CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Parler des chrétiens d’Orient dans la situation actuelle est d’autant plus difficile que, depuis quelques années déjà, ils sont les boucs émissaires de tous les groupes qui s’affrontent dans ces pays touchés par ce que l’on a appelé le « printemps arabe » et qui commence plutôt à ressembler à un hiver islamiste. Mais pour bien comprendre la situation il est, je crois, nécessaire de replonger dans leur histoire.

2Tout d’abord, essayons de préciser un point important : on qualifie ces chrétiens de « chrétiens d’Orient » mais historiquement, il n’y avait au commencement de chrétiens qu’en Orient. L’Église était articulée autour de cinq patriarcats : Constantinople, Jérusalem, Alexandrie, Antioche (là où, pour la première fois, ils reçurent le nom de chrétiens) et enfin Rome. Toute question dogmatique était réglée à cinq, et non par un seul. Mais les chrétiens en Orient ont connu, d’emblée, nombre de déchirures. Très tôt, ils furent obnubilés par des questions de théologie et, par le vaste débat qui les a occupés pendant près de cinq siècles : celui portant sur la nature du Christ. Était-il homme, était-il dieu, était-il homme et dieu en une seule nature ? Il y eut en outre plusieurs schismes, les deux plus importants étant celui du prêtre Arius d’Alexandrie et celui de l’archevêque de Constantinople, Nestorius.

3Arius affirmait, en substance, que la Trinité était réellement hiérarchique : à ses yeux il y avait d’abord Dieu, puis Jésus qui est Dieu, mais qui l’est un peu moins que le Père, c’est-à-dire le deuxième de la Trinité. Enfin, bien sûr, l’Esprit Saint. Cependant, l’Église dans sa majorité et les communautés de l’Église affirmaient que Jésus était tout à fait Dieu, donc dans la consubstantialité, un point de dogme que rejetaient les ariens – depuis la Seconde Guerre mondiale, d’ailleurs, on n’ose plus parler d’Ariens, on préfère le terme d’arianistes, pour éviter le risque de confusion avec le vocabulaire nazi… Quoi qu’il en soit, il est certain que les Ariens furent les premiers schismatiques sur cette question et ils partirent vers l’Europe. Les Occidentaux en sont les descendants, car le royaume franc comptait une cinquantaine de diocèses ariens. Contrairement à la croyance commune, le baptême de Clovis n’a pas christianisé la France, puisque le royaume franc était déjà chrétien. Clovis a seulement rattaché les diocèses ariens à Rome : il s’agissait donc d’un baptême éminemment politique.

4Il y a davantage de problèmes avec Nestorius, puisqu’il va jusqu’à affirmer qu’il existe deux natures du Christ totalement différentes : l’une divine et l’autre humaine. C’est pour cela que Marie est dite « mère de Jésus, l’homme ». Elle n’a pas droit, du point de vue de Nestorius, au titre de théotokos, « mère de Dieu ». Le schisme est donc plus prononcé ; les nestoriens (dont on a beaucoup entendu parler au moment de la guerre en Irak) partent vers la Mésopotamie et, plus loin, vers la péninsule arabique où, dans un énorme bourg, Najran, à la frontière actuelle entre l’Arabie séoudite et le Yémen, se trouve une très importante communauté nestorienne, dont l’évêque est le cousin de l’épouse d’un homme qui, au VIIe siècle, commencera à prêcher une nouvelle religion : l’islam. À la demande de Khadija, première femme du futur prophète Mohammed, ce cousin évêque demande au moine Al-Bouheira d’enseigner au jeune homme les rudiments de la Bible.

5C’est en raison de cet enseignement dispensé par un nestorien que, dans le Coran – un terme qui signifie « lecture » et « récitation » – on retrouve un rejet de la Trinité, exprimé comme suit : « Dieu n’a pas été engendré, il n’a pas d’associé ». C’est également ce qui explique que, pour les musulmans, les chrétiens sont qualifiés d’associateurs. En ce sens, Mohammed rejette le mystère de la Trinité et donne la base même de la religion musulmane : il n’y a de dieu que Dieu. Il y a là deux concepts : celui d’un Dieu unique, certes, mais aussi l’idée de l’unicité de Dieu, et c’est sans doute le point le plus important qui sépare le christianisme de l’islam.

6Ouvrons une parenthèse sur le dogme et les fondamentaux de l’islam, car on affirme souvent n’importe quoi. Quand on se penche sur le Coran, on découvre deux périodes très différentes de la prédication : d’abord, ce que l’on appelle la phase sacrée, spirituelle, qui se déroule à la Mecque et s’étend de 610 à 622. Durant cette période, le dogme est achevé et l’on sait fort bien, désormais ce qu’il faut faire pour être un bon musulman. Y sont édictés à cet effet les cinq piliers de l’islam. Tout d’abord, le témoignage (chahada) : si je déclare aujourd’hui devant une assemblée de bons musulmans : « Il n’y a de dieu que Dieu et Mohammed est son messager », je lui donne le droit de me reconnaître comme étant un muslim, c’est-à-dire un « soumis à Dieu ». Muslim vient en effet du verbe aslama, qui signifie « se rendre » ou « se soumettre », et qui est formé, comme la plupart des verbes en arabe, d’une racine de trois lettres : S, L, M, salama, dont on a tiré le mot salam, « salut ». Un mot qui est employé de la même manière que l’expression « Salut et fraternité » pendant la Révolution française. Salam veut également dire « paix ».

7À partir du moment où je suis reconnu comme muslim, je n’ai pas besoin de me plonger dans une piscine, de m’asperger d’eau ou d’étudier la Torah pendant des années. Il suffit donc que je prononce la chahada : « La ilah illa Allah » (il n’y a d’autre dieu que Dieu) devant une communauté, car d’emblée l’islam parle de la oumma, la communauté des croyants. Revenons encore aux racines : oumm, « la mère » qui enfante, la mère qui nourrit, la mère qui protège. Hors de la oumma, point de salut ! Mais les chrétiens ont aussi connu cela pendant vingt siècles : hors de l’Église, point de salut ! Nous sommes donc dans la même démarche, à ceci près que la Trinité ne passe pas dans l’islam.

