CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Au-delà des thèmes délaissés, sujet du symposium dont a fait partie ce texte, n’aurait-on pas tout simplement oublié tout ce qui a fait l’originalité même de la psychologie sociale depuis ses débuts ? En effet, la psychologie sociale, à la charnière du psychologique et du social, a su se nourrir des problèmes de société, les analyser et les résoudre. Où en sommes-nous aujourd’hui ? Et quelle est la place de la psychologie sociale appliquée dans le paysage français ?

2Certes, il existe l’heure actuelle une psychologie sociale appliquée. S’agit-il d’une simple application de la psychologie dite fondamentale aux mains des praticiens qui mettraient en œuvre une science fondamentale élaborée dans les laboratoires comme le soutiennent certains auteurs (voir Beauvois, 2001), ou au contraire assiste-t-on au développement de deux sous disciplines indépendantes, l’une tournée vers la connaissance scientifique à travers l’expérimentation en laboratoire, l’autre privilégiant la recherche centrée sur l’individu dans son contexte, accumulant d’autres connaissances tout en répondant aux problèmes de société ?

3Psychologie sociale fondamentale et psychologie sociale appliquée ont tout pour ne pas s’entendre : leurs notions de « sujet » ne sont pas les mêmes ; leurs méthodologies sont différentes (si différentes que cela ?), leurs objectifs divergent souvent, leurs thématiques aussi. Les uns mettent surtout l’accent sur la cognition, les autres privilégient souvent le comportement si ce n’est l’action et, en définitive, les modes de construction du savoir divergent : les uns se basent sur les analyses en termes de cause à effet, les autres ont recours à la notion de contingence. Psychologie sociale fondamentale et psychologie sociale appliquée ne se réduisent pas à une opposition entre méthodologie expérimentale et méthodologies non expérimentales. C’est bien plus la place du sujet et la conception qu’on peut en avoir qui se trouvent au cœur du débat, et qui nourrit une tenace méfiance quant à la scientificité des uns et à l’utilité sociale des autres.

De la psychologie sociale aux « psychologies sociales »

4La psychologie sociale est au carrefour de l’individuel et du social. Si pour certains notamment dans la tradition anglo-saxonne, elle étudie l’interaction du sujet avec autrui, pour d’autres (Moscovici, 1984), la psychologie sociale est « la science du conflit entre l’individu et la société ». C’est cette dernière définition qui est notamment plus proche de la conception latino américaine de la psychologie sociale, davantage centrée sur la société, que sur « autrui ».

5En France, la naissance de la psychologie sociale remonte à Gabriel Tarde, qui a, entre autres, mis l’accent sur l’importance de l’opinion publique dans les sociétés modernes ancrant ainsi la discipline dans le développement sociétal. Mais ce n’est que durant les années quarante que la psychologie sociale a acquise une visibilité sociale à travers sa capacité à répondre aux préoccupations sociales et sociétales. On peut ainsi citer les relations entre opinions, attitudes et comportements (Lewin, 1940). C’est à partir de ces recherches pionnières que sont apparus les concepts tels que « préjugés », conformisme, changement d’attitudes, etc.

6Cette tradition paraît aujourd’hui amplement oubliée sinon délaissée, la relation étroite avec les problématiques sociales a disparu, tout au moins dans notre pays. Elle subsiste dans d’autres, telle que l’Italie, avec par exemple la psychologie communautaire (Moser, 2004). La psychologie sociale a perdu son unité, la psychologie sociale tout court n’existe plus. Il semblerait que nous sommes confrontés à une scission de facto chaque jour plus évidente, entre une psychologie fondamentale que certain considèrent seule comme scientifique, et une psychologie sociale ouverte aux problématiques sociales. Cette scission se reflète dans l’apparition de deux psychologies sociales différentes : la psychologie sociale fondamentale et la psychologie sociale appliquée.

7En d’autres termes, nous sommes manifestement en face de deux corpus de connaissances : les connaissances fondamentales (de base) concernant souvent des fonctions plus que des fonctionnements, et de l’autre côté des connaissances appliquées, c’est-à-dire, spécifiques à certains domaines de recherche et d’intervention. À l’heure actuelle, l’intérêt de la psychologie sociale dite fondamentale est centré sur les principes généraux qui gouvernent l’interaction sujet – autrui(s) en termes de cognition, d’émotion, et rarement de comportement, même si de nos jours on redécouvre cet aspect.

