CAIRN.INFO : Matières à réflexion
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Maquette du satellite de télécommunications Telstar, 1960.
© Photothèque du Musée des Arts et métiers, Paris

1Les nouvelles technologies accroissent les potentialités offensives de l’information sous toutes ses formes (d’une image à un virus informatique). À l’heure de l’infoguerre militaire, économique ou militante, la médiologie ne doit pas seulement étudier le rapport entre nos représentations et nos instruments, mais faire la part de nos affrontements et penser la trilogie : communication, technique, violence. Mondialiser, normaliser, c’est conquérir des territoires, formés d’espaces physiques et symboliques. Pas de conquête sans bataille.

2Contrôler des zones ou des têtes se fait rarement en douceur. Les mêmes flux de marchandises, images, données, messages couvrent la Terre, reçus, traités, conservés partout de même manière… Pour les chantres de la globalisation, c’est un facteur d’unification. Pour eux, le marché est pacifique par essence, la communication s’oppose à la violence et le partage de biens, savoirs ou affects grâce aux technologies de l’information offre le meilleur antidote au conflit. Ne devraient subsister, à suivre cette logique, que des affrontements marginaux : entre quelques tribus archaïques, ou encore l’opposition politique au processus de la mondialisation. Histoires de talibans ou de paysans, de barbarie et de retards.

3Or, à l’heure où les généraux veulent zéro mort, où les virus proclament « I love you » et où les experts militaires US parlent de softpower et de netwar, il se pourrait que l’expansion des technologies douces s’accompagne de conflits durs. Des conflits ayant l’information pour arme, pour enjeu et pour objectif. La guerre, degré suprême du conflit, en fournit des exemples, mais ce ne sont pas les seuls. Ou plutôt, la forme canonique de la guerre – entendue comme affrontement durable et armé entre groupes entraînant mort d’homme – est remise en cause, tandis que prolifèrent diverses formes de lutte mobilisant les technologies de l’information, pour assurer une domination ou provoquer un dommage.

La dimension stratégique

4Tout cela concerne la médiologie. Ce que nous croyons et comment nous le partageons renvoie à comment nous luttons. La stratégie, dialectique des intelligences employant des forces pour résoudre leurs conflits, éclaire les rapports entre le symbolique et le technique. D’un concile qui décide si les images sont des supports licites de la dévotion, jusqu’à la piraterie informatique, toute décision qui mobilise des moyens de transmission, parallèlement ou à la place de moyens de contrainte et de destruction, est une décision stratégique. Pour connaître le croire, il faut, disait Régis Debray dès le Cours de médiologie générale, étudier la « balistique des messages ». Soit une idée dont la vocation est de conquérir des têtes : en fonction de quelle configuration du terrain et avec quelle logistique, dans quelle médiasphère, progressera-t-elle et comment se modifiera-t-elle ? Comment les doctrines gagnent-elles leurs batailles ? Cette finalité pragmatique – agir sur les hommes – requiert des techniques – agir sur des choses –, mais aussi des décisions stratégiques : il faut lutter contre d’autres dispositifs et concurrences.

5Tout processus de transmission suppose donc une part de lutte. Il s’agit de vaincre la distance, tel est le domaine de la communication ; il s’agit de vaincre le temps, et cela définit la transmission, mais il s’agit aussi de vaincre des résistances, et là commence le domaine de la propagation. Au premier rang, des résistances mentales que Régis Debray désigne dans Transmettre comme « l’adversité de l’Univers social ». Des groupes s’opposent et se définissent par l’affrontement entre leurs représentations mentales autant que par les procédures techniques par lesquelles ils transportent, transmettent et transforment leurs biens symboliques.

6Notre propos n’est pas de dénoncer les moyens de communication comme vecteurs de domination. On les accuse depuis quelques décennies d’imposer un même rythme, un même espace mental, une même mémoire et une même amnésie, de mêmes préoccupations, de mêmes catégories mentales, bref de produire un même type humain. Certes ! Mais ce qui nous intéresse ici est non la violence que la technique fait aux hommes mais celle que les hommes font aux hommes via la technique.

