CAIRN.INFO : Matières à réflexion

La démarche de consensus définissant les besoins fondamentaux de l’enfant en protection de l’enfance [1], portée par un groupe de quinze experts et appuyée sur trente auditions de représentants associatifs, institutionnels et d’experts du champ, a donné lieu à un rapport, remis début 2017 à Laurence Rossignol, alors ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes. Pour approfondir la réflexion au sujet de ce rapport, nous avons choisi d’inviter et de donner la parole à celle qui a été en mission d’appui à la directrice de cette démarche de consensus : Nadège Séverac.

1Conseillère scientifique chargée d’accompagner cette démarche de consensus, je l’ai suivie depuis les intentions à son origine jusqu’à son appropriation sur le terrain. Par la suite, je n’ai pas donné une conférence ou une formation sans montrer un film de cinq minutes de vies de bébé, intitulé « la plasticité cérébrale de l’enfant [2] ». Avec toujours le même constat : cela parle autant aux puéricultrices de pmi qu’aux éducateurs pjj, en passant par les inspecteurs ase et jusqu’aux auteurs de violences conjugales que je sensibilise dans le cadre de stages de prévention de la récidive.

2Pourquoi montrer ce film ? Parce que c’est un support pédagogique qui explique les enjeux qu’il y a à répondre aux besoins fondamentaux de l’enfant. C’est éclairant pour les êtres réflexifs que nous sommes ; mais pas que. Ce film nous montre la réalité du bébé : cet être de petite taille, dépendant de la fiabilité des adultes pour se développer comme un humain. Ce film nous rappelle notre sujet : vivant, vulnérable, en devenir, qui fait appel à notre sensibilité. Sans quoi, nous risquons de passer à côté de l’essentiel.

Les besoins fondamentaux en protection de l’enfance : le retour

3Et il se pourrait que ce soit arrivé, puisque les besoins fondamentaux ont été réaffirmés lors de la dernière réforme de la loi de protection de l’enfant. Réaffirmés car ils figuraient déjà dans la loi de 2007 ; certes après avoir défini que : « La protection de l’enfance a pour but de prévenir les difficultés auxquelles les parents peuvent être confrontés dans l’exercice de leurs responsabilités éducatives, d’accompagner les familles […] ». En 2016, les besoins fondamentaux sont affichés au fronton de la loi [3] : « La protection de l’enfance vise à garantir la prise en compte des besoins fondamentaux de l’enfant, à soutenir son développement physique, affectif, intellectuel et social et à préserver sa santé, sa sécurité, sa moralité et son éducation, dans le respect de ses droits. »

4Le retour des besoins fondamentaux, accolés au développement, traduit une intention chez le législateur. Celle de recentrer l’attention sur l’enfant, pour mobiliser autour de lui, à la fois plus et mieux. La réforme de 2016 est, en effet, issue d’un ensemble de rapports qui dénonçaient le prix du « familialisme à la française » pour les enfants en danger [4]. Tous formulaient des propositions et une demande de repères partagés pour mieux « voir », « ne plus passer à côté » de l’enfant maltraité et avoir une action resserrée, plus ajustée à ses besoins et à sa temporalité spécifiques.

5C’est à cette demande de « vision rapprochée » qu’est venue répondre l’approche par les besoins fondamentaux : par des connaissances repères et un retour au sensible. Dans cette contribution, j’aimerais montrer en quoi cette approche constitue une culture, ce dont j’ai pris la mesure face aux réactions, à la fois de grand intérêt et de grand embarras, des travailleurs sociaux avec qui j’ai partagé des temps de formation. De nos échanges, il ressort que la « culture besoins fondamentaux » pose des questions de compatibilité avec le travail médico/social tel qu’il se pratique aujourd’hui. Parce que le sensible a un prix, notamment en temps, que le manque record de moyens à l’heure actuelle rend difficilement envisageable. Mais aussi parce que le sensible n’a guère la cote dans les cultures métier du sanitaire et du social. La « culture besoins fondamentaux », en remettant la valeur sensible au goût du jour, offre l’opportunité de renouer avec ce qui fonde le sens du travail ; mais au prix d’un certain porte-à-faux avec le contexte actuel. Ce qui pourrait être le signe qu’il est temps de requestionner certains choix.