8La psychologie sociale fondamentale est orientée vers la théorisation dans un souci d’établir des lois générales de l’interaction du sujet et autrui. Ses thématiques sont générales : cognition sociale, émotion sociale, perception sociale… Une telle psychologie se réfère exclusivement à la méthode expérimentale, méthode qui permet d’isoler les facteurs perturbateurs comme le contexte de la perception et conduit la psychologie sociale dite fondamentale à se considérer comme seule discipline scientifique parmi « les psychologies sociales ». La psychologie sociale fondamentale est indépendante du terrain dans la mesure où seuls les processus généraux peuvent figurer comme objet d’investigation. Les processus heuristiques de la psychologie fondamentale impliquent que le chercheur ne s’intéresse pas aux particularités individuelles. Son intérêt porte exclusivement sur la perception, la cognition et le comportement du sujet qui perçoit, pense et agit à l’intérieur d’un dispositif expérimental, l’individu, sujet d’expérience est interchangeable. En psychologie sociale, telle qu’elle est comprise aujourd’hui par certains, le sujet n’est pas un individu qui interagit avec un (ou des) autre(s) individu(s), il fonctionne confronté aux « autruis ».

9Les processus heuristiques mis en œuvre par la psychologie sociale fondamentale, ont tendance à exclure toutes thématiques s’inscrivant dans la durée. Ainsi les relations interpersonnelles, l’amitié et les relations amoureuses, la dynamique de groupes et les thématiques s’actualisant préférentiellement sur le terrain tels que l’agression, sont écartées des préoccupations de la psychologie sociale. La psychologie sociale ne s’arrête heureusement pas à l’étude expérimentale de certains mécanismes cognitifs si intelligente soit leur mise en évidence. On ne peut écarter du champ de la discipline l’étude des conduites avec ce qu’elles ont de complexe, telles par exemple les conduites par rapport à la santé qui incluent des comportements ponctuels, une hygiène de vie et des attitudes tous plus ou moins tributaires de l’histoire individuelle ainsi que des normes et valeurs ambiantes. De même, on ne peut écarter de la psychologie sociale certains aspects des approches telles que les représentations sociales. Ou s’agit-il pour certains de charlatanisme, d’une pure et vaine description de phénomènes de société, bref de psychographie ?

10Le fonctionnement même de la psychologie sociale fondamentale, centré davantage sur les processus généraux, éloigne la discipline des problèmes de société. Et, à ne pas être à l’écoute de la société, on finit par être décalé quant aux problématiques susceptibles d’intéresser la société, et on est à juste titre amené à se poser la question de l’applicabilité de ce que l’on produit. En effet, ce point de vue impose le recours à la notion d’application dès lors que l’on veut répondre à une demande particulière.

11Une discipline scientifique a comme objectif principal de générer des connaissances et d’établir des théories. Du fait de sa particularité, l’application de la psychologie sociale ne génère ni des connaissances ni des théories, elle est censée les appliquer. Seules la psychologie fondamentale et la psychologie appliquée participent du processus heuristique et génèrent des théories, la première des théories générales, la seconde des théories spécifiques en relation avec les domaines d’application. Nous sommes donc bien en présence de trois « psychologies sociales » ayant des relations particulières les unes avec les autres (cf. Figure 1, ci-contre).

Figure 1

Relations entre psychologie sociale fondamentale, appliquée et application de la psychologie sociale

Figure 1

Relations entre psychologie sociale fondamentale, appliquée et application de la psychologie sociale

12Même si la psychologie appliquée génère ses propres théories, elle s’inspire également des théories générales qui constituent le bagage théorique de la psychologie fondamentale. À son tour, mais de manière beaucoup moins fréquente, la psychologie fondamentale intègre certaines connaissances de la psychologie appliquée et ne peut se passer de validations hors laboratoire. Ainsi Milgram (1964) transpose son dispositif pour mesurer l’obédience dans un hangar vétuste. Il admet ainsi implicitement que le contexte et sa nature joue un rôle dans les conduites… et le démontre. C’est également le cas de Zimbardo (1973) qui utilise l’interprétation du contexte que font ses sujets pour démontrer les effets de l’anonymat sur le comportement d’agression.

