CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Une observation élémentaire nous révèle que, avec plus ou moins d’approximation selon les années, la nouvelle année juive et la nouvelle année scolaire coïncident. Pour qui habite, dans la société française, le territoire demeuré séparé en dépit de sa centralité sociale de l’école et de l’université, il est facile et fréquent de dire “l’an prochain” ou “l’an dernier” en se référant à 2017-2018 ou 2015-2016 à l’heure où j’écris, c’est-à-dire à des années scolaires (ou juives ?) et non pas civiles. Je ne vais pas prétendre, dans cet article, trouver à cette résonance une explication génétique quelconque. Je remarque néanmoins qu’il semble qu’il y ait dans cette affaire autre chose qu’une bizarrerie hexagonale : pour ce que je crois savoir, dans d’autres pays également l’année universitaire n’est pas couplée avec l’année civile.

2La corrélation avec l’année juive a d’ailleurs pu être plus mauvaise en France dans le passé (en moyenne) : à l’époque où toutes nos rentrées avaient lieu en octobre.

Séparation et paradoxe

3Ce que je veux retenir de cette entrée en matière, c’est simplement l’idée que le décalage dont je suis en train de saisir un indice témoigne du caractère “séparé de l’ordre majeur du monde” de l’expérience scolaire comme de l’expérience juive. Pour ce qui concerne la chose scolaire, c’est un grief qui lui est adressé volontiers : singulièrement, avec une certaine violence pendant les événements de mai 1968, pour qui s’en souvient. On dit que « L’école est coupée de la vie », et l’on estime avoir instruit à charge en disant cela. De même, un des agacements séculaires de l’antijudaïsme porte sur la séparation juive : sur la manière dont la tradition juive est parvenue à fixer les règles et les habitudes d’une vie en marge du cours du monde. Les Juifs ont, il est vrai, rarement vécu de manière intégrale et unique dans cette séparation organisée pour eux par leur tradition : sauf peut-être, et il est bouleversant de l’évoquer, dans certaines communautés du monde ashkenaze aujourd’hui perdu et détruit (dans les Schtettel).

4Il y a un paradoxe de la séparation dans les deux cas.

5Le paradoxe de la séparation du scolaire réside dans ceci que la société mandate l’école et l’université pour assurer la transmission des connaissances et des capacités en direction de la génération montante dans sa totalité. L’institution scolaire a donc une vocation universelle. Il n’est pas rare d’entendre les personnalités politiques souligner ce point en mettant au premier plan la question éducative, parce qu’elle est le moyen privilégié de la préparation d’un avenir supposé être l’avenir de tous.

6Pourtant, l’histoire témoigne que, pour organiser l’éducation, on a le plus souvent créé des espaces séparés, dans lesquels des enseignants travaillent à divulguer les savoirs et les pratiques intellectuelles : on a le plus souvent ménagé une enclave en vue de cette transmission. L’argument implicite en faveur de cette séparation pourrait être que l’on a besoin de court-circuiter les autorités et réquisits provenant du monde externe, afin de rendre les étudiant(e)s disponibles à l’effort d’apprendre. Le monde externe, “normal”, estime-t-on en effet, est porteur d’un sérieux et d’une urgence impossibles à combattre, tendant spontanément à mobiliser toute l’énergie et le désir de bien faire des sujets. En telle sorte qu’il faut décrocher d’un tel monde pour entrer dans l’exercice différent de l’“apprendre et comprendre” [1].