Énoncer les besoins fondamentaux de l’enfant :

assumer une norme sans normaliser

6La démarche de consensus a abouti à une cartographie identifiant cinq besoins fondamentaux chez l’enfant : besoin de sécurité, d’exploration, de cadre et de limites, d’identité et d’estime de soi. Rien de bien nouveau sous le soleil. Il y avait déjà des théorisations autour des besoins de l’humain, d’Abraham Maslow [5] à Martha Nussbaum [6] ; de même du côté des enfants.

7Ce qu’il y a d’inédit, c’est d’avoir adossé à la réforme de la loi de 2016, un rapport national donnant à voir une anthropologie de l’enfant. Définir des besoins revient en effet à affirmer une anthropologie de l’humain, puisque c’est énoncer ce à quoi cet être peut légitimement aspirer pour vivre avec dignité. C’est donc aussi dessiner une société dans laquelle il devrait pouvoir trouver ressources et moyens pour répondre à ses besoins, c’est-à‑dire une société permettant une « vie bonne ».

8La démarche n’a cependant pas été sans susciter craintes et réticences, exprimées lors des auditions. Certains ont pu juger que cette attention aux besoins de l’enfant, dans une perspective de protection, plutôt qu’à ses droits (d’expression, voire de protestation) manquait d’ambition. D’autres ont dit redouter que ces besoins fondamentaux, une fois nommés, ne deviennent une norme de standardisation, amenant à normaliser les parents, et particulièrement les plus démunis d’entre-eux. La « sur-responsabilisation parentale » reste une forte préoccupation dans notre pays [7], assortie d’un refus de « stigmatisation » des familles [8].

9Pour autant, les connaissances scientifiques récentes confirment ce que les plus anciennes montraient déjà : si tout enfant naît avec un potentiel de développement extraordinaire, il doit se voir garantir certaines conditions de « parentage » pour ne pas perdre ses chances d’apprendre et de se socialiser, bref de grandir [9]. La protection de l’enfance intervient bien en référence à une norme ou plutôt, étant donné la complexité de l’enjeu, à un horizon normatif. C’est d’ailleurs ce qui fait la complexité de la mission, qui est non seulement d’observer les écarts, mais aussi d’établir des seuils de gravité correspondant à différents types d’intervention. La normalisation ne tient pas à l’existence d’une norme, propre à la vie en société et, pour ce qui concerne la protection de l’enfance, à la vie en démocratie, mais à la manière dont s’effectue l’intervention. Quelle est la place laissée aux parents dans l’évaluation de l’écart, dans la définition de ce qui doit changer et dans les moyens d’y arriver ? Autrement dit, comment les mettre en position d’acteurs dans un parcours éventuellement sous contrainte, mais dont ils pourraient tirer du mieux pour leur enfant et donc pour eux-mêmes ? La question n’a pas forcément trouvé de réponse, mais elle est devenue une préoccupation de plus en plus prégnante au fil de ces dernières années.

Neurosciences : une vision renouvelée de l’humain et de la maltraitance

10Avant d’en venir à la manière dont la « culture besoins fondamentaux » pose l’équation entre nécessité de faire changer et place donnée aux parents, se pose la question de la définition de la norme et de l’écart, qui renvoie à nos représentations de la bientraitance et de la maltraitance. Sujet dont les neurosciences affectives [10] permettent une compréhension inédite, en renouvelant notre vision de l’humain. Jusqu’alors, nous en avions une vision assez dualiste : d’un côté, un psychisme volontaire, quoique susceptible de souffrir de perturbations extérieures ; de l’autre, un corps poursuivant sa route, parfois affecté par des maux plus ou moins aléatoires. Et notre vision de la maltraitance restait focalisée sur le dommage au corps (physique ou sexuel), tandis que la détresse suscitée par la violence psychologique ou la négligence était réduite à une souffrance psychique peu préhensible, et en conséquence assez banalisée.

11Mieux connaître l’humain neurobiologique, loin de le réduire à une mécanique, amène au contraire à prendre la mesure de l’importance des émotions comme point de jonction entre corps et esprit. Et permet au passage de renouveler notre vision de la maltraitance en comprenant qu’y compris en l’absence d’impact (physique ou sexuel) sur le corps, exposer un humain à la peur, la colère, la détresse, de manière intense, produit des réactions neurophysiologiques (sécrétion d’« hormones de stress » : cortisol et adrénaline) visant à mobiliser des ressources exceptionnelles pour faire face à l’adversité.

