CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les Cahiers de l’Orient : Nous vivons aujourd’hui dans un monde où l’avoir l’a emporté sur l’être. Pensez-vous qu’en réponse à ce contexte, les valeurs républicaines doivent être au centre de notre vie ?

2Reza Pahlavi : Vous avez dit le mot essentiel : « valeurs ». Contrairement à ce qu’affirment certains journalistes ou hommes politiques sur un prétendu conflit de civilisations ou, pire, une guerre de religion, nous sommes dans un conflit de valeurs : d’un côté, celles partagées par tous les gens qui se rassemblent autour des principes universels des droits de l’homme, de l’égalité, de la démocratie, de la liberté, ceux qui sont contre toute forme de discrimination envers les femmes, les religions, les homosexuels etc. ; de l’autre côté, le régime iranien, Daech, et tous ceux qui ne s’accordent pas avec cette vision, au nom d’une idéologie tordue qu’ils entendent imposer au reste du monde – celui qui ne partage pas leur point de vue est alors en dehors de leur cercle et la condition pour qu’ils gagnent est que nous perdions. En d’autres termes, il n’y a avec eux aucune possibilité de compromis ou de coexistence plausible, contrairement à l’époque de la Guerre froide, durant laquelle l’affrontement bipolaire de la vision soviétique marxiste internationaliste et de l’Occident promoteur de la démocratie et de l’économie de marché n’empêchait pas la coexistence. Les deux blocs étaient malgré tout dans une même sphère de rationalité, avec même des traités militaires ; ce qui n’est possible ni avec Daech ni avec le régime iranien, et c’est bien cela qui pose problème.

3C. O. : Vous mettez sur le même plan le régime iranien et Daech ?

4R. P. : Absolument. Ce sont des jumeaux : le loup et le chacal. Finalement, ils ont comme valeurs communes le même antagonisme envers tout ce qui est représenté en Occident. La république islamique d’Iran est le premier parrain du terrorisme islamique, c’est le précurseur.

5C. O. : Aujourd’hui les choses évoluent en Iran, avec par exemple une remise en question du velayat e faqih[1], ou du moins une volonté de le circonscrire à la sphère spirituelle ; pensez-vous que l’on puisse parvenir à une séparation du clergé et de l’État en Iran ?

6R. P. : Absolument. Si vous organisez aujourd’hui en Iran un référendum vraiment libre sur l’existence de ce régime, 90 % de la population le rejettera immédiatement.

7C. O. : Le Guide suprême Ali Khamenei est-il aujourd’hui sur la défensive, ou garde-t-il une puissance importante ?

8R. P. : Le régime vit dans sa propre bulle ; peu importe le nom des gens, il n’y a en réalité aucune différence entre [les présidents] Mahmoud Ahmadinejad et Hassan Rohani, ou même Ali Khamenei, puisqu’ils sont là pour servir et préserver le système.

9C. O. : Ne pensez-vous donc pas que l’actuel président Hassan Rohani puisse être une sorte de Gorbatchev iranien ?

10R. P. : Non, parce que Gorbachev, lui, savait très bien que l’URSS ne pouvait pas continuer ainsi, que le bloc soviétique était en train de perdre un conflit dont il ne pouvait plus supporter le coût. Et il faut dire qu’intellectuellement, nombreux étaient les Russes qui comprenaient que la situation devrait évoluer ; ce n’est pas par hasard que Boris Eltsine est arrivé sur le devant de la scène, il savait lui aussi très bien que le système ne pouvait plus tenir. Il faut également rappeler que l’opinion publique mondiale était convaincue que, si l’on maintenait la pression sur l’URSS, elle finirait par craquer… Il y avait sans doute une vision politique et un sens de la gouvernance côté soviétique, de même que, dans l’autre camp, Ronald Reagan et Margaret Thatcher possédaient un réel sens politique, à l’instar de Roosevelt et Churchill pendant la Seconde Guerre mondiale.

11Aujourd’hui, vous n’avez pas en face de Poutine des gens forts : Obama ou Hollande ne peuvent jouer ce rôle. Or, cette force et cette volonté sont indispensables, et si les Iraniens à l’intérieur avaient l’assurance qu’en dehors de leur propre désir de changement, il existait un vrai soutien international, cela irait beaucoup plus vite. Car les Iraniens veulent réellement bouger, mais comment voulez-vous qu’ils puissent sortir de ce système sans un soutien réel, sans une véritable vision de gouvernance, comme celle qui existaient à l’époque de Gorbatchev ? Aujourd’hui, hélas, nous avons des dirigeants qui restent bouche bée devant le régime iranien comme devant Daech, et qui se demandent quoi faire.

