CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Au moment où les huitièmes rencontres internationales de Cybèle se terminent, je me rappelle leurs débuts. Quand nous avons commencé à y réfléchir, la première des choses qui nous ont paru essentielles était le terme de « rencontre », qui évoque l’altérité, l’action volontaire d’aller vers l’autre. Puis nous nous sommes aperçus de la persistance du rôle crucial de cette Méditerranée, aujourd’hui en proie au chaos, et qui subit et paie le prix exorbitant de la guerre de puissances lointaines. Le dernier ouvrage de Pierre Conesa [1] est très éloquent à cet égard : il y décortique minutieusement la diplomatie religieuse du royaume wahhabite d’Arabie séoudite et l’extraordinaire dynamique du chaos, qui entraîne une lecture, une réflexion et une riposte de plus en plus difficiles aujourd’hui.

2Le deuxième élément qui nous a semblé évident est la diversité des pays et des populations de l’espace méditerranéen. Les différentes interventions de ce colloque l’ont remarquablement démontré : parce que nous, habitants et acteurs de cet espace, sommes loin d’être des clones, nous ne sommes pas souvent d’accord. Mais si nos positions divergent, nous pouvons toutefois échanger, sans peut-être nous convaincre mutuellement d’emblée, mais simplement en faisant en sorte de nous écouter dans le but de converger puis de construire ensemble durablement.

3Un troisième point qui nous a marqués est l’interdépendance des États méditerranéens : nous avons effectivement et réellement besoin les uns des autres, et de tous les autres. On cite ordinairement les deux rives de la Méditerranée. Rappelons que, comme l’écrit Sébastien Abis [2], il y a six rives autour de cette mer commune. Six ! Laquelle pourrait lâcher les autres ? Il est également apparu que, lorsque nous échangions nos idées, nos convictions, nous nous sentions plus proche de l’Autre. C’est une faculté qui devient fondamentale aujourd’hui : pouvoir mener ensemble une discussion sereine, calme, plutôt qu’agressive ou belliqueuse.

4C’est pourquoi les Rencontres de Cybèle sont, non plus seulement importantes, mais véritablement essentielles. Elles permettent de réunir des gens de toutes les rives de la Méditerranée, en Adriatique, dans les Balkans, en Turquie aussi aujourd’hui, dont une très large partie de la population se sent ostracisée à cause du tournant autocratique du gouvernement. Le chaos s’est également transposé dans l’Hexagone, avec les conséquences des dernières élections, l’éclatement des partis et la radicalisation des lignes politiques. Pourtant, nous portons une énorme responsabilité en raison de notre héritage évident.

5Certes, la Méditerranée est aujourd’hui plus un champ de bataille qu’un lac de paix, mais cet héritage est encore plus important. A-t-on le droit de jeter à la mer le concept intellectuel et la démocratie créés par les Grecs, le droit romain, la puissance ottomane, la liberté française, la munificence de Byzance, l’harmonie italienne, la rébellion catalane ou encore l’éternité égyptienne ? Nous avons une responsabilité, mais une main seule n’a jamais applaudi. Il faut que l’on se prenne la main des deux, trois, quatre, six côtés de la Méditerranée, et qu’on avance, peut-être par petits pas, mais qu’on avance tout de même.

6Lorsque Catherine Wihtol de Wenden évoque les migrations [3], elle entraîne également un ensemble de questions cruciales. Pourquoi sommes-nous tellement obligeants avec les pays du Golfe qui, eux, refusent de recevoir des migrants, en particulier leurs frères arabes réfugiés de Syrie, ou leurs frères musulmans réfugiés d’Afghanistan ? Pourquoi n’appliquons-nous pas la réciprocité ? Pourquoi continuons-nous de privilégier des intérêts économiques sur les valeurs humaines qui font notre essence ? Pourquoi n’avions-nous pas prévu que déstabiliser la Libye sur une impulsion irréfléchie allait ouvrir la boîte de Pandore aux passeurs, aux trafics de drogue, d’armes et d’êtres humains ? Pourquoi n’envisageons-nous pas, à long terme, la richesse que représentent les échanges en Méditerranée, dans les domaines tant commerciaux et sécuritaires que culturels et universitaires ? Pourquoi ne comprenons-nous pas enfin que la question des migrants économiques et politiques, et donc la montée inquiétante des nationalismes en Europe, se règle à la base, par le développement durable et équitable de l’Afrique, par la pacification des conflits au Moyen-Orient et la stabilisation de leurs États ?

7C’est à cela que veulent s’atteler les Rencontres de Cybèle. Plus vous serez nombreux à y participer, à poser des questions – et il n’y a pas de questions stupides, il n’y a que des réponses stupides – plus nous pourrons alors recouvrer un certain optimisme pour que cette Méditerranée, celle de la richesse commerciale, celle de la coopération fraternelle, celle du partage de l’intelligence au sens grec du terme, redevienne tout naturellement un véritable lac de paix. Merci à tous les intervenants pour leur analyses pertinentes, leurs pistes de réflexion et leurs propositions de solutions. Nous avons le devoir d’assumer cette responsabilité. Or, comme on nous l’enseignait en philosophie : le devoir, c’est la réflexion, l’échange puis l’action. À vous, à nous tous d’agir à présent !

Notes

  • [1]
    Dr Saoud et M. Jihad, Robert Laffont, 2016.
  • [2]
    Voir page 125.
  • [3]
    Voir page 105.
Français

Si la Méditerranée, aujourd’hui en proie au chaos, paie le prix de guerres lointaines, elle garde un rôle crucial. Or l’Europe ne pourra régler ses propres problèmes, notamment la question des migrants et la montée inquiétante des nationalismes, sans assumer sa responsabilité dans le développement durable du sud et la pacification des conflits.

English

Otherness, diversity, responsibility

Although the Mediterranean, now in chaos, is paying the price of distant wars, it still holds a crucial role. Europe will not be able to solve its own problems, particularly the migrants issue and the worrying rise of nationalism, without assuming its responsibility in the sustainable development of the South and the pacification of conflicts.

Antoine Sfeir
Directeur de la rédaction
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Mis en ligne sur Cairn.info le 07/02/2018
https://doi.org/10.3917/lcdlo.129.0141
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