8On pourrait presque ajouter que la Trinité reste un concept mal assimilé chez les chrétiens. Il y a deux ans, à l’occasion d’un numéro des Cahiers de l’Orient sur les chrétiens en terre d’islam, nous avons posé, rue de la Convention à Paris [2], la question suivante à cent sept personnes : « Pouvez-vous expliquer le mystère de la Trinité ? ». Cent six d’entre elles n’ont pas su répondre. La seule à avoir répondu correctement était… un prêtre ! Imaginez que même un prêtre n’ait pas su ! Il est vrai que la question est ardue, et c’est bien pour cela qu’elle porte le nom de « mystère » de la Trinité. C’est un vrai mystère. Si c’était quelque chose de mathématique, d’arithmétique, de logique, de rationnel, il n’y aurait plus besoin de foi, mais simplement d’un constat.

9Néanmoins, les chrétiens accueillent l’islam comme une religion libératrice. Pourquoi ? Parce que, depuis l’an 540, les deux pouvoirs dominant tout l’Orient sont l’Empire perse et l’Empire byzantin. Et ils sont en guerre. Or qui dit guerre dit taxation élevée, déplacements de populations arbitraires… Et c’est là que Mohammed, en arrivant à Médine, révèle tout son génie et installe la première cité islamique. Nous en venons à la seconde partie de la prédication, destinée à ceux qui l’ont accueilli à Médine : « Vous n’appartenez plus à la tribu, au clan ou à la famille, vous êtes désormais des muslimoun, des musulmans, des gens qui se sont soumis à Dieu. Votre appartenance à l’islam transcende votre appartenance à la tribu, à la famille, au clan. Dorénavant, quelle que soit la couleur de votre peau, vous êtes tous égaux, tels les dents d’un même peigne. » C’est de la théorie, bien entendu ; la pratique sera différente dans l’histoire. Mais il n’en reste pas moins que c’est ce qu’entendent les fameux « gens du Livre », c’est-à-dire ceux qui sont monothéistes, les zoroastriens avec Ahura Mazdâ, les Juifs avec Yahvé et les chrétiens avec Dieu et Jésus.

10L’accueil fait aux musulmans est d’autant plus chaleureux que l’islam est égalitaire, libertaire aussi, par rapport aux deux empires en guerre. Mais, dans le même temps, il y a des chrétiens qui souffrent, parce qu’ils refusent de se convertir à l’islam, qu’ils veulent rester chrétiens. Ceux qui résistent vont, dans toute la région, se réfugier dans des lieux plutôt montagnards ou dans des vallées très enclavées, comme celle de la Kadicha au Liban et de l’Oronte en Syrie, dans les montagnes du Kurdistan en Irak, ou dans la Haute-Égypte éloignée des villes… C’est à ce moment-là, au début de l’islam, qu’ils trouvent ces lieux de refuge, à partir desquels ils vont s’étendre peu à peu.

11Pour conserver leur religion et malgré tout bénéficier de la protection de la oumma, ils vont devoir payer un impôt qui s’appelle la djizîa, autrement dit « la capitation ». Dès lors qu’ils paient cette taxe, ils sont protégés par la communauté, et relèvent d’un statut qu’on qualifie de dhimmitude, « protection par la communauté des croyants ». Ils ne sont pas, malgré tout, partie intégrante de la communauté puisqu’ils sont considérés comme des associateurs, donc à la limite du polythéisme, puisqu’ils croient en la Trinité et n’adhèrent pas aux principes de l’islam. N’oublions pas qu’avant sa mort, Mohammed a dit à ses compagnons, ainsi que le rapporte la sunna, la tradition du prophète : « zoroastriens, Juifs et chrétiens ont reçu le message, mais ils l’ont détourné ; je suis venu parfaire votre religion. Il me plaît que l’islam soit votre religion. »

12Par cette phrase, Mohammed donne à l’islam son caractère universel. Tout être humain a donc vocation, un jour, à se soumettre à Dieu. Il n’y a, dès lors, plus de frontières à la oumma. Elle va – et elle doit – s’étendre sur toute la planète. Néanmoins, contrairement à ce que l’on prétend, à aucun moment il n’est prévu de contraindre les hommes, par le sabre et l’épée, à adopter cette religion. C’est même tout l’inverse. Au début du Coran, il est clairement dit : « Il n’y a pas de contrainte en religion » (lâ ikrâha fi-d-dîn). Le Coran va plus loin encore, puisqu’on y lit : « Je [Dieu] vous ai créé plusieurs nations pour que vous puissiez vous parler. » On comprend donc que tous sont accueillis, cependant ces versets relèvent de la première partie de la prédication qui s’articule autour des relations du croyant avec son Créateur. La deuxième partie du message, plus politique, sera aussi moins ouverte.

13Le deuxième pilier de l’islam est là pour rappeler au croyant la présence du Créateur, d’Allah. Il est avec lui à chaque instant, d’où l’obligation des cinq prières quotidiennes – prières en direction de Jérusalem, durant toute cette première période de la prédication. Ce n’est qu’à partir du moment où Mohammed est chassé de la Mecque et où commence l’hégire (littéralement « l’exil ») vers Médine, que la prière sera faite en direction de la Mecque.

14Le troisième pilier de l’islam a un équivalent dans toutes les religions : c’est le jeûne, prévu au cours du mois lunaire de ramadan, comme le kippour chez les juifs ou le carême chez les chrétiens. Le quatrième pilier est intéressant en tant qu’il est socio-économique. Il fait obligation à tout musulman de payer à la oumma, selon l’école juridique ou théologique à laquelle il appartient, entre 2,5 et 10 % de ses bénéfices (et non pas de ses revenus), pour assurer la solidarité intracommunautaire. C’est la zakat. Enfin, le cinquième pilier est le pèlerinage (hajj) à la Mecque et à Médine, que l’on peut effectuer à la fin du ramadan.

