CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1«Une révolution radicale semble être sur le point de se produire dans l’éclairage de la voie publique à Paris, écrit Haussmann en 1890 : la substitution de la lumière électrique à celle du gaz. Sous mon administration, les essais de lumière, oxhydrique, magnésienne, électrique, même faits par les industriels, n’avaient aucune chance d’aboutir à un pareil résultat mais aujourd’hui, l’Administration se montre disposée à le subir et je le regrette. En effet, la lumière électrique, dont le ton blafard, lunaire, est déplaisant, et dont l’éclat blesse ou fatigue la vue émane de foyers intensifs ...

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Man Ray, Électricité, rayogramme, 1931
© ADAGP.

2Le système Edison cherche le progrès au rebours du système Lavoisier et pour ce motif, je ne saurais désirer son adoption. Je crois, du reste, qu’à part son inventeur, ses propagateurs et les fabricants d’appareils, il n’aura d’adhérents, au bout d’un certain délai, que les oculistes et les opticiens » [1].

3L’ancien préfet de Paris, mauvais prophète, exprime une des rares dissonances dans le concert de louanges qui salue la nouveauté …

Énergies et réseaux

4Au-delà de l’aventure technologique (pas encore achevée à notre époque où un milliard et demi d’hommes n’ont pas accès à l’électricité), l’équation électricité plus lumière marque aussi une rencontre symbolique. La lumière fut longtemps inexplicable en son principe (produit de la vision, variété de l’élément feu dans l’Antiquité, faite de rayons, de vibrations ou de corpuscules selon que l’on suit Kepler, Descartes ou Newton, onde ou champ électromagnétique au XIXe, etc.) ; elle se prête aux métaphores que l’on sait. Mais l’électricité (atomes pénétrants pour Démocrite, fluide unique ou double au XVIIe siècle, courant dynamique susceptible d’être stocké dans une pile après Volta, phénomène électromagnétique au XIXe, se propageant peut-être dans l’éther …) ne déroute pas moins les catégories de la pensée et stimule tout autant l’imaginaire. Ses propriétés sont étranges (être intangible, mais se stocker – du moins en petite quantité –, être partout, circuler et rester invisible). Enfin et surtout, liée à la modernité, la « fée Électricité », stimule le goût des anticipations et utopies. L’allégorie de la lumière électrique éclairant le monde des rayons du Progrès et de l’Industrie n’est que l’annonce d’une frénésie prédictive sans égal.

5Certes, toute invention, télégraphe, train, cinéma, fut saluée par les cris enthousiastes des amis du genre humain. Ils en attendaient généralement l’apaisement des m œurs et le triomphe de l’esprit. En chacune de ces trouvailles, ils voyaient une promesse. L’invention accroîtrait une faculté de notre espèce (produire, se déplacer, se parler, imiter la réalité) et la porterait à un degré supérieur (plus vite, plus loin, à distance, pour plus longtemps, avec plus de réalisme, etc.). Débarrassés d’une contrainte ou d’une limitation (ignorance, difficulté de communiquer, assujettissement à un territoire restreint), les hommes allaient traduire en liberté spirituelle l’autonomie matérielle ainsi conquise. Ce processus ne pouvait que rapprocher la famille humaine [2].

6Mais avec l’électricité, la futuromanie prend une tout autre ampleur. Car l’électricité est une énergie, elle-même résultant d’autres énergies, et susceptible de produire chaleur, mouvement et lumière, donc d’autoriser une multitude d’usages. Les prospectivistes décrivant le XXe siècle qui va s’ouvrir, anticipent ainsi des effets structurels de l’électricité (circulant par des réseaux, disponible partout, elle semble contredire le principe de centralisation, de massification et de hiérarchie qui caractérisait la société industrielle première manière) mais ils attendent aussi des effets pratiques. Donc de nouvelles machines, de nouvelles inventions, de nouveaux moyens de production, circulation communication distraction, etc., et, en un second temps, des pratiques inédites et des effets culturels encore inconnus.

