CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Le travail social en France et en Allemagne diverge, non de par une différence de définition mais parce que leur pratique s’inscrit dans des structures sociales différentes. Les deux nations ont emprunté des voies historiques de développement divergentes. Elles sont marquées par des spécificités culturelles et plus encore, par des marqueurs mémoriels différents qui imprègnent le sentiment national et la vie quotidienne de chacune des sociétés. Ainsi, les attentats survenus le 13 novembre 2015 à Paris sont devenus de tels marqueurs en France mais pas en Allemagne (même si une forte compassion pour la France est apparue à ce moment-là en Allemagne).

2 Par conséquent, seules les réalités sociales diffèrent et rien d’autre. Les caractéristiques essentielles de ces réalités sociales sont structurelles et organisationnelles. Dans ce qu’il cherche à faire, le travail social s’inscrit dans un cadre légal et agit en vertu d’un mandat légal co-défini par les attentes de la société et par mandat des pouvoirs publics. Autrement dit, les bases et les modalités de la vie sociale font partie du travail social dans chaque contexte national spécifique. L’influence de cet aspect n’est pas à négliger et il est clair que de tels points de référence nationaux contribuent à former le travail social. Cela ne touche pas uniquement la pratique du métier, mais aussi sa définition scientifique, dans la mesure où la pratique est appréhendée et façonnée par des concepts et des théories scientifiques.

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  • Cela signifie-t-il que le travail social français et allemand sont fondamentalement différents et ne sont pas comparables ?
  • Dans la mesure où les deux pays établissent le travail social dans le même but, existe-t-il des points communs sur lesquels s’appuyer ?
  • Existe-t-il une approche internationale du travail social qui relierait le travail social français et allemand ?

4 Cet article cherchera à répondre à ces questions, il s’agira avant tout de montrer qu’il existe une définition commune du travail social qui relie les deux pays. Cette définition imprègne aussi les rapports sociaux qui s’expriment dans la théorie et la pratique du travail social.

Quel sens accorder à l’influence de la société sur le travail social ?

5 Il n’est pas possible de se représenter le travail social sans lien avec les rapports sociaux concrets. Ce lien existe tout d’abord par la nécessité de respecter les dispositions juridiques qui impulsent de nombreuses mesures mises en œuvre par le travail social. Ainsi, la mission même du travail social est concrètement dirigée vers et dans la société.

6 SI l’on prend le problème de l’autre côté, on peut se demander à quel point la société influence le travail social ? Qu’est ce qui caractérise la relation entre le travail social et la société ? Existe-t-il une base commune qui permettrait de comprendre les spécificités nationales tout en montrant que le cadre sociétal dans lequel agit le travail social n’est pas complètement fortuit et arbitraire ? La réponse à ses questions constitue la clé d’une compréhension transnationale et internationale du métier généralement appelé « travail social », dont l’orientation vers les êtres humains a toujours permis de dépasser un cadre strictement national.

7 Il convient donc de prendre en considération les deux aspects de la question. Tout d’abord le fait que le travail social trouve son sens et sa légitimité dans la reconnaissance du besoin d’aide et de soutien des individus et dans la mise en pratique de celle-ci. Ensuite, il faut se poser la question du rôle et de la fonction des modalités d’action et des cadres sociaux présents dans chaque société. En Allemagne, certaines théories du travail social affirment que l’État nation est une variable fondamentale qui reste dans l’ombre de la définition même du travail social (mot-clé : nationalisme méthodologique) (cf. Köngeter, 2009).

8 Une certaine ambivalence quant à la question de l’influence de la société sur le travail social émerge alors. Deux tendances s’opposent ici. La première ne considère l’influence de la société que là où elle a un lien direct avec la relation d’aide. La seconde au contraire considère que la pratique professionnelle ne peut s’appréhender qu’à partir des structures sociales. Dans ce cas, le travail social devient un métier qui accompagne les phénomènes sociaux. Il devient alors « une figure réflexive de la société moderne » (cf. Kleve, 1999). En Allemagne, une forte tension pour la théorie du travail social naît de la confrontation entre ces deux tendances.

Intérêt de la personne.