15Tels sont les cinq piliers de l’islam. Il n’y est question ni de pantalons bouffants, ni de voile sur la tête. Il y a bien un ou deux passages qui évoquent le sujet ; les sourates 24, verset 31, et 33, versets 55 à 59. Dans la première, il est clairement énoncé que les épouses du prophète, les croyantes et les épouses des croyants cachent ou voilent leurs « atours ». Ces derniers sont envisagés du point de vue de la notion coranique de ‘awrat, qui qualifie les parties du corps que la pudeur voudrait que l’on dissimule. Mais la délimitation de ce qui est ‘awrat varie en droit musulman, sans jamais contrevenir au principe général selon lequel la femme peut participer à la vie publique, notamment au commerce. Or, comme on ne peut commercer anonymement (il est obligatoire de voir le visage et la main de celui qui vend et achète), cela signifie donc que le visage et les mains des femmes ne devaient pas être voilés. Le verset 31 de la sourate 24 précise d’ailleurs qu’il s’agit de « rabattre leurs voiles sur leurs poitrines », et pas leurs cheveux. D’ailleurs, dans les six mille six cent vingt-deux versets du Coran, pas une seule fois le mot « cheveux » (sha’r) n’est prononcé. On peut ajouter que l’injonction faite aux femmes de se voiler relève plus, dans le texte coranique, d’une marque distinctive – « on les reconnaîtra mieux » dit la sourate 33 – que d’une preuve de soumission à Dieu ou aux hommes. Le verset qui suit précise bien que les femmes doivent « […] rabattre sur elles leurs jalabib », terme qui signifie « manteau » ou « châle », et qui est le pluriel de djellaba. La djellaba couvre le corps depuis le cou jusqu’aux pieds, mais pas la tête. Enfin, l’autre occurrence du mot voile (hijab) concerne la prière communautaire du vendredi, pour laquelle il est nécessaire de séparer les croyantes des croyants par un tissu de toile. Cette séparation a pour but d’éviter aux croyantes le regard supposément lubrique des croyants, mais elle ne suppose aucunement que ce soit la femme qui doive se cacher par son vêtement. Voilà donc une première mise au point.

16L’islam, cependant, va connaître des schismes. L’un d’eux, qui perdure encore aujourd’hui, se produit d’emblée entre les sunnites, ceux qui sont fidèles à la sunna, « la tradition », et les chiites, les partisans d’Ali, gendre du prophète et son quatrième successeur ou vicaire, ce qu’on appelle en arabe un khalifa, un calife ; partisan d’Ali se dit, en arabe, chiaat Ali, d’où leur nom de chiites. Le conflit entre Ali et les tenants de l’orthodoxie sunnite donne par ailleurs lieu à une dissidence importante : un groupe de musulmans partisans d’Ali, mécontents de l’arbitrage accepté par ce dernier avec son rival, décide de sortir de la communauté. Ces « sortants » sont les kharidjites (en arabe, sortir se dit kharaja, d’où leur nom de khawarij), que l’on retrouve aujourd’hui dans la presqu’île de Djerba, en Tunisie, dans le Sud algérien et dans le sultanat d’Oman, où ils sont au pouvoir.

17Nous avons donc trois branches de l’islam et il n’y en aura pas d’autres : sunnite, chiite et kharidjite. Tout le reste, qu’il s’agisse des alaouites en Syrie, des zaydites au Yémen, etc., n’est que dissidences du chiisme, y compris les druzes du Liban, d’Israël et de Syrie. Donc, trois grandes branches dans l’islam, mais une seule qui prime, puisqu’elle réunit aujourd’hui 90 % des musulmans dans le monde : il s’agit du sunnisme – les chiites ne représentent que 9 % des musulmans et les kharidjites moins de 1 %. Dès le schisme, les sunnites majoritaires vont opprimer les chiites, les kharidjites et toutes les autres dissidences. Ces communautés vont donc, à leur tour, comme les chrétiens, chercher des refuges.

18C’est par exemple le cas des chrétiens qui ont voulu rester fidèles à Rome en dépit des tiraillements entre les Empires d’Orient et d’Occident, donc entre les Église d’Orient et d’Occident. Au Ve siècle, ils arrivent au Liban en provenance de Byzance en passant par Nicée (Turquie actuelle) et par la Syrie. Ils sont alors conduits par un moine appelé Maron (d’où leur nom de maronites) et s’installent dans la fameuse vallée sainte de Kadicha, avant de se réfugier dans les montagnes inexpugnables du Liban et de Syrie. Ensuite, il y aura des chiites, puis des druzes – ces musulmans qui, au Xe siècle, développent une doctrine particulière et ésotérique. Ils essaieront de diffuser cette nouvelle théologie en gagnant à leur cause le calife Al-Hakim, de la dynastie des Fatimides, implantée au Caire depuis le milieu du siècle. Ce calife avait deux lieutenants, Al-Nozari et Al-Darazi – d’où le nom de druzes –, qui propagent cette nouvelle religion, désormais très éloignée de l’islam. Une foi que l’on qualifie toujours de « mahométane », mais qui s’est en réalité beaucoup rapprochée du taoïsme et de l’hindouisme ; c’est une religion qui croit en la métempsychose, donc en la réincarnation, et, en même temps, c’est une religion fermée : on ne peut se convertir au druzisme qu’une fois par siècle lunaire, autrement dit une fois tous les 112 ans environ. Eux aussi seront opprimés par les sunnites et se réfugieront dans les montagnes imprenables du Liban, de la Palestine et de la Syrie. Dans ce dernier pays, ils donnent même leur nom à une partie du territoire : le djebel (« montagne ») druze.

19Toutes ces communautés se développent peu à peu, jusqu’au grand schisme que l’on qualifie, parmi les chrétiens, de schisme d’Orient. Dans le sillage de la victoire de l’Empire d’Occident sur l’Empire d’Orient, l’Église d’Occident l’emporte sur l’Église d’Orient. Devenu très puissant, le patriarcat de Rome s’estime en droit d’agir de son propre chef en matière de dogme. Ainsi commence la bataille du filioque : dans le credo originel, il est dit à propos de l’Esprit Saint qu’il relève du Père. Pour bien montrer que le Fils est consubstantiel du Père, Rome ajoute à la formulation que l’Esprit Saint est consubtantiel du Père et du Fils, soit, en latin, filioque. En réaction à cette décision unilatérale de la part de Rome, les quatre patriarches orientaux se révoltent et dénoncent un écart par rapport à l’orthodoxie, dans laquelle ils affirment leur volonté de demeurer. C’est ainsi que le patriarche de Rome est devenu katholikos « catholique », qui signifie en grec « universel ».

