CAIRN.INFO : Matières à réflexion
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La formation

1Alain Braconnier : Vous êtes psychiatre, psychanalyste, vous occupant plus particulièrement d’enfants et d’adolescents et plus spécifiquement de la question de l’identité sexuée. Quelle a été votre trajectoire ?

2Colette Chiland : J’ai commencé par faire des études de philosophie, et cette formation première a marqué ma manière de travailler : j’attache une grande importance à la rigueur conceptuelle, à la précision dans l’utilisation et la définition des mots, et aussi à une vision chronologique de l’œuvre d’un auteur. L’histoire de la philosophie m’a appris que ce qui apparaît comme une contradiction peut être une évolution de la pensée de l’auteur, si on tient compte de la date à laquelle le texte a été écrit, et cela m’a été très utile pour l’œuvre de Freud par exemple, mais aussi pour l’œuvre de Stoller ou d’autres. Je ne peux pas non plus étudier une question clinique sans lui donner un sens humain, la replacer dans un contexte culturel.

3J’avais voulu faire des études de médecine en sortant du lycée, et mes parents s’y étaient opposés. Je les ai faites plus tard, un peu clandestinement. J’avais toujours voulu faire de la médecine pour faire de la psychiatrie. Étudiante en philosophie et en psychologie, j’ai fait un stage à Sainte-Anne dans un service de femmes. C’était en 1945-46, j’ai vu des femmes hurlantes, agitées, avec des assiettes de métal, habillées dans une sorte d’uniforme. Je n’aurais pas pu aborder la psychiatrie sans la psychanalyse, l’intérêt porté au sujet, à son histoire, aux relations. C’était la seule voie d’abord possible de la psychiatrie pour moi. Si je n’avais pas été d’abord psychanalyste, je n’aurais pas pu devenir psychiatre parce que j’avais gardé un véritable traumatisme des hôpitaux psychiatriques tels que je les avais vus au cours de mes premiers stages. J’étais déjà en analyse quand j’ai commencé la formation psychiatrique. J’ai eu la chance de rencontrer Serge Lebovici et René Diatkine, et ma formation en psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent s’est faite avec eux

La rencontre S. Lebovici, R. Diatkine

4Alain Braconnier : Votre rencontre avec Lebovici et Diatkine vous a permis de vous lancer dans la pratique. Vous formiez un trio tout à fait stimulant où vous étiez la seule femme psychanalyste avec ces deux grands leaders de la psychanalyse de l’enfant et de l’adolescent. Ils avaient des personnalités et des manières différentes de réfléchir. Et qu’est-ce que vous avez apporté à l’un et à l’autre par rapport à leur différence ?

5Colette Chiland : Leur ai-je apporté quelque chose ? Eux m’ont tout apporté. Tout d’abord, vous faites allusion au fait que j’étais une femme et eux des hommes. Beaucoup d’hommes sont passés au Centre Alfred-Binet et peu sont restés. Car, à l’ombre de ces deux grands chênes, il était difficile de pousser. Je crois que ma chance n’était pas tellement d’être une femme ; c’était d’avoir ailleurs, puisque j’étais enseignante à l’université, un lieu où j’exerçais des responsabilités ; ainsi je n’étais en conflit de pouvoir ni avec l’un ni avec l’autre. Dans mes débuts, quand j’étais embarrassée avec un cas, et que je me demandais : “Puis-je proposer une psychothérapie pour cet enfant ou non ?”, je le montrais à l’un des deux. Je me suis aperçue que, lorsque je montrais un enfant à Serge Lebovici, c’était toujours une indication de psychothérapie et que, lorsque je le montrais à René Diatkine, ce n’était pas une indication de psychothérapie. Alors par la suite, je me calais dans mon fauteuil et je me disais : “À qui ai-je envie de le montrer ?”, et j’avais la réponse à la question de l’indication de la psychothérapie.