9 Si l’on observe le paysage européen, on constate que dans certains lieux prédomine une conception du travail social dont la pratique professionnelle est entièrement orientée vers l’intérêt de l’usager [1]. Il émerge alors de cette définition une pratique professionnelle avant tout autonome, c’est-à-dire qui découle d’une part du constat que mon cadre d’action est construit à partir d’un besoin individuel et d’autre part par ma compétence de pouvoir y répondre de manière adaptée. On retrouve ce type d’approche dans les pays scandinaves. Elle n’est pas erronée et elle se sait inscrite dans le motif fondamental du devoir d’assistance, au cœur de l’idée même de droits de l’homme. Dans ce système, le Droit social est considéré comme légitime lorsqu’il assure le devoir d’assistance et illégitime lorsqu’il ne le fait pas.

10 On retrouve une telle approche dans le paysage théorique allemand. Elle s’inscrit alors dans une compréhension du travail social qui focalise la pratique professionnelle sur la Lebenswelt de l’usager. Le concept de Lebenswelt se réfère à l’approche phénoménologique d’Edmund Husserl. Dans les sciences sociales, il se réfère aux caractéristiques des modes et des parcours de vie. La conception professionnelle qui en ressort est celle du « travail social orienté vers la Lebenswelt » (lebensweltorientierte soziale Arbeit). La pratique est centrée vers la personne. On considère d’abord la vie quotidienne au cœur de laquelle se reflète la situation personnelle d’un individu. Le cadre sociétal apparaît uniquement lorsqu’il détermine cette situation personnelle et la pratique professionnelle. Il est alors généralement intégré dans la pratique, mais lorsque ce cadre sociétal oblige à limiter l’aide apportée, il est fortement critiqué.

11 L’exemple du travail auprès des demandeurs d’asile est à cet égard éclairant. En Allemagne, La réglementation pour l’accueil et le droit d’asile est extrêmement stricte. Les travailleurs sociaux travaillent auprès des demandeurs d’asile dans plusieurs secteurs : dans les foyers, dans la protection de l’enfance… L’approche est orientée vers la Lebenswelt du demandeur d’asile, c’est-à-dire que l’on considère la situation concrète dans laquelle se situe le demandeur d’asile et qu’on lui propose un accompagnement qui s’adapte à cette situation. Pourtant, il y a peu encore, les mineurs étrangers isolés ayant atteint l’âge de 16 ans étaient souvent placés dans des lieux d’accueil pour adulte. Cela était prévu par la loi mais était fortement critiqué par les travailleurs sociaux. Depuis, un changement a eu lieu et les mesures de protection de l’enfance s’appliquent jusqu’à la majorité.

12 La relation entre l’aide individuelle et le cadre sociétal pose d’une part une exigence et d’autre part une problématique. L’exigence tout d’abord est celle de définir le travail social à partir de ses capacités à proposer un soutien « sur mesure ». L’adaptation à chaque l’individu résulte notamment d’un besoin individuel légitime de celui-ci. Une mesure d’aide qui s’inscrirait dans ce cadre est autonome. La problématique de cette approche est qu’elle peine à accepter la responsabilité de contribuer au cadre sociétal qui fixe pourtant les conditions de vie des individus et les conditions même du travail social.

13 En Allemagne, l’approche orientée vers la Lebenswelt est encline à laisser cette responsabilité dans les mains du politique. Il est ainsi précisé que « la politique sociale est orientée vers les structures sociales, le travail social vers les personnes » (Böhnisch et Schröer, 2013, p. 40). On peut comprendre cette attitude, qui n’est rien d’autres qu’une astuce permettant de distinguer les spécificités nationales d’un côté et le travail social de l’autre. Cependant le prix à payer est cher : la limitation de la marge de manœuvre du travail social vis-à-vis de la société.

Le sens du travail social

14 Si l’on y regarde de plus près, l’approche orientée vers la Lebenswelt ne rend pas justice à la valeur réelle du travail social. Il nécessite non seulement des possibilités d’agir sur le contexte structurel dans lequel les humains évoluent et dans lequel les travailleurs sociaux agissent, mais plus encore, ce contexte devrait constituer l’une des missions même du travail social : celle d’améliorer le système dans lequel évolue les humains. Même lorsque l’impact politique du travail social est faible, celui-ci ne doit pas s’épuiser dans des réflexions critiques, mais doit chercher, pour des raisons proprement professionnelles, à améliorer les structures sociales. Cela vaut de manière générale. Il faut considérer qu’il n’y a aucune raison de laisser complètement les dispositifs du travail social aux politiques sociales, qui pourraient d’ailleurs n’en développer aucune. Le travail social devient efficace lorsqu’il touche à la société et à la formation des structures sociales. Cela implique donc de concevoir le travail social non comme simple service d’aide ou d’accompagnement, mais comme véritable force ancrée dans la société et voulue par elle. Autrement dit d’améliorer le vivre-ensemble et de rendre la société digne d’être vécue.

