CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1« Tous les citoyens ont les mêmes droits et les mêmes devoirs. Ils sont égaux devant la loi » proclame l’article 6 de la Constitution de la Tunisie promulguée le 1er juin 1959. Le Code du statut personnel développe les droits et devoirs des individus et, concernant la femme, dispose, depuis la modification apportée en 1993, que « chacun des deux époux doit traiter son conjoint avec bienveillance, vivre en bon rapport avec lui et éviter de lui porter préjudice » (Article 23). Promulgué en 1956, ce code a été régulièrement amendé pour suivre au mieux les évolutions de la société et en particulier l’émancipation de la femme. Ainsi, l’article 23 affirmait jusqu’en 1993 que la femme devait obéissance à son mari. Par la réforme de cet article, le président Ben Ali a clairement affiché sa volonté de promouvoir l’égalité entre les hommes et les femmes.

2Parallèlement, comme le rappelle l’article premier de la Constitution : « la Tunisie est un État libre, indépendant et souverain : sa religion est l’Islam, sa langue l’arabe et son régime la république. » Ainsi, ce pays, hier encore sous le joug du colonialisme français, affirme aussi bien une volonté de modernité, de développement et d’égalité qu’une appartenance au monde musulman, et au monde arabe. Du point de vue français, compte tenu du lien entre république et laïcité, la coexistence de la religion et des principes qui font de l’État la « chose du peuple » (res publica) semble mystérieuse, pour ne pas dire suspecte. Qui plus est, l’islam, qui a aujourd’hui plus que jamais mauvaise presse pour dire le moins, est souvent accusé de ne pas s’accommoder avec les principes démocratiques, les droits de l’Homme, et - bien entendu - la question de la femme, en témoignent les débats houleux qui ne cessent de secouer la scène politique française sur les questions de voile et maintenant de burqa voire de « burqini » (contraction de burqa et bikini, désignant un costume de bain conçu pour recouvrir la totalité du corps des femmes).

3Dès lors, une multitude de questions se pose à l’observateur quant à la vie de la femme en Tunisie : dans quelle mesure les textes sont-ils appliqués ? Comment cohabitent islamité et égalité des sexes ? Quel est le quotidien des Tunisiennes ? En un mot : quelle est la place de la femme dans cette « Terre de paradoxes » ?

La tunisienne, une femme dans une société musulmane

4L’islam est une religion féministe. Encore faut-il remettre les faits dans leur contexte pour le percevoir, ce qu’« islamo-phobes » comme extrémistes de tout bord s’abstiennent bien de faire. Ainsi, le Coran impose-t-il que la femme hérite de la moitié de la part de l’homme. Posée comme telle, cette injonction ne peut que choquer. Mais au début du VIIème siècle, lorsque le prophète Mouhammad récite cette parole qui lui vient d’Allah, il opère là une véritable révolution puisque jusqu’alors la femme n’avait droit à rien. Par conséquent, compte tenu du contexte, l’islam est une religion qui a apporté des droits aux femmes dans des temps où la question de l’égalité n’avait pas la prégnance qu’elle a acquise depuis. Quant à la question si polémique du voile, à aucun moment dans le Coran il n’est demandé aux femmes de se couvrir les cheveux. Il s’agit là d’une tradition. Le Coran, pour sa part, demande aux croyantes et épouses du prophète de « couvrir leurs atours ». Le foulard présenté comme islamique est culturel et, avec la montée des crispations identitaires, il est devenu clairement revendicatif dans de nombreux cas.

5Deux conséquences découlent de cette mise au point. La première est que ce n’est que parce que la lecture la plus rigoriste du texte - celle qui refuse de lire le Coran au regard de l’époque et qui impose des interprétations hautement discutables ainsi que nous l’avons vu - est la plus connue, que l’islam est présenté comme une religion s’opposant aux principes d’égalité. Ce n’est donc pas l’islam qui menace l’émancipation de la femme mais bien plutôt l’ignorance de cette religion, entretenue par les visées politiques des islamistes. Ces derniers, en effet, se réclament d’une lecture « pure » du texte sacré pour mieux imposer leur pouvoir au sein de l’Oumma, la communauté des croyants. En Tunisie, leur place est réduite à la portion congrue alors que chez les voisins du Maghreb, les plus extrémistes s’imposent dans le jeu politique et vont jusqu’à commettre des attentats terroristes. La politique du président Ben Ali se distingue clairement sur ce point en ce qu’elle prône une tolérance zéro à l’encontre de tous les extrémismes religieux, permettant ainsi de protéger le statut de la femme contre le fanatisme islamiste.

