CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Caminante est l’un des ces jeunes errants qui va d’un groupe à l’autre ou qui voyage seul avec son chien... Sa rencontre a ouvert une voie singulière de réflexion sur l’errance envisagée ici comme un aménagement psychique permettant de rendre moins destructrice une psychose à l’œuvre depuis l’adolescence. Un autre regard que l’on peut poser sur ces jeunes pour mieux les accompagner dans le « monde » dans lequel ils sont parvenus à s’inscrire.

De nos présupposés

2Comment aborder des adolescents ou des jeunes adultes en errance ? Nous proposons qu’il convient de les aborder comme s’ils avaient élu domicile là où ils sont, tout en privilégiant une approche non déficitaire du sujet. Proposer cet angle de vue revient à dire que le sujet en errance ne va pas seulement être considéré comme celui qui n’a pas réussi à fixer un itinéraire, comme celui qui n’a pas réussi à s’insérer, etc. (Bouillot, 2004 ; Elfakir, 2005 ; Douville 2008 et 2010 ; Chobeaux, 2011). Nous postulons donc que l’errance est autant le nom d’un « désordre de la conduite » que celui d’une solution que nombre de jeunes adultes, d’adolescents aussi, trouvent pour se protéger de l’angoisse, pour se sentir réel, voire, pour certains, pour soigner une psychose naissante – ce qu’indiquera l’exemple clinique présenté en fin d’article.

3En outre, dès qu’il s’agit de l’errance, on désigne et on observe un montage entre des partenaires, c’est-à-dire entre le sujet qui fait un usage assez particulier du temps, de l’espace, du corps, de la parole, et ceux qui s’en occupent ou qui tentent de le faire. Dès que l’on parle d’« errance », on mentionne le fait qu’il y a des professionnels concernés. Et l’on ne peut uniquement traiter les fonctions psychiques de l’errance, sans considérer le travail psychique de ceux qui s’occupent de ces jeunes. Qu’est-ce qui fait qu’après tout, on arrive à accrocher avec des sujets en errance ?

4Ce qui nous semble tout à fait important, c’est la question du domicile, soit la possibilité subjective du « prendre lieu ». À cette question du domicile, l’être humain a des façons d’y répondre qui ne sont pas congruentes selon les époques, qui ne le sont pas non plus selon les cultures, ni encore selon les générations. Dans le passage de l’adolescence, le jeune doit se désabonner des identifications de la famille, du surmoi familial, etc. C’est ça l’errance, cette tentative de trouver quand même des figures d’altérité qui soient nouvelles. Il se fait donc un essai de rigueur dans l’errance. C’est là que nous sommes, cliniciens et travailleurs sociaux, portés aux limites, parce que ces sujets s’adressent à nous dans l’urgence. Ou ils s’adressent à nous, ou ils sont signalés par d’autres errants dans l’urgence. Ils sont au « bout du rouleau », dénutris, drogués… Il faut faire quelque chose. C’est ça l’urgence. Or, dès que le modèle urgentiste s’impose, vient, au premier plan, la représentation d’un sujet « sans ». Si l’on veut être un peu dans le pathos, on va dire que c’est un sujet « sans », parce qu’il a été privé ; donc le sujet « sans » devient une victime. On entend par « victime » celui ou celle qui a été privé(e) du droit, de la sécurité, des soins primaires. Et, par conséquent, il faut répondre à cette privation par un don.