7Pour simplifier, nous distinguerons quatre catégories dans l’agonistique des outils de transmissions. Pour rester dans le registre guerrier, quatre arts martiaux que requéraient déjà les formes les plus archaïques de guerre. Nous les nommerons art de voir (au sens large d’acquérir une information vraie sur l’environnement, l’ennemi ou la proie), art de cacher (donc de se camoufler, de se rendre invisible, de conserver ses secrets et de surprendre), art de tromper (donc d’induire l’adversaire en erreur pour l’amener à des décisions erronées ou l’affaiblir moralement) et enfin art d’apparaître (produire des signes et des signaux) ou de proclamer.

Proclamer et surveiller

8L’art de proclamer consiste à faire connaître et partager aux autres des convictions dont il importe moins qu’elles soient vraies que répandues. Que les techniques de communication lui aient donné une amplitude nouvelle et que l’on se batte autant avec des mots et des images qu’avec des fusils n’est pas une découverte. Au contraire, les premiers travaux sur les médias naissent d’une inquiétude face à leur usage militant ou militaire. L’étude de la propagande inaugure une problématique du pouvoir que nous n’avons pas fini de ressasser. Elle est largement inspirée du modèle de la langue. Bons et mauvais messages sont jugés, tels des discours, sur le critère de vérité ou véracité. Ils sont plus ou moins conformes à la réalité et plus ou moins affectés d’un coefficient de déformation. La cause en serait l’intention manipulatrice ou l’illusion idéologique (au sens où l’idéologie serait une vision partielle et inversée du réel). La critique s’en prend aussi à leurs sophistiques : figures destinées à convaincre par la disposition des arguments (ou des images) et à amener insidieusement à une conclusion truquée. Enfin, ces messages sont souvent aussi crédités d’un pouvoir de susciter des passions, d’une influence sur nos affects (reprise d’un antique procès de l’image). Bref, qu’ils soient coupables de déformation, de persuasion ou d’incitation, leur danger se mesure au nombre de partisans (ou de contaminés) qu’ils produisent.

9À cette trilogie un peu simplificatrice, il y a bien des objections. Les sciences de l’information et de la communication insistent sur les résistances et interprétations des récepteurs, sur les contre-effets de la technique, sur la complexité de ses interactions avec le milieu humain. Pour leur part, les médiologues doutent que la technique soit un simple multiplicateur des effets des messages, et croient qu’elle en détermine et contenu et autorité et efficace. Il y a donc une « friction » de la communication (comparable à la « friction de la guerre » dont parle Clausewitz : l’élément d’imprévisibilité qui limite tout plan de guerre), ce qui ne rend pas pour autant désuète l’étude de l’intention stratégique.

10De récents conflits nous ont démontré que l’usage massif de l’arme de l’information n’a pas disparu avec la guerre froide, mais qu’il prend des caractères nouveaux. Le premier est le renversement de la valeur symbolique de la force et de la faiblesse, le rapport de la violence victorieuse et de la violence subie. Tout change, de la guerre du Vietnam (perdue parce que les Américains voyaient les victimes qu’ils faisaient et celles de leurs propres rangs) à la guerre du Kosovo, exhibition des bonnes victimes civiles, en passant par la guerre du Golfe, où règne l’obsession de cacher la guerre et la mort.

11Certes, depuis toujours, on a diabolisé l’adversaire en l’accusant d’inhumanité. Les récentes stratégies médiatiques traduisent pourtant une évolution cruciale : une crise de la violence légitime, le refus que Léviathan prélève son impôt de sang, ou peut-être une hypocrisie de la puissance dominante qui ne se justifie que par le refus de la force. Le sort d’une guerre dépend de ce qui en est visible : des petites filles sous le napalm et des boys dans des sacs à viande, des tracés de Scud et pas de dégâts collatéraux, un enfant qui meurt, des réfugiés ou des guerriers. Pour gagner, il s’agit moins de produire du faux que du présentable et du représentable. Moins d’inciter par des fictions exaltantes que d’émouvoir par l’agencement du réel. La guerre était l’art de faire beaucoup de morts, ce dont on se félicitait dans des déclarations, des commémorations, des monuments et des tableaux, elle devient l’art de ne pas faire de victimes visibles et de faire voir les bonnes victimes.