6La seconde conséquence est, ainsi qu’évoqué au sujet du voile, que le statut de la femme dans le monde musulman est le fruit d’un héritage culturel et non pas religieux. Mais les traditions dans ce domaine ne sont pas toujours favorables aux femmes. L’article 23 susmentionné illustre toutes les lourdeurs de cet héritage : « le mari, en tant que chef de famille, doit subvenir aux besoins de l’épouse et des enfants dans la mesure de ses moyens et selon leur état dans le cadre des composantes de la pension alimentaire », indique l’alinéa 4. Encadré par l’alinéa 1 déjà cité, énonçant l’égalité de traitement et la solidarité des époux, et l’alinéa 5 selon lequel « la femme doit contribuer aux charges de la famille si elle a des biens », il n’en porte pas moins la marque d’une société patriarcale dans laquelle chaque sexe est enfermé dans des rôles aussi définis que rigides. Le féminisme se décline alors dans les mêmes teintes. Les avancées dans les droits de la femme consistent en partie en des mesures pensées pour la mère : allocations familiales pour la mère qui a la garde des enfants, amélioration des revenus pour la femme travaillant à mi-temps. Les hommes et les femmes sont égaux, pas équivalents. Mais ces mesures n’en sont pas moins des garanties considérables pour nombre de Tunisiennes, que bien des femmes dans le monde leur envient.

7En somme, c’est bien plus de culture qu’il s’agit et, à y regarder de plus près, l’héritage d’une tradition patriarcale, dans laquelle l’homme dirige les affaires de la famille, se révèle de plus en plus obsolète et assez peu à même de définir la Tunisie d’aujourd’hui.

La Tunisienne, une femme insérée dans la vie économique et sociale

8« La Tunisie est un modèle parmi les États arabes en termes d’émancipation de la femme » affirme le Rapport 2005 sur le Développement humain dans le monde arabe conduit par l’ONU. Point de départ de cette réussite : l’éducation.

9En effet, le taux d’inscription des filles par rapport aux garçons, tous niveaux d’instruction confondus, s’approche de 110 %, soit près de 20 % de plus que le Maroc et 15 % que l’Algérie. En d’autres termes, le taux d’inscription des filles à l’enseignement est clairement supérieur à celui des garçons. Près de 95 % des filles sont inscrites à l’école primaire et l’égalité est atteinte avec les garçons au niveau de l’enseignement supérieur. Les données montrent également qu’elles réussissent mieux à l’école que les garçons. Instruites au même titre qu’eux, dans un pays où le taux d’alphabétisation des 15-25 ans était de 95 % en 2003 contre 84,1 % en 1990 [1], l’égal accès des jeunes filles à la connaissance augure de bons résultats en termes d’insertion sociale et professionnelle.

10Illustration de la nette évolution en faveur d’une meilleure insertion des femmes dans le monde du travail, le nombre d’entreprises appartenant à des femmes a plus que doublé en sept ans, passant de 2 000 en 1998 à 5 000 en 2005. Très présentes dans le secteur de la santé (72 % des pharmaciens sont des femmes, 57 % des chirurgiens dentistes, 42 % des médecins), et dans l’enseignement supérieur (50 %), les femmes sont aussi nombreuses dans les métiers de la justice (27 % des magistrats, 31 % des avocats), ou encore dans le journalisme (34, %). En moyenne, les femmes représentent aujourd’hui près de 40 % des travailleurs tunisiens. Dans ces conditions, reste à savoir dans quelle mesure cette forte pénétration des femmes dans le marché du travail, traditionnellement dévolu à l’homme et ce, jusque dans les fonctions les plus prestigieuses (médecins, avocats, professeurs d’universités), se reflète dans la représentation politique.

11Sphère fermée s’il en est, la scène politique fait, partout dans le monde, l’objet d’une vive voire féroce concurrence peu propice à s’ouvrir à l’arrivée des femmes bien décidées depuis plusieurs décennies à quitter le foyer, les tâches ménagères et la garde des enfants. Mais, là encore, la Tunisie fait figure de modèle dans ce monde arabe, plus que tout autre réfractaire au partage des responsabilités. Avec 22,8 % de femmes ayant obtenu des sièges aux élections législatives de 2004, la Tunisie arrive au deuxième rang des pays arabes, derrière l’Irak (25,5 % dans le parlement élu en 2006), tandis que seulement 10,8 % des sièges parlementaires sont occupés par des femmes au Maroc, environ 6 % en Algérie, et 2 % en Égypte.

12Fortes de leur engagement dans les mouvements de lutte contre la colonisation, les femmes tunisiennes ont su profiter des promesses de l’indépendance et trouver leur place sur la scène économique et politique, même si l’égalité est loin d’être atteinte partout. Ces évolutions n’auraient pu se produire sans un accès réel à l’instruction et une politique active en faveur d’une émancipation de la femme au sein de la famille.

Une politique active en faveur de l’émancipation des femmes, mais est-ce suffisant ?

