CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les philosophes se sont posés depuis longtemps la question « comment peut-on penser logiquement que le même sujet soit là et ailleurs ». Ils n’y ont pas facilement répondu. Les psychanalystes ont sans doute fait mieux concernant l’être humain en se penchant régulièrement sur cette question. Dans son analyse de la pièce de Shakespeare, Macbeth, Freud fait référence à la technique poétique qui consiste à diviser « un caractère en deux personnages dont chacun paraît alors imparfaitement compréhensible aussi longtemps qu’on ne l’a pas recomposé avec l’autre en une unité ». Du dédoublement, clivage de la conscience, coexistence au sein du psychisme de deux groupes de phénomènes, voire de personnalité qui peut s’ignorer mutuellement comme chez l’hystérique, Freud en est arrivé à la notion de clivage du moi et au déni de la réalité proposant dans le fétichisme et les psychoses, la coexistence au sein du Moi de deux attitudes psychiques : l’une tenant compte de la réalité, l’autre déniant la réalité répondant aux exigences pulsionnelles et aux désirs. Ces deux attitudes persistent côte à côte sans s’influencer réciproquement, ceci différenciant bien le clivage de l’ambivalence dans lequel la haine n’exclut pas l’amour contrairement au clivage.

2Depuis, le clivage n’a jamais quitté le champ de la psychanalyse : Moi divisé ou dissociation de Freud, problématique du double d’Otto Rank, clivage de l’objet kleinien ou encore jumeau imaginaire de Bion. Dans le Dictionnaire de psychanalyse d’Alain de Mijolla, on peut lire : le clivage est « une dissociation résultant d’un conflit pouvant affecter le Moi et ses objets ». En introduisant la notion de clivage de l’objet, Mélanie Klein en fait la défense la plus primitive contre l’angoisse. Elle n’en oublie pas pour autant le clivage collectif du Moi, le Moi étant pour l’école kleinienne essentiellement constitué par l’introjection des objets.

3Bion reprend la notion kleinienne d’identification projective à laquelle il attribue un rôle central en l’associant au clivage dans la psychose. On oublie souvent Winnicott qui, de son côté, s’est penché sur le clivage des éléments masculins et féminins « à l’état pur » tout autant chez l’homme et chez la femme. Il existerait pour Winnicott des aspects purement masculins et purement féminins du petit enfant, garçon ou fille. Il écrit : « comme si, dans une description des premiers stades du développement affectif de l’individu, il fallait séparer (non les garçons des filles) mais l’élément fille, non contaminé de l’élément garçon, non contaminé » ;

  • le premier nous conduisant à « l’être », le sein étant ici le symbole non du « faire » mais de « l’être », « la mère a un sein qui est, ce qui permet au bébé d’être, lui aussi… », « Le bébé devient le sein (ou la mère). »
  • le second, l’élément garçon, nous conduisant au « Faire », grâce au fait que le bébé dote l’objet de la qualité d’être « non-moi », séparé, conduisant à l’objectivation de l’objet.

4On peut faire des ponts ici avec ce que Geneviève Haag, en particulier, a abordé sous l’angle des clivages dans les premières organisations du Moi, entre organisation et désorganisation de la consensualité, entre objectalisation et désobjectalisation. Ce point de vue de Winnicott peut nous éclairer aussi en clinique de l’adolescence pour ces sujets, filles ou garçons qui nous amènent à penser un clivage entre « l’être et le faire ». Je pense ici à ces adolescentes ou à ces adolescents dissociant l’être et le faire sans véritablement être dans leurs pratiques sexuelles.

Du développement humain à la psychopathologie

5Dans le développement de notre psyché, ne sommes-nous pas confrontés humainement à trois enjeux psychiques ? : celui de se représenter l’irreprésentable, celui d’avouer l’inavouable et celui de concilier l’inconciliable. Ne sommes-nous pas confrontés, depuis notre naissance et peut-être même avant, à ces trois enjeux psychiques pour lesquels le clivage est un recours potentiel ? :

  • deux concernant tout autant le bébé que l’adolescent : celui de se représenter l’irreprésentable, celui de concilier l’inconciliable
  • le troisième concernant plus l’enfant avançant en âge et l’adolescent que le bébé, celui d’avouer l’inavouable.