13L’application de la psychologie sociale, pour sa part, consiste a intervenir sur la base des savoir et théories générales, sans prendre en compte le domaine d’application (entreprise, santé, etc.), et sans se soucier de la situation particulière dans laquelle ces savoirs et théories sont appliquées.

L’application de la psychologie sociale : Pratique de la psychologie sociale et psychosociologie

14L’application de la psychologie sociale consiste à mettre en œuvre, par apport à un problème particulier, des savoirs issus de la psychologie sociale, mais elle n’est pas censée générer de connaissances, ni a fortiori de théories spécifiques.

15Les concepts de « pied dans la porte » (Freedman et Fraser, 1966) et de « porte au nez » (Cialdini, et al., 1975) sont de bons exemples d’application de la psychologie sociale qui nous viennent des États-Unis, et qui ont été popularisés en France par Joule et Beauvois (1987 ; 2002). Cependant l’application de savoirs voir de théories de la psychologie sociale à des problématiques de terrain se trouve essentiellement face à deux restrictions : (1) Elle ne peut apporter que des réponses simples pas nécessairement appropriées aux contextes de l’application (faire un dépistage du SIDA n’a certainement pas la même signification pour l’individu que de donner de son temps pour une association caritative), d’une part, et (2) elle ne se pose que rarement la question de la pérennité de la manipulation, d’autre part. En ce sens, appliquer des modèles de psychologie sociale mis en évidence au laboratoire pose pour le moins problème. C’est notamment le cas pour les applications aux questions d’environnement, dans la mesure où la relation à l’environnement se réfère à un paradigme, l’interaction de l’individu avec l’environnement dans ses dimensions physiques et sociales, différent de la psychologie sociale. Appliquer par exemple le principe du pied dans la porte ou mettre en œuvre le modèle de Schwartz pour inciter les individus à trier des déchets, c’est faire non seulement fi de la relation particulière de l’individu avec son environnement, mais également de considérer comme acquit qu’une fois incité le comportement désirable va perdurer. Or ceci n’est pas nécessairement le cas (Matheau et Moser, 2002), les individus soumis à de tels traitements reviennent à leurs anciennes habitudes après un laps de temps relativement court. De même, l’appel à la peur pour faire éviter certains comportements, par exemple la consommation d’alcool (Moser et Lévy-Leboyer, 1977), a des effets immédiat mais pas à moyen, ni a fortiori à long terme. Il y a également des constats du même type dans l’étude des représentations sociales : on ne parvient pas à les faire changer dans le temps du labo, et les changements apparents là aussi, ne durent pas. Cette conception mécaniste de la psychologie sociale, curieusement, a encore de beaux jours dans notre pays et continue à faire l’objet d’enseignements et de diffusion. En d’autres termes, l’application des principes de la psychologie sociale a de sérieuses limites. Elle ne peut se concevoir que dans des domaines tels que le marketing ou la publicité, domaines dont les fonctionnements sont la plupart du temps indépendants du contexte, à savoir a-contextualisés, d’une part, et qui sont censées agir dans l’immédiat et ne s’inscrivent donc pas dans la durée, d’autre part.

16Aussi les professionnels ne peuvent-ils pas pour la plupart d’entre eux, se contenter d’appliquer ces principes, ils sont contraints d’avoir recours à l’ingénierie sociale, c’est à dire de faire appel aux connaissances de la psychologie sociale appliquée, pour pouvoir résoudre les problèmes nécessairement particuliers qui leur sont posés dans un contexte singulier. La pratique psychologique ne peut se limiter à mettre en œuvre des principes généraux que dans un nombre nécessairement limité de cas.