5Or, si l’on s’en tient à cette logique seule, ne serait-ce que sur le moyen terme, alors elle est mise en échec. Cette logique, il faut la doubler d’une autre. Si l’on fait l’hypothèse qu’il y a du sujet, on va aborder la personne comme si elle avait élu domicile et, à ce moment-là, on se dit que cette errance est un essai de rigueur pour trouver, au bout d’un épuisement, une possible bonne rencontre. Alors, ce lieu où ils ont échoué, traitons-le comme un domicile. Ce paysage psychique qui semble atténué, traitons-le comme un essai de rigueur. Et ce sujet qui semble désespéré du contact avec l’autre, traitons-le comme un être en mouvement et venons à sa rencontre avec l’idée qu’il pourrait tout de même y avoir une bonne rencontre pour lui. Et, là, il faut faire très attention, car nous avons beaucoup de mal à résister à une position mégalomaniaque avec des jeunes errants. Position mégalomaniaque qui, finalement, a deux faces, comme une pièce de monnaie : être enfin, et pour la première fois, le premier autre sur lequel ils peuvent compter ; et être enfin, et presque pour la dernière fois, l’autre ultime, celui qu’ils cherchaient, sans savoir qu’ils le cherchaient. On est là souvent, nous autres soignants, dans une position tout à fait mégalomaniaque. Cette position mégalomaniaque ne pourra être que déçue, et c’est heureux. Et l’on verra alors le jeune échouer devant un projet professionnel représenté comme une planche de salut, ou faire mine d’arrêter de prendre des toxiques, alors qu’il va continuer de plus belle, etc.

L’errance ou les errances ?

6Qu’est-ce que l’errance ? Le plus simple est de la définir comme une impossibilité d’être fixé quelque part. Une impossibilité d’être fixé, au point même que certains disent qu’ils sont sous la coupe d’une espèce d’impératif… une sorte de voix intérieure… une tonitruance interne qui leur dit non pas « va ailleurs », mais « fous le camp », ce qui est très différent. Voyez la différence avec ce qui peut nous mettre en mouvement, soit l’accolement entre quelque chose qui nous demande de bouger et quelque chose qui nous promet un accueil a minima. Un accolement, une sorte d’essaim de voix ou de signifiants qui nous disent : « Va t’en ! », et un autre qui dit : « Tu iras là. » Le « là » n’a pas besoin d’être très explicité. Mais « Va ! Pars, lève le camp ! Libère-toi de l’énorme platitude de l’espace, dégage-toi de la répétition inlassable du temps… Il y a des encoches qui t’attendent, des failles, des coins où tu vas pouvoir te trouver quelque chose. »

7C’est ça qui fait que le mouvement est un mouvement, qu’il n’est pas une fuite ou une expulsion. Ce qui est très important à comprendre avec les jeunes errants, c’est qu’ils sont sous la coupe d’une injonction qui les expulse, qui les fait dériver sans recoupement de trajets, sans point fixe. Ils essaient de répondre à cette injonction en essayant de l’épuiser, en allant au bout de ce qu’elle intime de faire. C’est-à-dire que, pour ne plus être sous le coup de cette pression interne, ils vont partir le plus loin possible en ligne droite. Parfois, il y a des lignes beaucoup plus balisées, par des errances beaucoup plus plastiques, et ce qui va leur permettre de l’interrompre, ce n’est pas le fait d’avoir trouvé l’endroit où ils sont bien, mais l’épuisement ! Ce sont des sujets qui sont en manque de sommeil, de façon extravagante.

8Une des fonctions mentales de l’errance est sans doute de traiter, de venir à bout d’une détermination d’expulsion, en épuisant et en prenant comme matière même de cet épuisement ce que cette voix ordonne de faire. C’est absolument flagrant. C’est ce que me répondait un jeune à cette question mal posée : « Pourquoi est-ce que tu t’es arrêté dans ton errance… dans telle ville ? » (Ce pourrait être Neuilly-sur-Marne ou, s’il s’agit d’un enfant du Mali, ce pourrait être le nœud routier qui est à trente kilomètres de Bamako [*].) C’est une question très mal posée, car elle laisse supposer qu’il y a eu un choix d’aller vers ce lieu. Si on ne peut pas tout à fait gommer cette affaire de choix, en réalité, quand on aborde ces jeunes, si on leur demande : « Pourquoi tu t’es arrêté dans tel endroit ? », on constitue déjà comme étant noué le lien entre le sujet et la demeure. C’est-à-dire entre le sujet et l’endroit. Or, la seule question, c’est : « Qu’est-ce qui fait que tu t’es arrêté ? » Et ensuite, ô surprise : « Peut-être que cet endroit a voulu dire quelque chose pour toi ? » Et, à cette première question, ils nous ont répondu que ce « quelque chose » était l’épuisement. C’est-à-dire non pas « je voulais être là », mais « je ne pouvais aller plus loin ». « Je ne pouvais pas aller plus loin », voici une phrase intéressante.