20Par la suite, le chef de l’Église d’Occident, devenu pape, aura des remords : comment laisser l’enfant prodigue oriental en dehors du corps du Christ ? Alors, au XVe siècle, on lance une formidable campagne d’évangélisation auprès des Églises d’Orient, qui conduit une infime minorité des communautés orthodoxes à rejoindre le giron de l’Église romaine et apostolique. Il y aura, désormais, des Grecs catholiques (là encore, une infime minorité) et des Grecs orthodoxes ; Syriens catholiques et des Syriens orthodoxes…

21C’est durant le concile de Chalcédoine, en 451, que se décide finalement la doctrine officielle de l’Église sur la nature du Christ : « Dieu est homme dans la même nature. » Deux Églises refusent toutefois de prendre part à ce concile, déclinant l’invitation par ces mots : « Notre religion est faite, Il est Dieu. » C’est suite à cette prise de position que ces Églises – arménienne et copte – sont qualifiées de monophysites – c’est-à-dire qu’elles reconnaissent une seule nature, divine, de Jésus. Arméniens et Coptes aussi seront la cible de la campagne d’évangélisation, avec pour résultat l’existence de Coptes orthodoxes et de Coptes catholiques, d’Arméniens orthodoxes et d’Arméniens catholiques.

22Au cours de l’histoire, les Occidentaux investissent cette partie du monde et s’installent – les Français en tête – en Afrique du Nord. À la fin de la Grande Guerre, Français et Britanniques, qui représentent les deux grandes puissances de l’époque, se partagent le Proche-Orient. Les Français arrivent avec, à la tête de l’armée du Levant, le général Gouraud qui découvre dix-sept communautés religieuses, dont onze sont chrétiennes (six rattachées à Rome, cinq séparées). Mais cela ne vaut que pour l’Orient proche et moyen. Si l’on poursuit plus loin, vers les Balkans et, au-delà, dans le monde entier, on trouve vingt-trois Églises catholiques orientales, qu’il s’agisse des Ukrainiens, appelés uniates, des Arméniens… Tout cela fait partie des catholiques orientaux rattachés à Rome. Vingt-trois au total qui, aujourd’hui, disent la messe dans leur langue nationale, excepté deux communautés, celle des syriaques et celle des maronites, qui continuent à la dire en syriaque, c’est-à-dire dans la langue du Christ, l’araméen moderne.

23Quelques années plus tôt, en 1886, la France républicaine envoie à l’étranger ses congrégations religieuses qui, pour se rapprocher des lieux saints, s’établissent dans une région du monde qui a vécu quatre siècles sous le joug de l’Empire ottoman. Au nombre de trente-et-une, ces congrégations se consacrent à l’enseignement et, quand le général Gouraud et son armée du Levant arrivent en Syrie et au Liban, et les Britanniques en Égypte, ils trouvent une élite éduquée qui va leur permettre de mieux gérer ces pays dont le mandat leur a été confié par la Société des Nations. Les Français y propagent leurs idées : citoyenneté, séparation de l’Église et de l’État, francophonie.

24Les Britanniques ne se soucient guère de ces questions ; ce qui les intéresse, ce sont les richesses du sous-sol, essentiellement le pétrole, à tel point qu’ils vont changer les frontières naturelles. C’est le cas de la Mésopotamie ou plutôt l’Irak – un mot signifiant en arabe « basses terres » – qui tombe dans l’escarcelle britannique, et dont le tracé des frontières est renégocié avec la France afin d’y inclure Kirkouk et Mossoul, où se trouve du pétrole. À l’origine, Mesopotamios désigne le « pays entre les deux fleuves », c’est-à-dire entre le Tigre et l’Euphrate. Or Kirkouk et Mossoul sont au-delà des deux fleuves. Pour sécuriser cette richesse du sous-sol, les Britanniques vont jusqu’à inclure le Kurdistan – ce Kurdistan pourtant garanti par le traité de Sèvres de 1920 ! Pour des raisons tout aussi intéressées, les Français font de même avec le territoire syrien : le « Grand Liban » promis aux « clients » maronites de la France devait s’arrêter, au sud, à la ville de Tyr (Sour). Mais comme au-delà de cette limite, le foncier appartenait à 33 % au patriarcat maronite, et ce jusqu’à la frontière actuelle avec Israël, les Français décident de repousser la frontière de quelques kilomètres pour faire plaisir à leurs alliés locaux.

25L’armée française du Levant et des Britanniques ailleurs, les chrétiens estiment que leur fonction et leur instruction en font des interlocuteurs naturels. Et, en effet, ils le sont puisqu’ils parlent la langue du mandataire ou du protecteur, et qu’ils occupent déjà des postes dans l’administration : ils servent de drogman pour l’Empire ottoman auprès des consuls – drogman vient du turc tourdjouman (« traducteur », « interprète ») mais, au fil des ans, les drogman étaient devenus des sortes de conseillers orientaux des consulats occidentaux dans les provinces arabes de l’Empire ottoman.

26Ces changements se retournent, aujourd’hui, contre les populations de ces pays, prises dans la tourmente des conflits confessionnels. Ainsi, en 2006, la banlieue sud de Beyrouth, forteresse du Hezbollah, a été détruite par des bombardements israéliens. Quand le Hezbollah a voulu la reconstruire, le gouvernement en a réclamé les titres de propriété. Le Hezbollah ne les détenait pas et, en cherchant dans le cadastre, on s’est aperçu que 33 % du foncier dans cette banlieue sud de Beyrouth appartenait au patriarcat grec orthodoxe, et 17 % au patriarcat grec maronite. D’où la colère du Hezbollah, qui a décrété : « Puisque c’est comme cela, personne ne construira. » Voilà où on en est, malheureusement, dans ces marchandages ! Aujourd’hui, les chrétiens ignorent généralement une page de leur histoire, pas très agréable à lire.