7Le paradoxe de la séparation juive est similaire : le projet juif est celui de la formation d’un collectif de l’étude-observance, un collectif de personnes respectant les préceptes de la loi juive et étudiant infiniment leur signification. Un tel projet se situe donc par définition à l’échelle d’un peuple (que la tradition, par surcroît, comprend comme un ensemble de familles). Il est en ce sens particulariste, puisqu’il n’est pas immédiatement tourné vers le genre humain dans son ensemble, à la différence notable des projets chrétiens et musulmans. Mais l’idée fut toujours, néanmoins, et la tradition en porte de nombreux témoignages, que le système ainsi proposé était pour ainsi dire offert à l’humanité. Qu’il était supposé exercer un “rayonnement universel”, pour utiliser une expression récemment employée par Georges Hansel [2]. Au projet particulariste d’Israël s’associe donc cette idée de la proposition et du rayonnement universels. Idée qui doit elle-même être complétée par la perspective messianique d’une convergence de toute l’humanité, à l’horizon de la fin de l’histoire, dans quelque chose que le laboratoire juif aura préparé. Cette position inconfortable entre particularisme et universalisme fut, je crois, détestée tout au long de l’histoire par le monde non juif (pour autant qu’elle fût comprise). Ce dernier, on le sait, a essayé vis-à-vis de l’entreprise juive les deux stratégies de l’inclusion forcée dans un universel revendiqué contre elle et de l’exclusion entérinant son irréductibilité : l’alternance et l’ambivalence entre ces deux démarches exprimaient peut-être sa “compréhension” biaisée et malveillante du particularisme à visée universaliste d’Israël.

8Vis-à-vis de l’éducation, dans notre pays (et sans doute dans d’autres, mais mes informations sont par force trop succinctes pour en témoigner), a cours un débat qui exprime une ambivalence – et éventuellement une malveillance – similaires.

9Certains veulent annuler la séparation scolaire. Ils appellent à une école immergée dans la cité, accueillant les parents d’élèves, le débat politique, les entreprises, les évolutions des mœurs, le réseau planétaire de l’échange numérique, les religions, etc. La pédagogie devrait cesser de requérir une ascèse, de s’adresser à des destinataires idéalisés tournés vers le savoir : des destinataires qu’elle invente et constitue. Les instances universelles de la société, s’appuyant sur un mouvement d’opinion vaste et fort, peuvent souhaiter réabsorber le monde séparé de la chose scolaire, l’unifier à son rythme et ses styles de comportement.

10Le contre-mouvement serait celui d’un retrait : on abandonne le monde scolaire à son destin, on lui alloue son “ghetto”, en se réservant seulement le droit de ne plus l’alimenter généreusement avec l’argent public. Que plusieurs États de l’Europe démocratique-capitaliste soient, de nos jours, affublés d’une dette publique lourde et qu’ils ne parviennent pas à assainir, donne à l’évidence un supplément de motivation à cette seconde stratégie.

11Le plus souvent, ce qui a lieu est une négociation combinant les deux démarches : on promet aux établissements éducatifs de garder leur financement sous condition qu’ils acceptent telle ou telle réforme les ramenant dans le giron de la vie “normale”.

12Gardons cette analogie, telle que nous venons de l’esquisser, et tentons de parler un peu plus du rapport intrinsèque et essentiel de la tradition juive et de l’éducation. Ce rapport peut être vu à deux niveaux : à un niveau strictement interne, et à un niveau plus externe et métaphorique.

L’articulation étude / observance

13Je commence par l’aspect interne.

14Le projet juif – c’est-à-dire le projet collectif que l’on peut associer à une pratique séculaire trouvant dans le Talmud son bréviaire et sa ressource – consiste dans la construction d’un peuple observant une loi spécifique. Cette loi est consignée dans un livre de livres appelé Talmud (même si on en trouve une première esquisse dans l’autre livre de livres racontant l’histoire du peuple, la Torah). Les préceptes de cette loi sont à la fois compilés dans le texte talmudique (dans une strate qui s’appelle Michna) et discutés (de la première discussion canonique de la Guemara aux retours incessants sur celle-ci des maîtres ultérieurs).

15Les Juifs sont ceux qui, par naissance ou par conversion, ont à observer cette loi. L’étude intervient alors comme un élément cardinal de la “vie juive” voulue par le projet : d’un côté elle est requise pour savoir exactement ce que les lois stipulent et veulent, pour arriver à trancher à cet égard dans des cas limite ou ambigus notamment ; de l’autre côté elle est requise parce que ce à quoi vise le projet n’est pas seulement l’observance “brute de décoffrage”. Il s’agit en dernière analyse d’arriver à une observance à la faveur de laquelle chacun, tout en observant, entrerait dans la sorte d’intelligence des affaires humaines que le Talmud a accumulée. Une observance dans laquelle chacun rejoindrait le niveau d’élévation conceptuelle de la vie auquel le Talmud tend. L’accès de chacun à la profondeur, au raffinement, à la grandeur intellectuelle de l’analyse talmudique du système de la vie humaine est donc un des buts du projet : l’étude en est le moyen par excellence.