9L’errant va s’arrêter dans le lieu où les drogues n’ont plus d’effet. Le non-effet ne lui permet pas de pousser sa déambulation au-delà. Il se produit une panne dans les fonctions mentales qu’amène ou que remanie la prise de toxiques. Les drogues n’ont plus d’effets, et si une drogue n’a plus d’effets, qu’est-ce qu’on fait ? On l’arrête dans certains cas. Ou on double les doses, dans d’autres. Parce que les errants sont des sujets modernes, ils sont comme beaucoup de gens : ils prennent des produits pour dormir, et ils en prennent pour se réveiller. C’est absolument moderne. Ils prennent de la pharmacopée illégale pour anesthésier le psychisme.

10Si nous voulons situer ce qui fait la rigueur de l’errance, nous nous rendons compte que la vie psychique d’un errant se fait en binôme la plupart du temps. Nous pouvons très bien décrire la régression progressive du domaine de la fugue, de la fugue en nomadisme et du nomadisme en errance, puis en échec de l’errance. Passant souvent inaperçue, mais pourtant tenace, la polarité de ces sujets à faire lien avec une source de vie qui est proche d’eux est remarquable. Ils se présentent comme des survivants, en prenant soin de la survie d’une partie du corps qui est logée à l’extérieur d’eux, mais pas loin d’eux. Ils l’ont sous leur protection. Ce qui explique aussi pourquoi certains de ces grands errants vont se présenter à nous comme ayant eu la capacité de prendre soin d’un autre qui va encore plus mal qu’eux. Ce qui est important, c’est d’éprouver et de se montrer comme quelqu’un qui survit à une position mélancolique, en prenant soin d’une vie, une vie qui est réduite à quelque chose de toujours continu. Il s’agit aussi bien d’une vie animale que de la vie d’un autre, qui est dans la continuité d’être absorbé ou abruti par le même produit. Dans cette monstration de la dignité gîte un appel. Parce que le sujet adolescent est un sujet, il est voué à travailler l’altérité, à vivre son désir et sa peur d’altérité, à prendre soin de ce qui est discontinu. Comme la parole humaine, comme la voix humaine, comme la présence, l’absence…

11Il sera ainsi soutenu que l’errance mobile peut permettre à certains sujets psychotiques qui n’ont jamais rencontré une crise de ne pas s’affronter à une « injonction » susceptible de les forcer à se référer à une fonction paternelle et, donc, à construire une métaphore délirante. C’est cet écart entre le symptôme de la civilisation et la frontière que la route impose qui permet au sujet de pouvoir vivre sans cette référence à la fonction paternelle, ou plutôt de se référer à un savoir qui émane de lui-même (Calligaris, 1991). L’art, la musique et d’autres univers se croisent sur ces routes sans fin, où le sujet met en scène sa carte psychique de l’infini. Le sujet psychotique hors crise sera conçu non pas comme un sujet sans signification, mais comme quelqu’un qui n’a pas une signification centrale, ancrée.

figure im1

12Cette élucidation va nous permettre de répondre à la question de savoir pourquoi ce sujet ne crée des liens que dans le groupe nomade. Car le symptôme social dominant est la névrose ; et le psychotique rencontre toujours l’injonction de se référer à une instance paternelle.