12C. O. : L’Iran est perçu comme un énorme marché, comme une source potentielle de revenus pour les industries occidentales…

13R. P. : On rêve un peu : tout le monde a cru que, lorsque les sanctions seraient levées et les capitaux libérés, le régime aurait des milliards à dépenser. D’abord c’est faux : la plupart de ce qu’il a pu toucher relève des dettes qu’il doit payer à la Chine [2], et le reste sert à maintenir son arsenal militaire. Le régime a récemment annoncé qu’il ne pourrait payer les retraites pendant deux mois, alors qu’aujourd’hui le salaire d’un ouvrier ou d’un professeur – qui, au demeurant, n’a quasiment pas été payé ces six derniers mois – représente le tiers ou le quart d’un salaire français à poste équivalent [3]. La population est à la limite du seuil de pauvreté, mais le régime est prêt à payer jusqu’à 30 000 dollars – soit l’équivalent de sept ans de salaire d’un ouvrier – à une famille palestinienne qui aurait vu sa maison détruite pour avoir attaqué Israël : où sont les priorités du régime ? C’est une mafia qui va encore empocher tout ce qui pourrait résulter de l’accord [4], sans rien laisser au peuple ; ce n’est pas avec ce type de régime que vous pouvez faire des affaires proprement, conformément aux normes internationales : il y a plusieurs pots-de-vin à payer, des commissions à donner à tel ou tel responsable homologué par le régime, qui contrôle quasiment toutes ces structures. C’est pour cela que [la banque britannique] HSBC refuse d’aller en Iran, malgré l’insistance [du secrétaire d’État américain] John Kerry… Je ne dis pas que l’Iran ne se prête pas à l’investissement, simplement que ce régime n’y est pas favorable.

14C. O. : Quels rapports entretenez-vous, à titre personnel, avec l’Iran et les Iraniens ?

15R. P. : Nous [5] avons beaucoup de contact avec nos compatriotes, au quotidien, et dans de nombreux secteurs de la société civile, plus particulièrement ceux qui sont actifs, comme les mouvements des étudiants, des jeunes, des femmes, des ouvriers. Même au niveau des structures militaires ou paramilitaires, nous avons maintenant des réseaux prêts à agir et qui ne veulent plus attendre, parce qu’ils sont conscients que la situation ne peut plus durer. Nous sommes réellement à leur écoute et, si nous avions tout le soutien nécessaire pour poursuivre notre mouvement, les choses pourraient évoluer rapidement. Nous le sentons au quotidien et nous le voyons à travers les réseaux sociaux qui nous relient à plusieurs de nos concitoyens : chaque jour amène son lot d’action, sous forme de manifestation, de réclamation… La société s’organise malgré toute la répression existante. Mais les gens sont obligés de faire le jeu du régime, parce qu’il exerce une forme de chantage : par exemple si vous êtes étudiant, tant que vous n’avez pas voté, vous ne pouvez pas continuer vos études ; si vous êtes fonctionnaire et que vous ne votez pas, vous serez licencié.

16C. O. : Comment peut se traduire sur le terrain cette fracture entre la société civile et le régime ?

17R. P. : Un mouvement de désobéissance civile, dans le but de mettre à genoux un régime impitoyable, totalitaire, sera notre manière de proposer le changement ; nous représentons l’alternative d’une démocratie parlementaire laïque, avec une séparation claire et nette de la religion et de l’État, qui est soutenue par la majorité des Iraniens, y compris l’intelligentsia du pays, et même une partie du clergé qui se désolidarise du régime. Il existe en effet des mollahs qui ne sont pas dans le système et n’y ont jamais cru, qui savent que le principe du velayat-e faqih[6] est une aberration ; ce n’est pas l’islam tel qu’il a toujours été pratiqué, surtout l’islam chiite, qui fonctionne selon le concept de multiplicité, contrairement à l’Église catholique, qui a le pape à sa tête et un clergé hiérarchisé. Aujourd’hui, l’ayatollah Sistani, qui est peut-être le plus vénéré dans le monde chiite, a cent fois plus de légitimité que Khomeini, et il ne réside même pas en Iran [7].

18Notre méthodologie est donc basée sur la désobéissance civile, à travers l’organisation de grèves ouvrières à l’échelle nationale, ce qui permettra de paralyser le système et s’avèrera bien moins coûteux pour la société qu’un conflit. Nous travaillons par ailleurs sur la réconciliation nationale et l’amnistie, de manière à proposer une solution honorable à l’ensemble des forces qui ont fait partie de ce régime et qui veulent en sortir et de leur garantir une place dans le nouveau système. Notre politique n’est pas de nous venger sur tous ceux qui ont été de simples rouages ; il ne s’agit pas non plus de réitérer l’erreur commise en Irak par les Américains, qui ont renvoyé l’ensemble de l’administration et de l’armée de Saddam Hussein, nombre desquels ont rejoint Daech. Il ne faut pas oublier qu’en dehors des Gardiens de la révolution, qui ont réellement un intérêt financier à maintenir le système, les fonctionnaires de grade inférieur sont au même niveau que le reste de la société, mal payés et mal vus de surcroît.