16On peut compléter ce qui précède en relevant que le projet juif est, par force, un projet de transmission. Le laboratoire séparé du projet qu’est le peuple juif doit perdurer. Il perdure, bien sûr, par le simple fait d’un être ensemble maintenu selon la logique des mariages et des familles, sur le mode de la persistance communautaire. Il perdure aussi par la vertu du mimétisme comportemental de l’observance, qui se trouve en partie “apprise” simplement par la participation à un monde qui s’y consacre (par la voie de l’habitus si l’on veut). Mais il perdure aussi par l’étude elle-même : en étudiant le Talmud, un(e) Jui(f)(ve) prolonge sa connexion avec ce qui est demandé des enfants d’Israël. L’étude conserve et entretient également l’orientation vers une “vie au niveau du concept” dont nous parlions à l’instant.

17Ce qui vient d’être dit explique que les communautés juives, au cours de l’histoire, où qu’elles fussent installées, ont eu à cœur d’organiser des établissements éducatifs. Michaël Walzer, dans son célèbre ouvrage Spheres of Justice, consacre un passage à la description de cette auto-organisation scolaire des communautés médiévales d’Europe, à une époque où les nations au milieu desquelles les Juifs vivaient étaient bien loin du modèle de Jules Ferry [3]. Que la vie d’un peuple passe par l’accès de tous à une éducation suffisante est un impératif que, pour les raisons que nous venons d’évoquer, les Juifs ne pouvaient pas méconnaître.

Version “à côté”

18Cela dit, il y a plus dans ce que nous venons de dire que la pertinence interne au projet de justice du judaïsme de l’étude. L’étude apparaît aussi dans le monde juif comme une sorte de valeur pour ainsi dire indépendamment de la loi et son observance : même si dire une chose pareille est presque une contradictio in terminis (qu’est ce qui peut encore être qualifié de “monde juif” tout en étant “indépendant de la loi et son observance” ?). Une façon simple d’étayer une telle idée est de faire appel au monde juif assimilé : au monde qui se comprend encore comme juif, mais qui rattache son mode d’existence à la coutume ambiante des Gentils. Dans ce monde, on le sait, une manière de garder une sorte de fidélité à l’envoi qui vous a posé comme Juive ou Juif consiste à vouer sa vie au savoir. Ce qui s’exprime par le choix de faire des études, puis d’embrasser une profession “intellectuelle”.

19Une telle manière de faire, apparemment, retient l’ambition traditionnelle d’une “vie au niveau du concept”, tout en la désolidarisant du réseau conceptuel spécifique monté par les sages autour de la loi juive. Elle est en phase, aussi, avec un autre aspect de l’histoire et du projet juifs : l’histoire que les Juifs ont essayé de vivre au fil des siècles était l’histoire de leur projet de justice et de son élaboration intellectuelle, de leur capacité relative à tenir bon, à ne pas le lâcher. Elle n’était pas l’histoire d’un pouvoir, ou d’une énergie luttant pour son espace et son possible au sein de la multiplicité des groupes humains. Les Juifs, pendant des siècles, ont assumé de ne pas vouloir leur part du butin de l’énergie et du pouvoir, de ne pas combattre pour cette cause. Il en est résulté une vie différente, détachée des enjeux et des passions de l’histoire au sens normal du mot. Une vie décalée et profondément pacifique : n’ayant en vue que les exigences de la loi, et la transmission de l’indexation d’un peuple sur elles. Il est clair que la vie strictement intellectuelle rejoint une telle posture. En consacrant sa vie à parfaire la connaissance du XVIe siècle en Chine, à proposer des modèles formels du langage ou à unifier les théories du champ en physique, une intellectuelle juive retrouve la sorte de vie décalée que le projet de l’étude-observance avait aménagée pour ses ancêtres.