Les courants du Progrès

7L’électricité apparaît d’abord comme une solution à la crise de l’énergie, thème d’époque. Charbon et pétrole risquent de s’épuiser, dit-on. Dès 1877, Jules Verne traduit cette inquiétude dans les Indes noires : « La houille manquera un jour, cela est certain. Un chômage forcé s’imposera donc aux machines du monde entier, si quelque nouveau combustible ne remplace pas le charbon. À une époque plus ou moins reculée, il n’y aura plus de gisements carbonifères, si ce n’est ceux qu’une éternelle couche de glace recouvre au Groenland, aux environs de la mer de Baffin, et dont l’exploitation est à peu près impossible. C’est le sort inévitable ». Le pétrole ? une énergie secondaire. C’est l’électricité qui a le plus de partisans.

8En 1900, le journaliste américain John Watkins consulte quelques-uns des plus grands esprits de son temps pour décrire le siècle à venir aux lectrices du Ladies Home Journal. Il conclut au remplacement du charbon par l’hydroélectricité pour l’éclairage, le chauffage, la production industrielle, l’agriculture, les transports, etc. Déjà transparaît l’idée de la révolution électrique débouchant sur celle des communications. L’électricité garantira d’immenses gains de productivité et la réduction du temps de travail. Que faire du temps libéré dans une société des loisirs ? La réponse que l’on donne en 1900 n’est pas très différente de celle des penseurs de la société postindustrielle dans les années 1960. Les hommes de demain se cultiveront, grâce à d’autres machines. Plus besoin de se déplacer pour entendre un concert ou un opéra, le téléphone, le gramophone, voire quelque ancêtre de ce que nous appellerions télévision, permettront d’écouter de la musique à domicile et de voir des images projetées sur les murs. Pratiquer un sport ? Grâce aux machines, les hommes du XXe siècle découvriront de nouvelles émotions, tel un tennis aérien qui se jouera grâce à un petit moteur attaché sur le dos. Voyager, visiter l’Italie qui sera transformée en parc touristique européen (version culturelle et géante d’un Disney Land) ? Rien de plus facile grâce aux nouveaux moyens de transport. Et du reste, l’électricité, énergie propre, offrira des villes vertes et des campagnes sans fumées. Le véhicule électrique que chacun rentrera le soir pour le recharger dans sa cave fait partie des prédictions les moins audacieuses : seuls les esprits passéistes peuvent croire que les automobiles à essence, puantes et incommodes, auront un avenir au XXe siècle.

9Chez certains, la foi en l’électricité a des connotations libertaires. L’anarchiste Piotr Kropotkine (1842-1921) voit dans l’énergie électrique le moteur de l’histoire : il permettra un développement des forces productives inégalé et débouchera sur l’autonomie des travailleurs. Car l’électricité implique une révolution qualitative et décentralisatrice que n’avait pas prévue ce balourd autoritaire de Marx. Kropotkine oppose « l’archéotechnique », celle de l’ère de la vapeur, avec des usines gigantesques et des ouvriers disciplinés en une armée industrielle, et la nouvelle technique électrique. Celle-ci favorisera la décentralisation en petites unités de production autogérées. Le retour à la campagne, les micro-communautés autosuffisantes, la fin des frontières, les solidarités de proximité, la réconciliation du travail manuel et du travail intellectuel, voire l’abolition de la séparation entre travail et loisirs, la fin de l’exploitation ? L’électricité, vous dis-je ! L’abondance ? L’électricité, encore, puisque de sérieuses expériences en Russie et en Angleterre ont montré que des fils électriques reliés aux poteaux télégraphiques et passant au-dessus des champs améliorent les rendements des fraises et des betteraves.