L’enfant de six ans et son avenir

6Avec René Diatkine, nous avons mené ensemble la recherche sur l’enfant de six ans et son avenir. Cette recherche n’aurait jamais eu lieu ni sans lui bien évidemment, ni sans moi, ni sans tous les autres qui ont travaillé dans l’équipe, en particulier Marceline Gabel qui a suivi les parents et a su nouer avec eux une relation qui a permis la poursuite du travail longitudinal. J’ai passé pendant des mois trois après-midi par semaine à l’école où je voyais les enfants, j’ai beaucoup travaillé pour élaborer les résultats, et j’ai publié les sept premières années de la recherche dans L’enfant de six ans et son avenir. C’était ma thèse de doctorat en lettres et sciences humaines et elle a été un des livres (il y en a eu plusieurs à la même époque) qui a eu un impact pour envisager l’échec scolaire d’une nouvelle manière. Nous étions partis avec l’idée de regarder comment se faisait l’apprentissage de la lecture. En effet nous trouvions qu’il y avait trop d’enfants qui nous étaient envoyés de l’école pour un problème qui avait l’air d’être un problème pédagogique, que l’école aurait dû régler, et non pas tellement un problème psychiatrique. Nous nous sommes aperçus, en travaillant sur un échantillon tout venant de 66 enfants, que ces enfants avaient un background compliqué, et avaient des familles beaucoup plus perturbées que tout ce qu’on aurait pu imaginer, et que finalement le principal facteur de difficulté d’apprentissage de la lecture, c’était le niveau socio-culturel de la famille. C’est une conclusion qui évidemment a enthousiasmé certains sociologues.

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7Alain Braconnier : Nous sommes assez peu capables de déterminer le devenir d’un enfant, en dehors de troubles extrêmement sévères, et l’évolution de l’enfant a une part d’imprévisibilité qui a été montrée dans votre étude et dans d’autres études plus récentes. Que diriez-vous par rapport à cette recherche mais aussi par rapport à toute l’expérience clinique et psychanalytique que vous avez sur l’imprévisibilité dans le devenir de l’enfant ?

8Colette Chiland : Oui, c’est tout à fait fondamental. Nous n’avons pas fait de prédictions systématiques parce que ce n’était pas la manière de travailler de Diatkine. Il aurait été intéressant d’avoir des prédictions systématiques sur la scolarité d’une part, la personnalité d’autre part. Nous en avons fait des prédictions à l’occasion, et celles que nous avons faites se sont trouvées en porte-à-faux par rapport à l’évolution. Là où la prédiction joue bien, c’est quant à la réussite scolaire : un enfant qui n’apprend pas normalement à lire au CP est un enfant qui va avoir des difficultés dans sa scolarité. Dans notre cohorte, il n’y a eu aucun bachelier parmi les enfants qui n’avaient pas bien appris à lire au CP, à l’exception de deux enfants qui furent l’objet d’une attention particulière. Le QI, qui a une valeur toute relative, renseigne sur les performances d’un enfant à un moment donné, par rapport aux performances d’un échantillon d’enfants de son âge. Ce n’est rien d’autre, ce n’est pas une caractéristique (comme la couleur des cheveux ou la couleur de l’iris), mais c’est quand même un repère : en dessous d’un certain niveau intellectuel, aucun enfant n’arrive à faire des études secondaires satisfaisantes. Mais en ce qui concerne l’évolution de la personnalité, il y a tellement d’imprévus dans les circonstances de la vie, dans les interactions entre les parents et les enfants, dans les interactions entre les enseignants et toutes les personnes de l’environnement et l’enfant, et dans la réponse propre de l’enfant, que je ne crois pas la prévision possible de manière aussi forte.

L’identité sexuée

9Alain Braconnier : Vous avez aussi beaucoup étudié la question de l’identité, des identifications, et en particulier de l’identité sexuée. Qu’est-ce qui vous a amené à entreprendre une recherche sur cette question-là et quelle a été l’évolution de vos idées ?