15 Si l’on accepte cela comme revendication et comme marque de fabrique du travail social, notre problème initial se résout de lui-même. Le travail social en France et en Allemagne ne diffère pas fondamentalement l’un de l’autre et est comparable. Chaque cadre national permet, par des voies différentes, de transformer la société de telle manière que le vivre-ensemble devienne possible. Ces voies différentes restent nécessaires tant le cadre sociétal culturel et historique diffère en France et en Allemagne sans qu’il ne nécessite toutefois l’adoption de définitions différentes du travail social. Au final, la mission de mettre le savoir professionnel et l’expérience au service d’une vie sociale réussie constitue la base commune du travail social en France et en Allemagne.

La conception de l’être humain dans le travail social

16 Il est possible d’élargir encore cette base commune du travail social en France et en Allemagne en faisant référence à une certaine conception de l’être humain. Dans les deux pays, la même conception de l’Homme apparait. Cette conception commune apparait particulièrement lorsque le travail social se trouve confronté aux structures sociales. Deux arguments peuvent être convoqués ici :

17 Tout d’abord, la vie individuelle et la vie sociale peuvent être perçues comme les deux faces d’une même médaille. La pratique professionnelle tournée vers l’aide individuelle ne peut que se référer aux cadres sociaux dans laquelle la vie humaine est si intimement liée. La société n’existe que par ses membres, par les individus qui la composent. Lorsque le travail social se préoccupe de la vie sociale et des structures sociales, il ne se préoccupe de rien d’autres que de l’humain.

18 Ensuite, de par le fait même que personne ne grandit ni ne vit de manière isolée, l’individu ne peut être abstrait de ses relations sociales et des liens qui le composent. Cela signifie que les intérêts de chacun entrent en tension avec celles des autres. Ces tensions peuvent devenir menaçantes particulièrement lorsque les intérêts de chacun divergent fortement. Cela ne signifie rien d’autre que lorsqu’il y a des relations sociales, la vie individuelle doit être protégée et qu’inversement chaque individu porte une certaine responsabilité sociale.

19 Ce deuxième point nous amène à l’essentiel. Nous pouvons et devons partir du principe que la vision de l’Homme telle qu’elle apparaît dans le travail social en France, ne se distingue pas fondamentalement de celle présente en Allemagne. Avant d’approfondir ce point, je souhaite discuter d’un point de curiosité qui apparait ici.

20 Il n’existe pas jusqu’à présent d’exposition systématique de la conception de l’Homme dans le discours théorique sur le travail social en Allemagne. Il n’en est vraisemblablement pas autrement en France. On devrait pouvoir espérer autre chose. Alors que l’on sait que la profession de travailleur social s’est toujours préoccupée des humains, il devrait s’agir au moins d’expliciter celui-ci-ci est conçu dans le travail social. Que cela ne soit pas évident démontre que la vision de l’homme présente dans le travail social a changé au fur et à mesure des années. Le contraste est par exemple saisissant entre la fermeté avec laquelle on condamne aujourd’hui la violence physique en Allemagne, particulièrement dans le travail auprès des mineurs, alors qu’elle constituait une pratique courante jusque dans les années 70. Est-il dès lors possible que la vision de l’être humain du travail social ne soit pas une référence immuable ?

21 La réponse ne peut être que non. Cela n’aurait aucun sens d’affirmer que la vision de l’être humain propre au travail social s’adapterait à l’esprit du temps. Du côté allemand, l’expérience du national-socialisme constitue un impératif qui rend évident l’impossibilité de faire de l’esprit du temps un point de référence quelconque pour le travail social. A contrario, cela ne peut que signifier que seul un travail social qui s’oblige à adopter une vision claire et nette de l’être humain peut se distancier de l’esprit du temps et proposer une pratique transparente et prévisible. Les travaux sur l’éthique du travail social en Allemagne proposent certainement des ébauches de réponses, mais ne s’appuient pas systématiquement sur cette conception de l’humain. Ils ne les traitent que sporadiquement ou ne trouvent simplement pas de structures aptes à le soutenir.

