1À l’automne 1981 paraît La Science face au racisme [1]. En couverture de ce premier volume de la revue Le Genre humain, La ville détruite de Zadkine – une sculpture installée à Rotterdam en 1953. Au « Comité » de cette nouvelle publication, à côté de Jean Bernard, François Jacob, Jacques Le Goff et Léon Poliakov, on trouve le nom de Jean-Pierre Vernant. C’était un an après l’attentat qui visait la synagogue de la rue Copernic, le 3 octobre 1980. Vernant avait alors écrit un texte, « Copernic », repris depuis dans Entre mythe et politique I [2]. Au printemps 1991, paraissait Le Religieux dans le politique [3]. Vernant ouvrait le volume en publiant « Quand quelqu’un frappe à la porte… ».
2Le texte se terminait ainsi :
3« La science, la raison, l’universel, par définition en quelque sorte, n’ont rien à dire à l’individu, en particulier sur la question du sens. La science peut s’exprimer sur la question des faits, sur la question des causes, mais pas sur celle du sens. Et il y avait bien de l’illusion à croire, comme nous le faisions alors, que le mouvement de l’histoire, en nous faisant passer de la nécessité à la liberté, réglerait pour chacun d’entre nous la question du sens. Dans tout cela, pourtant, je me débrouillais comme je le pouvais, je me bricolais des réponses. Aujourd’hui, c’est en tendant vers une sagesse non religieuse – à la manière des Antiques sans doute, on ne se refait pas… – que je chercherais un début de réponse à cette question du sens. Le sens que nous donnons à notre existence, à nos amitiés, à notre façon de penser. Je dis : que nous donnons, car, en eux-mêmes, ni le monde ni la vie n’ont de sens. Et ce sens aussi qui vient de ce que, à regarder les choses en essayant de s’en distancier, on acquiert peut-être une forme de sagesse – que chacun met où il le veut, où il le peut, la question étant éminemment personnelle.
4Et cette sagesse-là jette sur la religion un regard qui tend à se rapprocher de celui de Spinoza : on regarde, on observe, on cherche, on se demande pourquoi c’est comme cela et ce que cela veut dire.
5Dans une société telle que la nôtre, faite d’exhibition et d’indifférence, chacun prétend pouvoir mener sa barque comme il l’entend. Mais le sentiment de la dette demeure néanmoins chez un grand nombre de gens, sous des formes variées. Germaine Tillion avait raison de dire récemment, lors d’une émission télévisée, que lorsque quelqu’un frappe à la porte, il y a ceux qui ouvrent et ceux qui n’ouvrent pas. Celui qui ouvre, c’est celui qui se sait en dette. Les Grecs disaient déjà qu’il fallait ouvrir quand on venait frapper chez vous, parce que, n’est-ce pas, comment savoir si le vieux clochard qui empuantit alors votre jardin n’est pas en réalité un dieu venu vous visiter pour voir si vous vous sentez bien en dette ? »
6Au moment d’établir le sommaire d’Entre mythe et politique I, en 1996, Jean-Pierre Vernant choisit de terminer son livre par ces mêmes mots sur « La dette et le sens » [4].
7Un jour, au tout début des années 1990, où je tentais de comprendre ce qui l’unissait à tant d’amis différents, de générations diverses, venant d’horizons professionnels et d’univers quelquefois éloignés, Jean-Pierre Vernant a eu cette réponse simple, qui tenait en un seul mot : « l’insoumission ».
Notes
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[1]
Auteurs de ce premier volume : Charles Frankel, Nadine Fresco, Colette Guillaumin, Jean Hiernaux, François Jacob, Albert Jacquard, André Langaney, Maurice Olender, Léon Poliakov.
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[2]
Éditions du Seuil, 1996, p. 587-588.
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[3]
Le Genre humain, n° 23, Éditions du Seuil, 1991.
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[4]
Entre mythe et politique I, Éditions du Seuil, 1996, p. 627-628. Pour le thème de la dette, en rapport avec l’œuvre de Charles Malamoud, voir J.-P. Vernant, « Souvenirs de collégien », dans Le disciple et ses maîtres. Pour Charles Malamoud (dir. L. Bansat-Boudon, J. Scheid), Le Genre humain, n° 37, 2002, p. 99-103, repris dans La Traversée des frontières. Entre mythe et politique II, Éditions du Seuil, 2004, p. 63-68.