10Colette Chiland : Je me suis d’abord intéressée à ce que Freud avait dit de la femme et j’ai fait pendant plusieurs années un séminaire sur “la femme, le monde moderne et la psychanalyse”, ce qui m’a permis d’établir ce avec quoi j’étais d’accord chez Freud, et ce avec quoi je ne serais jamais d’accord. Je n’ai pas lu Freud comme on lit l’évangile. Prenons la question de l’envie du pénis comme Freud la voit, avec son phallocentrisme ; il organise sa pensée autour d’une opposition phallique/castré où la femme n’a rien puisqu’elle n’a pas de phallus, il méconnaît que la femme a des organes autres qui lui font vivre une autre expérience du corps propre.

11Alain Braconnier : Votre critique de Freud sur sa vision de la féminité et de la femme venait-elle de votre propre expérience d’analyste, ou avez-vous été influencée par des psychanalystes féministes comme Karen Horney ou d’autres ?

12Colette Chiland : Les deux ont marché de pair, j’ai écouté mes patientes et j’ai lu. J’ai particulièrement apprécié la pertinence de Karen Horney : elle resitue l’envie du pénis à l’intérieur de l’Œdipe, elle voit le pénis comme ce qui permet d’être plus aimé du père et de la mère. Elle a osé s’opposer à Freud, ce qui supposait un courage certain.

13Par la suite, j’ai fait une étude avec Serge Lebovici sur ce que nous avons appelé “la psychopathologie différentielle des sexes”. J’ai pu étudier un ensemble de fiches “nosologiques” rassemblées au Centre Alfred-Binet pendant 16 ans. Il n’y avait hélas pas d’informatique à cette époque ; il s’agissait de “fiches à trous” ; une collaboratrice a compté les symptômes présents chez les filles et les symptômes présents chez les garçons. Nous avons écrit un article où nous avons montré, suivant la formule que j’ai utilisée à ce moment-là, que, du point de vue psycho-biologique, le sexe faible était le sexe masculin. Je me suis aperçue plus tard que Michel Rutter avait utilisé la même expression. J’avais lu Stoller, ses recherches sur l’identité sexuelle venaient d’être publiées en français, lorsque, un jour, un petit garçon de 4 ans est entré dans mon bureau. C’était un cas “à la Stoller”, conforme à la description de Stoller : une mère qui aurait voulu être un homme, qui avait beaucoup souffert dans son enfance et son adolescence, mais qui, à l’adolescence, s’était décidé pour un destin de femme, avait renoncé à l’identité de garçon, s’était mariée avec un homme qui ne lui en demandait pas trop sur le plan sexuel, avait eu des enfants, en particulier un fils, avec lequel elle avait une intimité extrême, et qu’elle imprégnait, comme dirait Stoller, de son identité féminine. C’était tout à fait l’histoire racontée par Stoller. J’ai donc, avec mon équipe au Centre Alfred-Binet, pris cet enfant en traitement.

14Un jour, dans une réunion scientifique, j’ai parlé de ce traitement. Dans l’auditoire, il y avait le professeur Jacques Breton, qui à la sortie vint me dire : “Puisque vous vous intéressez au transsexualisme, venez travailler chez moi”. En fait je ne m’étais pas intéressée au transsexualisme, je m’étais intéressée à ce petit garçon. J’ai accepté l’offre de Jacques Breton et j’ai organisé mon emploi du temps pour aller une fois par semaine à l’Hôpital Fernand-Widal. J’ai commencé à voir des transsexuels, et j’ai découvert une pathologie que je ne connaissais pas. Deux questions théoriques m’ont passionnée. L’une, qu’est-ce que c’est que cette pathologie et comment la comprendre ? Et la seconde, comment comprendre la construction de l’identité sexuée ? Je suis donc restée un certain nombre d’années chez Jacques Breton où j’ai vu beaucoup de patients. J’ai écrit quelques articles et on a commencé à m’envoyer directement des patients. Comme tous les psychanalystes qui commencent à voir des transsexuels, j’ai rêvé que, avec un traitement psychanalytique, on arriverait à les faire changer d’idée.