Les lumières de la vie

10Vers la même époque Robida (1848-1926), caricaturiste et futurologue avant l’heure, décrit et dessine parfois le monde futur. Il écrit Le XXe siècle en 1882 et sa suite La vie électrique, ce dernier ouvrage étant plus particulièrement consacré aux années 1950-60. Pour lui, l’électricité bouleversera la vie privée : les domestiques seront remplacés par des forces électriques. Grâce au téléphonoscope, chacun pourra de chez soi effectuer tous ses achats, suivre tous les spectacles qu’il désire et se tenir informé de l’actualité mondiale par des images qui se projetteront sur son mur. Les phonogrammes pédagogiques remplaceront une institution archaïque : un professeur qui serine des leçons à des enfants, simples auditeurs passifs et disciplinés. Tandis que de plus pessimistes craignent déjà la disparition de la culture écrite : (pourquoi des livres et des professeurs à l’époque où l’on pourra enregistrer et transmettre la voix, mieux, inscrire l’image ?) Robida ne croit pas que ceci tuera cela. Toujours en mouvement, nous serons à la fois nomades et reliés à la planète. Alors que beaucoup de ses contemporains qui pariaient sur les trottoirs roulants pour les transports urbains (H.G. Wells par exemple), Robida, lui, est persuadé que les Parisiens du futur utiliseront avions ou aérostats individuels et vivront sur des aérochalets. Pourtant, sur la fin de sa vie, en 1925, Robida dressera un tableau sombre de Paris : « Je redoute au point de ne m’y aventurer que contraint les carrefours de Paris tourbillonnant d’autos surgissantes, de tramways, d’autobus monstrueux ; c’est avec angoisse que je parcours les tubes souterrains dans lesquels on lance des wagons électriques chargés de paquets de chair humaine. Je n’envie pas ceux qui vivront en 1965 » [3].

11Dans un style sérieux pour ne pas dire technocratique, voici l’enquête de Charles Steinmetz en 1915. Ce conseiller auprès de la General Electric Company énumère les conséquences de l’expansion de l’électricité. Certaines de ses prévisions tombent assez juste : la climatisation, la cuisine à l’électricité, le développement des transmissions sans fil (avec quelque chose qui ressemble à la télévision). Pour le reste, Steinmetz, partisan du déterminisme technologique unilatéral prolonge les tendances qu’il croit déceler. À ce titre, il s’expose aux risques qui s’appellent logique des usages, concurrences d’autres sources d’énergie, retards et résistances des habitudes culturelles ou tout simplement problèmes de rentabilité. Ainsi lorsqu’il anticipe que la généralisation des véhicules électriques rendra les rues plus propres ou que l’électricité entraînera la décentralisation puisqu’il faudra produire plus près de matières premières. Les usines tout électriques (les prix de cette énergie chutant avec le temps à tel point qu’on la paiera bon marché et au forfait), les gains de productivité industrielle et agricole, tout cela aura les conséquences heureuses que l’on devine : réduction du temps de travail, donc davantage de temps pour les loisirs et la culture, meilleure qualité de vie … [4]. Là encore, les optimistes des trente glorieuses et des thuriféraires de l’augmentation du PNB menant à la société postindustrielle n’ont rien inventé.

La galaxie électrique

12Les descriptions qui précèdent évoqueront au lecteur suivant sa génération ou ses goûts, « les soviets plus l’électricité », « Small is beautiful », les prédictions du club de Rome, l’an 01 de Gébé ou les futurologues de la Rand Corporation. Avec des variantes mineures, le vol individuel, la maison bourrée de robots esclaves, les machines qui enseignent, le travail devenu créatif et ludique, les villes à la campagne et l’écran permettant de communiquer avec le monde de sa chambre sont des antiennes depuis plus d’un siècle. À ce compte, les anticipations les plus audacieuses d’Alvin Toffler ou de Jacques Attali, de Bill Gates ou de Negroponte ou autres augures d’un monde transfiguré grâce aux puces et aux réseaux, souffrent de comparaison avec celles de leurs ancêtres [5].