27Cela dure depuis les années 1960 et, malgré la sonnette d’alarme qui a été tirée à plusieurs reprises, personne ne les entendait ni à l’intérieur, ni en Occident. Pourquoi ? Souvenez-vous, quand les Européens se divisent le Proche-Orient, les Américains, qui arrivent en Europe en 1917 et louchent un peu vers ce Moyen-Orient, s’aperçoivent que toutes les places sont prises. L’Afrique du Nord est française ; ce qu’on appelle aujourd’hui les pétromonarchies, c’est-à-dire les émirats des bords du Golfe persique, que l’on nommait autrefois la côte des pirates, et l’autre rive, la rive iranienne, ainsi que tout le sud de l’Iran, sont occupés par les Anglais ; l’Iran du nord l’est, quant à lui par les Russes. Les Américains regardent alors du côté des autres émirats : le Koweït, les Émirats arabes unis – qui sont, à ce moment-là, Abou Dhabi, Dubaï, Charjah, Ras el Khaïmah, Oumm al Quaïwaïn… Las, les Anglais y sont aussi ! Puis ils découvrent un désert où des tribus se battent, et où il semble bien que l’une d’elles soit en train de l’emporter. Pragmatiques, les Américains n’envoient pas une armée ou des diplomates – ce ne sont pas des colonisateurs – mais des géologues : s’il y a du pétrole, ils s’y intéresseront.

28Quelques années plus tard, en 1932, au moment où la naissance du royaume d’Arabie séoudite confirme la conquête victorieuse d’Ibn Séoud les géologues américains de la Standard Oil of California – maison mère d’Exxon et de Chevron aujourd’hui – lui annoncent qu’ils ont trouvé du pétrole… Ibn Séoud est donc convié par le président Roosevelt sur le croiseur USS Quincy en 1945. La relation de cette rencontre par Jacques Benoist-Méchin dans Ibn Séoud[3] est d’ailleurs passionnante. Le souverain arabe arrive, le président Roosevelt lui demande : « Alors, cher ami, que puis-je pour vous ? » le roi qui vient de passer trente ans de sa vie à guerroyer, réplique : « C’est à moi de vous poser la question : que puis-je pour vous ? » Roosevelt évoque alors le pétrole, et les deux hommes signent, en avril 1945 et pour soixante ans, ce qu’on a appelé le pacte bilatéral aux termes duquel tout le pétrole séoudien était réservé aux seuls États-Unis ; en contrepartie, ceux-ci protégeaient les frontières internationales du royaume. En général, dans leur compte-rendu, les journaux ne vont pas plus loin. Pourtant, il y a une virgule, avant cette précision essentielle : les États-Unis protégeaient les frontières, « ainsi que le régime des Séoud ».

29Preuve de la solidité de cette alliance : plus d’un demi-siècle plus tard, au soir des attentats du 11 septembre 2001, c’est à bord de l’avion de la Maison Blanche que l’ensemble des membres de la famille séoudienne sont reconduits, sains et saufs, à Riyad. Le pacte du Quincy prend fin en 2005. En avril de cette année-là, l’actuel roi d’Arabie, Abdallah, se trouve en France. La presse annonce alors de juteux contrats de vente de chars Leclerc, d’avions Rafale et de frégates françaises. Mais le roi poursuit son périple jusqu’à Camp David, la résidence d’été du président des États-Unis, où il retrouve George W. Bush. Tous deux renouvellent alors le pacte du Quincy pour soixante autres années.

30Au moment de la première signature, les États-Unis ne s’intéressent qu’à ce pays, mais ils sont progressivement amenés à s’impliquer davantage dans la région. En effet, le Proche-Orient va subir le tremblement de terre qu’est la création en 1948 de l’État d’Israël par des Occidentaux, des Juifs d’Europe centrale et non levantins. On assiste à un renversement de régime, notamment en Égypte où la monarchie s’effondre et où, au bout de deux ans de révolution, apparaît un nouveau pharaon en 1952. Qui a pour nom Gamal Abdel Nasser. Refusant de s’adresser aux anciens colonisateurs français et britanniques, il se tourne vers les États-Unis, qui se montrent d’une impitoyable franchise : sans pétrole, l’Égypte ne les intéresse pas. Nasser décide alors de tracer sa propre voie en créant le mouvement des non-alignés avec l’Indien Nehru et le Yougoslave Tito.

31Les architectes de la politique étrangère américaine sont alors les frères Dulles : John Foster, secrétaire d’État au ministère des Affaires étrangères, et son frère Allan, directeur de la CIA. Alors que la Guerre froide bat son plein, ils ont un souci en Iran, qui est devenu une autre source d’approvisionnement pour les États-Unis : en 1953, le docteur Mossadegh, Premier ministre iranien, décide de nationaliser le pétrole de son pays. Les Américains organisent un coup d’État, replacent le chah sur le trône, chassent Mossadegh, et le pétrole iranien reprend le chemin des États-Unis. Un an après, Nasser, qui a inauguré son « règne » en mettant les Frères musulmans en prison, demande aux Américains de l’aider à construire à Assouan un barrage qui permettra d’accroître la fertilité des terres égyptiennes. Devant leur refus, il décide en 1956 de nationaliser le canal de Suez pour financer son projet, déclenchant de la part de la France et la Grande-Bretagne une guerre mercantile qui se solde par une victoire militaire éclatante. Néanmoins, sous la pression des États-Unis et de l’Union soviétique, nouvelles grandes puissances de l’époque, les puissances d’hier sont obligées de faire marche arrière et leur victoire se transforme en pitoyable défaite politique. Le monde est alors divisé en deux : d’un côté, un monde censé ne pas être libre ; de l’autre, un monde censé l’être. Et voilà que le monde libre, dirigé par les États-Unis, entraîne la France et la Grande-Bretagne à faire alliance, non pas avec le républicain Nasser, mais avec ceux qui ont la lecture la plus littéraliste, la plus archaïque, la plus rétrograde de l’islam : les dirigeants de l’Arabie séoudite qui est encore aujourd’hui notre alliée stratégique. Au même moment – coïncidence fatale – on assiste, un peu partout dans le monde arabe, à ces « ruptures de représentativité » qui, en français courant, désignent des dictatures. Il s’agit, en l’occurrence, de dictatures militaires au sein desquelles la mosquée est le seul lieu où l’expression demeure libre. Or, cette mosquée est déjà aux mains des Séoudiens qui, à force d’arguments sonnants et trébuchants, ont installés leurs imams, comme ils en ont envoyé, en France et en Europe, au début des années 1970 et 1980. Et c’est ce que nous payons aujourd’hui, à travers l’islamisme et le salafisme.