20Dans ce que je viens de dire, la valorisation de la vie dans et pour le concept apparaît comme une formation substitutive par rapport à l’étude juive à proprement parler, celle du Talmud et de la loi juive. Je pense que le lien du judaïsme avec l’étude est plus profond que cela : en un sens, l’étude, comprise en un sens universel, émerge comme une valeur sui generis dans le monde juif au sens strict. On a du mal à comprendre comment cela est possible dès lors que le judaïsme a depuis toujours choisi l’éthique comme l’affaire suprême, comme l’affaire la plus haute, ainsi que Hermann Cohen le soulignait déjà, et ainsi qu’Emmanuel Levinas l’a tellement expliqué. Pourtant cela paraît indéniable. On le “sent” quand on respire les appréciations et les sentiments des Juifs concrets. On le décèle au niveau de certains enseignements traditionnels, comme celui qui place l’étude au plus haut rang, plus élevé que celui de l’observance. La tradition juive, même depuis son cercle le plus rigoureux, a développé une reconnaissance et une célébration de quelque chose comme l’absolu de l’intelligence et de la compréhension. N’est-il pas singulier que toutes les grandes gloires de la tradition, depuis le Talmud, soient de grands savants, des gens ayant eu la réputation de prodiges (d’ilui) ou de génies (de gaonim) ?

L’histoire sainte

21Si ce qui précède est juste, il nous reste à prendre la mesure d’une analogie des histoires qui ne sont pas des histoires au sens normal.

22Un sujet qui a beaucoup occupé la philosophie des sciences, à l’époque contemporaine, est celui de l’alternative entre histoire internaliste et histoire externaliste des sciences. Le point de départ réside dans le fait que tout adepte des sciences, toute personne séduite et enrôlée par la vigueur et la grandeur des conquêtes des sciences, se prend spontanément d’un intérêt pour le récit de la manière dont les idées, les théories, les données, les techniques sont venues au jour. On désire spontanément savoir dans quel ordre ces divers éléments sont intervenus, au fil de quelles hésitations, controverses, à la faveur de quels accidents ou de quelles circonstances externes.

23À partir d’un tel intérêt pour le tissu génétique dont jaillit à chaque moment le dogme scientifique, dans tel ou tel état toujours provisoire, une bifurcation se produit entre deux espèces de regard sur un tel matériel.

24Selon l’un des regards, ce qui nous intéresse est de comprendre comment les fibres du tissu sont toujours reprises ou nouées dans la perspective d’une exigence méthodologique déterminant au plus profond la science dans son identité. On s’intéresse, par exemple, aux formulations diverses des concepts fondamentaux et des principes conduisant aux théories admises, mais c’est afin d’élaborer un vaste diagramme rationnel des possibilités de pensée, et de comprendre le bien-fondé d’une sélection dont l’opération a eu lieu. On s’intéresse à l’influence qu’ont pu avoir, sur les recherches conduites, la disponibilité de tel ou tel instrument, ou la prégnance de telle ou telle idéologie religieuse ou profane, mais c’est pour mieux saisir la formation à partir de telles influences de propositions susceptibles de prétendre à la vérité. Cette posture, qui est celle de l’histoire internaliste des sciences, amène à traverser l’histoire des sciences en effet, mais sans soumettre pour autant la science et son déroulement, du point de vue qui importe le plus à tout le moins, celui de la vérité, à l’histoire au sens du processus d’ensemble de temporalisation collective de l’humanité, obéissant à ses logiques propres et générales.

25Selon l’autre regard, une telle vision historique séparant en même temps le cœur de la science de l’histoire n’est pas véritablement historique : elle doit céder le pas à une autre vision, acceptant l’application du regard historique ordinaire au fait de la science. Celle-ci, par suite, accepte de projeter sur les démarches et les évolutions de la science le discours et les évaluations causales de l’histoire ambiante : de soumettre, en quelque sorte l’interne de la science (déclaré, au fond, illusoire dans sa séparation) à l’externe d’un développement social et historique dont la discipline historique est en général la spécialiste.