13L’intérêt de ce travail est d’ouvrir une réflexion à la question de la prise en charge et des projets destinés à des sujets en errance. La différenciation entre errance dans la névrose et dans la psychose est ainsi une alerte. Une fois que l’errance peut soigner, stopper la mobilité du sujet et proposer à ces sujets de suivre une seule route peuvent être une erreur de grande gravité. L’errance remplit une fonction, et nous devons parier sur la solution rencontrée par le sujet. Acceptons alors, dans certains cas, que la psychanalyse soit une route de plus sur la carte. Ce qui, en aucun cas, n’est synonyme d’une écoute moins importante.

L’errance, une solution à la psychose

14L’hypothèse que nous proposons ici est que les effets de l’errance permettent au sujet de jouer d’un intervalle devant ce qu’aurait de pétrifiant toute assignation à endosser son nom et son corps une bonne fois pour toute. Le choix d’errer offrirait-il de ne pas exister en tant que sujet face à la loi ? Circuler seulement dans les groupes nomades va donner à de nombreux jeunes l’occasion de poser un écart avec ce qui pourrait les forcer à s’insérer dans un lien social dont ils ne possèdent pas les clés, bref de « s’échapper », comme le dit très justement l’un d’entre eux, qui s’est lui-même nommé « Caminante ».

15Caminante vit sur la route depuis quinze ans. Il peut autant s’intégrer dans un groupe nomade, au sein duquel il a quelques connaissances, que voyager seul, sans la moindre anxiété. Quelque chose a marqué d’emblée la rencontre entre Caminante et Lorenza Biancarreli : l’emploi fréquent du terme « échapper ». Ainsi, tout ce qui pouvait représenter le mouvement de passer à autre chose, ne serait-ce que dans le fil de son discours, était indiqué par l’usage de l’expression : « Je m’échappe. » Nous avancerons dans la lecture de ce cas en prenant tout d’abord appui sur ce qu’il a pu nous dire de sa relation avec son père.

16La naissance de Caminante fut vécue par son père comme un obstacle au voyage, « à l’aventure » qu’il projetait de faire en Amérique latine. Lorsqu’il apprit la grossesse de son amie, ce futur père ne renonça que très difficilement à sa vie erratique. Caminante souligne encore que l’unique moment de la journée où il rencontrait son père était lorsqu’il entrait dans sa chambre, le soir, pour éteindre la lumière.

17Ce que Caminante rapporte du discours du père, c’est qu’il mettait fort en avant le fait de n’avoir jamais menti à son fils. « Jamais, je ne lui ai jamais dit que le Père Noël existait, j’ai jamais menti sur les drogues. Depuis qu’il est né, je lui dis seulement la vérité » : telles sont les proférations du père que Caminante rapporte, telle une récitation. Le père a donc comme particularité qu’il ne saurait mentir. Ce trait peut être rassurant un moment, lorsque la parole s’engage comme une promesse. Il nous faut, cependant, introduire une distinction entre deux figures : celle d’un père qui ne trahit pas sa promesse ne se superpose pas à celle d’un individu totalement incapable de tromperie. En effet, ce qui donne du poids à la parole d’un autre, c’est précisément le fait qu’il peut mentir. Notons ici une constante importante sur le plan clinique : l’idée que celui qui vous parle, celui à qui vous parlez, vous dit peut-être quelque chose pour feindre, pour vous abuser ; c’est précisément ce qui donne le poids d’un sujet. Certains errants ont une façon séduisante de mener leur vie avec légèreté, ce qui n’est pas tout à fait une grâce aérienne, mais la conséquence du manque de densité caractéristique des premières altérités auxquelles ils eurent affaire, tout à la fois incapables de mentir et de promettre. À l’adolescence, la relation de Caminante avec son père change. Ils deviennent « potes » et passent des soirées ensemble, chez les uns et chez les autres, et il leur arrive même de partager des prises de drogue. Le père reste jusqu’à la fin des soirées et, quand il est fatigué, il exige que son fils rentre à la maison avec lui. Il est hors de question, pour lui, qu’ils rentrent séparément. Ce qui, pour Caminante, va devenir problématique dès lors qu’il va commencer à avoir des relations intimes avec des filles. Aux questions posées quant à la nature de ses liens avec sa sœur et sa mère, il répond : « Ce sont les deux uniques personnes qui peuvent me rendre fou. »