12Produites de manière aiguë et/ou chronique, ces hormones ont un effet toxique sur le corps [11], sans compter que d’autres fonctions essentielles (immunité notamment) sont alors « mises en veille ». Il n’est donc pas nécessaire de frapper ou de violer un humain pour dégrader sa santé, mentale et physique, de manière importante et durable [12]. Il suffit de le confronter régulièrement à des situations où il se sent fortement menacé, où son image de soi est dénigrée, dévalorisée, réduite à pas grand-chose. Bref des situations qui, lorsqu’elles sont reconnues comme « stress au travail » ou « harcèlement », font l’objet de mesures de prévention, de protection, de réparation. À la différence de ce qui se passe en famille, où les représentations idéalisées empêchent de prendre la mesure du nombre réel de ces situations, et de leur gravité.

13Or la plasticité cérébrale de l’enfant le rend bien plus vulnérable que l’adulte à toutes les formes de maltraitance : physique, sexuelle, psychologique, exposition à la violence conjugale et négligence. L’enfant dépend littéralement, pour sa construction neurophysiologique, d’interactions soutenantes avec au moins un humain disponible, fiable et prévisible [13]. L’absence d’interactions humanisantes et/ou l’exposition à la violence sous toutes ses formes a pour effet plusieurs types de dommage. De l’incapacité à établir les connexions neuronales nécessaires à ses acquisitions de base (et ce jusqu’à produire du handicap) ; à l’impossibilité de développer ses fonctions cérébrales complexes, réduisant ses capacités scolaires ; à l’apprentissage de modèles antisociaux ; en passant par le trauma et ses troubles neurovégétatifs. Bref tous les symptômes, auxquels s’ajoutent les stratégies défensives d’enfants qui n’ont connu que l’adversité, qui rendent la prise en charge des enfants protégés si éprouvante.

Prendre en compte les besoins fondamentaux : une injonction, un outil de plus ?

14Si les travailleurs médico/sociaux sont saisis par les neurosciences, c’est parce qu’ils y trouvent des clés d’intelligibilité de ce qu’ils observent au quotidien dans les familles ou dans les lieux d’accueil, mais souvent sans s’autoriser à faire de lien entre les perturbations de l’enfant et ce que font ou ne font pas ses parents. Ils expriment alors des sentiments de soulagement et de confortation, à voir confirmée leur « intuition », toutefois rapidement suivis d’une nouvelle appréhension, ces connaissances montrant aussi clairement la nécessité de protéger réellement les enfants d’interactions parentales qui les amènent à adopter des stratégies incompatibles avec leur développement.

15Vient alors immanquablement la question : « Et nous, qu’est-ce qu’on est censé faire de tout ça ? » Car ils savent que c’est à eux qu’il revient, à partir des connaissances, de tirer les pratiques pour « faire changer » les familles. Ce qui ne va pas de soi. Parce qu’on peut voir ce qui ne va pas, sans pour autant savoir ce qu’il faudrait faire. Avec cette mère inexpressive qui continue à porter son bébé avec la tête ballante. Avec cette victime de violence conjugale qui est retournée une fois de plus au domicile avec ses enfants. Avec cet adolescent apathique qui ne s’éclaire qu’à l’idée de rentrer chez celui qu’on suspecte de l’avoir agressé sexuellement.

16« Faire changer » est une énigme pour les travailleurs médico/sociaux, souvent associée à un doute taraudant quant à « avoir fait ce qu’il fallait », le tout sur fond d’une certaine solitude. Parce que les représentations du travail social mettent en scène un monde où le professionnel (le vrai) sait : mettre ses émotions de côté ; adopter une distance « neutre » avec les usagers ; évaluer le danger ; formuler des préconisations ; prendre en charge, et rédiger des notes, des rapports, des projets, des contrats. Ce professionnel-là vit dans un monde « objectif » et sans énigme, où il suffit de poser un regard extérieur sur les choses pour voir ce qui ne va pas et faire ce qu’il faut.

17Lorsqu’on les écoute, ce que les travailleurs sociaux décrivent est assez loin des représentations de « l’hyperprofessionnel » bureaucrate qu’on leur renvoie. Ils racontent un monde où il n’est pas si facile de voir. Où on ressent que « quelque chose cloche », mais où on n’est jamais sûr. Où on dit les choses à des parents ou des jeunes, en espérant qu’ils « prennent conscience ». Où, si les choses changent, c’est dans une temporalité et d’une manière qui ne rend pas évident d’y voir un résultat de ce qu’on a fait. Et où les émotions ne sont pas censées avoir de place, alors qu’elles sont la matière première de leur réalité.