32Une petite parenthèse de définition, à présent. Si vous lisez Chateaubriand au XIXe siècle, l’islamisme est alors cité au même niveau que le christianisme et le judaïsme. Ce n’est qu’en 1983 que des chercheurs français, Gérard Michot et Bruno Étienne, vont essayer d’inventer un concept qui allie intégrisme et fondamentalisme. L’intégriste est celui qui s’attache à l’intégrité du texte, le fondamentaliste celui qui transpose cette intégrité dans ses comportements et ses postures. Dans l’islam, cela s’appelle un islamiste, c’est-à-dire celui qui veut islamiser ou ré-islamiser les champs social, judiciaire, administratif, économique et, bien entendu, le champ politique, dans lesquels il se trouve. Les islamistes s’en prennent aux institutions de l’État.

33Les salafistes sont totalement différents. Salaf, en arabe, veut dire le « vrai », le « pur », l’« originel ». Les salafistes veulent que la société vive exactement comme vivaient le prophète et ses compagnons au VIIe siècle. Ils s’attaquent donc, non à l’État mais à la société. Ils considèrent, en outre, qu’il n’y a pas de frontières dans le monde, puisque, de leur point de vue, tout être humain a vocation à se soumettre à Dieu, à devenir un muslim ; là où il y a un musulman, c’est une terre musulmane, et la société qui se trouve sur cette terre musulmane doit vivre comme le prophète et ses compagnons. Voilà la différence entre islamistes et salafistes. Ils sont des rivaux, pas des adversaires. Quand ils se réunissent, comme à Darnah, en Libye, on assiste à l’émergence d’un califat, dans la mesure où l’État et la société sont sur la même longueur d’onde.

34Il va de soi que les premières victimes de l’islamisme et du salafisme sont les non-musulmans. Cette région du monde s’est déjà vidée de ses juifs. Des juifs levantins, il y en avait partout : en Irak, en Libye, en Syrie, au Liban, en Palestine. Or, regardez ce qui s’est passé quand les juifs ont quitté Vienne : la capitale autrichienne est devenue une ville de province. La raison en est, pour aller vite, que les juifs animent le débat d’idées, la musique et tout ce qui concerne les arts, les lettres et les sciences. Vienne est donc devenue après leur départ une ville secondaire, alors qu’elle était flamboyante au début du XXe siècle. L’Orient, donc, a déjà perdu ses juifs. Malheureusement, avec ce qui se passe en Israël, on assiste de surcroît à un formidable autisme parce qu’il n’y a plus d’hommes d’État, il n’y a plus les Moché Dayan, les Abba Eban, voire même Ariel Sharon qui était le dernier de cet acabit. Shimon Perez est président de la République, mais il est si âgé qu’il n’a aucun pouvoir en tant que tel. Il n’y a plus de réaction du côté israélien, et pas de volonté de s’intégrer à cette région, pour des raisons au demeurant compréhensibles.

35Bref, l’Orient n’a plus ses juifs et il risque, aujourd’hui, de voir aussi ses chrétiens disparaître. En Irak, ils étaient 1,2 million en 2003 ; ils sont, à présent, moins de la moitié. En neuf ans, beaucoup sont morts, en particulier dans les attentats qui ont frappé les églises ; d’autres sont partis à proximité, en Syrie, en Jordanie, au Liban, d’autres encore plus loin, bien trop loin pour qu’ils reviennent un jour. Le même phénomène s’est produit au Liban à quatre reprises : en 1975, avec le plan sécuritaire, en 1982, quand les Israéliens sont venus jusqu’à Beyrouth, en 1985, où il s’est plutôt agi d’un exil économique en raison de la dévaluation de la livre par rapport aux devises occidentales, et en 1989, lorsque les deux dirigeants de la communauté chrétienne, Samir Geagea et le général Aoun, se sont battus entre eux, avec leurs troupes. Les coptes d’Égypte connaissent aussi des départs constants vers le Canada, les Amériques. Il y a deux nouvelles terres d’exil pour les chrétiens d’Orient : l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Et le mouvement ne fait que s’amplifier.

36Aujourd’hui, en France, on nous dit qu’il faut vivre ensemble. Mais personnellement je ne suis pas intéressé par ce « vivre ensemble », car je subis mon voisin. J’ai en revanche eu la chance de grandir dans un pays où, à défaut d’avoir un lieu de rencontre, on se retrouvait chez les uns, chez les autres, et aussi dans des endroits improvisés : j’ai eu la chance, au Liban, à l’âge de quinze ans, de « draguer » le vendredi à la mosquée, le samedi à la synagogue et le dimanche à l’église, ce qui m’a obligé à connaître la foi de l’autre ; en conséquence, à la sortie de la mosquée, de la synagogue et de l’église, l’autre n’était plus un étranger, il faisait partie de moi.

37Depuis deux ans et ce que l’on a appelé les « printemps arabes », on nous parle de démocratie. Regardez ce qui s’est passé en Égypte ! Le président de la République Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans, s’est arrogé le pouvoir exécutif, législatif et, peu de temps avant d’être balayé par la rue et l’armée, le pouvoir judiciaire. Qu’était-ce, sinon une dictature ? Pourtant, on nous a parlé, à propos de son élection, de démocratie ! Revenons-en au sens des mots : democratia, en principe, c’est le « gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ». Existe-t-il un pays dans le monde qui, sur la base de cette définition, soit intégralement démocratique ? Bien sûr que non ! Ce qui permet à certains de se réclamer de la démocratie, c’est qu’on a ramené cette dernière à la loi du nombre. Or, comment voulez-vous que je sois démocrate, moi, originaire d’un pays où il y a dix-sept communautés religieuses qui sont autant de communautés nationales et qui, en temps de guerre, se referment chacune sur elle-même par peur de l’autre ? Cela me rappelle un débat que j’ai eu avec Jean-Marie Le Pen, à la Mutualité. Il pensait que j’étais d’accord avec lui. Je lui ai alors dit : « Il y a deux différences entre nous, c’est d’abord que vous êtes un Français de hasard, alors que moi j’ai choisi de le devenir ; c’est par hasard que vous êtes né à la Trinité-sur-Mer, alors que vous auriez pu naître de l’autre côté de la Manche ou de l’Atlantique, ou tout simplement au-delà de Strasbourg, chez les Allemands. Ensuite, je suis chrétien. » Il a éclaté de rire et dit : « Moi aussi. » Je lui ai répondu : « Non. Non seulement vous êtes Français par hasard, mais en plus vous ne pouvez pas être chrétien. Regardez-Le sur Sa croix : il a les bras ouverts, il embrasse le monde, il n’exclut personne. »

38Je n’ai pas choisi d’être démocrate, j’ai choisi d’être républicain. Pour moi, tout à coup, j’allais participer de la res publica, la chose publique. En outre, moi qui étais un citoyen communautaire – puisque je n’existais dans l’état-civil, au Liban, que par mon baptême – j’allais devenir un citoyen. Citoyen, c’est à dire coresponsable de la cité. Et c’est parce que nous sommes coresponsables de la cité que nous sommes égaux. C’est parce que nous sommes coresponsables de la cité que nous sommes solidaires. C’est cela qui est fantastique. La citoyenneté transcende notre appartenance identitaire, communautaire et régionale, et c’est en ce sens que j’ai choisi d’être Français.