26Il est bien connu que l’orientation “externaliste”, à partir des travaux pionniers de l’école anglaise des études sociales de sciences au cours des années 1950, a pris une importance institutionnelle et intellectuelle considérable depuis plus de cinquante ans. L’école sociologique anglaise des “études sociales de science” (avec des noms comme Bloor et Collins) a donné lieu à un mouvement plus large analysant les sciences au sein de la culture, orienté sur les pratiques scientifiques saisies dans leur contexte (avec des noms comme Andrew Pickering, Ian Hacking ou Joseph Rouse) [4]. En France, quelqu’un comme Bruno Latour représente bien ce courant, au moins par la première phase de son travail [5]. Le débat intellectuel – “épistémologique” si l’on veut, mais ce terme donne lui-même matière à conflit – entre les deux regards n’a cessé de faire rage, au point de donner le sentiment, pour une appréciation à distance, qu’il correspond en fait à quelque chose comme une antinomie kantienne.

27Il se trouve que nous avons un texte de Levinas ou il réfléchit sur quelque chose qui ne me semble pas sans rapports, avec comme point de départ une réaction à une découverte tardive de Sartre. Levinas commente en effet le retour de Sartre sur ses propres évaluations fameuses du fait juif, vers la fin de sa vie [6]. Sartre convient finalement [7] – à la suite de la lecture d’un gros volume d’un historien anglophone [8] – qu’il y a bien une “histoire sainte” d’Israël, ne se laissant pas plonger dans l’histoire mondiale.

28Évidemment, ce que Sartre découvre et valide, ce n’est pas une histoire ayant son principe dans l’entité théologique, programmée et déterminée par elle : ce que l’on entend de manière commune par “histoire sainte”. C’est plutôt, simplement, ce que nous évoquions un peu plus haut : le fait que les communautés juives ont vécu autour de la transmission de la loi et de son étude, en telle sorte que leur histoire ne se laisse pas adéquatement décrire dans le langage et le registre politiques. Au moins cela est-il vrai pour la période (fort longue !) s’écoulant de la destruction du second temple et la répression romaine annihilant la vie nationale politique d’Israël à la fondation de l’État contemporain. Pendant toute cette période, il n’y a pas eu pour les Juifs une vie politique au sens normal : tout au plus, les communautés ont pu s’attacher à appliquer en interne une partie de la loi, cependant que des chefs se chargeaient de faire le lien avec l’autorité nationale environnante. Ou encore : Israël a connu une “vie politique négative”, celle de l’antijudaïsme. C’est-à-dire que l’histoire à écrire est plutôt celle des traitements externes des communautés juives.

29Ce qui est propre aux Juifs au fil de cette traversée des siècles, c’est une autre histoire, dont Rachi, Isaac Luria, le Maharal de Prague ou le Gaon de Vilna [9] sont les jalons et les accomplissements. Cela dessine pour Israël quelque chose qui ressemble à une histoire des sciences intrinsèque. Et c’est là que nous repérons un autre lien de la tradition juive avec ce que l’on pourrait appeler de façon vaste la tradition du savoir.

30Pour la tradition du savoir, on revendique volontiers, nous l’avons dit, une compréhension historique particulière, celle de l’histoire dite intrinsèque des sciences : celle-ci comprend les enchaînements temporels seulement dans la mesure où ils apparaissent comme des moments et des étapes de l’entreprise de vérité ; elle ne les plonge pas a priori dans la description causale du processus d’ensemble de l’histoire, de l’économie et des pouvoirs. Einstein “reprend” le principe de relativité de Newton – et il est important de le comprendre – sans que nous ayons à insérer ce fait dans une dérivation causale globale connectant l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle et l’Allemagne du début du XXe siècle.

