CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’Algérie a depuis avril 2014 un nouveau président : Abdelaziz Bouteflika, élu pour un quatrième mandat. Pour les observateurs occidentaux que nous sommes, cela peut paraître étonnant et même choquant : c’est oublier que cet homme représente bien plus que sa simple personne.

2C’est pour les seniors la seule incarnation qui demeure d’une guerre de libération nationale qui a rendu aux Algériens leur fierté et leur dignité ; c’est pour les quinquas algériens celui qui a recueilli très naturellement, bien que tardivement, l’héritage malmené de Boumediene après une décennie Chadli marquée par la montée de la corruption et surtout celle du Front Islamique du Salut ; par le bref et éphémère passage de Liamine Zeroual à la tête de l’État après l’assassinat de Boudiaf, dont on ne saura jamais les véritables tenants et aboutissants.

3Certes, pour les jeunes diplômés qui rêvaient d’un pays bien ancré sur le chemin de la démocratie, M. Bouteflika ne peut que représenter un passé qu’ils rejettent de toute leur force, la force d’une jeunesse qui se veut tout sauf pragmatique ; ils gardent bien heureusement un idéal que certains pensent être un rêve fou. Ils rejettent donc tout naturellement le quatrième mandat d’un président que la maladie n’a pas épargné. Cette jeunesse, touchée à plus de 40 % par le chômage, rend cet homme – qui fut le plus jeune ministre arabe des Affaires Étrangères – responsable de tous les maux du pays. C’est aussi oublier que l’Algérie, malgré son économie mono-industrielle, reste un pays rural ; et que, pour les gens de la campagne, Bouteflika demeure le symbole de la stabilité. Les moyens d’y parvenir sont discutables, et ils ne manquent pas d’être discutés dans tout le pays.

4Mais au-delà de l’élection d’Abdelaziz Bouteflika, restent posées des questions jusque-là sans réponse. En premier lieu, quel est le rôle réel de cette armée dont tout le monde parle, omnipotente mais pas toujours omnisciente, et qui garde une puissance de nuisance sans précédent ? Y a-t-il un accord entre les militaires et le président ? Partagent-ils la même vision de l’Algérie de demain ? Quel rôle joue la puissante sécurité militaire dirigée depuis des lustres par cet homme dont on ne voit jamais le visage, Toufik Mediene ? Pourquoi n’y a-t-il pas eu de réforme constructive, de diversification industrielle, dans ce pays qu’on considère comme l’un des plus riches de la région ? de redistribution des richesses au-delà des cercles dirigeants, dans un pays qui ne manque pas de cerveaux et dont les enfants ne rêvent que d’exil et de départ ?

5L’historien Benjamin Stora, connu et reconnu, nous aide dans ces pages à décrypter ces points épineux. Il n’est pas seul à nous apporter son savoir pour essayer de comprendre mieux une société algérienne éclatée, des Kabyles qu’anime le désir d’autonomie par rapport au pouvoir central et aux déchirures sociales auxquelles nous assistons. Si Julien Lariège tente de rendre plus claires et plus compréhensibles les relations franco-algériennes, perpétuellement agitées par un mouvement régulier de « je t’aime moi non plus », les développements de la situation dans le Sahel nous montrent que ces relations bilatérales demeurent, dans des circonstances graves, parmi les pus solides que les deux pays ont pu connaître.

6L’Algérie est certes passée à côté du printemps arabe, mais on a vite oublié la décennie noire qu’a traversé le pays, les très nombreux attentats qui ont installé la peur dans la société algérienne. ; on a également oublié le rôle ambigu qu’ont pu avoir certains militaires hauts gradés dans la lutte contre le terrorisme aveugle.

7Abdelaziz Bouteflika terminera-t-il son quatrième mandat ? Nul ne le sait. Pourtant, son expérience laisserait croire qu’en cas d’incapacité intellectuelle, il n’hésitera pas à passer la main, sans doute à son Premier ministre dont les qualités de gestionnaire sont de plus en plus reconnues. Dans ce cas, la question se pose de savoir si l’Algérie a aujourd’hui plus besoin d’un gestionnaire que d’un homme d’État, doté d’une vision et de convictions.

8Il restera beaucoup de choses à dire sur l’Algérie, dont la culture plurielle, les romanciers, les hommes et femmes de théâtre, les intellectuels qui nous apportent tant méritent que les sciences humaines leur consacrent davantage de travaux.

9Au même moment, de l’autre côté de l’espace arabe, plus personne ne parle de la Syrie, enfoncée dans une guerre civile dont l’horreur dépasse l’entendement… Plus personne ? Si : Laurent Fabius, qui s’acharne dans une tribune au Monde à vouloir saisir la Cour pénale internationale. Heureusement, dans ses propos, notre ministre des Affaires étrangères n’est plus aussi dogmatique ; il ne cherche plus à nous convaincre de choisir entre la peste et le choléra ; il demande, dans la résolution que la France soumet au Conseil de Sécurité des Nations unies, que quiconque viole les lois de la guerre soit déféré devant cette Cour. Et il a raison.

10Mais que M. Fabius nous permette de nous étonner de le voir reprendre des arguments franchement néocolonialistes : certes, les grandes puissances n’hésitent plus aujourd’hui à avoir recours au droit et au devoir d’ingérence ; toutefois, en homme d’État chevronné, il sait parfaitement que ce droit érigé en devoir s’oppose au principe sacro-saint de la souveraineté des États. Qu’on veuille le changer, pourquoi pas ? à condition de le remplacer par un autre système plus cohérent. En élevant cette demande d’ingérence au niveau d’une loi universelle, on légitime la présence vietnamienne au Cambodge, l’entrée de l’armée séoudienne à Bahreïn pour réprimer une manifestation, ou enfin l’intervention en Libye, qui n’a eu comme résultat que l’éclatement du pays et des dizaines, sinon des centaines de morts, chaque jour depuis trois ans.

11Est-ce pour cela qu’il aurait fallu maintenir Kadhafi au pouvoir ? Certainement pas. Mais choisir le chemin de la loi, comme la résolution qui a permis l’intervention en Libye, et être les premiers à la violer en intervenant au sol, ne rend pas la France très crédible. Sans doute nos dirigeants devraient-ils méditer sur un nouveau système de relations internationales, qui tienne compte d’une évidence hélas indécente ; au risque de nous répéter, rappelons-nous ces mots de Pascal : « La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique »

Antoine Sfeir
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/11/2016
https://doi.org/10.3917/lcdlo.115.0003
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