18Si les besoins fondamentaux sont un outil de plus, assorti d’une énième injonction, on peut comprendre que la demande sur ce qu’ils sont « censés faire » soit tendue. Car responsables, ils le sont déjà, de ce qu’ils peuvent faire, ou pas ; et même de ce que les familles parviennent à faire, ou pas. Faute de pouvoir être des « hyper professionnels », les travailleurs sociaux se sentent « hyper responsables » de leur monde d’incertitudes.

L’approche par les besoins fondamentaux, une culture de l’engagement

19La philosophie de l’approche par les besoins fondamentaux [14] n’est pas celle de l’« hyper professionnalisation ». Car autant le danger peut s’évaluer avec une certaine extériorité, qui permet de voir ce qui ne va pas, de recueillir les explications qu’en ont les membres de la famille et de tout mettre à plat par écrit. Autant discerner des « besoins » nécessite de se rendre sensible. À l’enfant qui s’exprime pendant longtemps sans verbe. Et aux parents dont on considère qu’ils ne sont pas assez sensibles aux besoins de leur enfant. L’approche par les besoins ne peut pas se pratiquer avec une « distance neutre », sauf à se limiter à l’inventaire des écarts des parents et des symptômes de l’enfant. Elle s’appuie sur des observations concrètes de désaccordage entre enfant et parent, dans lesquelles l’intervenant engage sa sensibilité, c’est-à‑dire sa capacité à voir, mais surtout à ressentir et mettre du sens sur ce qui peut se passer. Autrement dit, l’intervenant prête aux familles ce qui leur manque pour les aider à percevoir et faire autrement.

20Pour autant, l’intervention ne consiste pas à expliquer le pourquoi de ce qui ne va pas, mais à comprendre comment, en rentrant dans le jeu des interactions de la famille. Que l’enfant soit agité, que l’adolescent ait déserté les cours, que madame subisse des violences, ou que monsieur soulève le petit par le cou, s’intéresser à ce qui se passe pour l’enfant et les parents dans cette scène difficile et souvent répétitive, amène à leur demander qui est où, qui fait et dit quoi, qu’est-ce que chacun ressent ?

21Poser ces questions, au besoin en s’appuyant sur des Playmobil® et des émoticones [15], c’est proposer à chacun de montrer comment il se voit, comment il voit les autres et d’exprimer son ressenti. C’est une expérience simple, mais qui met la famille en mouvement parce qu’elle ne repose pas tant sur un discours ou une analyse renvoyant aux représentations des uns et des autres, que sur une succession de petits décalages dans le fonctionnement des interactions familiales.

22Premier décalage, le fait de revenir sur une scène que d’habitude, on préfère oublier, pour que chacun puisse dire ce qu’il a vécu et entendre les autres. Un deuxième décalage se joue dans le fait de se pencher sur les émotions – souvent perçues comme des états à peine déchiffrables mais parfois envahissants – ce qui permet des petites découvertes : que nos émotions peuvent nous amener à adopter des stratégies à la fois peu compréhensibles et agressantes pour autrui. Ou que la connaissance des émotions de l’autre peut nous mettre en empathie avec lui. Et surtout que nos émotions disent quelque chose du besoin que l’on recherche à satisfaire dans l’interaction. Troisième décalage : identifier et accepter les émotions, plutôt que de les réprimer ou de s’y abandonner sans garde-fou, permet à chacun de se resensibiliser, et aux adultes d’être plus au clair sur leurs intentions en tant que parents. Partant de là (quatrième décalage), ils peuvent projeter la manière dont ils souhaiteraient que ça se passe. L’idée n’est pas celle d’une résolution magique, mais plutôt, à partir de leur scénario, de voir avec eux quels petits changements simples et concrets permettraient de s’en rapprocher [16]. Y compris en allant voir (cinquième décalage) là où ça se passe mieux, pour pouvoir transférer les stratégies et/ou les soutiens qui marchent (les fameuses « ressources » ou « facteurs de protection »).

Les travailleurs médico/sociaux : des professionnels du sensible

23Ce cheminement, modeste et un peu inattendu, a pour intérêt de proposer aux familles, qui sont, pour des raisons sociales et de trajectoires de vie, les moins familières avec le discours, a fortiori analytique, une approche accessible. Mais aussi, en restant sur un territoire familier, celui des gestes du quotidien, de mettre le mouvement du côté des familles, dans une perspective d’empowerment, de rendre acteur.