6De même dans notre clinique psychopathologique, se représenter l’irreprésentable n’imprime-t-il pas essentiellement le processus psychotique ? Avouer l’inavouable, ne se rencontre-t-il pas plus généralement dans les organisations névrotiques dans lequel l’instance surmoïque joue pleinement son rôle face aux fantasmes du Moi et du Ça ? Quant aux enjeux de concilier l’inconciliable, les menaces d’effondrement, le fonctionnement limite et le processus pervers, ne nous y convoquent-ils pas particulièrement ? Le clivage s’y présente alors comme une force « contro-pensée ». « Arrêtez de me faire penser » me dit ce patient « limite ». Face à ces trois questions humaines, la psyché choisit alors une route plus aisée : le clivage du Moi. Nous y rencontrons alors cette capacité de se diviser avec lui-même que le sujet utilise pour vivre ou survivre. La psyché choisit une voie pour concilier l’inconciliable, se représenter l’inconciliable, avouer l’inavouable : le clivage du moi. Le fameux « je sais bien mais quand même ». Seul peut-être le processus mélancolique, marqué par le sceau de la vérité, fait qu’il n’y a pas de contradiction, de conflit, de discussion, de compromis : « Noir, c’est noir ». Je pense aussi ici aux sujets gravement déprimés ou mélancoliques, garçons ou filles, qui comme le dit Gérard de Nerval, voient les choses telles qu’elles sont, c’est-à-dire où le clivage n’est plus efficient, montrant par là que le clivage est un moyen exceptionnel d’avouer l’inavouable, de se représenter l’irreprésentable, de concilier l’inconciliable et en particulier l’amour et la haine.

Du bébé à l’adolescence

7Si l’on admet qu’on puisse imaginer une première unité « naïve » dès la naissance, c’est-à-dire l’existence d’un Moi primitif, comment celui-ci peut-il négocier et concilier plus ou moins coûteusement ses relations avec les parts inacceptables de la réalité extérieure ou de la réalité psychique [1] ? Ne serait-ce pas dans la singularité du clivage ? Comme ressource, nous pouvons alors considérer que le clivage fait déjà partie intégrante du processus de la naissance de la psyché pour devenir ultérieurement partie intégrante du processus d’adolescence après avoir clivé progressivement, tout au long de l’enfance, ce Moi primitif, en trois instances : Moi idéal, Surmoi et idéal du Moi. Encore faudrait-il savoir, et la clinique nous y confronte, s’il s’agit d’une véritable stratégie défensive associant déni de la réalité et clivage en réponse à la toute-puissance et à la tyrannie du désir ou d’un destin plus global de l’ambivalence humaine.

8Pour aller plus loin sur cette question, il conviendrait sans doute de différencier deux types de clivage fréquemment rencontrés de façon quasi manifeste dans la clinique du bébé, de l’enfance et surtout de l’adolescence :

  • celui qui repose sur une méconnaissance de l’état opposé bien que présent : la haine excluant apparemment l’amour (ceci différenciant bien le clivage de l’ambivalence). Je pense alors à cet adolescent qui m’est resté gravé dans l’esprit et qui avait quasiment scarifié sur son bras les mots « Kill them » que j’avais entendu comme à la fois un signe de haine et une demande d’amour. (Qu’ils aiment !)
  • celui reposant sur une méconnaissance de la réalité extérieure au profit de l’expansion toute-puissante du désir, permettant de maintenir en parallèle idéalité du Moi idéal (et non pas de l’Idéal du Moi) et contrainte externe. On associe avec ce fonctionnement psychique chez ces adolescents addictifs et souhaitant parallèlement réussir leur scolarité. Le clivage leur permet manifestement de vivre et de survivre.