22 Une grande partie du problème vient d’un positionnement trouble du travail social à l’égard de l’éthique. Il est généralement admis que la pratique du travail social nécessite une perspective éthique, d’ailleurs de nombreuses approches s’appuient sur des critères et un cadre éthique. Toutefois, on ignore complètement la nécessité de faire de la pratique elle-même, de la profession de travailleur social, le fondement même de cette éthique. Au lieu de cela, les éthiciens allemands, ceux-là mêmes qui outillent le travail social grâce à leurs concepts ne s’appuient jamais sur une conception théorique du travail social. Inversement, là où une telle approche serait possible, aucune conséquence éthique n’est tirée.

23 Ce point de curiosité dont il vient d’être question pourrait être relié à la question suivante : pourquoi, jusqu’aujourd’hui, n’est-on jamais parti clairement d’une conception incontestable de l’être humain ? Même si l’on peut trouver des réponses à cette question, il est étrange qu’elle ne soulève que peu d’intérêt. On trouvera certainement une explication dans la tendance à considérer le cadre sociétal comme stable et les valeurs de référence comme cohérentes. Dans un tel cadre, le travail social n’a pas besoin de se poser la question de ses valeurs de référence. Pourtant, cela ne devrait pas nous exonérer de l’effort de justifier nos valeurs de référence à partir d’une conception de l’être humain propre au travail social et construite à partir des objectifs mêmes de la profession.

24 Deux remarques suffiront à prouver qu’il existe bien une conception claire et sans équivoque de l’être humain dans le travail social.

25 1) Le métier s’inscrit dans la tradition européenne de l’époque moderne. Nous reviendrons ultérieurement sur ce point, mais il est clair que le travail social s’adresse à l’être humain en tant qu’individu.

26 2) Ensuite, le travail social construit sa conception de l’Homme à partir des idées des Lumières. Il s’agit d’assurer l’aide sans que celle-ci ne devienne nécessaire de façon permanente. L’idée centrale est bien de renforcer l’autonomie de l’individu. Encore faut-il être en mesure de pouvoir accepter cette assistance, mais, je ne vois aucune raison de ne pas placer l’autonomie au cœur de la pratique du travail social. Même là où la pratique professionnelle s’adresse à des individus avec une faible perspective d’autonomie tel que dans le travail auprès de personnes en situation de handicap mental ou en gérontologie sociale, l’idée reste de ne pas « faire pour » les usagers ce qu’ils ne peuvent décider eux-mêmes ou ce qu’ils peuvent faire par eux-mêmes.

27 L’individualité et l’autonomie humaine marquent les deux frontières qu’on ne peut franchir sans quitter le travail social lui-même. Lorsque l’être humain n’est plus perçu comme individu, c’est à dire comme porteur de droits inaliénables et légitimes attachés à tout Homme, le travail social perd l’accès à ce qui lui permet de percevoir chacun selon ses propres besoins et d’agir de manière adaptée à ceux-ci. Lorsque les mesures d’aide ne promeuvent plus l’autonomie et l’indépendance, le travail social perd la mesure et le sentiment de justice. Son aide devient autoritaire. Le symbole, qui réunit ces deux champs délimités, se trouve dans le concept de personne. Personne et personnalité témoignent du droit universel de vivre d’un être humain. Dans l’idée, ce droit construit une liberté élémentaire, il se réalise à travers l’idée d’une égalité absolue de tous les Hommes. Il s’accomplit dans l’expérience d’une commune appartenance et de la solidarité.  « Liberté – égalité – fraternité », la devise de la révolution française englobe ainsi la conception même du travail social et en fait le digne héritier des lumières.

28 Concevoir et comprendre le travail social de cette façon, n’a rien d’extraordinaire ou d’inattendu. C’est simplement le rapport au monde de l’individu européen moderne qui appréhende le travail social et le met en avant. L’individualité et la liberté imprègnent ce rapport au monde et constituent aussi les idées centrales dans la conception de l’Homme du travail social. Nous avons montré que ces deux idées débouchent sur l’action sociale. De la même manière, il est évident que le travail social érige en principe d’action le devoir de fraternité, le soutien et la valorisation des autres êtres humains. Qui ne conçoit pas le travail social de cette manière, possède une représentation floue de ce métier ou décrit autre chose que le travail social.