13Mais un rappel des futurs rêvés ne saurait s’achever sans une visite à l’oracle de l’âge électrique : Mc Luhan. Là se forme le lien entre prophètes de la vie électrique et prophètes de la révolution numérique. Pour le canadien tout medium est prolongement de notre corps ou de nos sens : les médias traduisent en des formes amplifiées et spécialisées l’expérience vitale. En retour, notre expérience du monde, notre conscience se modifient dans ce processus [6].

14Ce principe résumé par le slogan « le medium, c’est le message » relativise l’importance du contenu véhiculé au profit de la relation instaurée par le medium. Dans le processus historique scandé par la prééminence de nos prothèses successives, Mc Luhan donne un rôle tout particulier et presque eschatologique à la révolution électrique : elle ne remplace pas un organe séparé (comme la roue « prolonge » le pied ou l’imprimé la vue) elle projette notre système nerveux tout entier sur le monde et ramène le monde à notre système nerveux. Ce renversement des rapports entre l’intérieur et l’extérieur de notre Moi se résume en un mot : « information », car telle est l’unité d’échange et de circulation du monde nouveau.

15Meta-medium qui se tient derrière d’autres technologies, l’électricité inspire dès 1964 à l’auteur de Pour comprendre les media des pages au souffle mystique : « En cet âge de l’électricité, nous nous voyons nous-mêmes traduits de plus en plus en information, à la veille de prolonger technologiquement la conscience … nous créons une dynamique dans laquelle toutes les technologies antérieures qui sont des simples prolongements des mains, des pieds, des dents et des régulateurs thermiques du corps y compris les villes – seront traduites en systèmes d’information … La technologie électrique nous permet de transformer n’importe quelle matière première en l’article de consommation désiré, au moyen de circuits d’information calqués sur des modèles organiques et que nous appelons « automation » et recouvrement de l’information. Sous le règne de la technologie électrique, toute l’activité de l’homme consiste à apprendre et à savoir. » [7].

16Cette conception de lumière électrique comme medium sans contenu a été brillamment critiquée par d’autres [8] et il y aurait fort à dire sur ces célébrations de la lumière et de l’énergie électrique abolissant temps et espace pour imposer une « participation en profondeur » des individus. Reste pourtant que Mc Luhan a annoncé certaines des idées clés que reprendront quarante ans plus tard les chantres post-modernes de la cyberutopie. Des Lumières de la Raison à l’ère de la Communication, un fil électrique nous rattache aux prophètes en chapeau haut-de-forme.

Notes

  • [1]
    Baron Haussmann, Mémoires, tome III, 163-164.
  • [2]
    Sur les espérances suscitées par ces inventions et sur l’imaginaire politique qu’elles reflétaient, voir A. Mattelart, L’utopie planétaire, 1999, La Découverte.
  • [3]
    Voir F. Lacassin, «Les naufragés de la Terre», 1966, L’Arche n° 29, numéro spécial Jules Verne.
  • [4]
    Sur Steinmetz : B. Cazes, Histoire des futurs, 1986, Seghers p 91-95.
  • [5]
    Pour plus de détails sur cette futurologie qui bégaie et sa genèse idéologique voir F.-B.Huyghe, Les Experts ou l’art de se tromper, de Jules Verne à Bill Gates, 1996, Plon.
  • [6]
    Voir « L’arme et le medium » in Cahiers de médiologie n° 6, « Pourquoi des médiologues ? ».
  • [7]
    M.Mc Luhan, Pour comprendre les médias, Mc Graw Hill, New York, traduction Jean Paré, 1968, Mame/Seuil, p 80-81.
  • [8]
    La meilleure critique de la définition du medium par Mc Luhan et de la métaphore de la lumière électrique est contenue dans un célèbre texte de La guerre du faux d’Umberto Eco : «le cogito interruptus».
François-Bernard Huyghe
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Mis en ligne sur Cairn.info le 10/03/2013
https://doi.org/10.3917/cdm.010.0171
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