15Alain Braconnier : Votre thèse était que le transsexualisme avait beaucoup à voir avec la construction psychique de l’identité ?

16Colette Chiland : Oui et je continue de le penser. Seulement on considère que, si c’est une cause biologique, le patient est déculpabilisé de ne pas pouvoir pactiser avec son corps et de dire par exemple : “Je suis une femme dans un corps d’homme”. Et, si c’est une étiologie, je ne vais pas dire psychologique ou psychogénétique, mais interactionnelle, alors le patient se sent coupable. Mais on n’est pas plus coupable des conséquences des interactions précoces que de la biologie, et les conséquences des interactions précoces peuvent être aussi irréversibles que celles des données biologiques. J’ai parlé de “roc psychologique” à côté du “roc biologique”, en effet je pense qu’il s’est passé quelque chose dans les toutes premières années entre l’enfant et son environnement, donc généralement les parents. À noter qu’il y a un excédent d’enfants adoptés chez les transsexuels, ce qui montre que c’est compliqué. Les traitements d’enfants nous permettent de voir in vivo ces interactions et d’intervenir encore sur ces interactions, Dans les traitements d’enfants, on voit que des enfants qui refusaient leur sexe d’assignation réussissent à l’accepter. Chez l’adolescent, c’est beaucoup plus rare ; les cas où on voit des changements sont plutôt des adolescents qui ont des pulsions homosexuelles très fortes : s’ils parviennent à les accepter comme telles, ils renoncent au projet de transformation. Chez l’adulte, je ne dis pas qu’on ne fait rien en tant que psychanalyste avec un patient transsexuel ; il a une vie très difficile, on peut l’aider, mais on ne le fait pas changer d’idée quant à la transformation. Nos techniques psychothérapiques actuelles ne nous le permettent pas.

17Alain Braconnier :Votre position est-elle que dans l’interaction entre l’enfant et ses parents (en particulier la mère pour le petit garçon) la mère joue un rôle très important en raison de ses fantasmes autour de sa propre identité sexuée ?

18Colette Chiland : La mère et le père, non pas la mère seule. Nous avons eu des entretiens très approfondis avec les deux parents d’enfants ayant des troubles importants de l’identité sexuée. On voit chez eux des positions extrêmement compliquées par rapport à l’identité sexuée de l’enfant, par rapport à la masculinité, à la féminité, par rapport à leur propre identité sexuée et par rapport à leur sexualité. Quand on travaille avec les parents et que quelque chose change dans ce registre-là pour eux, l’enfant aussi change. On ne peut pas pratiquement travailler avec l’enfant seulement, sous peine de n’avoir pas de résultats durables. Certains collègues ne travaillent même qu’avec les parents.
Alain Braconnier: A ma connaissance, vous vous êtes énormément intéressée à l’enfant, à l’adolescent, et à l’adulte mais pas aux très jeunes enfants. Est-ce que, par rapport à ce que vous dites sur la question de l’identité sexuée de ces enfants, ceux qui s’intéressent aux bébés pourraient avoir là une source de réflexion ?
Colette Chiland : Je ne me suis jamais occupée de bébés. Les enfants les plus jeunes que j’ai vus avec des troubles de l’identité sexuée avaient 3 ans. Quand j’ai interrogé ceux qui s’occupent de bébés sur les différences qu’ils avaient observées dans la manière dont les pères et les mères traitaient les bébés en fonction de leur sexe, ils n’ont pu me fournir aucune information, ils ne s’étaient pas centrés sur cet aspect, Il y a là tout un champ de recherche. Toutefois il faut reconnaître que le nombre d’enfants qui refusent leur sexe d’assignation est extrêmement faible. On ne dispose pas de statistiques pour les enfants ; pour les adultes, on a chiffré la prévalence à 1/30 000 hommes ou 1/100 000 femmes (et peut-être maintenant y a-t-il autant de femmes que d’hommes). Tout à fait par hasard, Irène Lézine avait montré que, dans la manière dont elles donnaient le biberon, les mères ne traitaient pas les garçons comme les filles. Mon hypothèse est que le bébé de quelques jours ne sait pas qu’il est un garçon ou une fille, mais il a un vécu de son corps propre. Plus tard, quand il apprendra qu’il y a des garçons et des filles, il identifiera ce qu’il vit avec l’étiquette garçon ou l’étiquette fille. Ce vécu se fait spontanément dans son corps et peut être favorisé ou contrarié par les parents. Je serais intéressée de savoir la manière dont les mères qui ont des petits garçons qui refusent d’avoir un pénis, ont traité le pénis de leur enfant lors de la toilette. Je ne sais pas s’il y a eu quelque chose de particulier ou non, mais je serais intéressée. En tout cas la manière dont elles ont investi ce pénis était certainement différent de la manière dont d’autres mères l’ont investi. Selon Stoller, dans les cas typiques de ce qu’il appelait le transsexualisme, la mère est très contente d’avoir un petit garçon et ne dit pas : “J’aurais voulu une petite fille”, mais elle fait de son garçon son phallus féminisé, elle est contente qu’il ait un pénis mais elle le féminise. Elle négative tout ce qui est l’expression de la virilité chez lui. On rencontre des cas qui correspondent à la description de Stoller, mais il y a d’autres cas de figure. Ce qui se passe dans les 2-3 premières années est tout à fait capital pour que l’enfant se sente à l’aise dans les réactions spontanées de son corps en liaison avec son étiquette de garçon ou de fille.