29 Le concept de personne permet au travail social de déployer sa propre définition de l’Homme. Qu’il s’agisse de la pratique professionnelle dans les pays scandinaves, en Allemagne ou en France, la base commune reste la conception d’un Homme émancipé, ayant droit à l’autodétermination, à la protection sociale et au respect de son intégrité et de sa dignité. Par là même, la discrimination, la stigmatisation et la violence sont proscrites, ainsi que toutes pratiques manipulatrices et invasives. La question qui se pose alors et qui constitue un défi majeur pour le travailleur social est que faire face à une personne se conduisant de manière stigmatisante, violente ou manipulatrice ? La règle la plus simple est ici de protéger les victimes de cette violence, de cette stigmatisation et de cette manipulation, tout en ne refusant pas à l’auteur des faits la dignité qu’il mérite.

30 La représentation de l’être humain dans le travail social que nous venons d’esquisser entraine deux conséquences importantes. La première c’est qu’il ne peut être question d’un travail social intimement relié à une culture. Il existe un socle commun et un point de départ de la pratique et des concepts professionnels dont le résultat et l’esprit sont à trouver dans l’histoire européenne des idées. Sans cette conception de l’Homme née dans la période européenne des lumières, sans cette obligation du respect de la dignité humaine, le travail social n’est pas concevable, tant dans son approche pratique qui promeut un vivre ensemble réussi et pacifique et dans l’inconditionnalité de l’aide et du soutien aux personnes qui en ont besoin. C’est la conditio sine qua non du travail social.

31 En tant qu’institution, le travail social n’est pas quelque chose de banal, il n’est pas façonnable à volonté, mais il constitue une approche clairement définie, issue de l’histoire des idées et de la culture occidentale. Ceci ne devrait pas être considéré comme un fardeau ou un obstacle, mais il convient de prendre conscience, qu’il existe dans le monde des traditions qui placent l’accent ailleurs.

32 L’idée des droits de l’homme peut apparaitre comme une passerelle, indubitablement ancrée dans une tradition occidentale, qui, en même temps, connait une importante adhésion politique dans la communauté mondiale. On pense aujourd’hui très largement le travail social dans une perspective internationale, relié en ce sens à la promotion des droits de l’homme. C’est là le point de consensus politique qui doit permettre de surmonter les différences culturelles. C’est d’ailleurs le message même de la Fédération Internationale des travailleurs sociaux (IFSW). En érigeant le pouvoir d’agir et la libération des peuples comme principes d’action, la définition du travail social proposée par l’IFSW en 2014 ne fait ainsi que suivre l’idée européenne des lumières.

33 L’Allemagne est l’exemple, on ne peut plus probant, du fait qu’il ne faut pas s’éloigner de ce principe. Au XXe siècle, ce pays a vécu une dictature barbare qui a plongé le monde entier dans le chaos. Lorsque les nazis sont arrivés au pouvoir en 1933, le travail social existait depuis longtemps. Durant le national-socialisme, dans un contexte de discrimination, de conception raciste de l’Homme et d’idéologie niant la liberté individuelle, le métier de travailleur social a sombré. Par conséquent, le travail social ne constitue pas uniquement l’outil pour résoudre des problèmes, mais aussi et toujours un message pour l’humanité. Le travail social est politique et se polarise lorsqu’il se confronte à des rapports sociaux qui ne reflètent pas sa conception de l’humanité.

34 La seconde conséquence est qu’un socle éthique pour la pratique professionnelle émane directement de sa conception de l’homme. Ce socle peut être compris comme un cadre déontologique qui guide les acteurs tout comme les usagers. La conception de l’homme est focalisée sur les caractéristiques de l’individualité et de l’autonomie, qu’elle réunit dans le concept de personnalité. Si l’on y regarde de plus près, ces deux ou plutôt trois éléments constituent des valeurs de références explicites, ou plus exactement encore un engagement au nom de valeurs. Le travail social s’oblige à considérer l’usager qui se tient face à lui, à ne pas blesser son intégrité et à respecter sa prétention à la liberté. Les autres valeurs de référence découlent immédiatement de celles-ci : ne pas blesser la dignité de la personne, ne pas provoquer de dommage chez les usagers, l’accompagner dans la relation d’aide à accéder à ses droits. En outre, il apparait clairement que la solidarité de la communauté est sollicitée et que la pratique professionnelle est orientée vers le bien commun. En dehors de ces valeurs, le travail social se fourvoie, il n’est plus orienté vers l’humanité, il ne hiérarchise plus les demandes sociales adéquatement, et court le risque de devenir un instrument défendant les intérêts des puissants.

