiques qui les prédisposeraient à devenir victimes de violence conjugale.
20Ces résultats illustrent le fait que les tout-venant aussi bien que les victimes attribuent des causes psychologiques qui tendent à atténuer la responsabilité de l’auteur de violence et à accentuer celle de la victime. Ces psychologies naïves semblent puiser dans des systèmes de pensée « déjà-là » (Jodelet, 1989) qui sont en jeu dans la définition des rôles de genre et qui posent la femme comme un être naturellement faible, soumis et passif (voir Fiske, Cuddy, Glick, & Xu, 2002 ; Glick & Fiske, 1996, 2001). Du point de vue de l’approche bourdieusienne, la fonction sociale de cette psychologisation pourrait consister à « assigner aux femmes la responsabilité de leur propre oppression, en suggérant, comme on le fait parfois, qu’elles choisissent d’adopter des pratiques soumises (“les femmes sont leurs pires ennemies”) ou même qu’elles aiment leur propre domination, qu’elles “jouissent” des traitement qui leur sont imposés, par une sorte de masochisme constitutif de leur nature » (Bourdieu, 1998, pp. 61-62). Cette violence symbolique se caractérise dans nos résultats par la non reconnaissance de la violence conjugale comme telle, et notamment chez les femmes qui semblent autant responsabiliser la victime que les hommes à travers la psychologisation. Les résultats permettent ainsi de rendre saillant un ensemble de représentations auxquelles les survivantes sont confrontées et qui contribuent à entretenir le sentiment de honte, de culpabilité et d’impuissance qu’elles peuvent ressentir face à la violence.
21Puisque les psychologies naïves puisent dans le sens commun et qu’elles sont tributaires des insertions socio-symboliques (Heider, 1958), il est pertinent de mettre en relation les contenus cognitifs de l’Étude 1 avec les processus sociaux impliqués dans la structuration des rapports sociaux de sexe. Dans cette perspective, l’Étude 2 visait à explorer les effets des idéologies patriarcales sur la mobilisation des représentations qui ont été spontanément évoquées pour penser la violence conjugale.
6 – Étude 2 : Influence des idéologies patriarcales sur les représentations
22L’Étude 2 visait à approfondir les processus psychosociaux en jeu dans l’actualisation des représentations que les individus sont susceptibles de mobiliser pour donner sens aux situations de violence conjugale. Afin de mettre en relation contenus cognitifs et processus sociaux, deux construits sociocognitifs semblent particulièrement pertinents pour identifier les idéologies potentiellement impliquées dans la construction des représentations associées à la violence conjugale : le sexisme ambivalent et les mythes légitimateurs de la violence conjugale.
23Le premier construit rassemble deux formes de sexisme co-existantes qui auraient pour fonction de maintenir les femmes dans leur rôle de genre ainsi que de légitimer les inégalités de genre (Glick & Fiske, 2001). D’un côté, le sexisme bienveillant qui est définit comme « un ensemble d’attitudes à l’encontre des femmes, attitudes qui sont sexistes en ce qu’elles voient les femmes de manière stéréotypée […] mais qui, d’un point de vue subjectif, ont une tonalité positive » (Glick & Fiske, 2001, p. 491). De l’autre côté, le sexisme hostile qui est la forme de sexisme la plus connue, « basée sur une idéologie de domination et de supériorité masculine ainsi que sur une forme hostile de sexualité » (Dardenne et al., 2006, p. 236). Concernant les mythes légitimateurs de la violence conjugale, ils ont été définis par Peters (2008) comme « des croyances stéréotypées concernant la violence conjugale, qui sont généralement fausses mais qui sont persistantes, largement répandues et qui servent à minimiser, nier ou justifier les agressions à l’encontre d’un partenaire intime » (p. 5). Selon l’auteur, ces mythes auraient pour fonction de soutenir l’organisation patriarcale de la société dans la mesure où ils sont positivement corrélés aux attitudes négatives entretenues à l’encontre des femmes et à certaines visions restrictives de leur rôle social.