La psychanalyse

19Alain Braconnier: Vous êtes psychanalyste, et vous avez écrit Homo psychanalyticus. Comment voyez-vous l’évolution de la psychanalyse ? Est-ce que vous auriez des repères sur des changements, sur des apports qui n’étaient pas là avant ou sur des questions plus institutionnelles ?

20Colette Chiland : Je ne sais pas ce que deviendra la psychanalyse, je ne sais pas si la cure type continuera d’exister, mais, si on se privait de ce que la psychanalyse a apporté de fondamental dans la compréhension de l’histoire de l’individu et de ses relations réelles et imaginaires avec les personnages clés de son environnement, on se priverait de quelque chose de tout à fait capital. L’apport de la psychanalyse ne peut pas être remis en question et a contribué à transformer la psychiatrie. J’évoquais ce que j’ai vu à Sainte-Anne en 1945-46. Je suis retournée 16 ans plus tard exactement dans le même service pour y travailler comme psychothérapeute. C’étaient les mêmes murs, mais ce qui s’y passait n’avait plus rien à voir avec le passé. Pour deux raisons majeures : les médicaments d’une part, la psychanalyse et la psychothérapie institutionnelle d’autre part. C’est-à-dire qu’on disposait de médicaments pour tranquilliser les gens et on s’intéressait à l’histoire des personnes et à leur famille, ce qui transformait complètement la situation. Si jamais on ne s’intéresse plus qu’aux médicaments et qu’on rejette l’individu, son histoire, la narration de son histoire qu’il est capable de faire, on se privera de quelque chose d’essentiel. Je reste donc à cet égard fondamentalement psychanalyste, même si je suis parfois déçue par le genre de discussions que l’on a dans le milieu psychanalytique de nos jours, que je trouve insuffisamment ouvert sur les apports des autres disciplines.

La carrière de professeur de psychologie

21Alain Braconnier: Nous allons aborder maintenant votre carrière de responsable de Professeur de psychologie. La place des psychologues dans les services de médecine a pris une ampleur beaucoup plus importante qu’il y a 30 ans, pensez-vous que les jeunes psychologues, tels qu’ils sont formés bénéficient d’une bonne formation ?