17Parmi les praticiens de la psychologie sociale, citons en outre les psychosociologues qui prennent une place particulière à l’intérieur de la nébuleuse des praticiens. En effets ces derniers, surtout en vogue dans les années cinquante et soixante, allient pratique psychologique et militantisme. Leur champ de prédilection est la dynamique des groupes, notamment dans les institutions et les organisations, et leurs interventions visent essentiellement une prise de conscience groupale censée déboucher sur un changement personnel et/ou institutionnel. Contrairement aux autres pratiques d’application de la psychologie sociale, la psychosociologie tire ses savoirs bien plus de la pratique même systématisée que de théorisations au demeurant singulièrement absentes.

18L’application de la psychologie sociale ne génère pas de connaissances, ni a fortiori de théories spécifiques. Et ce n’est ni en faisant de la psychosociologie, ni en appliquant à des terrains divers et variés des connaissances acquises au laboratoire, que l’on fait de la psychologie sociale appliquée, ou de l’ingénierie sociale, n’en déplaise à certains psychologues sociaux français (Guingouain et Le Poultier, 1994 ; Joule et Beauvois, 1998 ; Py, Somat et Baillé, 1999). On n’édifie pas des ponts, on ne construit pas de digues sans une connaissance approfondie des terrains sur lesquels s’appuient de telles œuvres, et sans une connaissance des œuvres préalables avec leur retour d’expérience, etc. L’ingénierie est une science appliquée, pas l’application d’une science.

La psychologie sociale appliquée

19La psychologie sociale appliquée s’intéresse à l’individu dans le contexte dans lequel il perçoit et interagit avec autrui, et les problèmes de validité et de généralisation se posent de façon différente qu’en laboratoire. Pour la psychologie sociale appliquée à la santé, au comportement politique ou économique, l’homme malade ou sain, votant ou se positionnant face à l’argent, est au centre de l’analyse en tant qu’individu social précisément, ç’est à dire qui a affaire à des institutions, des normes, des valeurs, qui occupe une position spécifique dans la hiérarchie, la division sociale du travail, etc. Le fait qu’il ne s’agit pas d’un individu lambda, mais que l’on s’intéresse spécifiquement à ses caractéristiques intrinsèques implique une approche différente et rend possible une réponse adaptée à la problématique.

20En recherche appliquée, centrée sur l’individu, le terrain, le contexte ou la situation font le plus souvent partie intégrante des analyses mises en œuvre dans les différents domaines concernés. C’est notamment le cas de la psychologie du travail et des organisations, de la psychologie scolaire, de la psychologie interculturelle, de la psychologie de la santé, de la psychologie communautaire, etc.

21L’extrême variété des problèmes traités par la psychologie sociale appliquée ne doit cependant pas masquer l’unité de la psychologie appliquée qui se traduit par des caractéristiques spécifiques et communes à l’ensemble des champs couverts par la psychologie sociale appliquée. Dans la mesure où ces caractéristiques sont communes elles contribuent à donner une unité à travers :

  • le principe de contingence,
  • l’approche molaire des problèmes posés, et
  • la notion de plasticité et l’inscription des conduites dans une durée.
Ces trois caractéristiques sont étroitement dépendantes les unes des autres. L’analyse molaire conduit nécessairement à poser le problème de contingence et à s’interroger sur la stabilité ou la plasticité des conduites humaines.

Le principe de contingence

22La notion de contingences s’impose au chercheur par la complexité des faits observés sur le terrain, et par la relativité des lois dégagées en psychologie sociale fondamentale. Toute science cherche à formuler des lois, c’est à dire des relations permanentes et stables entre des causes et des effets. Dans le cas des conduites humaines, cela signifie que l’on devrait pouvoir décrire les causes constantes de conduites spécifiques et les effets de ces conduites. Si l’on peut effectivement formuler des relations de cet ordre, les lois que l’on énonce sont toujours accompagnées de « si » et de « à conditions que » : les mêmes causes entraînent bien les mêmes effets, mais seulement si l’on se trouve placé dans une même situation. Les relations causales mises en avant dans une psychologie sociale fondamentale se trouvent relativisées dès que l’on se place dans des situations réelles, nécessairement caractérisée par des conditions particulières. En psychologie sociale appliquée, comme d’ailleurs dans toute psychologie appliquée, les relations causales mises en évidences sont spécifiques aux situations dans lesquelles elles ont été mises en évidence. Ainsi le comportement de « leader » n’est pas uniformément attribuable à une personnalité autoritaire. Selon les situations, ce sont des comportements fort différents qui entraînent l’obéissance et font l’autorité. Ces paramètres situationnels concernent notamment la structure de l’organisation, le pouvoir formel du leader et la standardisation des tâches qu’il est chargé de contrôler. La répétition de mêmes conduites donnera des résultats différents selon le contexte dans lequel ils ont été mis en œuvre. Cela ne signifie pas qu’il n’y a aucun lien de causalité entre les conduites adoptées par le leader et l’efficacité de ces conduites, mais qu’il faut tenir compte, pour étudier ces relations entre les conduites et les effets, d’autres variables qui jouent un effet « modérateur ».