24Cette étude avait pour objectif de montrer que les représentations associées à la violence conjugale sont socialement régulées par des idéologies patriarcales. Il s’agissait de construire un matériel ad hoc aux représentations exprimées par les participants et participantes de l’Étude 1 dans le but d’étudier les relations entre ces contenus cognitifs et les idéologies retenues (i.e., sexisme ambivalent, mythes légitimateurs de la violence conjugale). Dans la continuité des considérations théorique de Rouquette (1996) concernant l’effet de l’idéologie sur les représentations sociales, nous testons l’hypothèse selon laquelle les idéologies patriarcales vont déterminer les représentations associées à la violence conjugale. En particulier, nous formulons l’hypothèse générale selon laquelle plus les personnes adhèreront à ces idéologies, plus elles seront amenées à exprimer des psychologies de sens commun conduisant à diminuer la responsabilité de l’auteur et à augmenter celle de la victime.
6.1 – Population et procédure
25Notre échantillon se compose de 302 personnes tout-venant (111 hommes et 191 femmes). Elles sont âgées de 18 à 63 ans (M = 29.38 ; SD = 8.63) et déclarent être étudiantes (29.3 %) ou en activité professionnelle (64.1 %) pour la plupart. La majorité reporte connaître personnellement des victimes de violence conjugale (65.8 %) et plusieurs indiquent avoir déjà subis des violence physique (9.5 %) ou psychologiques (24.7 %) au sein de leur propre couple. Les participants et participantes ont été recruté·e·s sur Facebook par méthode d’échantillonnage de type « boule de neige », c’est-à-dire en postant une annonce sur les murs Facebook de connaissances proches de l’enquêtrice et en invitant les personnes qui ont répondu au questionnaire à partager à leur tour l’annonce sur leur propre mur.
6.2 – Mesures
26Un questionnaire de représentations associées à la violence conjugale a été construit afin de permettre aux personnes interrogées d’estimer, sur une échelle de Likert en 5 points (de 1 = « Jamais caractéristique » à 5 = « Toujours caractéristique »), dans quelle mesure elles étaient d’accord avec une série d’affirmations caractérisant la violence conjugale (e.g., « La violence conjugale provoque de la souffrance », « Les victimes de violences conjugales sont passives face à la violence subie », « La jalousie provoque la violence conjugale »). Ces affirmations ont été définies grâce au matériel socio-représentationnel de l’Étude 1 relative aux associations libres et aux attributions causales. Le questionnaire a également été complété avec trois affirmations supplémentaires qui posent la violence conjugale comme « héritage sexiste », « trouvant son origine dans les inégalités entre les hommes et les femmes » et « expression de la domination masculine ». Ces dernières correspondent à des contenus cognitifs issus du versant qualitatif de l’enquête mais dont la fréquence d’évocation était trop faible pour apparaître dans les analyses prototypiques. Nous avons toutefois décidé de les intégrer afin d’étudier dans quelle mesure les personnes interrogées étaient susceptibles de se positionner sur des explications structurelles de la violence conjugale qui, contrairement aux explications psychologisantes, reconnaissent les asymétries des rapports sociaux de sexe. Les qualités psychométriques du questionnaire sont présentées dans le Tableau 3.
27L’Ambivalent Sexism Inventory (Glick & Fiske, 1996 ; Dardenne, Delacollette, Grégoire, & Lecocq, 2006) est une échelle de 22 items qui mesure le sexisme ambivalent. Elle est composée de deux dimensions : le sexisme hostile qui est associé à des sentiments négatifs envers les femmes (e.g., « Il y a beaucoup de femmes à qui cela plaît d’exciter les hommes en semblant sexuellement intéressées pour ensuite refuser leurs avances »), et le sexisme bienveillant qui reflète une idéologie chevaleresque de sympathie et de protection envers les femmes qui se conforment à leur rôle traditionnel de genre (e.g., « Beaucoup de femmes ont une espèce de pureté que la plupart des hommes n’ont pas »). Les réponses sont données sur une échelle de Likert en 6 points (de 0 = « Pas du tout d’accord » à 5 = « Tout à fait d’accord »). Un score élevé indique une forte adhésion à la dimension considérée. Les items de sexisme hostile et de sexisme bienveillant présentant un coefficient d’homogénéité interne satisfaisant (respectivement, α = .93 et α = .91), ces deux dimensions montrent une très bonne cohérence interne au sein de notre échantillon.