35 Je perçois, en France et en Allemagne, un intérêt à empêcher une telle évolution. Il y a de part et d’autre du Rhin une conception du travail social clairement délimitée qui trouve sa source dans une conception particulière de l’Homme. Malgré tous les errements, celle-ci a tant façonné l’histoire commune de l’Europe que se construit aujourd’hui une « Maison Europe ». Dans cette maison, les français et les allemands sont voisins. Autant les différences et les particularités culturelles peuvent apparaitre fascinantes durant les échanges, autant il est indubitable que cette fascination découle de façon significative d’une base intellectuelle commune qui permet de comprendre ces différences et ces spécificités. Cette base commune qui est aussi celle du travail social nait de la conception de l’Homme d’un Jean-Jacques Rousseau et d’un Emmanuel Kant, et remonte à celle de René Descartes.

Le travail social comme métier

36 Nous avons évoqué à plusieurs reprises que notre regard sur le travail social est avant tout professionnel et que deux intérêts divergents s’affrontent dans la pratique professionnelle. D’une part l’intérêt qui cherche à comprendre et à soutenir les individus dans leurs situations de vie et d’autre part l’intérêt de la personne qui cherche immédiatement à trouver un soulagement par rapport à sa situation de vie. A un niveau individuel, la pratique du travail social met en lien les compétences liées à la relation d’aide avec les besoins d’aide exprimés par les usagers. Au niveau systémique, il met en lien des compétences de résolutions de problèmes sociaux avec les besoins générés par ces mêmes problèmes sociaux.

37 L’une des caractéristiques essentielles de cette pratique du travail social, est d’avoir contribué à professionnaliser l’action sociale. Cela n’a rien de trivial. En effet, l’aide n’est pas en soi l’apanage des travailleurs sociaux. Tous les jours, des membres d’une famille, des amis fournissent de l’aide, tant au niveau individuel que systémique. De la même manière, durant de très nombreuses années, l’assistance publique ne constituait pas en Europe une pratique professionnelle en soi mais plutôt un mandat attribué à chaque individu de réaliser le devoir d’amour du prochain ou encore un acte de grâce ne constituant pas en lui-même un droit. Au Moyen Âge chrétien et pendant la première partie de l’ère moderne dominait une position chrétienne qui concevait la pauvreté, considérée comme l’indicateur principal du besoin d’aide, comme un destin.

38 Les choses changent au XIXe siècle, dans la continuité des lumières, lorsqu’il est devenu évident que tout être humain, et en particulier tout enfant, peut prétendre à une éducation à laquelle la communauté doit pourvoir. Cette approche mène à la pédagogie et par conséquent, même de manière rudimentaire, au travail social. Car pour la première fois la société est dépositaire d’un devoir de soutien. En Allemagne, cette approche contribue à l’émergence de la pédagogie sociale (sozialpädagogik), qui peut être considérée comme l’une des racines historiques du travail social moderne, et du métier de travailleur social,. C’est toutefois l’apparition de nouvelles situations de pauvreté et de nouveaux besoins au cours de la révolution industrielle du XIXe siècle qui apparaissent décisives. Dans le sillage de la mécanisation de l’industrie, la nouvelle pauvreté est dramatique. Elle touchait avant tout, et c’est là la nouveauté, une classe sociale bien spécifique : la classe ouvrière. C’est le point de départ d’une évolution présente dans toute l’Europe et qui se concrétise par les premières mesures sociétales d’ensemble ayant pour objectif de maitriser les problèmes les plus graves. Du mouvement des Settlement en Angleterre et principalement à Londres, jusqu’au « système de Strasbourg », une approche de la pratique se développe jusqu’à la fin du XIXe siècle. Cette approche finira par définir un métier qui se répandra dans toute l’Europe jusqu’aux USA [2].

39 J’ai déjà évoqué le fait qu’en Allemagne la professionnalisation du travail social était achevée au moment de la prise de pouvoir du national-socialisme. A partir de 1908, à Berlin mais aussi à Munich, Vienne et dans bien d’autres villes du monde germanophone des « Ecoles sociales de femmes » avaient été créées dans le but de professionnaliser le travail social par une formation qualifiante. A partir de 1920 l’université de Francfort-sur-le-Main s’était dotée d’une chaire de « science de l’assistance » (Fürsorgewissenschaft). Cette évolution a pu prendre des formes très variées dans les différentes régions d’Europe. Néanmoins l’impulsion première donnée par l’aggravation des conditions de vie des ouvriers de l’industrie constitue bien une caractéristique commune du travail social, base à partir de laquelle une pratique professionnelle de soutien a pu être créée.