18Quelques jours après, il montrera une photo sur laquelle on le voit accompagner sa mère le jour de son mariage avec son père : « C’est moi qui suis rentré à l’église avec elle ! »

19Caminante peut passer d’une thématique à l’autre sans aucune connexion ; non qu’il présente le moindre signe de fuite des idées ou des barrages de type schizophrénique, mais parce que, constamment, il se montre très sensible à l’environnement et au passage des gens.

20Très influençable, le moindre changement de terrain coupe le récit ou le traverse. L’homologie est frappante entre la dérive de sa parole et sa recherche de salut par l’errance. En effet, sa parole suit un mouvement qui sape son référent et sa validité dans une dérive sans capitonnage. Ce n’est pas une dérive maniaque qui vise à épuiser l’énonciation, et ce n’est pas non plus l’effet d’une fécondité associative qui sait être surprise par ce qui la traverse ou l’interrompt. Il s’agit d’une dérive métonymique qui refuse la prédominance de quelques « représentations-buts » aptes à orienter et à adresser un dire. Il semble toujours contraint à prendre un autre sens, une autre direction. Un de ses amis dira : « Ses mots s’envolent avec le vent. » Revenant sur son passé récent, Caminante fait mention d’une tumeur au cerveau qu’il a eue alors qu’il était adolescent, et qui l’a cloué trois mois à l’hôpital, encourant un grand risque pour sa vie. D’après lui, la rencontre avec la limite entre la vie et la mort l’a fait réfléchir à la fragilité de la vie. Et comme il pouvait la perdre, il lui fallait tout vivre. Dans un premier temps, il présente cet événement comme la cause de son départ de la maison et de ses voyages. Ce départ s’est accompagné d’un nouveau traitement du corps : un tatouage représentant un immense cheval avec des ailes qui lui couvrent tout le dos.

21Lorsqu’il parle de ce qui anime sa vie, il se situe comme un corps qui est mis en mouvement, et sa temporalité est donnée par la succession de ruptures qui, à chaque fois qu’elles se produisent, le font bouger de place et le déposent sur de grands trajets. Il expliquera ainsi qu’un de ses départs se fit à l’occasion d’une dispute avec sa mère, à cause de son chien. Son animal bien-aimé vivait dans leur maison de campagne, où la famille ne venait que le week-end, et il lui devenait de plus en plus « triste et difficile » de s’en séparer le dimanche. Il a demandé à sa mère de ramener le chien chez eux, ce qu’elle n’a pas accepté. « Entre le chien et la maison, je choisis le chien », a-t-il dit, et il est parti. Un temps après son départ, son père divorce de sa mère, change de nom, prend un chien et suit le chemin de Caminante. Il ne le rejoint pas, mais il le suit à la trace et va dans presque tous les endroits par où son fils est passé. Après son départ de la maison, Caminante erre de squat en squat avec son chien. Il fait plusieurs petits boulots sans s’arrêter sur quelque emploi que ce soit et passe ainsi de mécanicien à éducateur dans un atelier pour enfants handicapés. Il est licencié de cet emploi par la directrice, qui, sur le ton de la dérision, le surnomme le « clown ». De là, il décide de travailler dans le milieu du cirque. Ici, l’insulte vaut comme une assignation d’identité, sans écart, sans épaisseur métaphorique. Il ne s’agit pas de reprendre sur soi, par fierté, l’insulte en la retournant en défi, de donner une valeur phallique au résidu avec quoi l’insulte tend à confondre le sujet, comme ce fut le cas pour ce mouvement de peinture « fauve » par exemple. Le signifiant « clown » semble être un mot qui lui colle à la peau, le désigne pour de bon, et c’est aussi ce qui va lui permettre de donner des ailes à sa motricité. Il se fait un peu d’argent pour pouvoir acheter un camion aménagé, pour parcourir les routes avec sa chienne. Au moment où Lorenza Biancarelli le rencontre, il n’a plus son camion, son permis de conduire étant périmé, et il n’a pas non plus d’argent pour payer les impôts ni le diesel. Il voyage uniquement avec un caddy les mois d’été. Actuellement, il n’a ni compte en banque ni domicile fixe, et ses documents sont périmés. Il ne laisse pas de traces, ce qui est d’une extrême importance dans son fonctionnement, et dans sa relation au père trop en miroir avec lui. Son aspect jamais ancré, son impalpabilité, semblent inscrire une réponse à une dérive de la tendance qu’a le père de s’identifier à son fils.