9Dans le premier cas, il s’agit de deux évidences subjectives contraires qui n’altèrent en rien l’évidence externe. Dans le second cas, il s’agit d’une croyance interne venant se projeter partiellement et parallèlement sur une évidence externe par ailleurs concernée.

Du clivage au compromis

10Ainsi les différentes étapes du développement (mais pas uniquement bien sûr), nous confrontent à la nécessité que nous avons psychiquement de trouver nos solutions, le clivage en est une, nous situer entre (par exemple entre le conciliable et l’inconciliable) en est une autre. Etre divisé est un des moyens de guérir de la confusion, de freiner le tourbillon, d’évincer le conflit. Mais nous savons que devant toute dissociation, tout dédoublement, toute séparation excessive transférentiellement ou institutionnellement, la création d’espace intermédiaire et de liens en est une autre et probablement une meilleure pour la pensée, l’action et la relation aux autres. Si, être divisé est un moyen de guérir de la confusion, de freiner le tourbillon, d’évincer le conflit, si une « déliaison transitoire » [2] prend sens, heureusement nous pouvons rechercher d’autres ressources psychiques grâce à tous nos processus de liaison dont le plus élaboré est sans doute la sublimation. Toute psychothérapie appelée aujourd’hui « dynamique » se fixe cet objectif, celui de construire des liens extra et intra psychiques. Je pense ici à la « psychothérapie focalisée sur le transfert » [3] dans laquelle s’associe :

  • l’interprétation régulière mais, avec tact, du clivage est d’une absolue nécessité
  • l’appui d’une clarification ajustée des obstacles à l’intégration

11Un effet significatif a été constaté en particulier sur les crises de colère, les tendances impulsives et l’interaction entre soi et l’autre et la fonction réflexive. Je pense aussi à la psychothérapie centrée sur la mentalisation » [4] dans laquelle concrètement le thérapeute doit questionner continuellement quels états mentaux internes du patient et de lui-même expliquent ce qui est en train de se passer dans la thérapie : « Pourquoi vous vous comportez ainsi », « Pourquoi vous êtes en train de dire cela ? », « Pourquoi je suis en train de ressentir ou de penser comme cela en ce moment ? », « Qu’est-ce qui est arrivé récemment dans la thérapie qui peut expliquer ce qui se passe ou se dit ? ». Le but de cette thérapie est, à tous les âges de la vie, de soutenir les capacités embryonnaires de mentalisation, de gérer les états émotionnels, particulièrement dans les relations interpersonnelles, de favoriser une attitude de réflexion sur les relations et les problèmes, d’instiller un doute là où il y a trop de certitudes et de rigidité, en un mot de favoriser la curiosité sur ses propres états mentaux et ceux des autres.

12Si le clivage constitue une des ressources de la psyché pour supporter l’insupportable humain, en reconnaître la présence et en accepter les fonctions doit permettre d’en dégager les enjeux et de proposer avec tact de s’en dégager.

Notes

  • [1]
    J. André, « Introduction » in Le Moi cet incorrigible, Paris, Puf, 2014.
  • [2]
    S. Missonnier, « Le volet bat, l’orchestre joue. Entre répétition de vie et de mort », in Le Moi cet incorrigible, ibid.
  • [3]
    A. Braconnier, « Clinique des fonctionnements limites à l’adolescence : deux modèles psychothérapiques », in Actualités des états limites, dir. V. Estellon, Toulouse, Éres, 2014.
  • [4]
    A. Bateman, P. Fonagy, Psychotherapy for borderline personality disorder, Oxford : Oxford University Press, 2004.
Alain Braconnier
Psychiatre, Psychanalyste, Association Psychanalyse et Psychothérapies (APEP), Hôpital de la Salpétrière, 47 bd de l’Hôpital, ASM 13, 11 rue Albert Bayet, 75013 Paris
Mis en ligne sur Cairn.info le 04/05/2015
https://doi.org/10.3917/lcp.189.0018
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