28La Domestic Violence Myths Acceptance Scale (Peters, 2003, 2008 ; Lelaurain, Fonte, Graziani, & Lo Monaco, 2018) est une échelle de 18 items qui mesure les attitudes et les croyances stéréotypées impliquées dans la minimisation, la négation, voire la justification de la violence conjugale (e.g., « Beaucoup de violences conjugales ont lieu parce que les femmes n’arrêtent pas de se disputer avec leur conjoint », « Lorsqu’un homme est violent, c’est qu’il a perdu son sang froid »). Les réponses sont données sur une échelle de Likert de 7 points (de 1 = « Pas du tout désaccord » à 7 = « Tout à fait d’accord »). Un score élevé indique une forte adhésion à ces mythes légitimateurs. Les items présentant un coefficient d’homogénéité interne satisfaisant (α = .86).
6.3 – Analyse des données
29Comme cela est préconisé par Doise, Clémence et Lorenzi-Cioldi (1992) ou plus récemment par Clémence et Lorenzi-Cioldi (2016), le questionnaire de représentations associées à la violence conjugale a fait l’objet d’une Analyse en Composantes Principales (ACP) avec rotation varimax. Le principe de cette analyse repose sur l’extraction de dimensions aboutissant à une solution factorielle orthogonale et sur la saturation de chaque item sur ces dimensions afin de mettre en lumière les relations entretenues entre ces derniers. Appliquée à l’étude des représentations sociales, l’ACP permet de faire émerger les « principes organisateurs » (Clémence & Lorenzi-Cioldi, 2016 ; Doise et al., 1992), c’est-à-dire les variations des représentations au sein d’une population donnée ainsi que la manière dont ces variations sont organisées (voir Clémence & Lorenzi-Cioldi, 2016 ; Doise et al., 1992 ; Lorenzi-Cioldi, 2016). Dans notre cas, cette analyse nous a permis de faire ressortir différentes dimensions qui organisent les représentations associées à la violence conjugale. Nous avons ensuite calculé les scores agrégeant les affirmations corrélées au sein de chacune des dimensions dégagées par l’analyse factorielle. Lorsqu’une affirmation saturait sur plusieurs dimensions, nous l’agrégions systématiquement à la dimension pour laquelle elle présentait le coefficient le plus élevé. Des analyses de corrélation bivariée ont ensuite été réalisées dans le but de mieux comprendre l’articulation entre les scores moyens de chaque dimension avec le genre des personnes interrogées et leur degré d’adhésion aux idéologies retenues (i.e., sexisme ambivalent et mythes légitimateurs).
6.4 – Résultats
30L’ACP a permis d’extraire sept dimensions (facteurs) expliquant 60.3 % de la variance avec un indice d’adéquation de l’échantillon à la factorisation satisfaisant (KMO = 0.76, voir Tableau 3). Ces dimensions permettent de saisir trois types de fonctions pratiques associées à la construction de l’objet « violence conjugale ». On retrouve une fonction descriptive visant à décrire ou définir l’objet (Guimelli, 1998) :
Coefficient de saturation de l’ACP sur le contenu socio-représentationnel de la violence conjugale
Coefficient de saturation de l’ACP sur le contenu socio-représentationnel de la violence conjugale
Légende des indices. VP : Valeur propre ; VE : Variance expliquée. Note. Les items correspondant aux numéros en gras sont présentés en annexe. Seules les saturations ≥ .30 sont présentées. ** p ≤ .01.31Quatre items saturent sur la quatrième dimension (6.1 % de variance expliquée) qui renvoie aux « Conséquences des violences sur la victime » (blessure physique, souffrance, sentiment de honte et de peur).
32Trois items saturent sur la sixième dimension (5.3 % de variance expliquée) qui renvoie aux questions de « Violence physique et précarité » (vision stéréotypée de la violence conjugale en tant que violence physique s’actualisant dans un milieu social précaire).
33On retrouve également une fonction explicative qui se caractérise par des attributions causales permettant de donner du sens à l’objet (Hewstone, 1989), et notamment de statuer sur la responsabilité des personnes impliquées dans une situation qui met en jeu cet objet :
34Cinq items saturent sur la première dimension (18.7 % de variance expliquée) qui renvoie à la « Psychologie du couple » (conflits au sein du couple, absence de dialogue, incompréhension mutuelle, infidélité et jalousie).
35Trois items saturent sur la deuxième dimension (10.1 % de variance expliquée) qui renvoie aux questions de « Sexisme et inégalités de genre » (héritage sexiste de la société, inégalités de statuts entre les hommes et les femmes, domination masculine).