23D’autres contingences ne sont, elles, pas tributaires du milieu dans lequel évolue l’individu, mais de facteurs individuels. Il en est ainsi de la relation entre frustration et agression ou encore de la relation entre stress et réaction cognitive et/ou comportementale qui s’avèrent modulées par des facteurs de personnalité (voir par exemple les analyses en termes de type A / type B ; Jenkins, 1976). Il convient donc de distinguer entre (1) des contingences dues aux situations, et (2), des contingences dues aux caractéristiques individuelles.

L’approche molaire

24La nécessité d’adopter en psychologie sociale une approche molaire et non pas moléculaire est un impératif évoqué par des psychologues sociaux comme Tolman (1948), qui recommande une attitude « holistique » et Lewin (1951), qui introduit la notion d’ »espace de vie » englobant l’individu, son environnement et les relations entre l’individu et son milieu. Dans la pratique de psychologie sociale appliquée, le chercheur n’a guère le choix. Certes au laboratoire, les thèmes de recherche sont issus d’hypothèses et de résultats expérimentaux préalables et les processus peuvent donc être de plus en plus finement analysés et isolés du contexte. Mais sur le terrain, les problèmes sont posés par des individus ou par des collectivités et force est donc de les envisager dans leur intégralité. Les praticiens de la psychologie le savent bien. Il ne leur viendrait pas à l’idée d’utiliser les informations isolées et de construire des argumentaires au seul vu des scores aux tests. Ceux-ci doivent être interprétés en fonction de l’individu, et de sa situation de demandeur d’emploi, par exemple. Cependant, l’approche molaire ne doit pas être confondue avec une attitude globaliste : elle ne doit pas exclure l’analyse des variables en cause, elle exige seulement que toutes soit examinées et prises en comptes simultanément. La notion de molarité va plus loin que l’effort d’exhaustivité dans l’inventaire des variables pertinentes, et ceci sur trois points : (1) L’approche molaire implique que l’individu soit envisagé dans son intégralité, c’est-à-dire que le chercheur tienne compte de l’ensemble des variables pouvant avoir une incidence sur les phénomènes analysés. Ainsi quand on s’intéresse aux effets du bruit, il est nécessaire de recenser les situations dans lesquelles l’individu est exposé (travail, loisirs logements, transports), et notamment les conditions d’exposition. (2) L’approche molaire doit être systématique et intégrer les interactions entre les différentes variables. Il est notamment important de savoir quelles variables représentent des conditions sine qua non et lesquelles sont interchangeables, c’est-à-dire qu’elles peuvent être remplacées par d’autres pour obtenir les mêmes effets. (3) La molarité ne se limite pas aux variables propres à l’individu, elle doit intégrer celles qui caractérisent le milieu extérieur. Tout problème humain met en cause à la fois des facteurs psychologiques, sociaux et environnementaux, et il importe de ne pas les considérer comme les éléments d’un puzzle que l’on assemblerait pour reconstituer le tout, mas comme une unité originale, différente de la somme de ses parties. L’approche molaire consiste à se pencher sur les interactions dynamiques entre ces différents aspects.