12Seconde remarque : les stratèges rendent hommage à la puissance des médias. Mieux : la doctrine militaire, notamment française, intègre désormais les opérations de légitimation du conflit. C’est ce que le général Francart appelle « la guerre du sens ». Ainsi, lors d’un séminaire de l’Otan en Bosnie en 1997, les participants affirmèrent avec le plus grand sérieux qu’un des moyens les plus efficaces de contrer Karadzic serait de diffuser Alerte à Malibu. Le vieux modèle de la guerre psychologique qui rallie les populations par des tracts rassurants est caduc. À sa place, s’impose l’idée de la recherche de l’adhésion de l’opinion par le contrôle de ce qui est visible. Ce contrôle devient une donnée première de la décision militaire et plus seulement un problème politique. Pour le dire autrement : l’affaiblissement du politique comme instance désignant l’objet légitime de la violence armée suscite une paradoxale militarisation du médiatique.

13Intervient aussi ce que nous avons appelé l’art de voir. Le rêve de tout stratège – dissiper à son profit le brouillard de la guerre – paraît sur le point de se réaliser par la conjonction des moyens d’observation (satellites, drones, avions-caméras…), d’interception (surprendre toute communication sur Internet, par téléphone, etc.) et enfin d’outils de transmission et de calcul qui permettent une gestion des opérations depuis une lointaine chambre de guerre. Le général omniscient n’ignore rien de l’adversaire ; après cela, la frappe ultra précise devient une formalité, simple répétition d’un exercice de simulation virtuelle : elle se résume en la direction d’armes intelligentes tombant du ciel. Elles produisent le maximum d’effets désorganisateurs sur les choses et le minimum de victimes susceptibles de passer au J.T. Le doigt de Dieu punit ce qu’a vu l’œil de Dieu. Demain, disent les stratèges, « l’intelligence absolue » des puissances dotées de haute technologie dissuadera les États voyous, constamment surveillés, dès qu’ils auront formé le projet de troubler la paix mondiale. La surveillance, c’est la paix.

14Quand le territoire devient aussi lisible que la carte, quand voir c’est vaincre, les technologies de l’information et de la communication prédominent sur celles de la destruction. Ce renversement est typique de nos sociétés du contrôle à distance : l’information n’est plus au service de la force, elle devient la puissance même. L’abolition au profit d’un seul camp des notions de distance, front, arrière, territoire à protéger, la réduction de la guerre à un problème technique de données et réseaux en temps réel, l’oubli du sanguinolent et imprévisible facteur humain, tout cela constitue ce qu’il est convenu d’appeler R.A.M., « révolution dans les affaires militaires ».

15Où passe la séparation entre appareillage militaire d’observation et outils civils, dits pudiquement d’intelligence ? Difficile à dire ! La récente affaire Échelon, qui vient d’être discutée au Parlement, nous montre comment des moyens de guerre froide sont réutilisés au service de la stratégie géo-économique. Le concept global de guerre de l’information, l’information warfare des Anglo-Saxons, est typique : le conflit, militaire, politique ou économique, consisterait en production, maîtrise ou altération de données, vraie source de pouvoir. Du coup, s’efface la distinction entre l’hostilité propre à la relation politique et la concurrence pour l’acquisition de biens rares, qui était supposée caractériser l’économie. Échelon est au départ un système d’interception des transmissions hertziennes mis en place en 1948 par quatre pays anglo-saxons et contrôlé par la National Security Agency américaine. Au fil du temps, Échelon est devenu une machine d’espionnage industriel, tournée en particulier contre les économies européennes. Sa puissance se mesure en dizaines de satellites captant conversations téléphoniques, surtout celles qui sont relayées par le système Intelsat, courriers électroniques, télex et autres. Elle est complétée par sa souplesse et sa capacité de reconnaissance vocale et d’analyse sémantique des millions de messages interceptés pour y déceler des mots-clefs.

16Sans céder au fantasme orwellien, on peut donc dire que la montée du système panoptique à l’échelle de la planète modifie les données de l’affrontement. À la guerre, surveiller, c’est punir, en économie, surveiller, c’est gagner. Et cela ne consiste pas seulement à espionner ou surprendre l’adversaire ou le concurrent.

Tromper et cacher

17Car le troisième art, celui de faire dommage via l’information prospère également. Il fut beaucoup question pendant la guerre froide d’intoxication qui vise directement à altérer la perception adverse de la réalité et de désinformation qui consiste plutôt à le déstabiliser via des sources apparemment neutres, en influençant ses alliés ou l’opinion publique. La multiplication des moyens d’information et l’impossibilité théorique de contrôler le réseau sans frontière d’Internet n’ont pas aboli ces pratiques. En particulier, la Toile semble favoriser la prolifération de la rumeur électronique à laquelle la facilité d’émission et la vitesse de circulation des informations donnent une amplitude nouvelle.