22Colette Chiland : Mon expérience de professeur de psychologie à l’Université Paris V a été une expérience difficile parce que je n’ai jamais réussi à instaurer ce qui me paraissait nécessaire. Je trouve que la formation des psychologues en France n’est pas satisfaisante. Je suis allée aux USA comme visiting professoral : les psychologues et les étudiants en psychologie avec lesquels j’ai eu l’occasion de travailler avaient une formation bien meilleure qu’en France. À mon époque (et je pense que c’est encore le cas aujourd’hui), l’université française accueillait une masse énorme d’étudiants en psychologie, sans faire une sélection, même une sélection quant à leur motivation. Premièrement, on n’avait pas les moyens réels de répondre à cette masse dont une grande partie disparaissait au moment des examens : 60% d’étudiants de 1ère année ne se présentaient pas aux examens et il avait fallu organiser des Travaux Dirigés pour ces étudiants fantômes. Deuxièmement, on n’avait pas une conception des études qui corresponde au métier de psychologue. La plupart de mes collègues pensaient que l’université devait former des savants et des chercheurs, et non des praticiens. Petit à petit, on a obtenu des modifications, qui sont restées très insuffisantes. Les stages étaient difficiles à organiser en raison du nombre d’étudiants. Le stage doit être la base du métier ; en particulier, il aurait fallu qu’il y ait, avant l’entrée dans la vie professionnelle, un stage actif, en responsabilité, comme une sorte d’internat en psychologie. Ce ne fut jamais organisé en raison du nombre des étudiants et du refus de former des “professionnels” à l’université.

23Alain Braconnier: Vous reprenez une idée qui est défendue par certains, l’idée d’un internat en psychologie.
Colette Chiland : Quand le psychologue formé à l’université, arrive dans un service, il n’est pas capable de faire grand chose à l’exception de quelques évaluations standardisées. Il ne va pas convaincre son patron qu’il est utile d’avoir un psychologue. S’il ne suit pas des formations complémentaires, et s’il n’a pas des années de travail derrière lui, il n’est pas valable. Nos collègues psychologues qui deviennent psychanalystes sont des psychanalystes comme les autres, mais ils ont fait toute leur formation de psychanalyste, ce n’est pas ce qu’ils ont appris à l’université qui a fait d’eux des psychanalystes. On a un peu triché en créant un “doctorat en psychanalyse”; c’est en fait un doctorat “en théorie psychanalytique”, qui pourrait faire croire que les docteurs en psychanalyse sont des psychanalystes, ce n’est pas sérieux.

La carrière internationale

24Alain Braconnier: Vous avez toujours été ouverte à d’autres courants que la seule approche française, et en particulier vous vous êtes toujours intéressée aux courants anglo-saxons tout en gardant un esprit critique. Vous avez été présidente de la IACAPAP (Association Internationale de Psychiatrie de l’Enfant et de l’Adolescent et des Professions Associées), vous avez participé à l’édition et à la traduction des actes des congrès de la IACAPAP. Aujourd’hui il y a un fossé important entre la psychiatrie anglo-saxonne (je dirais même la psychanalyse anglo-saxonne) et la psychiatrie française (même la psychanalyse française). Comment expliqueriez- vous ce fossé ?

25Colette Chiland : La IACAPAP, quand j’y suis entrée, était une association très marquée par la psychiatrie d’inspiration psychanalytique, le point de vue psychodynamique. Il y a eu ensuite des présidents qui n’étaient pas psychanalystes. Le point de vue américain a évolué. Il y a 20 ou 30 ans, on nous parlait de la causalité génétique comme d’une causalité linéaire. Aujourd’hui tout le monde parle en termes d’interactions au sein du génome et entre le génome et l’environnement. Sur cette question, les points de vue se sont rapprochés. Mais le discrédit de la perspective dynamique et la prépondérance de l’evidence based medicine conduisent trop souvent à considérer les symptômes isolément sans tenir compte de la personne et de son histoire.