24Engager ce type de dynamique exige un positionnement professionnel, quand bien même il peut sembler décalé. En effet, plutôt que d’être essentiellement basée sur un savoir dont la famille devrait « prendre conscience », l’intervention passe par une expérience, qui par définition échappe à la maîtrise. Et c’est bien parce que l’intervenant ne sait pas tout, mais qu’il y a un peu de jeu, que la famille peut s’emparer de quelque chose. Ouvrir un tel espace relève bien d’une expertise professionnelle, qui consiste à s’engager avec la famille pour rechercher comment faire autrement. Cela passe, primo, par un maniement expert de l’empathie, permettant à la fois de comprendre les ressentis des différents membres de la famille, et de les faire cheminer vers un rapprochement de la prise en compte des besoins fondamentaux de l’enfant [17].

25Cela implique secundo, de conserver à l’esprit une référence très claire à la loi, civile et pénale, qui fonde le cadre de l’intervention en protection de l’enfance. Proposer à une famille d’expérimenter un mouvement de changement ne peut s’envisager sans l’informer que la violence est interdite parce qu’elle attaque l’intégrité de chacun. Rappeler ces limites, c’est mettre les parents devant le choix de s’y tenir, en cherchant des stratégies alternatives à la violence ; ou d’en assumer les conséquences. Cela suppose enfin, tertio, de ne pas perdre de vue le fait que du mouvement obtenu, si ténu soit-il, doit résulter du mieux en matière de développement pour l’enfant ; et sinon, d’assumer que c’est là une priorité justifiant le passage à une forme d’intervention qui le rende possible.

L’approche par les besoins fondamentaux : qui paiera le prix de la sensibilité ?

26Reste que mettre en pratique la « culture besoins fondamentaux » exige certaines conditions. Du temps, pour soutenir une intensité et une continuité d’intervention qui fasse cadre pour des familles affectées par des problématiques souvent multiples et lourdes. Aujourd’hui, juges des enfants et travailleurs médico-sociaux dénoncent publiquement le manque de places et de professionnels. Mais ce niveau critique ne saurait faire oublier que le sous-dimensionnement du dispositif est structurel. L’insuffisance des moyens engagés en prévention, les délais d’attente pour la mise en place d’une action éducative en milieu ouvert (aemo), la faible fréquence des visites à domicile (au mieux d’une toutes les trois semaines) ou le manque de places pour l’accueil physique des enfants ne sont pas des faits nouveaux.

27La question financière est décisive, mais elle n’est pas la seule. Celle des finalités du travail médico-social et des savoir-faire professionnels nécessite également d’être soulevée. En témoignent l’intérêt, mais aussi l’embarras des professionnels à l’idée d’entrer autant dans le détail de la vie et des émotions des familles, y compris dans les situations de violence ou de négligence. « Faire intrusion dans l’intime », « stigmatiser », « revictimiser », susciter des émotions de tristesse ou de colère, sont autant de craintes qui interrogent la formation professionnelle. Aujourd’hui, les savoirs techniques, sanitaires ou sociaux, renvoient à la maîtrise d’actes à accomplir dans un paysage professionnel complexe, au détriment des savoir-faire relationnels. Or on peut être une excellente puéricultrice de pmi, capable d’observation très fine des compétences et des perturbations manifestées par un jeune enfant, avoir l’intuition que la violence conjugale y est pour quelque chose et rester interdite à l’idée de l’aborder avec les parents.

28L’idée n’est donc pas tant de faire plus de la même chose, en rajoutant des savoirs, que de former autrement qu’à partir d’une représentation où maîtrise technique et distance relationnelle apparaissent comme des garanties de qualité. Elles le sont certes dans des organisations du travail de plus en plus bureaucratisées. Mais est-ce que le fait de renseigner en détail l’histoire, les domaines de vie et l’écosystème d’une famille dans un référentiel apporte une plus-value à la hauteur du temps investi ? Est-ce que passer quinze heures, ne serait-ce que pour préparer un « projet pour l’enfant » permet une meilleure association de l’enfant, de sa famille ? Une meilleure coordination autour de l’enfant ? Pas si sûr, si le formalisme l’emporte sur le sensible, et finalement sur le sens.

