CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Paris foudroyé, Paris blessé, mais Paris toujours debout.

2Pourquoi donc la France est-elle la cible privilégiée sinon prioritaire de Daech ? Certes, le nombre de citoyens français de confession musulmane n’est pas étranger au fait que la République devienne l’ennemi à abattre : elle devenue modèle universel, avec son socle constitué par la citoyenneté, l’égalité, la solidarité, et bien entendu la laïcité.

3Une citoyenneté qui fait de chacun d’entre nous un responsable de la cité auquel la France a donné les moyens de s’exprimer, d’agir et de bâtir cette cité égalitaire, dont chacun devient le coresponsable parce que chacun partage le devenir de l’autre ; une citoyenneté qui fait aussi de chacun d’entre nous l’égal de l’autre ; l’autre dont la différence nous enrichit, et auquel on doit le respect et la reconnaissance.

4La laïcité est sans doute ce qui gêne le plus ce « califat » terroriste puisqu’elle fait de chaque citoyen un laïc quelle que soit sa foi ou sa confession, transformant ainsi des individus communautaires en personnes capable de distance par rapport aux religions, et non qui érigent la religion en socle identitaire.

5Ces quatre fondements républicains sont éminemment constitutifs de cette liberté qui brille au fronton de nos mairies aux côtés de l’égalité et la fraternité. Cette dernière ne se décrète pas mais se bâtit tous les jours et nous en sommes tous les artisans qui, chacun, apportent leur pierre à l’édifice.

6Comment cet islam dévoyé, radical, dans le déni de l’autre, terroriste, a-t-il émergé aussi brusquement ? Après les erreurs occidentales des XIXe et XXe siècles, tout a commencé en ce jour néfaste de mars 2003 où les Américains ont décidé de faire fi des frontières et de faire éclater celles de l’Irak.

7Monsieur Paul Bremer, haut-commissaire américain en Irak en 2003, s’imaginait-il les conséquences de sa décision de renvoyer dans leurs foyers les soldats de l’armée irakienne ? Ce faisant, il démantelait totalement l’institution militaire et donnait le pouvoir à une communauté chiite constituant 57% de la population irakienne. Si les Kurdes étaient choyés, eu égard à leur relation privilégiée avec les Américains, il n’en était pas de même pour la communauté sunnite, qui héritait d’un poste tout symbolique de vice-président de la République.

8Les élections de 2005 n’ont fait que confirmer la mainmise des chiites sur le pouvoir irakien et la confessionnalisation des mécanismes institutionnels. Quatre provinces sunnites étaient désormais écartées de toute participation au pouvoir. Parmi elles, la plus grande du pays, celle d’Anbar.

9Démantèlement de l’armée, toujours pas remplacée, multiplication des milices chiites, corruption effrénée de ces partis qui découvraient un gâteau à se partager, mise à l’écart d’une communauté sunnite subissant la double peine d’un dictateur sanguinaire et d’une identité collectivement associée à son règne… le résultat est édifiant.

10N’était-ce pas plutôt une volonté américaine délibérée d’éclater un pays qui, bien que pétrolier, avait pris le soin de diversifier son économie, situation dont il tirait sa position de puissance régionale, alors que la République irakienne a depuis été transformée en un État fédéral communautarisé ? Une volonté délibérée de diviser cet État, certes création issue du démantèlement de l’Empire ottoman, mais qui avait réussi à développer une citoyenneté bien réelle ?

11Aujourd’hui, devant la menace de Daech, la communauté internationale semble avoir perdu la main, exception faite du retour des Américains dans le pays. Et l’on se retrouve dans une situation paradoxale où ceux-là mêmes qui donnaient des leçons de transparence et d’éthique participent de la prévarication et de la corruption généralisées, notamment dans le domaine pétrolier.

12L’État islamique autoproclamé, terroriste, a territorialisé et institutionnalisé sa présence : si ses troupes ont déclenché une crainte au début, elles travaillent aujourd’hui à l’adhésion d’un peuple qui découvre une corruption battue en brèche par les nouveaux dirigeants. Dans chaque ville ou village où les troupes de ce califat fantoche se sont installées, elles ont commencé par éliminer les représentants envoyés par le pouvoir central – ces derniers ayant le tort d’être pour la plupart chiites, donc hérétiques aux yeux de l’envahisseur – pour les remplacer par des dirigeants locaux auxquels ils ont assuré que les étals des marchés seraient désormais pleins, et qu’il n’y aurait en aucun cas des ruptures d’approvisionnement. En contrepartie, on leur a demandé une allégeance au califat sans discussion possible. Ce qui a créé, après la peur, une sorte d’adhésion attentiste à ce nouveau régime, malgré le retour au VIIe siècle. Le scénario des Talibans en Afghanistan entre 1992 et 1996 se répétait.

13Ce calife, Al-Baghdadi, lui-même autoproclamé, issu du petit banditisme et des geôles irakiennes ouvertes par les Américains, s’occupe désormais à bien doser la crainte et la gestion de la vie économique et sociale. À la moindre incartade, notamment à l’encontre de ce qu’il a lui-même décrété comme étant les lois islamiques (dans une ignorance quasi-totale des textes fondateurs) les « mécréants » et autres récalcitrants sont sévèrement punis, sinon décapités. Ceux qui arrivent à s’échapper sont rares. D’autant qu’ils laissent derrière eux, qui une femme, qui un frère, qui des enfants… Les pays occidentaux, outre la grande Amérique, ne sont pas totalement innocents : chacun n’a vu dans la situation que son intérêt propre. Un Irak rapidement reconstruit pouvait redevenir dangereux ; à l’inverse, un Irak affaibli, instable, n’en serait que plus malléable. 293 milliards de dollars de PIB sont naturellement un objet de convoitise.

14Depuis la fin des années 1980, et surtout le 11 septembre 2001, nous assistons à une lame de néo-colonialisme et d’impérialisme occidental surprenants. La Libye demeure une tache indélébile pour la diplomatie européenne, et particulièrement française : au risque de me répéter, si sauver la population de Benghazi fut à notre honneur, nous avons laissé mourir celle de Syrte ; nous nous sommes précipités là-bas comme un essaim d’abeilles, sans pour autant aider les révolutionnaires libyens à reconstruire un État de droit. Le résultat en est que, depuis plus de quatre ans maintenant, des Libyens meurent ou sont blessés chaque jour dans des combats fratricides ou des attentats ignobles, par des armes occidentales livrées autrefois à Kadhafi, et plus récemment aux rebelles.

15À force de privilégier l’avoir à l’être, à force de trahir allègrement nos valeurs républicaines, à force de mettre de côté nos convictions, de préférer les compromissions aux compromis, nous finirons par vendre notre âme. Et par faire en sorte que notre République ne soit plus qu’une relique de musée.

Antoine Sfeir
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/11/2016
https://doi.org/10.3917/lcdlo.121.0003
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