39Alors, vivre ensemble, ça ne m’intéresse pas ; en revanche, c’est l’apprentissage, dès l’école, du vouloir vivre ensemble qui me tient à cœur – un simple mot fait toute la différence. Aujourd’hui, l’Orient voit ses chrétiens partir ; si on lui enlève encore un membre, il sera doublement mutilé. Mais je ne suis pas très inquiet, car cela fait quasiment quatorze siècles que cela dure. Le destin du chrétien en Orient est de naître et de vivre toute sa vie au bord du précipice. Toute sa vie, il doit faire en sorte de n’y pas sombrer. Le devoir de l’Occident est de se rappeler que ses racines sont en Orient. « Tu peux perdre la mémoire, il y aura toujours une main secourable qui te ramènera chez toi ; mais si tu perds tes racines, tu ressembleras de plus en plus à un arbre sec qui n’en finit pas de mourir ».

40Question : Que vont devenir les coptes ?

41Antoine Sfeir : On feint de craindre pour les coptes si l’Égypte instaurait la charî‘a, la loi islamique. Mais elle existait déjà dans la Constitution égyptienne ! Le président Anouar El-Sadate, pour avoir la paix intérieure et devenir flamboyant en politique étrangère, y avait introduit l’article 2 qui fait de la charia et du Coran « la source de législation en Égypte ». Depuis l’élection de Mohammed Morsi, les Frères musulmans comme les salafistes veulent que l’on ajoute un mot : la source exclusive de législation en Égypte, tandis que les libéraux, qui comptent de nombreux musulmans, veulent rayer cet article. On est confronté au problème inverse en Tunisie, où les Frères musulmans veulent ajouter ce même article, alors que la Constitution tunisienne indique seulement que le pays est arabe et musulman. Ce sont surtout les femmes qui, bec et ongles, empêchent l’Assemblée de faire cette modification.

42Question : On dit souvent que, chez les musulmans sunnites, il n’y a pas de clergé et qu’en revanche, il y en a un chez les chiites. En France, les musulmans sont pour la plupart sunnites et on parle des imams. Ne sont-ils pas des membres du clergé ?

43Antoine Sfeir : Non, il y a trois grandes fonctions dans le sunnisme : le mufti est la plus haute autorité administrative et religieuse ; le cadi, celui qui consigne le mariage, l’héritage ; et l’imam. Imam, en arabe, signifie « devant » : c’est celui qui conduit la prière. Pardonnez cette comparaison osée, c’est un peu notre curé de base qui lit un passage de l’Évangile pendant la messe. L’imam doit lire un passage du Coran et le commenter dans son prêche ou dans son prône.

44Dans le chiisme, l’imam est le guide de la communauté ; le premier imam fut Ali, le deuxième, son fils aîné Hassan, le troisième, son fils cadet, l’imam Hussein, martyrisé et tué par les sunnites. Aujourd’hui encore, nous célébrons la fête de l’Achoura, le dixième jour après la grande fête des musulmans, qui commémore le martyre de Hussein à Kerbala – ville que l’actualité en Irak a rendue de nouveau célèbre ; c’est là que l’on voyait des musulmans se flageller jusqu’à ce que le sang purificateur tache le drap dont ils étaient vêtus.

45Au contraire, il y a un clergé dans l’islam chiite, un clergé aussi hiérarchisé, sinon plus, que le clergé catholique. Mais il est désigné de l’intérieur : dans le monde perse, c’est le peuple qui choisit l’ayatollah, issu des clercs et qui présente aux croyants une interprétation globale de l’homme, de la société et du monde.

46Il existe une autre très grande différence avec le sunnisme. Ce dernier se considère comme l’aboutissement du monothéisme. Un sunnite qui veut changer de religion ne peut que régresser aux yeux de l’orthodoxie, donc il est apostat, et passible de mort sans jugement ni tribunal. Tandis que dans le chiisme, l’interprétation n’ayant jamais cessé, les croyants sont dans l’attente de l’imam caché, le cinquième pour les zaïdites, le septième pour les ismaéliens – les partisans de l’Aga Khan – et le douzième pour les duodécimains, les plus nombreux. Ce douzième imam reviendra, accompagnant le Mahdi – le Messie – qui doit juger les vivants et les morts. Cela nous rappelle quelques souvenirs catéchétiques. Voilà la différence : dans le sunnisme, c’est le pouvoir politique qui désigne les détenteurs des fonctions religieuses, tandis que dans le chiisme iranien, ce sont ces derniers qui cooptent les hommes politiques.

47Question : Je suis presque sûre que, dans son pays, un Marocain ne peut se convertir au christianisme, alors que l’on m’a affirmé qu’en Tunisie, la liberté de culte était inscrite dans la Constitution. Je voudrais savoir si un Tunisien ou un Égyptien pourrait se convertir, en théorie, au christianisme ?

48Antoine Sfeir : Selon la loi islamique, certainement pas. Selon la loi tunisienne, c’était encore possible sous Bourguiba et Ben Ali ; aujourd’hui, on ne sait pas, puisque la nouvelle Constitution reste à écrire. Mais je vous rassure : quand je suis arrivé en France, en septembre 1976, on m’a annoncé un chiffre effarant : 20 000 Français chrétiens se convertissaient, chaque année, à l’islam. À ce rythme-là, je me suis étonné que les musulmans ne soient pas encore majoritaires en France. Je me suis renseigné, j’ai enquêté pendant huit ans pour les Réseaux d’Allah [4] et je me suis aperçu qu’il y avait au moins autant de musulmans qui se convertissaient au catholicisme. Mais, encore une fois, ils sont, selon la loi islamique, des apostats. C’est pour cela que la plupart d’entre eux préfèrent se cacher. Ils font bien. Certains ont bravé la loi islamique parce qu’ils n’avaient pas de famille proche ; je songe notamment au père Jean, issu de l’islam et devenu un membre éminent de la communauté dominicaine. On peut aussi évoquer les Kabyles et les Berbères qui, en Tunisie comme au Maroc, se convertissent au christianisme.