18Les objectifs changent aussi : à la lutte entre deux camps se substitue l’agression tous azimuts menée contre des États ou des entreprises. Une guerre privée de l’information aux motivations économiques, idéologiques, voire délictueuses ou ludiques contribue ainsi à un état d’anarchie informationnelle. Elle repose sur des formes inédites d’attaque où il s’agit moins de faire croire un mensonge à un décideur ou à une opinion, bref moins de leurrer un cerveau humain, que de paralyser un cerveau électronique ou de plonger un système dans le chaos. Une panoplie toujours renouvelée de moyens de désorganisation, virus, bombes logiques, utilisables de loin et quasiment sans risque, se trouve ainsi à la disposition de tout pirate informatique. En même temps, les spécialistes du Pentagone imaginent de nouvelles façons de paralyser un pays entier en rendant ses systèmes de communication aveugles, amnésiques ou délirants. Le chaos remplacerait la bataille, l’entropie informationnelle la chair à canon, et la guerre s’exerçant sur les informations et non sur les corps deviendrait enfin le prolongement de la technique par d’autres moyens.

19La fragilité du monde virtuel réside justement dans le fait qu’il est mondial, normalisé, interconnecté, instantané, accessible à tous, etc., et cette relation suscite de nouvelles stratégies du faible au fort ou du fort au faible, dont nous voyons seulement les premières manifestations.

20Le dernier art, celui de la dissimulation, prend de nouvelles dimensions pour les mêmes raisons. Plusieurs facteurs jouent en ce sens. La durabilité de l’information, sa désirabilité, sa disponibilité, sa dangerosité. Sa durabilité : plus nous confions de tâches ou d’archives à des machines, plus tout ce que nous faisons, par connexion, transaction ou déplacement, devient traçable, mémorisable dans des bases de données. Sa désirabilité : elle est liée à la valeur marchande de ces données, parfois banales en elles-mêmes, mais significatives et précieuses lorsqu’on les conjugue à d’autre. Sa disponibilité : il n’est plus besoin de briser des coffres ou d’employer une pléiade d’espions pour violer des secrets à l’heure d’Internet. Sa vulnérabilité : elle résulte de la facilité de propagation des informations confidentielles. Sa dangerosité : la possibilité d’altérer des données ou d’effectuer des opérations nuisibles en brisant un code ou en empruntant une identité. Autant de raisons de contrôler l’accès à l’information. Le résultat est une spectaculaire prolifération du secret : millions de documents classés secrets (6 millions aux USA), fichiers de millions de données confidentielles qu’il faut protéger contre Big Brother, contre la délinquance high-tech. Gérer le droit de savoir ou de cacher va peut-être devenir la véritable forme du pouvoir dans nos sociétés que l’on dit de communication et qui seront aussi des sociétés du secret.

21Le conflit à l’ère numérique prend des caractères inédits dont certains semblent contredire sa définition traditionnelle. Nous sommes habitués à l’idée que le conflit éclate, qu’il a un début et une fin, mais aussi que c’est un processus de simplification d’un antagonisme qui trouve sa solution dans une victoire ou une négociation. Nous sommes surtout habitués à distinguer des catégories séparées de conflit, caractéristiques d’un domaine de l’existence sociale : politique, socio-économique, sphère privée.

22À travers toutes ses dimensions de bien immatériel, mémorisable, inscriptible et reproductible, l’information, via son acquisition, son altération ou sa diffusion sert à infliger un dommage ou procurer un avantage contre le gré de l’autre. Ces conflits d’un nouveau type brouillent nos repères, produisent des types mixtes. Le trait le plus notable est que les affrontements ne se déroulent pas seulement sur un plan horizontal (État contre État, particuliers contre particuliers) mais « diagonalement » : moyens étatiques, voire militaires, contre entreprises, citoyens contre État ou entités économiques, etc., quelques distinctions traditionnelles sur le rôle du politique se trouvant ainsi remises en cause.

23Du coup, s’ouvre un nouvel espace pour nos études : les rapports entre violence, communication et technique, à l’intersection des rapports stratégiques, des conditions économico-techniques et des réalités symboliques que sont nos conceptions et croyances. La médiologie pourrait bien se faire un peu polémologie.

François-Bernard Huyghe
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Mis en ligne sur Cairn.info le 09/03/2013
https://doi.org/10.3917/cdm.011.0117
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