22Cette errance, pour autant, n’est pas uniforme ou linéaire. Des événements l’interrompent et la fixent quelque peu, qui servent à Caminante de repères temporels et spatiaux. Il en va ainsi d’un moment marquant dans sa vie : sa rencontre, sur la route, avec « une figure d’altérité », celle d’un monsieur âgé qui lui a appris à jouer de la flûte. La musique va devenir, pour lui, une orientation exclusive et solitaire qui donne sens à ses déplacements. Il va là où sa musique peut être entendue, une condition unique qui n’empêche aucune direction. Les notes musicales viennent inscrire dans l’infini la trace de celui qui passe ; se reliant, elles fonctionnent comme un trajet que l’on peut habiter, comme un ombilic de l’habitat.

23Caminante est toujours flanqué de sa flûte et de son caddy. Avec un grand sourire, il dit : « Je peux vivre n’importe où, j’ai tout ce qu’il me faut ! », désignant son caddy où s’entassent ses quelques biens : une valise de cuir avec des vêtements, une tente d’été très simple, un sac de couchage et sa flûte qu’il désigne comme « caminante flauta ».

24En raison des crises de bronchite qu’il a depuis sa petite enfance, renforcées par les conditions d’hygiène parfois précaires des lieux où il dort, Caminante en est venu à construire toute une structure pour pouvoir jouer de la flûte même quand il n’a pas suffisamment d’air pour bien respirer. À l’aide d’une pompe de matelas gonflable, d’un ballon de yoga (trouvé dans une poubelle) et de tuyaux en plastique, il a créé une sorte de poumon artificiel. La pompe a une fonction de respiration. Lorsque l’on respire, l’air circule dans le nez, descend par la trachée et atteint les bronches (petites voies respiratoires). Les tuyaux ont cette fonction de conduire l’air jusqu’au ballon de yoga. Le ballon, il le garde entre son bras et la nervure. Avec les mouvements de son bras, il calcule la quantité d’air qu’il doit envoyer au deuxième tuyau. Ce dernier est lié à la flûte par la partie qu’il doit mettre en bouche et dans laquelle il doit souffler pour obtenir de la musique. L’errant se fit voyageur. Comme beaucoup de jeunes adultes en errance, il ne se trouvait pas trop encombré par l’idéal identitaire, porté par l’Idéal du moi. Il a réfugié son moi idéal, soit ce qui lui permet de restaurer une confiance narcissique dans le fait de se sentir vivant, dans ce mouvement de respiration, par quoi, grâce au truchement de la flûte, il fabrique des sons.