19C. O. : 80 % de la population iranienne n’a pas connu la période du chah. Percevez-vous, dans la diaspora ou à l’intérieur, un engouement pour votre vision politique ?

20R. P. : Oui, chez tous les démocrates iraniens, laïques, qui font face à cette théocratie totalitaire. C’est surtout l’intérieur qui compte, car il existe un décalage entre la diaspora au sens géographique et au sens générationnel. Je pense qu’aucune génération n’est plus éclairée ou informée que la jeunesse iranienne d’aujourd’hui sur ce que l’Iran a été et voudrait être. D’abord parce que les jeunes font leurs propres recherches, tout simplement en interrogeant leurs parents sur ce qui a pu les conduire à cette situation. Leur plus gros reproche, c’est justement cette question : « Qu’avez-vous fait ? » À ceux qui appartenaient à l’ancien régime, ils demandent comment on en est arrivé là, et les anciens opposants au régime du chah leur répondent en général qu’ils regrettent. Mais cela ne suffit pas à la génération d’aujourd’hui, qui veut garder espoir en l’avenir.

21Il y a plusieurs sujets à aborder, et en premier lieu celui de la prise de conscience croissante de notre identité nationale. Aujourd’hui les Iraniens vont se recueillir sur la tombe de Cyrus pour fêter le Nouvel An, malgré tous les efforts du régime pour tenter d’éliminer les fêtes nationales iraniennes, dont il s’est toujours méfié, que ce soit Norouz [8] ou le Chahar shanbe souri[9]. Cela dit, l’aspect hautement symbolique de ce retour à notre culture, à notre histoire, à notre civilisation, signifie-t-il nécessairement un retour à l’institution monarchique ? Je ne sais pas, je pense que l’Iran et la jeunesse iranienne d’aujourd’hui sont beaucoup plus aptes à mettre en place un système neuf, une république parlementaire laïque, plutôt que de revenir à une institution antérieure ; mais c’est une question que la nation devra trancher. Personnellement, ma vision a toujours été celle d’un contenu démocratique. L’important pour nous est que la société s’engage.

22Il y a une grande différence entre les attentes de ma génération et celles de la jeunesse actuelle, c’est-à-dire les deux dernières générations d’Iraniens : celle des années 1990, et celle de 2009, c’est-à-dire du Mouvement vert [10]. Il y a d’abord le fait, connu de tous, que le régime manipule les élections – ne serait-ce qu’en filtrant les candidats autorisés à se présenter. Ce ne sont donc pas vraiment des candidatures libres, ni un libre choix pour les votants. Mais en tenant compte de cela, plus de 20 millions de personnes ont quand même voté pour Mohammad Khathami en 1997. La jeunesse voyait en lui un nouvel espoir, un homme qui voulait vraiment porter une réforme et qui parviendrait peut-être à changer les choses. Un an après son investiture, devant son inaction, cette jeunesse a commencé à manifester pour lui demander des comptes. Et la réponse a été répressive : on a été jusqu’à jeter des étudiants par les fenêtres de leurs dortoirs. Certains d’entre eux peuvent en témoigner : j’ai aujourd’hui dans mon équipe des gens qui étaient étudiants sous Khatami, et qui ont même travaillé dans sa campagne. Cela montre qu’un peuple qui a décidé de donner mandat à quelqu’un est aussi un peuple qui lui demandera des comptes ; il a désormais la capacité de ne plus être spectateur passif. La jeunesse veut s’engager, ce qui indique qu’elle réfléchit à la situation, aux blocages, aux petites combines qui font que les choses restent en l’état. Cette évolution ne s’apprend pas à l’école, mais se produit lorsqu’on subit une injustice.

23C. O. : Votre vision, qui est plus républicaine que monarchique, est-elle aujourd’hui connue et partagée par cette jeunesse ? La manifestation des femmes contre le voile, réprimée en juillet dernier, fait-elle par exemple référence à ces valeurs dont vous parlez ?

24R. P. : Absolument. Quand une jeune femme se rase la tête jusqu’au front pour dénoncer l’hypocrisie d’un régime qui prétend que ses cheveux sont une provocation, c’est un geste symbolique qui correspond tout à fait à ce que je décris.

25C. O. : Les puissances occidentales vous écoutent-elles ?

