CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1“Mais qu’est-ce qu’il veut ?”. Cette question n’est-elle pas souvent rencontrée tout autant autour du berceau du bébé que devant la porte fermée violemment de la chambre de l’adolescent qui s’y est réfugié. Certes l’adolescent n’est plus un bébé et ce dernier ne peut pas graver au cutter sur son bras cette phrase au polysémisme ô combien significatif pour nos esprits toujours en quête de sens : “Kill them” ! Nul doute néanmoins pour chacun que les cris des uns et les comportements à risque des autres appellent leurs parents respectifs pour “qu’ils aiment”. Certains parents se le chuchoteront volontiers, d’autres se le crieront s’il venait à l’idée de l’un d’entre eux d’en douter. Mais l’adulte est-il aussi facilement prêt à penser “avec” -et mieux encore “comme”- le bébé, puis quelques années plus tard “avec” -et beaucoup plus difficilement “comme”- ce bébé (chérubin) devenu un adolescent (boutonneux). Nos références contemporaines reposent volontiers sur les concepts d’interactions, d’inter-fantasmatisations ou d’inter-subjectivations. Comment le langage du bébé, de l’adolescent et de ses parents se saisissent de ces différents “inter...” ? Devrions-nous ajouter celle d’inter-identifications nécessaires dès la naissance et devant se prolonger bien au-delà ?

2Autour des bébés, et autour des ados, ce qui ne peut se dire clairement se chuchote ou se crie violemment en raison des affects et des pulsions qu’accompagnent les différents mouvements d’inter…action, fantasmatisation, subjectivation, identification, si intensément en jeu au cours de ces deux périodes cruciales de l’existence. Amour et haine, sollicitude et cruauté, esthétique et destructivité sont en quête de rencontre et de narrativité, tout particulièrement à ces deux moments particuliers du développement. Chuchotements familiaux précoces ou crises familiales d’adolescence ne seraient-ils alors que des actes de langage corporels ou verbaux, marqués par le sceau de l’affect ?

3Philippe Jeammet poursuit depuis longtemps son travail de recherche sur les paradoxes au cœur du développement humain, en particulier celui qui nous amène à ne pouvoir être soi qu’en se nourrissant des autres, mais que pour être soi, il faut aussi savoir se différencier des autres. L’intensité du besoin devient que l’on soit bébé ou que l’on soit adolescent une menace de destructivité si elle ne rencontre pas autrui et ses limites. Serait-ce l’origine de notre sentiment de fragilité ou en d’autres termes une manière de comprendre les liens entre la passion et la haine ? Les participants des premières tables rondes évoqueront sous des angles différents cette question : passions de la haine ( P. Huerre, P. Gutton, S. Missonnier), clivages (G. Haag, G. Bayle, A. Braconnier), esthétique de la cruauté S. de Mijolla-Mellor, R. Prat, N. Georgieff), narrativté et traumatisme ( M. R. Moro, D.N. Stern, P. Garel) en est le parcours. A propos d’esthétisme, Julia Kristeva, lauréate du prix Holberg [*] est ainsi une de celles qui donnent à la psychanalyse le statut d’une science humaine officiellement aussi reconnue que les sciences expérimentales. Ceci est important à souligner en ces périodes d’attaques virulentes contre cette discipline. Sa formation humaniste et ses liens avec différents pays (d’adoption et de cœur) lui permettent de penser les frontières. C’est ce que nous lui demanderons à propos de celles qui séparent les bébés des adolescents, frontières à traverser dans les deux sens. L’esthétique de sa pensée sur l’esthétique de la pensée nous retiendra certainement.

4Qu’il s’agisse du bébé, qu’il s’agisse de l’adolescent la question du corps est au premier plan. Mais nous ne pouvons nous réduire à une clinique qui ne ferait qu’observer ce corps. Nous en recherchons l’effet qu’il suscite en nous et le langage qui l’accompagne. En suivant Annie Anzieu qui nous montre que les bébés et les adolescents ont un corps qui n’a de sens qu’en relation avec le corps de l’autre d’où le “s” de corps même au singulier.

5Les orateurs de la dernière table ronde et en particulier R. Roussillon apporteront leurs riches réflexions sur l’éternelle question “corps et langage”. Entre la satisfaction et l’emprise, pour reprendre un des enjeux fondateurs de la psyché, mis en lumière par Paul Denis, le corps peut ainsi passer du cri au chuchotement et inversement. Sinon détruit par le silence, il se clive, se dénie ou se morcelle. Grâce aux travaux et aux expériences de ces trente dernières années, on se doit de tenter de mieux comprendre les enjeux critiques de certaines grossesses, de certaines naissances et de certains premiers développements qui nous font penser que ce qui n’a pu être dit, n’a été qu’imparfaitement chuchoté pour ne pas réveiller les passions parfois meurtrières qui en ont été la source. Mais on doit aussi savoir remonter le temps pour mieux comprendre certains adolescents en crise grave, reconstruisant ainsi les secrets chuchotés qui ont entouré leurs berceaux pour les délier de ce qui a pu être fixé à l’insu de chacun. Bébé puis adolescent, le sujet humain n’a-t-il pas régulièrement besoin de s’entendre chuchoté ou crié par l’être qui l’aime : “tu es là, tu existes, tu es important”.

Notes

  • [*]
    Le Prix Holberg récompense des travaux scientifiques exceptionnels en sciences humaines, sociales, droit ou théologie et a été décerné pour la première fois en 2004.
Alain Braconnier
Bernard Golse
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/lcp.106.0030
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