31De même, l’histoire du peuple juif, au nom du “pacte” fondamental de la loi qui le définit, appelle un regard d’histoire internaliste, faisant concurrence à l’étude “externaliste” des sociétés juives selon les paramètres et les causalités standard de l’histoire : d’un côté, on sera appelé à comprendre l’enchaînement de Rachi au Maharal de Prague, et de ce dernier au Gaon de Vilna, sur un plan conceptuel et épistémologique, plutôt que concevoir une détermination causale historique “engendrant” les communautés Litvak du XIXe siècle à partir des communautés résidant en Bohême au XVIe siècle ; de l’autre côté, la structure intellectuelle de la loi rythme la vie quotidienne des Juifs, en telle sorte que l’évolution des enseignements des maîtres est aussi l’histoire commune, ou passe en elle. L’histoire juive en tant qu’histoire sainte est cette continuité intellectuelle qui est en même temps une continuité pratique.

32La “différence” qui subsiste entre l’histoire sainte et l’histoire des sciences intrinsèque, on l’aperçoit clairement : l’étude-observance réside auprès de la continuité lignagère d’un ensemble de familles, ce qui n’est pas le cas de l’exercice scientifique. Lorsque cela semble le cas, comme avec Marie Curie-Sklodowska et Irène Joliot-Curie, comme avec James Mill et John Stuart Mill, ou comme avec Max Noether et Emmy Noether, nous le ressentons comme un accident. Une seconde différence serait, au moins à première vue, la dispersion considérable des recherches affiliées à l’entreprise de vérité, en comparaison avec le sujet unique de l’étude juive, il est vrai déjà d’une envergure infinie : la loi de justice en vue du maximum de l’éthique.

Articulation

33Il reste, à l’évidence, à se poser la question des rapports que l’on peut penser, observer ou poser normativement, entre l’étude au sens universel de la “tâche de vérité” et l’étude au sens juif de l’étude-observance. Cette question se formule à plusieurs niveaux.

34Par exemple, on peut relever ce qu’en dit Levinas lorsqu’il écrit sur les efforts observables dans le monde juif français pour garder et même rendre plus vivants la culture juive et le sentiment d’appartenance des Juifs à celle-ci. Il insiste sur le fait que la persistance et la reviviscence du fait juif ne peuvent pas se contenter de l’exercice privé d’une adhésion théologique, ou d’un rapport à la supposée divinité. Ni même, en fait, de la consommation complaisante d’une particularité historique avec ses sombres et ses chatoyants souvenirs. Levinas met toujours en avant la pensée que la communauté juive française, pour faire vivre le fait juif, a besoin d’études supérieures juives [10].

35Pour une part, il le dit au nom de la tradition de l’étude-observance bien comprise, et de la place de principe qu’y tient l’étude (tout ce que nous avons exposé à l’instant).

36D’une seconde façon, il le dit “en situation” dans le contexte français, en faisant valoir que le christianisme, même lorsqu’il régresse du point de vue du catéchisme et de la pratique religieuse, reste “défendu” par la sédimentation d’une histoire du peuple français dont il est un rythme et une coordonnée : par les églises des villes et des villages, les fêtes validées dans le calendrier laïque, ou par les innombrables références au fait chrétien que l’on trouve dans les textes de la littérature. Tel n’est pas le cas du judaïsme en France. Ici, Levinas paraît envisager l’étude de la loi comme quelque chose qui fait lien et culture pour les Juifs, indépendamment de l’orientation vers la justice et l’éthique.

37Mais enfin, d’une troisième manière, il voit les “hautes études juives” comme pouvant prendre place au sein de la géographie académique de l’excellence en France. Il semble comprendre que quelque chose qui ne donne pas lieu à de telles hautes études n’a pas pignon sur rue dans l’Hexagone. De cette troisième manière, Levinas joue au contraire, on en a le sentiment au moins, la carte du rattachement de l’étude de l’étude-observance à la grande entreprise universelle de la théorie et de la vérité.