26R. P. : Le problème n’est pas qu’elles ne nous entendent pas, mais que la gouvernance occidentale souffre aujourd’hui d’un manque d’audace navrant. On est arrivé, j’ose le dire, à un niveau de médiocrité absolue ; les Américains ne peuvent-ils vraiment pas offrir de meilleurs candidats que ceux qui se proposent aux actuelles élections ? Un tel rejet des institutions prouve qu’aujourd’hui les gens sont prêts à aller jusqu’aux extrêmes, et pas uniquement aux États-Unis ; je le vois en Europe également. Personne n’a de volonté politique à l’échelle internationale, hormis Vladimir Poutine, qui profite de la faiblesse occidentale pour avoir les coudées franches en Ukraine ou en Syrie, puisqu’il n’a personne pour se dresser en face de lui…

27C. O. : Vous pensez que rien ne peut se faire de l’intérieur sans un appui extérieur ?

28R. P. : En effet, car les porteurs d’une offre politique alternative ont besoin de l’assentiment de la communauté internationale et de l’assurance d’un suivi. Prenez l’ANC en Afrique du Sud : Mandela a finalement été libéré grâce au soutien international, et il a pourtant fallu de longues années pour cela, et ensuite pour organiser des élections libres. D’autres mouvements similaires ont aussi bénéficié d’un appui extérieur sous une forme ou une autre. La communauté internationale doit comprendre qu’il ne s’agit pas uniquement des intérêts iraniens, mais de l’intérêt commun de l’humanité, notamment en raison des problèmes écologiques dont souffre l’Iran. D’ici dix ans, près de quinze millions d’Iraniens seraient forcés de quitter leur pays à cause de la sécheresse : on a tellement détourné les rivières, asséché les lacs et pratiqué la déforestation que cette catastrophe, colossale pour notre pays, aura un impact écologique international, avec des vagues de migrants écologiques susceptibles de déstabiliser encore davantage un territoire européen déjà en crise.

29C. O. : L’Iran est devenue une puissance régionale incontournable, à la fois méditerranéenne grâce à des relais libanais, sur le terrain du Yémen et dans le Golfe persique, par lequel passe 17 % du pétrole mondial ; il est également une fenêtre sur le Pakistan et l’Afghanistan, ce qui intéresse énormément les Occidentaux, notamment les Américains. L’Iran est par ailleurs devenu une puissance dans le Caucase et en Asie centrale… Le « Vatican chiite » aujourd’hui, a permis aux fidèles du monde entier de lever la tête face au centre religieux sunnite sur la défensive qui est l’Arabie séoudite. Certes, la guerre entre les deux est latente et larvée, mais, pour être cynique, le régime n’a-t-il pas, tout en instrumentalisant le chiisme, rendu une certaine fierté aux Iraniens ? Vous-même n’étiez-vous pas contre l’embargo contre l’Iran ? Le pays n’a-t-il pas droit à une défense et au nucléaire civil ?

30R. P. : Je suis tout à fait contre le nucléaire militaire pour mon pays, pour plusieurs raisons : premièrement, l’Iran est un pays qui a une profondeur stratégique et des ressources naturelles propres. Il a donné la preuve de sa force avant la révolution. Si le régime acquérait l’armement nucléaire, il donnerait aux autres, à savoir l’Arabie séoudite ou d’autres pays de la région, un prétexte pour s’y mettre aussi, perdant ainsi l’avantage naturel iranien. Il n’y a aucune logique là-dedans ! Deuxièmement, à l’époque ou l’Iran a commencé à faire des recherches sur le nucléaire, à la fin des années 1960, les spécialistes iraniens ont proposé à mon père, le chah, de construire une bombe atomique à l’instar des Pakistanais. Sa réponse a été claire : même si on développait quelques missiles, on ne pourrait jamais stopper plus de 3 000 missiles soviétiques. En pleine guerre froide, c’était la Russie qui nous posait problème ; Saddam Hussein, au niveau régional, représentait une menace à laquelle notre armée conventionnelle était tout à fait capable de faire barrage. C’est ainsi qu’on est arrivé en 1975 à l’accord d’Alger [11].