36Trois items saturent sur la troisième dimension (9.4 % de variance expliquée) qui renvoie à la « Psychologie de la victime » (faiblesse psychologique de la victime caractérisée par la soumission et la passivité).
37Trois items saturent sur la cinquième dimension (5.9 % de variance expliquée) qui renvoie à la « Psychologie de l’auteur » (alcoolisme et troubles psychologiques de l’auteur, reproduction d’un schéma familial violent subi pendant l’enfance).
38On retrouve enfin une fonction d’évaluation ou de jugement de l’objet de représentation à partir de certaines valeurs et normes sociales qui se rapportent à cet objet (Guimelli, 1998) :
39Deux items saturent sur la septième dimension (4.9 % de variance expliquée) qui renvoie à la « Condamnation de la violence » (violence considérée comme intolérable, besoin de justice pour la victime).
40Les corrélations bivariées ont permis de mettre en évidence les relations entre le genre des personnes interrogées, leur adhésion aux idéologies patriarcales et les représentations qu’elles associent à la violence conjugale (voir Tableau 4). On constate tout d’abord, conformément à nos hypothèses, que les idéologies patriarcales déterminent les représentations associées à la violence conjugale. Plus les personnes interrogées adhèrent au sexisme hostile, plus elles se représentent la violence conjugale à travers les psychologie du couple (p < .01), la psychologie de la victime (p < .01), la psychologie de l’auteur de violence (p < .01), et la violence physique et la précarité (p < .01). En revanche, moins elles adhèrent au sexisme hostile, plus elles se représentent la violence conjugale à travers le sexisme et les inégalités de genre (p < .01). De la même manière, plus elles adhèrent au sexisme bienveillant, plus elles se représentent la violence conjugale à travers la psychologie du couple, (< .01), la psychologie la victime (p < .01), la psychologie de l’auteur (p < .05) et la violence physique et la précarité (p < .01). Enfin, plus les personnes interrogées adhèrent aux mythes légitimateurs de la violence conjugale, plus elles se représentent la violence conjugale à travers la violence physique et la précarité (p < .01), la psychologie du couple (p < .01), la psychologie de la victime (p < .01), et la psychologie de l’auteur (p < .01). En revanche plus elles adhèrent à ces mythes, moins elles se représentent la violence conjugale à travers le sexisme et les inégalités de genre (p < .01) et moins elles la condamnent (p < .01). En outre, on constate que le sexe des personnes interrogées est associé à trois dimensions du champ représentationnel. Les hommes se représentent davantage la violence conjugale à travers la psychologie du couple (p < .01) et la psychologie de la victime (p < .05), tandis que les femmes se la représentent davantage à travers les conséquences qu’elles peuvent avoir sur les victimes (p < .01).
Corrélations bivariées entre le genre des participants, les idéologies patriarcales et le champ représentationnel de la violence conjugale
Idéologies patriarcales | ||||
---|---|---|---|---|
Sexe | SH | SB | Mythes | |
Champ représentationnel de la violence conjugale | ||||
Psychologie du couple | –.23** | .30** | .31** | .50** |
Sexisme et inégalités de genre | .02 | –.21** | –.06 | –.14** |
Psychologie de la victime | –.13* | .38** | .41** | .49** |
Conséquences des violences sur la victime | .22** | .01 | .03 | –.05 |
Psychologie de l’auteur | –.06 | .20** | .20* | .25** |
Violence physique et précarité | .02 | .16** | .20 | .28** |
Condamnation de la violence | .05 | .05 | .05 | –.16** |
Corrélations bivariées entre le genre des participants, les idéologies patriarcales et le champ représentationnel de la violence conjugale
Légende des indices. Sexe : 1 = homme, 2 = femme ; SH : sexisme hostile ; SB : sexisme bienveillant ; Mythes : mythes légitimateurs de la violence conjugale. Note. * p ≤ .05 ; ** p ≤ .01.6.5 – Discussion
41L’Étude 2 visait à approfondir les résultats de l’Étude 1. Une ACP a fait émerger sept dimensions qui constituent les principes organisateurs du champ représentationnel que les personnes interrogées ont mobilisé pour penser la violence conjugale. Ces dimensions ont ensuite permis de saisir trois types de fonctions pratiques associées à la construction de cet objet : des fonctions descriptives (nature de la violence, conséquences, contexte d’actualisation), des fonctions explicatives (causes attribuées à la violence), et des fonctions d’évaluation ou de jugement (condamnation de la violence). Des analyses de corrélation ont ensuite montré l’impact des idéologies patriarcales sur les représentations sociales associées à la violence conjugale. Une forte adhésion à ces idéologies amène à davantage se représenter cette violence à travers la psychologie du couple, mais également à travers les psychologies de la victime et de l’auteur de violence. Ces dimensions constituent des attributions causales qui conduisent à diminuer la responsabilité de l’auteur et à augmenter celle de la victime.