40 En Allemagne une seconde racine du travail social moderne peut être distinguée : appelée « assistance » puis « travail social » (soziale Arbeit). Au cours du processus de professionnalisation, il est rapidement apparu que les préoccupations de la « pédagogie sociale » et du « travail social » se recoupaient très largement [3]. Aujourd’hui, les deux perspectives sont réunies autour d’une définition commune du travail social. Les deux approches qui résultent de la définition moderne du métier peuvent être ainsi décrites : Il existe un droit individuel à recevoir de l’aide et il existe un devoir de la société à fournir cette aide. Ce sont les deux points centraux desquels émerge le métier de travailleur social. Ce droit et ce devoir qui y répond sont aujourd’hui fondamentalement incorporés à la conception moderne de la société. Les sociétés occidentales appliquent ces fondements de manière différente. Certaines prennent des accents « libéralistes », d’autres paternalistes, sans toutefois les contredire. Ces accentuations créent des espaces différents dans lesquels le métier de travailleur social est mis à contribution pour répondre aux besoins de la société. A l’époque de la séparation allemande, la « République démocratique d’Allemagne » a très largement abandonné l’idée d’un système social indépendant, pour une raison que la devise suivante résume : « le socialisme dépasse les problèmes sociaux » (Hering et Münchmeier, 2014, p. 212). Malgré cela, la manière dont le travail social peut se développer dans une société importe peu, la conception du travail social reste la même. Le droit individuel à l’assistance et le devoir de la société d’y répondre vont toujours de pair.

41 Il résulte de ce point de départ du métier, de sa mission – de son « mandat professionnel » (Silvia Staub-Bernasconi, 2011, p. 31) diraient certains - que la pratique professionnelle s’adapte de manière indépendante à chaque situation dans laquelle elle intervient. Pour ces situations, encore faut-il vérifier que le droit individuel et le devoir de la société soient adéquatement reliés. Le jugement éthique du travail social est ici interrogé et il est clair que la pratique professionnelle n’émerge pas uniquement du mandat de l’Etat mais toujours de décisions professionnellement justifiées, c’est-à-dire de ce que le travail social estime, lui-même, nécessaire.

42 L’idée d’une autonomie du travail social peut paraître difficile à mettre en œuvre dans une période marquée par les limites et les contraintes économiques. Mais l’important est que cette idée existe et qu’elle imprègne la conception du travail social. Sa mise en pratique doit constituer un horizon à atteindre. Pour ce faire, la perspective centrale réside dans la formulation d’une déontologie du travail social. Cette éthique professionnelle affirme d’une part les valeurs de référence et d’autre part formule les règles qui permettront de distinguer les pratiques ressortissantes du travail social de celles qui n’en ressortent pas. Il existe aujourd’hui de bonnes approches de la déontologie du travail social, l’objectif doit être de fixer ses caractéristiques essentielles à partir d’elles. Elles se concrétiseront alors naturellement dans chaque contexte national.

Conclusion

43 Nous pouvons à présent affirmer que le travail social en France et en Allemagne s’appuie sur les mêmes bases essentielles. L’un comme l’autre partent d’une double mission : une mission d’aide individuelle pour une vie sociale réussie et une mission sociétale visant à un vivre-ensemble harmonieux. Pour la mettre en œuvre, les deux sociétés empruntent des voies différentes mais s’appuient sur la même idée du travail social.

44 Cette idée s’appuie sur une conception claire et déterminée de l’être humain, qui dote le travail social de prétentions légitimes et qui fixe les limites qu’il doit poser et décide quel accompagnement est justifié. Cette conception de l’être humain conduit au cœur des contextes culturels sur lesquels le travail social se sait reposer. La conception est la même en France et en Allemagne, elle s’appuie sur : la considération positive inconditionnelle de l’être humain et particulièrement de l’être humain socialement exclu et empêtré dans son quotidien ; La dignité de l’être humain qui ne peut être touchée ; l’accompagnement vers des réseaux sociaux stables. L’impulsion première est bien ici celle des lumières.