38Cette connexion est-elle vue et validée comme telle par les sages de la tradition juive ? Je n’ai sûrement pas la compétence à la fois large et nourrie qu’il faudrait pour en juger. Je peux néanmoins mentionner ce qui me semble faire partie des termes d’un tel problème. Pour ce que j’ai compris, la tradition comporte des textes de portée et de résonance variées à cet égard. Maïmonide a écrit un traité de logique, et il a rédigé un livre exposant les doctrines centrales du judaïsme, notamment les prescriptions les plus fameuses de la loi, du point de vue de leur compatibilité avec une sorte d’état de l’art du rationalisme (Le guide des égarés) [11]. Le Maharal de Prague, ami des astronomes Tycho Brahé et Johannes Kepler, se tenait informé de leurs recherches, et pouvait critiquer de manière compétente les emprunts aristotéliciens de Maïmonide. En fin de compte, la prise de position la plus vigoureuse à cet égard semble celle du Gaon de Vilna, qui était fort versé dans la science occidentale, et à qui on prête l’affirmation selon laquelle on a besoin de ces lumières générales pour analyser et interpréter correctement la loi juive. Faut-il évoquer ici Chouchani [12], le maître mystérieux de Levinas, qui gagnait à l’occasion sa vie en donnant des cours de mathématique et de physique ?

39Maintenant, on peut être sensible, aussi bien, à d’autres textes. Comme celui, commenté par Levinas dans sa leçon talmudique « Modèle de l’Occident », et qui discute longuement le rapport du savoir de la Torah avec la philosophie, ou plus généralement la « sagesse grecque » [13]. Dans ce texte s’exprime une sorte de méfiance, même si les interprétations de Levinas, au fil de considérations fort subtiles, laissent sa place à la pratique de la philosophie (notamment, il envisage qu’il puisse être pertinent de lui faire recours dans les moments « crépusculaires »). On peut aussi réagir au fait que le mot apikoiros, visiblement dérivé du nom d’Épicure, désigne dans les textes traditionnels le rationaliste dangereux, avec lequel la discussion risque d’être inutile. Les réticences que nous venons d’évoquer, cela dit, paraissent ne concerner que la philosophie, et pas la science. La tradition ferait en l’espèce la différence entre le métalangage ratiocinant et perplexe des entreprises de vérité et ces entreprises elles-mêmes. À un certain niveau, on peut juger que la sagesse talmudique, la hokhma, correspond à une autre stratégie d’intégration de la compétence “scientifique” à l’intelligence générale, rivale de celle de la philosophie à cet égard. En gros, la philosophie est une mise à distance, une réflexion et une évaluation de tout. Alors que la hokhma récupère plutôt la clarté et l’organisation apprises et acquises du côté de l’entreprise de vérité au profit d’un engagement corrélatif d’une obligation inconditionnelle.

40Une telle tension entre judaïsme et philosophie est pertinente, et elle est appelée à mon sens à perdurer aussi longtemps que les deux partenaires ou adversaires. Mais en même temps, elle n’est pas le fin mot de leur couple. La réflexivité évaluatrice séparée de la philosophie ne lui appartient pas, en effet. On a besoin d’elle dans l’entreprise de science, où l’on met à profit ce qui est stratégique et fondationnel en elle. Et, pareillement, on en a besoin dans le contexte de la hokhma tout aussi bien, dès lors que l’on se trouve amené à comparer sous le rapport de la valeur les cadres de compréhension de la loi que l’on dégage. On ne peut pas débrancher l’usage de l’intelligence d’une sorte de dimension de jeu en apesanteur qui en est une composante essentielle. Et, symétriquement, la philosophie ne peut pas se prononcer, tracer une perspective sans se rattacher à un engagement dont elle découvre le caractère irrécusable et inconditionnel : elle ne parvient pas à garder sa neutralité ludique, à se protéger de l’engagement, même si l’engagement auquel elle se détermine n’a pas toujours directement pour elle les noms “autrui” et “justice”.

41En conclusion de la réflexion conduite dans cet article, je voudrais revenir à l’observation que je faisais mienne à son début, lorsque j’évoquais la coïncidence approximative de l’année universitaire et de l’année juive. J’ai soutenu ici autant que je le pouvais l’idée que cette coïncidence exprimait quelque chose de profond. L’éducation devrait être envisagée en général, dans notre monde, avec la même gravité et la même passion que dans le sous-monde juif, où elle est l’instrument cardinal de l’étude-observance. Même pour le monde perplexe de la liberté, dans lequel nous vivons, l’éducation est le creuset possible d’une vie laissant sa chance à tout ce qui compte pour une humanité à la hauteur d’elle-même.

