CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’Europe s’est dotée d’une histoire composite où la mémoire joue souvent à cache-cache avec l’oubli, passant de la commémoration à l’amnésie. Tout en s’attribuant volontiers des origines homogènes, l’Europe se reconnaît pourtant par moments des généalogies hétérogènes. Il n’est donc pas étrange de voir combien varient les récits de fondation européenne décrivant les liens entre Athènes, Rome et Jérusalem, les relations de parenté entre judaïsme et christianisme.

2Dans cette livraison du Genre humain, multipliant les interrogations, Danielle Cohen-Levinas et Antoine Guggenheim ont choisi de privilégier l’analyse des modes d’imbrications, conceptuelles et historiques, entre philosophie, théologie et antijudaïsme. Les trois thèmes qui composent le titre de ce volume supposent d’emblée un quatrième terme : l’antisémitisme. Car, comme l’écrit Jean-Luc Nancy, le mot « antijudaïsme », qui a pu « servir de paravent à “antisémitisme” […], semble destiné à limiter les dégâts en prétendant qu’il s’agit d’une opposition à la religion juive, et non au peuple. Le problème est qu’on ne sépare pas si facilement les deux, même lorsqu’il s’agit de Juifs entièrement sortis de la religion. […] Quoi qu’il en soit, l’antisémitisme n’a été qu’un mot pour baptiser – si j’ose ironiser – ce qu’était depuis longtemps l’hostilité chrétienne envers les Juifs [1] ».

3Récemment, la revue Annales HSS (2014, n° 4) a publié un dossier intitulé Antisémitisme et histoire, incitant à ne pas sacrifier l’histoire, et ses temporalités contextualisées, aux tendances lourdes de la longue durée de l’antisémitisme dont témoignent effectivement les sources anciennes et modernes. Autrement dit, et le présent volume en apporte une illustration nouvelle : si, tout en pointant les discontinuités, on repère des rémanences dans les diverses formes d’antijudaïsme et d’antisémitisme, saisies ici dans leurs spectres philosophiques et théologiques, si ces continuités opiniâtres se présentent comme un défi à toute rationalité historienne, il ne faut pas pour autant abdiquer, ni réduire la multiplicité des variétés de haines antijuives à un improbable archétype d’essence intemporelle.

4Tout se passe pourtant quelquefois comme si l’écriture de l’histoire de l’antijudaïsme avait pu être contaminée par ses propres sources, présentant le peuple juif comme « endormi » dans (et par) l’histoire chrétienne. Si donc tant de textes ont souvent expulsé les juifs hors de toute historicité, les figeant en « peuple sans histoire », ou, comme chez Hegel, plongeant le peuple juif dans une léthargie, une « mise en sommeil [2] », il ne faut pas pour autant que cette stigmatisation, cette marque d’intemporalité l’emporte, par contagion, vidant l’histoire de l’antijudaïsme de ses multiples dimensions et temporalités socioculturelles.

5Innombrables ont été en effet les divers types d’antijudaïsme qui ont pu alimenter, durant deux millénaires, les fictions savantes véhiculées par les théologiens et les philosophes. Prenant la mesure de cette pluralité, Danielle Cohen-Levinas et Antoine Guggenheim ont eu raison de concevoir un sommaire interdisciplinaire. La philosophie et la théologie, qui ont longtemps marqué l’ensemble des sciences, participent elles aussi aux débats des sciences humaines.

6On l’aura compris, ce volume ne résulte d’aucun consensus a priori. Plutôt que d’imposer une somme de conclusions édifiantes, qui s’accordent les unes aux autres, cet ouvrage propose aux lecteurs un volume où, d’un chapitre à l’autre, les options peuvent diverger, voire s’opposer.

7Si L’Antijudaïsme à l’épreuve de la philosophie et de la théologie mobilise l’ensemble des sciences humaines et sociales, Danielle Cohen-Levinas et Antoine Guggenheim ont également fait le choix de solliciter des chercheurs de convictions différentes. Ce qui constitue aussi ce volume en « livre-témoin » pour notre temps, éclairant des questions sensibles où, entre savoir et religion, hier comme aujourd’hui, la raison, qui rêve de maîtrise, n’a pas toujours le dernier mot.

8Aux lecteurs désormais d’exercer leurs réflexions critiques.

Notes

  • [1]
    Cf. l’échange dans le présent volume loin l’échange entre Jean-Luc Nancy et Danielle Cohen-Levinas, p. 676-677.
  • [2]
    Développements, sources et références, dans Maurice Olender, Race sans histoire, Paris, Seuil, « Points Essais », n° 620, 2009, p. 37, et note 68, p. 305-306.
Maurice Olender
Maurice Olender, archéologue et philologue de formation, est historien (EHESS) et éditeur (Éditions du Seuil). Professeur invité, il a fait des conférences, notamment aux États-Unis (Princeton, Johns Hopkins, Harvard, Columbia) et à l’Académie des sciences sociales de Pékin. Récemment, il a été professeur invité de la Chaire de littérature et culture françaises à l’ETH-École polytechnique fédérale de Zurich (2015). Parmi ses publications : Les Langues du Paradis, préface de Jean-Pierre Vernant (Paris, Gallimard/Seuil/EHESS, « Hautes Études », 1989). Traduit en une douzaine de langues, couronné par l’Académie française (1990), ce livre a donné lieu à une édition revue et augmentée, en 2002, en « Points Essais » (n° 294) ; Race sans histoire, « Points Essais », n° 620, 2009 (Prix Roger Caillois), publié sous le titre Race and Erudition (Harvard University Press, 2009). De ce livre, une édition augmentée a été publiée : Razza e Destino (Bompiani, 2014). Il est également l’auteur de Matériau du rêve (IMEC, « Le Lieu de l’archive », 2010).
Mis en ligne sur Cairn.info le 03/11/2017
https://doi.org/10.3917/lgh.056.0013
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