La notion de plasticité et l’inscription des conduites dans une durée

25L’idée que l’individu est malléable et susceptible de changer constitue une prémisse au changement d’attitudes et de comportements, thème cher aux psychologues sociaux. La formation et l’apprentissage, la réhabilitation, supposent bien évidemment la plasticité des individus. De même, l’influence sociale, la résistance au changement qui constituent des problématiques de la psychologie sociale générale, se réfèrent implicitement à cette plasticité ou, en l’occurrence, à la rigidité de l’individu. Au-delà des changements dus à une intervention délibérée, la plasticité de l’individu est également un fait quotidien. Elle s’inscrit dans une chronologie dont le laboratoire, par nature, ne peut pas tenir compte, dans la mesure où, au laboratoire, l’individu est saisi anonymement et dans un court instant de son vécu.

26La plasticité des conduites concerne la capacité de réorganisation comportementale en réponse à des modifications extérieures en provenance d’autrui ou du milieu. En ce sens, la plasticité des conduites est au centre des préoccupations d’une psychologie sociale appliquée, dans la mesure où son objet est précisément d’analyser, dans une optique interactionniste, les relations de l’individu avec un contexte particulier. L’adaptation peut être considérée comme le résultat de l’interaction du sujet avec la situation ou le contexte. Elle relève d’un processus complexe d’interactions permanentes, dynamiques et dialectiques entre l’individu et son environnement physique et social. Il s’agit d’un processus dynamique de changement comportemental et/ou cognitif destiné à assurer une congruence entre l’individu et la situation dans laquelle il évolue. On peut par conséquent considérer que l’individu, par ses capacités adaptatives fait preuve de flexibilité. La flexibilité suppose une possibilité de retour à un état initial une fois que les conditions ayant entraîné la nécessité d’une adaptation ne sont plus réunies. C’est bien l’impossibilité de rendre compte de tels phénomènes qui conduit de nombreux psychologues sociaux à abandonner le laboratoire pour le terrain, pour compléter et enrichir les connaissances en psychologie sociale.

27Le fait pour la psychologie sociale appliquée de sortir du laboratoire et de se confronter au terrain, n’implique pas qu’elle renonce à une certaine rigueur scientifique qui seule garantie la confiance dans les résultats obtenus et les savoirs accumulés. Ce n’est pas la méthode expérimentale qui fait la scientificité, c’est la démarche, quels que soient les instruments d’investigation mis en œuvre. Le fait de fonctionner différemment de la psychologie sociale fondamentale, ne veut pas dire que l’une est scientifique et l’autre ne l’est pas. La psychologie appliquée, faut-il le rappeler, est représentée par la plus ancienne association internationale de psychologues fondée en 1920 en France : L’Association Internationale de Psychologie Appliquée (IAAP/ AIPA). Son but est « … d’établir des contacts entre ceux, originaires de pays différents, qui se dévouent à un travail scientifique dans les différents domaines de la psychologie appliquée, et faire progresser l’étude et l’accomplissement de moyens susceptibles de favoriser le développement scientifique et social dans ces domaines ».

28Plusieurs supports internationaux sont spécifiquement consacrés à la psychologie appliquée. Les plus importants insistent tous sur le caractère scientifique des manuscrits sollicités. Ainsi Applied Psychology : An International Review (IAAP) se propose de publier « des résultats de recherches scientifiques dans le domaine de la psychologie appliquée », le Journal of Applied Psychology (APA), accepte des articles concernant des « recherches originales qui contribuent au savoir et à la compréhension dans les différents domaines de la psychologie appliquée. La revue publie des recherches empiriques et théoriques qui intéressent les psychologues faisant de la recherche qui favorise la compréhension des phénomènes psychologiques et comportementaux ». Bien évidemment, les travaux promus par ces institutions et ces supports, ne consistent pas à appliquer des théories élaborées ailleurs, mais bien de générer des connaissances et d’établir de nouvelles théories.

Perspectives

29Ne laissons pas les tenants de l’une ou de l’autre des « psychologies sociales » dicter ce qui est scientifique et ce qui ne l’est pas. Ne laissons pas certains psychologues sociaux expérimentaux croire qu’ils sont les seuls capables de fournir des instruments pour résoudre les problèmes de société. La psychologie sociale ne pourra avoir sa place au sein de la cité que lorsqu’elle aura pris conscience qu’elle a besoin d’une psychologie sociale appliquée. Ce n’est ni en laissant le champ libre aux sociologues, ni en décriant une psychologie sociale appliquée comme étant non scientifique, non pas parce qu’elle fonctionnerait autrement, mais uniquement en raison de son recours à d’autres méthodes que l’expérimentation en laboratoire, que la psychologie sociale pourra utilement occuper le terrain sur lequel elle a des choses originales, intéressantes et opérationnelles à dire [1].

