CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le président turc Recep Tayyip Erdoğan se verrait bien à la tête d’un « califat islamique » qui traiterait d’égal à égal avec les grands de ce monde. En une année, il aura réussi à étouffer toute opposition – qu’elle soit politique, militaire, sociale, syndicale, intellectuelle ou médiatique. Il a désormais les coudées franches pour sculpter un empire à sa taille. Mais il n’est pas le seul dans la région : sommes-nous en train d’assister au retour des empires ?

2Un peu plus à l’ouest, l’empire perse est déjà établi, de la mer Caspienne à la Méditerranée. Incontournable, il a réussi à encercler la puissance régionale qui pouvait se dresser sur son chemin : l’Arabie séoudite. De Téhéran au port libanais de Tyr, en passant par Bagdad et Damas, cet axe stratégique a fait de l’Iran une puissance méditerranéenne. De l’autre côté, le contrôle du détroit d’Ormouz fait suspecter l’Iran d’être un acteur de la guerre du Yémen, ce qui a déclenché l’ire des Séoudiens et des Émiratis lorsqu’ils ont vu l’un des membres du Conseil de coopération du Golfe, le Qatar, flirter avec l’ennemi iranien. Ennemi à un triple niveau : arabe, confessionnel (car chiite) et stratégique pour le contrôle du Golfe. L’arc perse reste néanmoins fragile et précaire : il suffit qu’un jalon casse pour que l’édifice s’écroule.

3Plus au nord, l’empire russe semble avoir accompli un retour dans les mers chaudes. Si l’irruption du président russe Poutine en Syrie est due à des causes essentiellement internes, notamment la peur de voir l’organisation terroriste État islamique remonter vers les territoires placés sous l’influence de la Sainte Russie et rééditer la tragédie tchétchène, elle est autant motivée par la découverte de gaz naturel au large du Liban. Moscou a réussi à calmer le jeu entre les trois protagonistes de cette découverte que sont le Liban, Israël et Chypre… jusqu’ici.

4L’empire chinois, lui, pas encore géostratégique, se contente d’intrusions économiques. Quant à l’empire américain, il manque encore de vision, à moins que celle-ci ne soit limitée aux seules « affaires », où le talent du président américain ne fait aucun doute.

5Quel est le point commun entre les trois empires des Proche et Moyen-Orient ? Tous trois ont instrumentalisé la religion comme outil d’expansion : sunnite pour le président turc, qui rappelle à qui veut l’entendre qu’il n’est pas un « islamiste modéré », mais un islamiste tout court ; chiite pour l’Iran, qui a remarquablement utilisé cette branche de l’islam pour asseoir son influence dans les pays de la région ; et orthodoxe pour la Russie, aujourd’hui plébiscitée par tous les chrétiens en Orient, suite à ses prises de positons intransigeantes en leur faveur.

6Un autre point commun entre ces trois ensembles est leur fragilité. L’Iran se méfie d’une éventuelle coalition qui le mettrait à nouveau en quarantaine de la communauté internationale, alors que les signes d’ouverture économique issus de l’accord sur le nucléaire commencent à donner de premiers résultats ; la Russie craint d’être isolée si Europe et États-Unis durcissent leurs positions sur les questions de l’Ukraine et de la Syrie ; la Turquie, enfin, est menacée par le rejet des sunnites arabes face à sa politique de puissance dominante et néo-ottomane et par une alliance de facto de ses ennemis – l’Europe en premier lieu – contre la fuite en avant autocratique du régime d’Erdoğan.

7Il n’en reste pas moins que les États-Unis pourraient venir perturber les calculs de tous les acteurs de la région, y compris le jeu d’échecs de Vladimir Poutine. Erdoğan peut affronter l’Iran, l’Irak, la Syrie et même l’Europe, sur la division de laquelle il peut compter, mais aurait beaucoup de mal à aller à l’encontre des intérêts américains, et sa marche de manœuvre à l’extérieur du pays serait largement réduite dans le cas d’une divergence avec Washington. La dynamique du chaos, instaurée depuis plus de vingt ans maintenant, se poursuit dans la région : tant que les conflits sont circoncis et maîtrisés, le jeu des nations se déroule naturellement, mais la poudrière attend la première mèche pour faire exploser États et frontières.

Antoine Sfeir
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/07/2017
https://doi.org/10.3917/lcdlo.127.0003
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Centre d'études et de recherches sur le Proche-Orient © Centre d'études et de recherches sur le Proche-Orient. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...