26Alain Braconnier :L’évolution de l’environnement social et familial au cours des 20 dernières années est un fait culturel : comment verriez-vous le retentissement que cela peut avoir sur l’enfant ?

27Colette Chiland : Beaucoup de parents ne savent pas mettre de limites. L’enfant est alors à la fois plus anxieux et plus difficile parce qu’il n’a pas appris à gérer ses désirs. En outre il est compliqué pour l’enfant de vivre dans plusieurs familles (familles recomposées) dont les règles du jeu ne sont pas les mêmes, ou dans une famille monoparentale où toute la conflictualité vise le seul parent présent.

28Alain Braconnier : C’est compliqué en quoi ? Vous avez travaillé par exemple sur les identifications, est-ce que vous pensez que cela complique le processus identificatoire ?

29Colette Chiland : Je vais vous donner un exemple. Un patient vient me demander une analyse et m’explique que sa mère a eu plusieurs maris. Ce patient ne me donne pas le sentiment d’avoir une incertitude sur sa filiation biologique, mais simplement pour y voir clair, je lui demande : “Lequel des maris de votre mère a été votre père ?”. A mon grand étonnement, je vois mon patient entrer dans une grande réflexion, pas du tout parce qu’il y avait un doute quant à sa filiation biologique, mais parce qu’il a entendu ma question : “Quel est l’homme qui a vraiment joué un rôle pour vous, qui a été le père psychologique le plus important ?”. La multiparenté crée de considérables conflits d’allégeance parce qu’il peut arriver qu’on aime mieux son beau-père que son père… Là où il y avait un conflit avec le père et la mère, il y a maintenant le conflit avec deux femmes et deux hommes qui ont des rôles parentaux.

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30Alain Braconnier :Pour vous, cela complique la conflictualité psychique ? Pour vous, le problème se pose-t-il plus en termes de complication de la conflictualité psychique qu’en termes d’identification ?

31Colette Chiland : Dans cet exemple, mon patient s’était identifié à un mari de sa mère qui n’était pas son père biologique. Mais cela ne l’avait pas empêché de bien se construire, simplement cela lui créait un sacré conflit par rapport à son père.

32Alain Braconnier :Quelles seraient vos recommandations aujourd’hui sur les axes qu’il faudrait privilégier pour une prévention des troubles ? Faudrait-il porter plus son intérêt sur des aspects éducatifs, par exemple scolaires, ou plus sur les parents, sur une manière d’apprendre aux parents avec toutes les nuances nécessaires, comment s’occuper d’un enfant, plus sous la forme, telle que cela a été proposé dans certains endroits, de prise en charge de l’enfant sous un mode collectif. Est-ce que vous auriez à ce niveau-là, des recommandations pour ceux qui s’occupent des tout petits ?

33Colette Chiland : Je crois que ceux qui s’occupent de bébés et qui travaillent avec les femmes pendant leur grossesse ou autour de l’accouchement, font un travail considérable. Quand on réfléchit à l’extrême importance des toutes premières années de la vie, c’est certainement un travail irremplaçable. J’ai travaillé avec l’enfant de l’âge scolaire, je vois bien l’importance que tout ne soit pas renvoyé au psychiatre dans le travail de prévention. La qualité des relations des enseignants avec les enfants et avec leurs parents, c’est très important. La prévention de l’échec scolaire est une chose importante parce qu’un certain nombre d’enfants, des garçons surtout, deviennent délinquants en relation avec leur déception et la blessure extrême qui leur a été infligée par leur échec scolaire. D’un autre côté, il ne faut pas oublier que des enfants brillants à l’école peuvent devenir schizophrènes ; il ne suffit pas de bien travailler à l’école pour être assuré d’être en bonne santé mentale. Néanmoins la prévention de l’échec scolaire reste au premier plan des préoccupations.

34Alain Braconnier: Pensez-vous qu’il y a une spécificité du psychanalyste d’enfant ?