30Loin de nier les apports de la psychologie sociale fondamentale aux problèmes de société, il convient néanmoins de bien connaître les limites de ces applications souvent menées sans vraiment tenir compte du contexte. Les apports de la psychologie fondamentale ne se limitent pas aux savoirs utiles aux praticiens, ils concernent aussi la psychologie appliquée. En effet, les connaissances élaborées par la psychologie fondamentale non seulement guident les pratiques de psychologues sociaux ou autres professionnels dans divers domaines d’application, ils alimentent aussi les analyses de psychologie sociale appliquée en contribuant à formaliser des approches contextualisées aux différents domaines concernés par la discipline. Dans cet ordre d’idées, la recherche-action, quelque peu oubliée, permet certainement de bâtir des ponts entre la psychologie sociale fondamentale et les terrains d’applications et de générer en même temps de nouvelles connaissances. Ainsi les études de Joule (Joule, 2004 ; Joule et Bernard, 2004) visant à sensibiliser les ménages à la protection de l’environnement et à la maîtrise de l’énergie, permettent non seulement de répondre efficacement à la demande en mettant en œuvre des principes dégagés de la recherche fondamentale, mais génèrent aussi des développements théorique en donnant à la cible de la communication un statut d’acteur, correspondant à ce que les auteurs appellent une démarche de communication « engageante » (Joule, Py et Bernard, 2004).

31La psychologie sociale ne peut être utile qu’en étant consciente de ses multiples facettes et de ses capacités d’analyse et de résolution de problèmes de société, en d’autres termes, en oeuvrant à son unicité au-delà de la multiplicité de ses approches et paradigmes.

Notes

  • [*]
    Pour toute correspondance relative à cet article, s’adresser à Gabriel Moser, Laboratoire de psychologie environnementale, Institut de psychologie, 71 avenue Édouard Vaillant, 92774 Boulogne-Billancourt cedex, France ou par courriel à <gabriel.moser@univ-paris5.fr>.
  • [1]
    Michel-Louis Rouquette fait remarquer (Rouquette, 2005, communication orale) qu’à ce sujet l’on ne peut s’empêcher de penser aux relations entre biologie et médecine. Sans aller jusqu’à dire que la psychologie sociale appliquée est à la psychologie sociale fondamentale ce que la médecine est à la biologie,- la médecine n’est pas l’application de la biologie,- on ne pourrait affirmer que la médecine n’est pas « scientifique » alors que seule la biologie le serait.
Français

Résumé

Trois approches qui ont tendance à s’ignorer composent la psychologie sociale : la psychologie sociale fondamentale que certains considèrent seule comme scientifique, et qui construit ses savoirs en se basant essentiellement sur l’expérimentation en laboratoire, la psychologie sociale appliquée ouverte aux problématiques sociales, et qui élabore ses connaissances à travers des recherches portant sur l’individu dans son contexte, et la simple application de savoirs élaborés ailleurs, sans se soucier de la situation particulière dans laquelle ils sont appliqués. La psychologie sociale se doit de répondre à des problèmes sociétaux, non pas en appliquant des recettes, mais en intégrant des savoirs aussi bien issus du laboratoire que du terrain. La psychologie sociale ne peut être utile qu’en œuvrant à son unicité et en tirant profit de la multiplicité de ses approches et paradigmes.

English

Summary

Three approaches which tend to ignore each other compose social psychology: Fundamental social psychology, that some tend to considered the only scientific approach, and which essentially builds his knowledge on laboratory experiments, applied social psychology opened to social problems, and which elaborates its knowledge through research on the individual in their context, and the mere application of knowledge gathered elsewhere, without worrying about the particular situation in which they are applied. Social psychology has to answer to societal problematic by integrating knowledge originating not only from the laboratory but as well from field research. Social psychology can only be useful in taking advantage of the multiplicity of its approaches and paradigms.