49Question : Faut-il y voir l’influence des évangélistes américains ?

50Antoine Sfeir : C’est un autre problème. On aborde là quelque chose de très dangereux. J’ai vus les évangélistes à l’œuvre, en Algérie, dans les Territoires palestiniens et en Irak. Ils monnayent les conversions entre dix et cent mille dollars. À cent mille dollars, vous avez droit à une maison, et ce n’est pas seulement vous mais toute la famille qui doit se convertir. Ce sont de fausses et de mauvaises convictions. Il paraît que ces évangélistes sont également à l’œuvre, aujourd’hui, en Syrie et au Liban. Je ne pourrais l’affirmer, je n’en ai pas été témoin ; en revanche, je l’ai malheureusement vu en Irak, notamment à la limite du Kurdistan et de l’enclave sunnite, dans la province d’Anbâr. Là, on se situe sur le terrain strictement politico-religieux.

51Question : Le pourcentage des chrétiens baisse-t-il régulièrement au Liban ?

52Antoine Sfeir : Oui et non. Il existe des recensements, comme en Syrie dans les années 1960. Au Liban, il n’y en a pas eu depuis 1932, mais il se trouve qu’en 2005, des élections ont eu lieu, avec 85 % de votants. Prenons donc ces 85 % comme base. Un ami qui travaille au ministère de l’Intérieur a eu l’idée de faire photocopier ce qui correspond au livret de famille, où sont inscrits le rite et la confession de tous les électeurs. Sur la base de ces 85 % – des estimations plus que des chiffres exacts – vous avez 25,8 % de chiites au Liban, talonnés par 25,1 % de sunnites ; les catholiques maronites représentent 22,8 %, et tout le reste, Arméniens catholiques, Coptes catholiques, jacobites, environ 7 % ; ajoutons 13 % d’orthodoxes (grecs, arméniens et autres) et 5,1 % de druzes. Protestants et alaouites représentent moins d’1 %. Ce qui fait, au total, quelque 42 % de chrétiens et 56 % de musulmans. Mais, des quatre branches de l’islam – sunnite, chiite, alaouite et druze – aucune ne s’est alliée à une autre depuis quatorze siècles, tandis que les chrétiens, catholiques et orthodoxes, se sont rassemblés au moment de la guerre et continuent de l’être.

53Le fait que les deux cinquièmes des chrétiens de cette région appartiennent encore au monde rural, où l’on fait au-delà de cinq, six ou sept enfants et que, lorsqu’ils sont urbanisés, ils ont deux ou trois enfants, a toujours permis de maintenir une présence forte en dépit de l’émigration. Aujourd’hui, ils sont quatre millions, mais n’oublions pas les seize millions qui vivent en dehors du Liban. Et puis, il y a, de temps en temps, des pieds-de-nez à l’histoire. Contre toute attente, la loi sur le droit de vote des Libanais de l’étranger a été votée au Parlement ; on n’attend plus que la signature des décrets d’application par le Premier ministre. Il est vrai qu’il tarde depuis plus de quatre mois ; mais si, un jour, cela passe, étant donné que la diaspora libanaise est chrétienne à 75 %, tout basculera : on obtiendrait 65 % de chrétiens et 35 % de musulmans.

54Question : Dans les écoles, au Liban, les religions sont-elles mélangées ou séparées ?

55Antoine Sfeir : L’Université Saint-Joseph de Beyrouth compte 12 500 étudiants, dont 32 % de musulmans, sur l’ensemble des facultés, instituts et directions.

Notes

  • [1]
    Antoine Sfeir est Directeur des Cahiers de l’Orient et président du CERPO (Centre d’Études et de Réflexions sur le Proche-Orient), Antoine Sfeir est journaliste et enseignant. Il a collaboré à La Croix, à L’Express ainsi qu’à plusieurs revues comme Esprit et Études. Auteur d’une série d’études sur la région du monde arabe à destination de l’administration française (Ministères de la Défense et des Affaires Étrangères), il intervient également à l’IHEDN. Parmi ses dernières publications, le Dictionnaire du Moyen Orient (Bayard, 2011) et L’Islam contre l’Islam. L’interminable guerre des sunnites et des chiites (Grasset, 2013).
  • [2]
    Siège de la revue (NdlR).
  • [3]
    Albin Michel, 1955.
  • [4]
    Éditions Plon, 2001.
Français

Après un retour aux origines de la présence chrétienne en Orient et sur le clivage entre sunnites et chiites, Antoine Sfeir dresse un tableau de la situation actuelle des minorités. Si les chrétiens subissent durement la guerre en Syrie, leur présence au Liban se maintient en dépit d’une émigration soutenue.

English

Christian and Muslim minorities in the Middle East

After going back on the origins of the Christian presence in the Middle East and the divide between Sunnis and Shiites, Antoine Sfeir paints a picture of the current situation for minorities. If Christians still badly suffer from the war in Syria, their presence in Lebanon continues despite a sustained emigration.

Antoine Sfeir [1]
  • [1]
    Antoine Sfeir est Directeur des Cahiers de l’Orient et président du CERPO (Centre d’Études et de Réflexions sur le Proche-Orient), Antoine Sfeir est journaliste et enseignant. Il a collaboré à La Croix, à L’Express ainsi qu’à plusieurs revues comme Esprit et Études. Auteur d’une série d’études sur la région du monde arabe à destination de l’administration française (Ministères de la Défense et des Affaires Étrangères), il intervient également à l’IHEDN. Parmi ses dernières publications, le Dictionnaire du Moyen Orient (Bayard, 2011) et L’Islam contre l’Islam. L’interminable guerre des sunnites et des chiites (Grasset, 2013).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/11/2016
https://doi.org/10.3917/lcdlo.113.0073
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Centre d'études et de recherches sur le Proche-Orient © Centre d'études et de recherches sur le Proche-Orient. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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