31Troisièmement, le fait qu’on nous ait fait signer le traité de non-prolifération nous soumet au droit international, dans une position où nous devons respecter notre propre signature. Quatrièmement, en tant qu’Iranien, je me sentirais beaucoup plus en danger sachant que des pays aux régimes non démocratiques auraient potentiellement un missile nucléaire braqué sur nous. Serions-nous dans une meilleure position de défense ou de sécurité ? Non. Israël est-il une menace pour nous ? Non. Le Pakistan aurait-il été une menace pour nous ? Son conflit avec l’Inde au sujet du Cachemire ne nous regarde pas directement. Cinquièmement, le coût d’un arsenal nucléaire est beaucoup trop énorme pour un pays comme le nôtre, dont les habitants sont en train de crever de faim. Autrefois, quand l’Iran voulait acheter quelques avions militaires neufs, le chah était traité de mégalomane en raison de la dépense, mais personne ne le dit aujourd’hui à propos du programme nucléaire d’un régime théocratique, qui veut la disparition d’un État de la carte…

32On affirme seulement que l’Iran est une grande puissance. Mais il l’était déjà avant la révolution islamique et, contrairement à ce régime, en paix avec ses voisins, et en termes cordiaux avec le reste du monde : les pays arabes, Israël, l’Occident, les États-Unis, la Chine, la Russie… Aujourd’hui, sommes-nous prêts à abandonner nos valeurs, à les laisser continuer leur jihad et vouloir dominer le monde ? Pour revenir à la rivalité entre sunnites et chiites, en dehors du nucléaire, ce n’est que de la propagande populiste à destination de l’audience intérieure… ces histoires d’enrichissement et d’orgueil national sont fausses.

33C. O. : Il y a tout de même toujours une différence notoire entre sunnites et chiites…

34R. P. : Comme il y a une différence entre les catholiques et les protestants, dans une France laïque où existe la liberté des religions. Comme le Liban à une échelle beaucoup plus petite, l’Iran a été pendant des siècles un pays hétérogène, dans lequel cohabitaient diverses ethnies et cultures.

35En tant que prince héritier, j’avais le privilège de participer à l’entraînement de l’équipe nationale iranienne – le rêve de n’importe quel adolescent : pouvoir jouer avec les champions ! Or dans l’équipe nationale iranienne, il y avait des arméniens, des azéris, des zoroastriens, des juifs, des musulmans, des chrétiens… Toutes formes d’ethnies et religions, mais nous étions tous Iraniens, sans avoir l’idée de se demander de quelle catégorie. Qui a voulu séparer le sunnite du chiite, qui a créé ce problème ? Pourquoi aujourd’hui entend-on des bruits de sécession basée sur une question d’ethnie ou de religion en Azerbaïdjan, et jusqu’au Baloutchistan ? C’est la première fois dans notre histoire, parce qu’il y a répression massive d’une idéologie dominante.

36C. O. : L’opposition entre sunnisme et chiisme est une guerre fratricide depuis quatorze siècles, entre deux religions totalement différentes, avec le même socle. Dans l’histoire, les safavides ont voulu adopter le chiisme comme religion d’État pour se démarquer des Turcs. On a instrumentalisé la religion, finissant par tuer la foi. L’Iran est d’ailleurs merveilleux à visiter car il n’y a personne dans les mosquées…

37R. P. : Mais ça veut aussi dire que les gens ne tombent plus dans ce piège où on peut les manipuler sur des questions de religion.

38C. O. : Y a-t-il aujourd’hui dans votre démarche l’instauration d’un parti, d’un mouvement qui aurait des résonances à l’intérieur même de l’Iran ?

39R. P. : Oui, mais je voudrais d’abord préciser une chose : nos seuls adversaires, car ils veulent une alternative à la démocratie parlementaire laïque, sont les soi-disant modérés qui sont soumis au maintien de ce régime tel quel, c’est-à-dire cette même structure, cette même Constitution, cette même attitude qui ne permettra jamais d’élections libres, de formation de partis, de choix des candidats. L’idée de réformes est dépassée, le problème est l’ADN même de ce régime qui ne s’accorde pas à l’évolution nécessaire.

40Dans notre vision de l’avenir, nous travaillons à la fois sur les plans politique, économique, structurel, juridique, sociétal, médical, environnemental, dans tous les domaines ; c’est un projet à l’échelle du pays pour les cinquante prochaines années. Dans ce scénario de changement, nous envisageons trois phases : celle dans laquelle nous sommes, jusqu’au moment où le régime n’existera plus ; la phase de transition, qui est la plus critique, et le dénouement final. Parmi les propositions du Conseil national iranien que j’ai formé, figure avant tout l’organisation d’élections libres, pour élire d’abord une assemblée constitutionnelle et mettre en place un gouvernement provisoire afin de gérer les affaires du pays dans cette période de transition de deux à trois ans. Cela signifie préparer dès maintenant les gens à la notion politique du multipartisme, de liberté de la presse, ce qui est pour le moment impossible en Iran. Une fois la Constitution étudiée, rédigée, proposée au peuple et ratifiée par un référendum, devrait être organisée l’élection du premier Parlement démocratique, suivie d’élections entre partis pour présenter le premier gouvernement vraiment élu du peuple.