25Caminante peut aussi transiter facilement dans des positions féminines, surtout quand il se trouve confronté à « l’injonction » de se situer phalliquement. Prenons un exemple : il peut avoir des relations avec beaucoup de femmes, sans pour autant leur accorder une valeur spéciale. En effet, toute femme semble pouvoir avoir une relation avec lui dès lors qu’elle le choisit, sans qu’il ait à exprimer un choix. Et toute femme peut ainsi être sa femme, simplement en raison du fait d’avoir croisé sa route. Une fois, il a passé quelques jours à circuler en jupe avec une femme, en portant même ses vêtements. Il nomme toujours les femmes avec qui il a un rapport ses « collègues », tandis qu’il s’arrange pour trouver un homme dans le groupe pour fonctionner avec lui en « couple », selon ses propres termes. L’homme choisi partage alors avec lui les tâches matérielles, pouvant, par exemple, sortir du campement pour essayer de travailler (faire les vendanges), pendant que lui reste à cuisiner et à laver, à faire les tâches de la maison. Quand il se mettait alors à circuler en jupe, ou à être en couple avec un homme, quand il circulait dans des significations sans être dans une position phallique, ses potes du groupe disaient tout simplement : « C’est Caminante, il est comme ça. »

26L’errance lui permet de circuler sans devoir s’inscrire dans un endroit, dans une organisation, ce qui peut nous donner des indices de ce que l’errance peut venir soigner. Pouvoir circuler dans cette « carte de l’infini » n’exige pas du sujet une limite que la signification phallique donne.

27Partant du principe que le psychotique est relié à un savoir sans sujet supposé, il revient au sujet, dans sa solitude psychotique, de soutenir ce savoir à partir de ses délires et-ou de ses états de corps… Est-ce que cet acte de se renommer permet au sujet de marquer, de se référer à un sujet supposé savoir qu’il incarnait ? Autrement dit, est-ce que pouvoir changer d’identité ne vient pas marquer, pour le sujet, les phases de sa construction ? Comme s’il fallait nommer l’auteur de cette personnalité ? Et, pour pouvoir évoluer dans sa construction non délirante, mais dans un savoir qui émane de lui-même, changer de nom lui permettait d’organiser les périodes.

28Osons maintenant l’hypothèse que l’errance puisse avoir comme effet de soigner le sujet psychotique, car il ne reste jamais inscrit dans cette société. La marginalité dans laquelle Caminante et d’autres errants s’inscrivent serait alors la solution rencontrée pour vivre dans un « monde ». Cette hypothèse peut nous aider à comprendre pourquoi l’unique « monde » dont Caminante arrive à faire partie est un monde autre que celui du névrosé standard.

Conclusion

29Trois paris sont à maintenir, ensemble, pour aborder et apporter une aide si nécessaire aux grands errants :

  • le pari qu’il y a une logique de l’habitat respectée ;
  • le pari que cette errance a des fonctions psychiques ; c’est une thérapeutique qui est à hauts risques, mais qui reste une thérapeutique ;
  • et qu’il y a aussi des fonctions exploratoires dans l’errance, pas simplement des fonctions conservatrices, et que ces fonctions, à la fois de domiciliation, de réparation et d’exploration de l’errance, sont plus à ciel ouvert lorsque le paradigme de l’errance reste la fugue ou le nomadisme.
Mais, même dans des cas d’errance qui s’échouent, si on ne fait pas ce triple pari, on se dirige droit vers une clinique déficitaire, et, à ce moment-là, on va coller de grands projets tonitruants sur un jeune qui les refusera, au risque qu’il se cloisonne dans une mortification croissante.

Note

  • [*]
    Olivier Douville a régulièrement participé à la mise en place du Samu social au Mali, à Bamako, de 2000 à 2010.
Lorenza Capozoli Biancarelli
Étudiante en M2 de psychanalyse, Université Paris-7-Denis-Diderot
Olivier Douville
Psychanalyste, Association française des anthropologues
Maître de conférences des universités, laboratoire Crpms, Université Paris-7-Denis-Diderot
Mis en ligne sur Cairn.info le 05/11/2013
https://doi.org/10.3917/jdp.312.0034
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Martin Média © Martin Média. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...