35Colette Chiland : Je pense, contrairement à Anna Freud, qu’il ne suffit d’être psychanalyste d’enfants pour être psychanalyste et que, pour être psychanalyste, il faut s’être occupé d’adultes. Mais inversement, si on s’est occupé d’adultes, on n’est pas pour autant capable de faire une psychanalyse d’enfants, il y faut une formation spécifique. Etre uniquement psychanalyste d’enfants n’a pas de sens, ne fût-ce que parce qu’un psychanalyste d’enfants a nécessairement affaire aux parents, il doit donc avoir des connaissances sur l’adulte aussi.

36Alain Braconnier: Quelle a été votre position sur le débat Anna Freud / Mélanie Klein qui a traversé beaucoup la psychanalyse d’enfants dans les années 60-90 ?

37Colette Chiland : J’ai eu la chance de connaître un peu Anna Freud. Mais je n’ai pas connu Mélanie Klein qui est morte en 1960. La lecture d’Anna Freud est assez rebutante ; elle n’a pas laissé passer dans ses livres ce qu’elle avait de pétillant. Elle avait une intelligence remarquable. Lors des meetings scientifiques auxquels j’allais une fois par an à la Hampstead Clinic, elle résumait une discussion ou un exposé avec un talent absolument extraordinaire et elle avait beaucoup d’humour. Je me souviens d’une histoire que je raconte de temps en temps ; elle avait en analyse une petite fille de 7-8 ans à qui elle analysait l’envie du pénis ; un matin, la petite fille arrive en disant : “Miss Freud, vous avez raison, ça n’a pas d’intérêt de vouloir être un garçon, mais alors ce qui serait merveilleux, vraiment merveilleux, ce serait d’être un éléphant !”. Elle faisait rire quand elle parlait, mais pas dans ses écrits. Melanie Klein, c’est autre chose. Elle a eu le génie de croire à l’analyse d’enfants tandis que, Anna Freud n’y a pas cru d’emblée ; elle a cru qu’il fallait toute une période préparatoire, éducative, avant que l’analyse soit possible, que les enfants ne pouvaient pas faire de transfert, parce qu’ils étaient encore élevés par leurs parents, etc. Melanie Klein a cru à l’analyse d’enfants, elle a su entendre ce que les enfants disaient, elle a construit des ponts théoriques intéressants entre infantile et psychotique. Mais elle ne se souciait pas de la compatibilité de ses théories avec la réalité : elle prête à un nourrisson de trois mois des fantasmes qu’il ne peut pas avoir. Par contre, quand elle cesse de parler de “stades” pour parler de “positions” schizoparanoïde ou dépressive centrale, elle est convaincante. Beaucoup d’analystes en France ne sont pas du tout fermés aux apports de Melanie Klein, même s’ils ne sont pas des kleiniens de stricte obédience. Elle pouvait être terrible avec les analystes en formation ou avec ses collègues. Elle était aussi terrible qu’Anna Freud dans la rivalité qui les opposait. C’étaient deux femmes géniales, chacune à sa manière.

Bibliographie

  • L’enfant de six ans et son avenir. Paris, PUF, 1971.
  • “L’enfant de six ans devenu adolescent”, Revue de Neuropsychiatrie Infantile, 1978, 26, 12, 697-707.
  • Mon enfant n’est pas fou. Paris, Centurion, 1989.
  • L’enfant, la famille, l’école. Paris, PUF, 1989.
  • Homo psychanalyticus. Paris, PUF, 1990.
  • Changer de sexe. Paris, Odile Jacob, 1997.
  • Le sexe mène le monde. Paris, Calmann-Lévy, 1999.
  • Le transsexualisme. Paris, PUF, 2003.
  • Robert Jesse Stoller. Paris, PUF, 2003.
  • P. G. Coslin, S. Lebovici, H. E. Stork, Garçons et filles, hommes et femmes. Aspects pluridisciplinaires de l’identité sexuée. Mélanges en l’honneur de Colette Chiland. Paris, PUF, 1997.
Alain Braconnier
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/lcp.097.0035
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