41Une autre de nos propositions, extrêmement importante à mes yeux, est la décentralisation. Pourquoi des questions qui peuvent être décidées localement par des communautés, comme l’élection du gouverneur, du préfet ou du chef de la police, devraient-elles nécessairement être contrôlées par le gouvernement central ? C’est surtout une question d’intégration territoriale complète du pays, qui doit se faire par une appréciation volontaire de la société et non pas par une imposition structurelle, par la force. Cela passe aussi par une intégration réelle des cultures et des langues locales, dans les établissements scolaires, dans les médias. Aujourd’hui un musulman sunnite ne peut pas construire une mosquée sunnite pour aller prier, mais dans un Iran laïque, toutes les fois seront respectées !

42C. O. : Avez-vous des contacts avec la communauté bahaïe ?

43R. P. : Bien sûr ! Avec les Bahaï, comme avec toutes les minorités – bien qu’au mot « minorités » je préfère celui de « communautés ».

44C. O. : Votre discours est assez critique vis-à-vis de la politique menée par votre père, par exemple concernant la liberté et la pluralité de la presse : il y avait à cette époque en Iran deux revues culturelles contre 325 aujourd’hui… Vos propos sont-ils compris par vos partisans ?

45R. P. : Si ce n’était pas le cas, je n’aurais pas un tel soutien au sein de la jeunesse actuelle. D’abord je suis maître de moi-même, j’ai ma propre vision, et elle n’est pas basée sur un héritage de mes prédécesseurs. N’étant pas historien, ce n’est pas à moi de juger, mais je pense que la responsabilité est collective, partagée autant par ceux qui n’ont pas tranché au bon moment, n’ont pas anticipé ce qui est finalement devenu une crise politique. Je pense que la société iranienne a une grande responsabilité pour avoir réclamé une révolution alors que le régime était tout à fait réformable, en suivant un barbu qu’on ne connaissait pas… La gauche iranienne de l’époque, opposante à mon père, reconnaît aujourd’hui que sa grande erreur stratégique a été de refuser quand le chah était finalement prêt à s’incliner, à complètement ouvrir. Ce n’est pas qu’il ne le voulait pas auparavant, car il avait une vision ultimement démocratique, mais il estimait faire ce qu’il devait face à la pression soviétique, qui ne cherchait pas la participation mais l’annexion de l’Iran. Ce qui ne justifie pas la répression aux libertés politiques, bien entendu, mais explique simplement le contexte.

46Aujourd’hui, je considère que le passé est le passé. Ce qui m’intéresse, ce sont les leçons qu’on peut en tirer. Prenons par exemple l’épisode de Mossadegh [12], qui est devenu la bête noire de l’histoire contemporaine iranienne. Cette crise est très complexe et compliquée à expliquer, mais la leçon à en tirer est de prévoir à l’avenir une structure pour gérer une éventuelle crise constitutionnelle. Il y a beaucoup de travail de fond à faire, mais aujourd’hui les gens comprennent la nécessité de garde-fous pour garantir qu’il n’y ait jamais de concentration des pouvoirs entre les mains de certains, qui pourraient entraîner des abus. Notre société est beaucoup plus équipée, informée et adaptée qu’elle ne l’était à l’époque. Elle communique, dans la rue, sur les réseaux sociaux, le débat est partout…

47C. O. : On dit que c’est lors de la dernière réunion de l’état-major politique et militaire, en 1979, que le chah, informé par le ministre de l’Intérieur qu’une répression entraînerait 25 000 morts, aurait pris sa décision de quitter le pouvoir. Confirmez-vous ?

48R. P. : Oui, absolument. Bien entendu, n’étant pas présent, je ne peux en témoigner verbatim. Mais je sais très bien que mon père se serait interrogé : si c’est ainsi que trente-sept ans de règne doivent se terminer, malgré l’euphorie ambiante, je ne peux me salir les mains avec le sang de mes compatriotes. N’oubliez pas qu’il était malade. Il a pensé que ce serait fini pour toujours. Les mêmes personnes qui critiquaient le régime à l’époque regrettent aujourd’hui, à la lumière des événements survenus depuis, que le chah soit parti. C’est facile à dire… Mais quelqu’un qui a tant œuvré pour ce pays, que peut-il faire face à un ayatollah surgi de nulle part, qui vient expliquer aux gens comment avoir des relations sexuelles avec des animaux [13], qu’en Occident on appelle un saint homme, et que la France de Giscardd’Estaing a reçu en exil [14] ?

