CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1À l’heure où ces lignes sont imprimées, les troupes syriennes, appuyées par Téhéran et Moscou, sont sur le point de réduire les derniers points tenus par l’organisation terroriste autoproclamée « État islamique ». Si les Occidentaux sont en train de gagner la bataille sur le terrain, Bachar Al Assad est toujours au pouvoir et, tant que les Russes le soutiennent à la fois militairement et aux Nations unies, il le restera. L’idéologie de Daech, elle aussi, existe toujours et essaime dans le reste du monde arabo-musulman, de l’Asie à l’Afrique.

2Le seul résultat probant de cette guerre de sept ans, aux plus de 350 000 morts et plusieurs millions de réfugiés est, une fois de plus, le sacrifice des Kurdes à la volonté de la Turquie, membre de l’OTAN et candidate à l’Europe. En recyclant jihadistes de Raqqa et auxiliaires de l‘Armée syrienne « libre » (ASL), Erdogan les a chassés de leur territoire à Afrine et poursuit sa trajectoire vers l’intérieur de la Syrie dans un stupéfiant silence international. Les Kurdes, aujourd’hui lâchés par le parrain américain qui les a utilisés au sol contre Daech, ont déjà fourni 250 000 déplacés supplémentaires en deux mois. C’est avec le même mépris du droit international et la même bienveillance russe que le président syrien punit la population de la Ghouta de sa rébellion première.

3Tout cela semble cohérent, pourtant la diplomatie internationale subit plus que jamais le jeu des alliances et retournements. Si, un jour proche, des élections sous contrôle de l’Union européenne et des Nations unies sont organisées dans ce pays déchiré, faut-il craindre une réélection de Bachar el Assad ? Un simple calcul arithmétique donne un début de réponse : 45 % de minorités (11 % d’Alaouites, 13 % de chrétiens [1], 6 % de druzes et 15 % de Kurdes), auxquels s’ajoutent 20 à 25 % de bourgeois sunnites qui doivent leur statut et leur fortune au régime Assad. Après les plébiscites d’Erdogan, de Poutine et d’Al Sissi, le risque de voir Bachar réélu au premier tour est donc sérieux et la France, qui a fermé son ambassade à Damas, ne pourra plus empêcher le régime de remettre la main sur le Liban, sa préoccupation majeure au Proche-Orient.

4Comment l’Histoire retiendra-t-elle ces réalités ? L’actualité syrienne ne doit pas balayer l’annonce par Donald Trump du transfert de l’ambassade américaine de Tel Aviv à Jérusalem. Même si elle ne sera pas effective du jour au lendemain, sa décision a suscité quelques vagues, énième épisode d’un conflit de soixante-dix ans, énième exemple du passé de la terre au service de l’idéologie et de la politique, thème central de notre dossier dans ce numéro.

5Or, même l’idéologie a certaines ironies : d’après le récit biblique, la Judée et la Samarie ont été confiées (et non données) par Dieu au peuple juif, qui en est donc seulement le gérant. Mais selon la même source, Canaan aurait été confié par l’Éternel aux Philistins. [2] Autrement dit, « donner » définitivement la Judée et la Samarie aux juifs amènerait Israël à « rendre » le pays de Canaan aux Palestiniens, c’est-à-dire tout le rivage situé de Nahariya à Gaza – l’argument de la droite israélienne, selon lequel le peuple palestinien n’existe pas et a déjà un territoire en Jordanie, ne tient pas face à l’histoire et au récit publics.

6Le cercle vicieux est là : en cette terre de croyances, le Créateur ne s’est pas adressé à des peuples spécifiques mais bien à l’humanité. À force de vouloir s’approprier Dieu, Yahvé ou Allah, on finit par se prendre à son propre piège…

Notes

  • [1]
    Il suffit de faire le tour des paroisses, des archevêchés et du patriarcat de Damas pour obtenir ce chiffre, puisque les chrétiens n’existent en Syrie que par l’enregistrement de leur baptême.
  • [2]
    Nom donné par l’empereur romain Hadrien aux habitants de ce pays, et qui a donné « Palestinien ».
Antoine Sfeir
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Mis en ligne sur Cairn.info le 27/03/2018
https://doi.org/10.3917/lcdlo.130.0003
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