13Avec un taux de fécondité de 2,1 enfants par femme, contre 4,2 en moyenne dans le monde arabe, et un faible taux de mariages précoces, la Tunisie présente là encore les signes d’une société moderne dans laquelle la femme n’est pas réduite au rôle d’épouse procréatrice. Ces résultats ne sont pas le fruit du hasard.

14Les textes constitutionnels et législatifs concernant les femmes ont tôt promu un statut plaçant la Tunisie à l’avant-garde du monde arabe. Aujourd’hui encore, la Tunisie reste le seul pays à garantir à la femme un statut égal à celui de l’homme au sein de la famille. Dès 1956, le Code du statut personnel prohibait la polygamie, le mariage des jeunes filles de moins de 17 ans (moins de 20 ans pour les hommes), et autorisait le divorce. Le président Ben Ali a régulièrement renforcé ces dispositions, notamment par la réforme de 1993 déjà mentionnée qui a créé un fonds visant à assurer aux femmes divorcées le versement d’une pension alimentaire. Les filles mineures ne peuvent se marier sans l’accord de leur père et de leur mère. Le mariage est considéré comme une circonstance aggravante en cas de violence du mari contre son épouse. Autant de lois qui s’inscrivent en complément d’une vision générale plaçant la femme à l’égal de l’homme.

15Malgré ce volontarisme affiché, il reste des ombres au tableau comme les règles de l’héritage qui imposent que la femme n’obtienne que la moitié de la part de l’homme. Dans les faits néanmoins, l’évolution des mentalités est telle que de nombreux subterfuges sont utilisés pour contourner la règle. Il n’est pas rare, par exemple, de voir des filles recevoir une part égale à celle des garçons du vivant des parents. Mais la persistance de la règle n’en pose pas moins problème. De même, si les chiffres font de la Tunisie un modèle régional, il reste que l’égalité n’est pas atteinte partout. Se féliciter du fait qu’un quart des sièges parlementaires a été conquis par des femmes c’est oublier que les trois quarts restent dévolus à des hommes. Lapalissade, sans doute, mais qui montre tout le chemin qu’il reste à faire pour les Tunisiennes. Enfin, certaines associations féministes tunisiennes font valoir que le régime met en avant les avancées en termes de statut de la femme pour donner une image positive à l’étranger, mais favorise à l’intérieur du pays les seuls mouvements qui lui apporteront un soutien sans faille dans une logique clairement clientéliste.

16Si toutes ces critiques ne sauraient être balayées d’un revers de la main, il n’en demeure pas moins que la Tunisie fait figure d’exception dans le monde musulman. L’analyse ne se fait pas en termes absolus, mais d’une manière ancrée dans la réalité, celle du quotidien des femmes et compte tenu à la fois de la tradition, de l’environnement et, disons-le, de la situation dans le monde entier. En France, « patrie des Droits de l’Homme », en 2005, on comptait 12,2 % de femmes parlementaires, un record…

17S’il est bien un domaine qui fait l’unanimité parmi les observateurs de la vie tunisienne c’est bien celui du statut de la femme dans ce pays où la religion est à la fois constitutive et circonscrite, élément identitaire et sujet de vifs débats. Les données statistiques s’accordent avec la chronologie des textes et des décisions pour composer un paysage social dans lequel les femmes ont toute leur place. Mais parmi toutes les données qu’il est possible de recueillir, celles relatives à l’éducation ont notre préférence. Elles expliquent le présent, la place de la Tunisienne dans le monde du travail, les carrières exemplaires, les femmes chefs d’entreprise, mais surtout éclairent l’avenir. Terre de paradoxes donc, la Tunisie est tout autant terre de promesses.

18Il reste donc des efforts à faire, nombreux même, pour que le traitement des deux sexes soit parfaitement semblable. Mais dans un monde où les frontières perdent de leur sens, où les solidarités se créent grâce à des technologies révolutionnaires autant qu’incontrôlables, à l’instar d’Internet, la question de la femme en Tunisie n’a que peu de sens posée isolément. C’est dans l’ensemble du Maghreb, dans le monde arabe tout entier, en Afrique mais aussi en France, et finalement partout que se pose le défi de l’amélioration du statut de la femme.

Notes

  • [1]
    UN Development Report, 2004.
Français

L’insertion des femmes dans la société tunisienne est une réussite, de l’école au Parlement, de son foyer à l’entreprise. Une politique active appuyée sur une pratique éclairée de l’islam en est le facteur déterminant.

English

Women and Citizenship

Women integration in the Tunisian society is successful, from school to Parliament, from her household to companies. This has been achieved thanks to a pro-active policy based on a modern practice of Islam.

Antoine Sfeir
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/11/2016
https://doi.org/10.3917/lcdlo.097.0047
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