29Ce qui est sûr, c’est que des équilibres sont à rechercher, dans la mesure où les travailleurs médico/sociaux ne peuvent pas tout faire : porter une charge bureaucratique croissante et s’engager dans une attention aux besoins fondamentaux de l’enfant. Mettre en jeu sa sensibilité, au service de familles souffrant de maux divers, souvent confuses et instables, violentes ou éteintes, où l’état des enfants empire sans pouvoir trouver de levier d’action, a un prix qui doit être reconnu. Les travailleurs médico/sociaux ne peuvent pas payer de leur personne indéfiniment sans adopter des stratégies défensives, d’agressivité ou d’indifférence [18]. Reconnaître le prix du sensible implique qu’eux aussi puissent compter sur des humains qui veillent à leurs besoins. Sur le soutien de leur hiérarchie. Sur des espaces où ils puissent souffler et reconnaître le travail fait et bien fait. Et où ils puissent aussi délibérer collectivement sur ce qui est acceptable par rapport à ce qui ne l’est pas, pour retrouver un cap dans des situations de travail qui s’écartent parfois jusqu’à l’inimaginable de la « vie normale ». Des espaces où ils puissent exprimer leurs émotions face à quelqu’un qui prenne la mesure de ce qu’ils traversent ; et les aide à y trouver des ressources, plutôt qu’un risque « de se laisser emporter ».

30Ce que la « culture besoins fondamentaux » montre, c’est que la sensibilité ne peut pas s’engager au bénéfice de certains et pas d’autres. Le choix est donc soit de continuer à s’en tenir aux mots. Soit de reconnaître les besoins de tous, d’en considérer la valeur et d’y mettre le prix.

Notes

  • [1]
    https://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/174000173/index.shtml#book_sommaire
  • [2]
    https://www.youtube.com/watch?v=pnF21M30U_U
  • [3]
    Loi n° 2016-297 du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfant, article 1.
  • [4]
    Rapport d’information de M. Dini et M. Meunier, fait au nom de la commission des affaires sociales n° 655, 25 juin 2014.
  • [5]
    A. Maslow, Toward a psychology of being, Princeton, nj, us, D. Van Nostrand, 1962.
  • [6]
    M.C. Nussbaum, Capabilités. Comment créer les conditions d’un monde plus juste ?, Paris, Flammarion, 2012.
  • [7]
    C. Martin (sous la direction de), « Être un bon parent », Une injonction contemporaine, Rennes, Presses de l’ehesp, 2014.
  • [8]
    https://www.gynger.fr/2007-2016-les-maltraitances-eclipsees/
  • [9]
    V. L. Gadsden, M. Ford, H. Breiner, Parenting Matters. Supporting Parents of children ages 0-8, Washington DC, The National Academies Press, 2016.
  • [10]
    C. Gueguen, Pour une enfance heureuse : repenser l’éducation à la lumière des dernières découvertes sur le cerveau, Paris, Pocket, 2015.
  • [11]
    https://developingchild.harvard.edu/science/key-concepts/toxic-stress/
  • [12]
    V. J. Felitti, R. F. Anda et coll., « Relationship of childhood abuse and household dysfunction to many of the leading causes of death in adults: The adverse Childhood Experiences (ace) Study », American Journal of Preventive Medicine, 14 (4), 1998, p. 245-258.
  • [13]
    Selon les termes de la théorie de l’attachement qui reste d’actualité, J. Bowlby, Attachement et perte, Paris, Puf, 1978.
  • [14]
    Au Royaume-Uni, au Canada ou en Italie, cette approche ne renvoie pas à une cartographie mais à une posture, adossée à un outil, le common assesment framework.
  • [15]
    Les publics qui ont des difficultés à mentaliser peuvent accéder plus aisément à leur intériorité en l’extériorisant sur des supports.
  • [16]
    La projection se pratique également dans l’approche par les compétences des familles, G. Hardy (sous la direction de), S’il te plaît, ne m’aide pas !, Toulouse, érès, 2006.
  • [17]
    Car si l’empathie permet de comprendre les émotions de l’autre en se mettant à sa place, c’est toujours en conservant la capacité à distinguer entre-soi et l’autre, J. Decety, « Naturaliser l’empathie » [Empathy naturalized], L’encéphale, n° 28, 2002, p. 9-20.
  • [18]
    M. Gabel, M. Lamour, Enfants en danger, professionnels en souffrance, Toulouse, érès, 2011.
Nadège Séverac
Sociologue consultante spécialisée dans les maltraitances intrafamiliales, chercheure associée au cerlis.
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/01/2020
https://doi.org/10.3917/lcd.076.0031
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