42Ces résultats suggèrent une ambivalence entre certaines dimensions du champ représentationnel qui conduisent à des attitudes et à des évaluations différentes face à la violence conjugale. Plus précisément, la condamnation est la dimension qui fait l’objet de l’adhésion la plus forte (moyenne de 4.91 sur 5) et la plus consensuelle (écart-type de 0.29, absence de corrélations avec le genre et les idéologies patriarcales) parmi les personnes interrogées. Cette évaluation serait empreinte d’une forte désirabilité sociale dans la mesure où la violence conjugale s’est constitué comme un « nouvel intolérable » (Herman, 2016) contre lequel l’action juridique et socio-sanitaire se mobilise. Toutefois, malgré la pression normative qu’elle peut aujourd’hui susciter, la condamnation de la violence conjugale semble coexister avec l’expression de causes psychologisantes qui tendent à responsabiliser la victime et à déresponsabiliser l’auteur de violence. Ces psychologies de sens commun se construisent et s’actualisent dans un large réseau de significations (stéréotypes, normes sociales, valeurs) en lien avec la définition des rôles de genre (Glick & Fiske, 2001, 1996). Autrement dit, elles puisent dans des insertions socio-symboliques (Heider, 1958) qui se caractérisent par des rapports de pouvoir et de domination entre les hommes et les femmes.
7 – Discussion générale
43Nos résultats montrent que la violence conjugale est en partie construite à partir d’explications psychologisantes qui puisent dans le sens commun. Bien que la violence conjugale fasse l’objet d’une forte condamnation morale, ce processus de psychologisation engagé auprès des protagonistes de la situation de violence conduit à diminuer la responsabilité de l’auteur et à augmenter celle de la victime. Il s’agit d’un véritable processus sociocognitif dans le sens où il est socialement régulé par l’adhésion à des idéologies patriarcales qui légitiment les inégalités entre les hommes et les femmes. Ces résultats nous conduisent ainsi à mener une analyse de niveau idéologique et macro-sociale (Doise, 1986) dans le but de questionner la sociogenèse et les fonctions sociales des représentations associées à la violence conjugale. Plus précisément, ce travail permettrait de mieux comprendre pourquoi le sexisme et les mythes légitimateurs de la violence conjugale contribuent à entretenir la psychologisation.
44La psychologisation de la violence conjugale pourrait constituer une manière de légitimer un ordre social structuré par des rapports de pouvoir et de domination entre les genres. En effet, on a souvent souligné le rôle de la psychologisation dans la légitimation des rapports de domination en ce qu’elle conduit à remettre en question les individus plutôt que l’organisation même de ces rapports (Bourdieu, 1997 ; Fassin, 2004). Dans le contexte de la domination masculine, cette psychologisation aurait pour fonction d’occulter les violences des hommes tout en favorisant le sentiment de culpabilité et d’impuissance des femmes (Romito, 2006). Ce principe de légitimation trouve écho dans les représentations que les victimes associent à la violence conjugale dans la mesure où elles expriment une forte adhésion à ces rapports sociaux asymétriques (e.g., l’attirance des femmes psychologiquement fragiles pour les hommes violents). On serait alors en droit de se demander si le discours de certains professionnel·le·s ne contribuerait pas également à nourrir ces psychologies naïves qui sont en jeu dans la reproduction idéologique des inégalités de genre.