45 Le troisième aspect fondamental caractérise la conviction portée par la pratique professionnelle que le travail social sait, bien plus que le pouvoir (exécutif) de l’Etat quelle est la direction que la pratique professionnelle doit emprunter. Le fait que la pratique du travail social se situe à la jonction entre le besoin d’aide individuelle et le devoir de la société d’apporter cette aide fait partie de cette conviction. Cette jonction est assurée par le travail social lui-même. Il assure par la même la conception de la société et de l’homme dont il a été question. Le travail social pose le cadre d’une déontologie qui relie les valeurs et la pratique dans un même ensemble.

46 Les questions formulées dans l’introduction peuvent donc trouver les réponses suivantes :

47

  • Le travail social en France et en Allemagne n’est pas fondamentalement différent. Les spécificités viennent de rapports sociaux différemment construis, rapports auxquels il se réfère. Au cœur de chaque approche la définition du travail social est comparable.
  • Les points communs essentiels du travail social en France et en Allemagne reposent sur des valeurs. Ils se basent sur un idéal commun : que le respect profond pour la vie et le désir de paix des sociétés modernes trouvent leurs sources dans la période des lumières européennes et dans la conception de l’être humain qu’elle a fait naître.
  • Les points communs essentiels que nous venons de démontrer peuvent appuyer une définition internationale du travail social. Internationale dans le sens où elle s’appuie sur les mêmes fondements. Mais il convient de ne pas oublier qu’il existe un contexte culturel qu’il faut valoriser et prendre en considération.

Notes

  • [1]
    En Allemand, tout comme en français québécois, on parle de « clientèle », le traducteur préfère traduire par usager pour ne pas susciter une trop grande confusion chez le lecteur français (n.d.t).
  • [2]
    Ces approches émergent dans les sociétés industrielles occidentales du XIXe siècle. Elles cherchent à atténuer la pauvreté provoquée par l’industrialisation par une action sociale planifiée et structurée. Il s’agit ni plus ni moins que de la genèse du travail social moderne. Ainsi, le « système de Strasbourg » est la continuation d’un modèle de soutien né en 1852 à Elberfeld (devenu aujourd’hui un quartier de Wuppertal) et décidé par la commune. Ce premier système a essaimé dans de nombreuses villes allemandes tout au long du XXe siècle (modèle d’Elberfeld). En 1905 une réforme de ce modèle est apparue à Strasbourg. Il s’agit d’accompagner les familles pauvres de la ville grâce à des aidants formés pour cela et envoyés dans celles-ci.
  • [3]
    On retrouve ici la différence entre les deux métiers français d’assistante de service social et d’éducateur spécialisé (n.d.t.).
Français

Le texte de Thomas Schumcher cherche à répondre à trois questions : est-il possible de comparer les approches du travail social des deux pays au regard des fondamentaux qui structurent les pratiques ; quels sont les points communs sachant que les deux pays cherchent avant tout à aider les personnes en difficulté ; est-il possible d'avoir un regard international du travail social, dans lequel allemands et français pourraient se reconnaître.

Mots-clés

  • La société
  • l'être humain
  • autonomie
  • métier
  • pratique professionnelle
  • éthique
  • le besoin d'aide

Bibliographie

  • Böhnisch, Lothar / Schröer, Wolfgang: Soziale Arbeit – eine problemorientierte Einführung, Bad Heilbrunn 2013.
  • Hering, Sabine / Münchmeier, Richard: Geschichte der Sozialen Arbeit. Eine Einführung, Weinheim-Basel 2014.
  • Kleve, Heiko: Soziale Arbeit und Ambivalenz. Fragmente einer Theorie postmoderner Professionalität, in: Neue Praxis 29 1999.
  • Köngeter, Stefan: Der methodologische Nationalismus der Sozialen Arbeit in Deutschland, in: Zeitschrift für Sozialpädagogik 7 2009.
  • Staub-Bernasconi / Silvia im Geleitwort zu Walz, Hans / Teske, Irmgard / Martin, Edi (Hg.): Menschenrechtsorientiert wahrnehmen – beurteilen – handeln. Ein Lese und Arbeitsbuch für Studierende, Lehrende und Professionelle der Sozialen Arbeit, Luzern 2011.
Thomas Schumacher
Professeur en philosophie du travail social.
Traduction de
Bruno Michon
avec la contribution de
Rudi Wagner
Mis en ligne sur Cairn.info le 20/03/2017
https://doi.org/10.3917/graph.hs09.0037
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