CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Ce numéro des Cahiers de l’Orient sur la Syrie vient à point nommé au moment où les grandes puissances que sont les États-Unis et la Russie se sont enfin entendues. Le cessez-le-feu obtenu est certes précaire, mais il laisse entrevoir des jours moins sombres. L’essentiel était, dans un premier temps, d’arrêter l’hémorragie.

2La guerre en Syrie fait partie de cette redistribution des cartes à laquelle on assiste depuis cinq ans dans toute la région du Proche et du Moyen-Orient. Il reste toutefois que le traitement de cette guerre par l’Occident, ses médias, ses chercheurs et autres experts auto-proclamés laisse un goût amer. Après quarante ans de dictature de la famille Assad, les Occidentaux semblent (re)découvrir que Bachar Al Assad est à la tête de ce qu’ils continuent d’appeler un « régime fort ». Pendant plusieurs décennies, ils ont laissé ce régime assujettir le Liban, enlever des Libanais, les torturer et les faire disparaître, endeuiller des familles, sans broncher et en rendant souvent les Libanais responsables de leur sort ; devant les preuves irréfutables de la culpabilité du régime dans l’assassinat de notre propre ambassadeur, Louis Delamare, en 1981, nous n’avons rien fait ! Et voilà qu’aujourd’hui ces ayatollahs de la pensée unique, ces croisés de la démocratie tardive, se mettent à vilipender ceux qui, souvent au risque de leur vie, semblent préférer le régime Assad à celui de Daech. Non qu’il faille défendre le maître de Damas. Mais au nom de quoi s’arrogent-ils le droit de critiquer ceux qui n’ont malheureusement d’autre choix entre la peste ou le choléra ?

3Certes, notre souci premier était d’arrêter cette hémorragie incessante, et c’est chose faite, au moins temporairement : mais pour cela, il aurait fallu dès le départ nous ériger en médiateurs, et non prendre parti dans le conflit ! Nous nous devions d’assurer, par la force, l’arrivée des secours aux victimes quelles qu’elles soient, par devoir d’humanité et au nom des valeurs humanistes que nous prétendons défendre haut et fort.

4Nous avons voulu – et c’est à notre honneur – favoriser l’émergence d’une opposition non armée, politique ; mais très vite, nous avons échoué. Car une fois de plus, le droit sans la force semblait totalement impuissant ; et la force sans le droit nous est apparue depuis dans toute son atrocité, son iniquité et sa barbarie. Cette opposition que nous voulions « démocratique » fut d’ailleurs très vite affublée par la population locale du quolibet d’ « opposition 5 étoiles », qui se promenait dans les hôtels de luxe de Doha à Paris en passant par Istanbul, dilapidant un temps précieux en palabres stériles. Pendant ce temps, la guerre se poursuivait. L’hémorragie se doublait du départ de migrants de plus en plus nombreux, mettant désormais l’Occident au défi de gérer des flux croissants et d’intégrer ces populations de réfugiés dans nos sociétés réticentes à les accueillir.

5Alors de grâce, que les ayatollahs se taisent. Qu’ils aient la décence de ne pas avoir la mémoire courte ! Aujourd’hui, le seul impératif est de crier haut et fort et d’agir en citoyen pour essayer de faire taire les armes, dans toute cette région. Pour cela, il faut rejeter les intérêts particuliers des puissances internationales et régionales ; il ne faut pas prétendre abattre les dictatures en s’alliant pour cela à des théocraties médiévales et tribales ; surtout, il faut s’efforcer d’agir en laissant en définitive les Syriens choisir eux-mêmes leurs dirigeants. Cela n’interdit pas d’y mettre des conditions afin de garantir une paix durable, la situation actuelle permettant à tout médiateur de s’imposer à partir d’une position de force.

6Ce serait peut-être aussi le moment de repenser notre diplomatie et de rejeter le bilatéralisme, de manière à prendre en compte un multilatéralisme régional de plus en plus complexe, et qu’on ne peut plus ignorer.

7Cet ajustement diplomatique exige de nous d’avoir une vision de l’espace méditerranéen. Cet espace aujourd’hui chaotique, nous avons voulu il y a une dizaine d’années l’unifier en imposant notre vision des choses, sans tenir compte des divergences entre les deux rives, et parfois même de chaque côté de la rive sud de la Méditerranée : différences de régime politique, fracture sociale, fractures économiques, et surtout fractures culturelles. Nous avons ainsi laissé s’introduire l’identité religieuse dans un espace où elle avait fortement reculé ces cinquante dernières années.

8Il est temps aujourd’hui que nous rebâtissions cet espace livré aux armes sur des bases et des valeurs humanistes, certes, mais en tenant compte de toutes ces divergences. En somme, il nous faut partir d’une réalité plutôt que de nos rêves ; nous mettre à travailler pour aplanir lentement mais sûrement ces disparités et ces fractures. Et si l’on veut avoir une chance de réussir, le faire ensemble, entre partenaires et non de maître à esclave.

9Alors seulement, nous pourrons prétendre avoir fait œuvre utile à l’humanité en rebâtissant non pas les identités plurielles et meurtrières, mais une identité citoyenne. Or, celle-ci ne peut s’épanouir qu’à travers l’instruction et l’éducation, et c’est bien pour cela qu’il nous faut construire plus d’écoles, plus de collèges, plus de lycées et plus d’universités, qui seront le flambeau dans les ténèbres qui se sont emparées de ce Proche et ce Moyen-Orient, et qui permettront à nos valeurs communes de reconstruire des peuples, des États, en un mot, des Républiques.

Antoine Sfeir
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/11/2016
https://doi.org/10.3917/lcdlo.122.0003
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