Deutsch

Zusammenfassung

Drei Sichtweisen, die die Tendenz haben, sich wechselseitig zu ignorieren, machen die Sozialpsychologie aus: die Sozialpsychologie als Grundlagenforschung, die einige als alleinigen wissenschaftlichen Ansatz betrachten, und die ihre Erkenntnisse essentiell aus Laborexperimenten ableitet, ferner die Angewandte Sozialpsychologie, die offen gegenüber sozialen Problemen ist und die ihre Erkenntnisse auf Grund von Forschungen gewinnt, die sich am Individuum innerhalb seines sozialen Kontextes ausrichtet, und letztlich die simple Anwendung von anderswo irgendwie gewonnenen Erkenntnissen, die ohne sich um die spezifische Situation, innerhalb derer sie angewendet werden, zu kümmern. Die Sozialpsychologie muss auf gesellschaftliche Probleme eine Antwort geben, wobei sie allerdings nicht nur einfach Rezepte anbieten darf, indem sie Erkenntnisse, die sie im Labor wie auch in der Feldforschung gewonnen hat, miteinander integriert. Die Sozialpsychologie kann nur von Nutzen sein, wenn sie sich auf ihre Einzigartigkeit beruft und von der Mannigfaltigkeit ihrer Ansätze und Paradigmen profitiert.

Español

Resumen

Tres enfoques que tienden a ignorarse componen la psicología social: la psicología social fundamental que algunos consideran como la única científica, y que construye su saber esencialmente basándose en la experimentación en laboratorio, la psicología social aplicada abierta a la problemática social, y que elabora sus conocimientos a través de investigaciones centradas en el individuo en su contexto, y la simple aplicación de saberes elaborados en otro lugar, sin preocuparse de la situación particular en la cual son aplicados. La psicología social debe tratar de responder a problemas societales, no aplicando recetas, sino integrando saberes tanto surgidos del laboratorio como del terreno. La psicología social puede ser útil sólo operando sobre su unicidad y sacando provecho de la multiplicidad de sus enfoques y paradigmas.

Italiano

Riassunto

La psicologia sociale è composta da tre approcci, che tendono ad ignorarsi tra loro : la psicologia sociale fondamentale, da taluni considerata come la sola scientifica, e che costruisce i suoi saperi basandosi essenzialmente sulla sperimentazione di laboratorio, la psicologia sociale applicata, aperta alle problematiche sociali, che elabora le sue conoscenze tramite ricerche che considerano l’individuo inserito nel suo contesto, e la semplice applicazione di saperi elaborati in altri ambiti, che non si preoccupa della situazione particolare cui questi saperi sono applicati. E’ responsabilità della psicologia sociale dare risposta a problemi societari, non applicando delle ricette, ma integrando saperi scaturiti sia dal laboratorio sia dai terreni di applicazione. La psicologia sociale non potrà essere utile, se non sforzandosi di dare forma alla sua unicità e prendendo profitto dalla molteplicità dei suoi approcci e dei suoi paradigmi.

Português

Resumo

Há três abordagens que têm tendência a ignorar que compõem a psicologia social: a psicologia social fundamental que certos consideram como sendo a única científica e que constrói os seus saberes fundamentalmente com base na experimentação em laboratório, a psicologia social aplicada aberta às probelmáticas sociais e que elabora os seus conhecimentos através das investigações sobre o indivíduo no seu contexto., e a simples aplicação dos saberes elaborados noutros locais sem se preocupar com a situação particular em que são aplicados. A psicologia social deve responder a estes problemas societais não pela aplicação de receitas, mas integrando saberes de laboratório e de campo. A psicologia social só pode ser útil trabalhando pela unicidade e tirando partido da multiplicidade das suas abordagens e paradigmas.

Références

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Gabriel Moser
Laboratoire de psychologie environnementale, CNRS UMR 8069, Université Paris-Descartes, France
Mis en ligne sur Cairn.info le 28/02/2012
https://doi.org/10.3917/cips.070.0089
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