45Les professionnel·le·s du social ont souvent été interpellé·e·s en tant qu’agents de contrôle social du fait de leur propension à la psychologisation des problématiques sociales (voir Boutanquoi, 2004 ; Bresson, 2012). Cette critique n’a pas manqué de s’adresser à l’égard des professionnel·le·s exerçant dans le champ de la violence conjugale : « on assiste à des stratégies de minimisation et de dépolitisation, qui paradoxalement, vont de pair avec l’institutionnalisation et la professionnalisation des recherches sur la violence et des services d’aide aux victimes. Les analyses féministes, insistant sur le lien entre violence […] et domination masculine, sont jugées non pertinentes et citées en marge des explications psychologisantes. Le vocabulaire utilisé induit une euphémisation du phénomène et une “disparition” des coupables » (Smyth, 2002, p. 76). Autrement dit, les moyens mis en œuvre pour combattre la violence conjugale resteront relativement lacunaires tant que les implications de la critique sociologique et féministe seront en périphérie de cette lutte.
7.1 – Limites et perspectives de recherche
46Notre travail présente deux principales limites qui devraient être considérées. La première renvoie au manque de représentativité des profils de victimes qui ont été interrogées. Ces dernières se déclarent séparées de leur conjoint violent pour la très grande majorité et font parties d’une communauté de femmes qui se reconnaissent dans leur statut de victime. La deuxième limite est liée à l’utilisation d’un terme aussi abstrait et général que celui de « violence conjugale » comme objet de représentation, renvoyant ainsi à une critique formulée par Grize (1989) : « demander à quelqu’un une définition abstraite – je veux dire abstraction faite de tout usage immédiat – ce n’est pas avoir accès à ses représentations, mais tout au plus à la façon dont il se représente comme il convient de “scientifiser” la notion » (p. 167). Autrement dit, les représentations mobilisées pour penser la violence conjugale ne se superposent pas nécessairement avec celles qui le sont pour penser des situations de violence conjugale (e.g., ne pas se représenter une situation de violence conjugale comme telle parce qu’elle ne correspond pas à sa propre conception de la violence conjugale).
47De futures recherches devraient poursuivre l’exploration des représentations associées à la violence conjugale afin de mieux comprendre les mécanismes qui sous-tendent leur acceptation et leur légitimation. L’ambivalence que nous avons observée, entre la ferme condamnation de la violence conjugale et l’expression de psychologies de sens commun qui tendent à la légitimer, serait intéressante à approfondir dans cette perspective. Une étude quasi-expérimentale permettrait d’analyser plus finement la manière dont l’évaluation de la violence peut être régulée en fonction de conditions contextuelles (type de violence, situation sociale dans laquelle celle-ci s’actualise, caractéristiques psychologiques de la victime et de l’auteur, etc.). Pour finir, nos résultats invitent à approfondir les systèmes de représentations que les survivantes mobilisent pour donner sens à leur expérience subjective et sociale de la violence conjugale. Un enjeu pourrait alors consister à mieux comprendre les processus psychosociaux impliqués dans l’intériorisation des causes psychologisantes par les victimes, mais également les effets de cette intériorisation sur leur représentation de soi (e.g., image de soi, sentiment d’efficacité personnelle).
7.2 – Implications pratiques
48L’étude des représentations sociales associées à la violence conjugale permet d’apporter un certain nombre de préconisations pour l’action. Tout d’abord, nos résultats fournissent des informations intéressantes pour les professionnel·le·s qui participent à la conception et à la mise en place de campagnes de sensibilisation en France. Plutôt que de se focaliser sur les conséquences de la violence sur le corps des survivantes, ces campagnes devraient également travailler à la déconstruction des stéréotypes de genre et des psychologies naïves qui contribuent à légitimer ce type de violence. Cette stratégie de communication permettrait ainsi de mieux prendre en compte la dimension structurelle de la violence conjugale, ce qui demeure absent des campagnes de sensibilisation (Hernandez, Orellana, & Kunert, 2014). Toutefois, ces campagnes médiatiques ne devraient pas seulement concerner le grand public. Des actions de sensibilisation et de formation devraient être menées auprès des professionnel·le·s qui prennent en charge les victimes et qui sont tout autant susceptibles d’être influencé·e·s par ces représentations sociales. Par exemple, certain·e·s praticien·ne·s sont dans la reproduction idéologique de la domination masculine, laquelle jamais énoncée, jamais discutée, exerce une influence (implicite ou explicite) sur le déroulement de la thérapie et l’orientation du changement (comme c’est le cas dans certaines psychothérapies classiques qui tendent à rechercher l’origine du symptôme à l’intérieur de la femme et à l’en rendre responsable, voir Sturdivant, 1983).