49Je pense que les Iraniens, même les plus grands opposants au chah, peuvent contester son jugement, mais jamais ses intentions, son patriotisme ou son nationalisme. Certains même disent qu’il a voulu aller trop vite dans la modernisation du pays. Mais c’était l’école « pahlaviste » ! Lorsque mon grand-père [15] est arrivé à la tête de la Perse, il voulait au départ y instaurer une république, parce qu’il était très influencé par les réformes modernes d’Atatürk en Turquie. Une idée rejetée par le même clergé qui, cinquante ans plus tard, en a décidé autrement. Ils ont préféré lui proposer le trône, et c’est ainsi que notre dynastie a été formée. C’est avec la même préoccupation pour l’intérêt du pays que mon père a quitté le pays volontairement. N’oublions pas l’influence de l’administration Carter, dont la thèse était qu’une ceinture religieuse pouvait faire barrage au communisme au Moyen-Orient. Aujourd’hui, la menace vient au contraire de l’islam radical.

50C. O. : Aujourd’hui, en discutez-vous en famille, avec votre mère [16]par exemple ? Quelle est votre vision dans ce monde dans lequel nous vivons ?

51R. P. : Aujourd’hui nous vivons une très mauvaise période. Je sens un laxisme, un cynisme, un désespoir qui ne peut que radicaliser d’une manière ou d’une autre toute forme de société… Comme si l’espoir disparaissait. Je suis inquiet pour l’avenir de mes enfants, le monde dans lequel elles vont évoluer, avec l’affairisme mondial, le réchauffement planétaire, et la crise des réfugiés obligés de fuir leur pays, la déstabilisation de l’Europe qui doit, à mes yeux, apporter une vision humaniste de l’avenir.

52Ceux qui se soucient des problèmes de fond n’ont pas vraiment la parole ni les moyens d’agir, et il ne me semble pas qu’on les prenne au sérieux. Le jour où des djihadistes imposeront la charia dans les rues de Paris ou de Londres, il sera trop tard ! Combattre ce fléau dans les rues de Paris ou de Bruxelles ne suffit pas. Il faut assécher la source. Or, quelle est cette source ? La même [l’Iran] qui est maintenant un nouvel Eldorado avec lequel on veut faire des affaires. Alors, choisissez !

53Dans le monde entier, la confiance disparaît. Au Brésil, des politiciens corrompus ont réussi cet été à destituer une présidente démocratiquement élue… Dans quel monde vivons-nous aujourd’hui ? On dispose des bonnes informations, mais on ne prend pas les décisions nécessaires ; nous ne sommes plus en position de rétablir les valeurs de base. Sans elles, nous sommes comme des corps sans d’âme, des robots, des machines, qui acceptent tout, qui se résignent, complètement désensibilisés. Je me rappelle une photo publiée dans Paris Match, qui m’a marqué quand j’étais adolescent, en 1974 ou 75… On y voyait un policier avec la moitié de son bras arrachée parce qu’une bombe avait explosé dans sa main. J’en ai fait des cauchemars pendant des semaines… Aujourd’hui, on voit régulièrement des vidéos des jihadistes de Daech trancher la tête des gens, mais on oublie ces horreurs dès le lendemain ! On préfère penser à nos intérêts économiques… Peugeot, qui veut s’installer à Téhéran, évite de froisser le régime iranien malgré ses atteintes quotidiennes aux droits de l’homme…