Notes

  • [1]
    J’utilise ici une formule tirée de la fort ancienne bande dessinée Rahan du magazine communisant Pif Gadget : elle caractérisait le destin humain vu par le héros de la bande dessinée (soit, putativement, par son scénariste Roger Lecureux, voire, derrière lui, par le PCF).
  • [2]
  • [3]
    Voir M. Walzer, Spheres of Justice, New York, Basic Books, 1983, p. 73-74 ; ce qu’il décrit a lieu dans l’Espagne du XVe siècle.
  • [4]
    Pour une présentation et une discussion de cette histoire, où l’on trouvera aussi une bibliographie concernant ses acteurs principaux (dont ceux que je viens de nommer), voir l’ouvrage collectif Science as Practice and Culture, A. Pickering (éd.), Chicago, The University of Chicago Press, 1992, notamment son introduction.
  • [5]
    Voir B. Latour, S. Woolgar, La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, trad. M. Biezunski, Paris, La Découverte, 1988.
  • [6]
    Voir E. Levinas, Les imprévus de l’histoire, Montpellier, Fata Morgana, 1994, p. 149-158.
  • [7]
    Levinas évoque « les interviews de Sartre publiées quelques semaines avant sa mort par le Nouvel Observateur » (ibid. p. 153).
  • [8]
    Le professeur Baron. Citons ce que Levinas écrit : « Et voici que la lecture de l’épaisse Histoire d’Israël, du professeur Baron, de Harvard, lui apprend la consistance historique des dispersions unies malgré les espaces qui les séparent, unies autour du Livre dans la fidélité monothéiste à un Dieu, fidélité dont proviendrait une éthique d’hommes vivant les uns pour les autres » (ibid.).
  • [9]
    Rachi est le maître champenois du XIe siècle dont les commentaires figurent dans les éditions actuelles du Talmud, et constituent depuis près d’un millénaire le point de départ pour la compréhension de tous ceux qui l’étudient. Isaac Luria est un kabbaliste fameux, nous ayant laissé le récit imagé le plus célèbre de la création du monde où se dessine le but de l’histoire humain. Le Maharal de Prague est un maître extraordinaire ayant dirigé la communauté juive de Bohême depuis la ville de Prague au XVIe siècle, et qui a développé une pensée d’une originalité extrême. Le Gaon de Vilna est un maître du XVIIIe siècle ayant vécu en Lituanie, resté dans les mémoires pour les dons intellectuels prodigieux qui étaient les siens.
  • [10]
    C’est notamment l’implicite du petit texte « Le pharisien est absent », datant de 1959 et reproduit dans E. Levinas, Difficile liberté [1963], Paris, Biblio Essais Le Livre de poche, p. 47-50.
  • [11]
    Voir M. Maïmonide, Le guide des égarés, trad. S. Munk, Paris, Verdier, 1979.
  • [12]
    Le maître dont Emmanuel Levinas reçut l’enseignement, et de la vie et de la personne duquel on sait peu de choses. Voir tout de même le livre de S. Malka, Monsieur Chouchani. L’énigme d’un maître du XXe siècle, Paris, J.-C. Lattès, 1994.
  • [13]
    Voir E. Levinas, L’au-delà du verset, Paris, Minuit, 1982, p. 29-50.
Français

L’article est d’un bout à l’autre une méditation sur l’analogie possible entre le domaine de l’enseignement et de la recherche dans son ensemble, et le “domaine juif”, en partant de l’indice que l’année juive et l’année universitaire coïncident “presque” (en France au moins). Il discute du sens d’une telle analogie du point de vue du judaïsme rigoureux, il réfléchit sur la relation entre histoire sainte et histoire intrinsèque des sciences, et finalement sur le rapport de la philosophie avec la science juive traditionnelle.

Mots-clés

  • étude
  • observance
  • école
  • université
  • recherche
  • Talmud
  • universel
  • particularisme
  • histoire externaliste
  • histoire sainte
Jean-Michel Salanskis
Université Paris Ouest Nanterre La Défense
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Mis en ligne sur Cairn.info le 15/01/2018
https://doi.org/10.3917/tele.052.0097
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