49En outre, les représentations négatives que les survivantes peuvent intérioriser devraient être identifiées plus systématiquement dans l’accompagnement qui peut être proposé par les psychologues. Des outils de mesure spécifiques pourraient être construits dans le but de diagnostiquer et de prendre en charge plus efficacement l’impact négatif que ces représentations peuvent avoir sur les victimes. Une prise en charge centrée sur la remédiation socio-cognitive des images disqualifiantes pourrait constituer un dispositif thérapeutique complémentaire aux interventions habituellement proposées, afin de renforcer la capacité d’agir des survivantes qui sont les plus impactées par ces images. À titre d’illustration, Yanos, Roe et Lysaker (2011) ont récemment développé une thérapie de remédiation cognitive centrée sur la narrativité dans le but de traiter l’internalisation du stigmate et les effets de cette auto-stigmatisation auprès de populations souffrant de disqualification sociale. Cette thérapie consiste à aider les personnes concernées à reconnaître les croyances stigmatisantes dont elles font l’objet et à se défaire de ces croyances dysfonctionnelles qui entravent le développement d’une identité sociale positive. Plus précisément, les auteurs proposent une thérapie de groupe articulant les principes de trois approches distinctes : la psychoéducation, qui vise à fournir des connaissances empiriques récentes pour prendre de la distance sur la situation vécue des personnes souffrantes afin de déconstruire les croyances qui fondent la stigmatisation ; la restructuration cognitive, qui vise à repérer et discuter ces croyances négatives limitant le développement du soi afin de les modifier ; et l’analyse de l’histoire de l’intériorisation et la construction de ces représentations au cours de la vie afin de mettre en évidence l’histoire de l’apprentissage social de ces croyances et ainsi mettre en sens les différentes facettes de soi.
50Bien que récente, la littérature suggèrent que la thérapie développée par Yanos et al., (2011), d’inspiration cognitive-comportementale, constituerait une intervention efficace pour réduire l’auto-stigmatisation de certaines populations. Par exemple, il a été montré que cette intervention a pour effet de modifier la représentation de soi, de diminuer l’auto-stigmatisation, de renforcer l’estime de soi et d’améliorer la qualité de vie de patient·e·s diagnostiqué·e·s avec une maladie mentale socialement stigmatisée (Roe et al., 2014). Adaptée aux survivantes de violence conjugale, cette approche thérapeutique permettrait de travailler à leur revalorisation ainsi qu’au renforcement de leur capacité d’action pour face à la violence.
Remerciements
Cette recherche a été réalisée avec le concours de la Région Provence-Alpes-Côte d’Azur.Annexe
51Questionnaire de Représentations Associées à la Violence Conjugale : « Indiquez dans quelle mesure les affirmations qui suivent sont, pour vous, caractéristiques de la violence conjugale. Pour chaque question, merci de choisir la réponse de 1 (jamais caractéristique) à 5 (toujours caractéristique) qui reflète le mieux votre point de vue ».
52La violence conjugale se matérialise par des coups.
53Les victimes de violence conjugale sont faibles psychologiquement.
54La violence conjugale se manifeste dans les milieux précaires.
55La violence conjugale est liée à des conflits au sein du couple.
56La violence conjugale est une violence sociale qui trouve son origine dans les inégalités de statuts entre les hommes et les femmes.
57La jalousie provoque la violence conjugale.
58Les victimes de violences conjugales sont passives face à la violence subie.
59La violence conjugale est une forme de maltraitance psychologique.
60La violence conjugale doit être punie par la loi.
61L’absence de dialogue dans un couple engendre la violence conjugale.
62La violence conjugale est liée à la consommation d’alcool.
63L’adultère est une cause de la violence conjugale.
64La violence conjugale entraîne des blessures.
65La violence conjugale est le résultat d’un héritage sexiste.
66Les victimes de violence conjugale ont honte de leur situation.
67La violence conjugale est inacceptable.
68La violence conjugale est le résultat d’incompréhensions au sein du couple.
69Les victimes de violence conjugale sont des personnes soumises.
70La violence conjugale témoigne de reproduction de schémas familiaux vus et intégrés durant l’enfance.
71Les auteurs de violence conjugale ont des troubles psychologiques.
72La violence conjugale provoque de la souffrance.
73La violence conjugale entraîne la peur des victimes.
74La violence conjugale est l’expression de la domination masculine.