Notes

  • [*]
    Né le 31 octobre 1960 a Téhéran, Reza Pahlavi est le fils aîné du dernier chah d’Iran, Mohammed Reza. Il est diplômé de l’Air Force Academy et de sciences politiques (University of Southern California) aux États-Unis. Ayant renoncé au titre de prince héritier, Reza Pahlavi dirige en exil le Conseil national iranien pour des élections libres, qui prône un système démocratique en Iran, séparant notamment la religion de l’État.
  • [1]
    Terme de droit dans l’islam chiite duodécimain, signifiant littéralement « le gouvernement du docte » et désignant la prééminence du juriste-théologien sur le politique – dans la République islamique d’Iran, celle du Guide suprême sur le gouvernement issu d’élections (ndlr).
  • [2]
    La Chine a remplacé l’Union européenne en tant que premier partenaire commercial de l’Iran dès les années 2010 (15,3% des exportations et 13% des importations iraniennes (ndlr).
  • [3]
    Le revenu mensuel brut moyen par habitant s’élevait à 290$ en 2012 d’après la Banque mondiale. Celui d’un ouvrier est de 145€/mois. Les mouvements sociaux, durement réprimés, se sont multipliés, dénonçant des journées de travail de 12 voire 18 heures, des salaires en-dessous du seuil de pauvreté, généralement non versés, l’interdiction des grèves et des syndicats, le développement du travail des enfants… Cf Mediapart, 14 avril 2016 (ndlr).
  • [4]
    L’accord sur le nucléaire iranien signé le 14 juillet 2015 à Vienne entre l’Iran et les grandes puissances 5+1 a permis une levée des sanctions internationales le 16 janvier 2016 (ndlr).
  • [5]
    Le Conseil national iranien pour des élections libres, mouvement dirigé par Reza Pahlavi (ndlr).
  • [6]
    Voir note 1.
  • [7]
    Né en 1930 en Iran, Ali Sistani est une personnalité influente en Irak depuis 2003. D’abord favorable à l’engagement du clergé en politique, il s’en tient désormais à la tradition quiétiste du chiisme, qui rejette le principe du gouvernement des clercs. Souvent sollicité par les Nations unies comme médiateur entre communautés chiite, sunnite, kurde et chrétienne, Sistani a appelé au jihad contre l’EI en 2014 (ndlr).
  • [8]
    Le Nouvel An iranien, célébré dans le monde perse depuis plus de 3000 ans le jour de l’équinoxe du printemps.
  • [9]
    Rituel hérité de la Perse préislamique et lié au zoroastrisme. Récemment ravivée, cette fête est célébrée la veille du mercredi précédant la nouvelle année iranienne. Lors de ce grand rassemblement populaire, la tradition consiste à sauter par-dessus de petits feux de joie, en rejetant la maladie et en appelant la force et la santé.
  • [10]
    Soulèvement populaire qui s’est produit à la suite de l’élection présidentielle de 2009 en Iran. Soutenant le candidat de l’opposition Mir-Hossein Moussavi, le Mouvement vert accusait notamment le pouvoir de fraude électorale en faveur du président réélu Mahmoud Ahmadinejad. Les manifestations furent violemment réprimées, faisant plus de 150 morts et des milliers d’arrestations.
  • [11]
    Signé le 6 mars 1975 entre l’Irak et l’Iran, il règle notamment la dispute frontalière sur la rivière Chott El Arab, et l’arrêt du soutien iranien aux opposants kurdes irakiens. Remis en cause par Bagdad cinq ans plus tard, c’est l’une des raisons de la guerre entre 1980 et 1988 entre les deux pays (ndlr).
  • [12]
    Premier ministre iranien de 1951 à 1953, il mène une politique de réformes sociales. Face à l’intransigeance des Britanniques, qui exploitent les gisements pétroliers iraniens à travers l’Anglo-Persian Oil Company, Mohammad Mossadegh décide de nationaliser l’industrie. L’embargo occidental qui s’ensuit sur les exportations le mène à se rapprocher de l’URSS, puis à être écarté du pouvoir par le Royaume-Uni et les États-Unis (comme l’a reconnu en 2009 le président Obama), qui confortent leurs intérêts en Iran en renforçant le rôle du chah. L’APOC deviendra British Petroleum (BP).
  • [13]
    Moutons, vaches, brebis, chameaux, jeunes enfants, etc. ; Rouhollah Khomeni, Tahrir ol Vasyleh, Exégèse des Voies du salut ou commentaires sur la libération de l’intercession, 4e édition, Darol Orm, Qom, Iran, 1990 ; Le petit livre vert, principes politiques, philosophiques, sociaux et religieux, traduction de Jean-Marie Xavière, Éditions Libres-Hallier, 1979, p. 47.
  • [14]
    En exil pendant quatorze ans en Irak, l’ayatollah Khomeiny s’installe en 1978 à Neauphle-le-Château d’où il diffuse ses idées en faveur d’une république islamique reposant sur l’autorité religieuse, sous forme de cassettes audio envoyées clandestinement en Iran (ndlr).
  • [15]
    Reza Pahlavi, roi d’Iran et fondateur de la dynastie, est élu chah par le Parlement en 1925 (ndlr).
  • [16]
    L’impératrice Farah Diba, troisième épouse du chah Mohammad Reza Pahlavi, née en 1938 à Téhéran (ndlr).
Français

Le fils du dernier chah d’Iran, en exil depuis la révolution islamique de 1979, a renoncé à être le prince héritier du trône. Fondateur du Conseil national iranien pour des élections libres, il plaide aujourd’hui pour un nouveau système démocratique et laïque en Iran, ou le peuple choisirait entre république et monarchie constitutionnelle. Reza Pahlavi appelle les États occidentaux à un appui de son projet, à une conscience des enjeux internationaux et à une vision politique à long terme.

English

Reza Pahlavi : “Western governance isn’t daring enough”

The son of the late Shah of Iran, in exile since the 1979 Islamic revolution, gave up his prince heir to the throne title. Founder of Iran’s National Council for Free Elections, he pleads today for a new democratic and secular system in Iran, where the people would choose between a republic and a constitutional monarchy. Reza Pahlavi also calls on Western states to support his project, to be more aware of international issues and to have a long-term political vision.

Entretien avec
Antoine Sfeir
Mise en forme et notes de
Marie-José Sfeir
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 31/12/2016
https://doi.org/10.3917/lcdlo.124.0127
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