CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1. INTRODUCTION [1]

1Nous nous bornerons ici à une seule question que soulève la notion de présupposition, mais qui nous paraît centrale : elle concerne la distinction, passée quasiment inaperçue dans la littérature, entre la présupposition conçue comme élément de contenu et la présupposition conçue comme inférence. Une bonne partie des « malheurs » de la notion de présupposition semble provenir de ce que l’on n’a pas vu la nécessité de distinguer deux niveaux inter-reliés d’application : celui du sens de la phrase où la présupposition est saisie comme partie ou élément du contenu sémantique de cette phrase (ou proposition) et celui des relations interphrastiques ou interpropositionnelles où la présupposition apparaît comme phrase (ou proposition) que l’on peut inférer ou qui est la conséquence d’une autre phrase (ou proposition).

2On peut légitimement penser qu’une telle distinction n’a pas été opérée simplement parce qu’elle n’a pas lieu d’être. Soit que l’on voie la présupposition non comme un élément de contenu, mais uniquement comme une condition de vérité ou de « réussite », donc un élément externe au contenu de la phrase, position des « conditionnalistes », logiciens et pragmaticiens. Soit que l’on n’y voie qu’un élément de contenu, donc « interne » au sens de la phrase, ce qui conduit à ignorer l’aspect inférentiel, « externe », de relation interpropositionnelle.

3Nous montrerons que les deux versants sont nécessaires et qu’il convient de les distinguer pour surmonter les difficultés qu’entraîne toute conception mono-face de la présupposition. Notre démonstration se fera en deux parties. La première partira de la représentation de la présupposition par une phrase (ou proposition) et des différentes complications qu’elle entraîne. Elle tentera de prouver que seule l’hypothèse d’une dissociation entre les deux niveaux ‘élément de contenu’ et ‘inférentiel’ permet de maîtriser de manière satisfaisante les difficultés rencontrées. Nous verrons notamment que la classique distinction posé vs. présupposé n’en sort pas indemne. La seconde partie présentera deux types d’arguments en faveur de notre hypothèse des deux niveaux, qui feront apparaître au passage le bénéfice pour le phénomène présuppositionnel d’une telle dissociation. Nous conclurons en rappelant les principaux résultats à l’actif de notre approche dissociative et en y ajoutant quelques jalons définitoires à l’appui de la pertinence sémantique d’une notion dont la sémantique ne saurait, selon nous, se dispenser.

2. PRÉSUPPOSITION ET PHRASE

4Nous montrerons tout d’abord que la représentation de la présupposition par une proposition conduit à une impasse logique et linguistique dont on ne peut sortir qu’au prix de la distinction entre présupposition-élément de contenu et présupposition-inférence. On partira du constat que la représentation habituelle d’une présupposition consiste en une proposition. Que ce soit au niveau inférentiel ou au niveau élément de contenu, la plupart des analyses représentent en effet la présupposition de cette façon. Cette représentation commune contribue d’ailleurs fortement à l’idée qu’il n’y a aucune raison de distinguer les deux niveaux, qu’il s’agit d’un seul et même phénomène. Pour l’exemple :

5

(1)
Pierre a cessé de fumer

6on recourt généralement à une proposition aussi bien pour représenter la présupposition-élément de contenu :

7

« L’énoncé a comme contenu présupposé : pp (= présupposé) Pierre fumait auparavant »

8que la présupposition-inférence (p?q) :

9

Pierre a cessé de fumer présuppose Pierre fumait auparavant

10Une telle représentation, dont le statut propositionnel la rend susceptible d’être vraie ou fausse, prouve que la présupposition a partie liée avec la notion de vérité. Mais cela a surtout pour effet de conduire à des difficultés insurmontables si l’on entend maintenir une analyse non dissociative de la présupposition.

2.1. L’impasse logico-linguistique

11Représenter la présupposition comme une proposition nous replonge, en effet, directement dans l’impasse du débat logico-sémantique fregéo-russellien (Kleiber 1981) :

12

  • ou on maintient la présupposition comme élément du contenu de la proposition, et d’un point de vue logique, c’est alors la position russellienne qui prévaut, la phrase L’actuel roi de France est chauve s’analysant en deux propositions de même niveau (‘il existe actuellement un et un seul roi de France et cet homme est chauve’), ce qui fait perdre toute spécificité au contenu présupposé. Il y a certes un avantage logique : on reste dans la bivalence. Mais d’un point de vue linguistique, la formulation donnée ne semble plus répondre à la structure sémantique de la phrase et n’explique plus le comportement particulier de la phrase sous la négation, à savoir qu’il n’y a qu’une interprétation pour la phrase négative correspondante Le roi de France actuel n’est pas chauve, celle qui dénie la calvitie au roi de France. Même si l’on assigne à Pierre a cessé de fumer comme contenu présupposé Pierre fumait autrefois, cette proposition n’est manifestement pas présente comme telle dans l’énoncé, et G. Frege a tout à fait raison d’insister sur ce point. Si elle l’était, elle serait assertée et aurait en tant que telle une valeur de vérité, et, partant, un comportement vis-à-vis de la négation semblable à celui prévu par l’analyse logique russellienne. Si l’on entend maintenir que la phrase est bien présente dans le contenu sémantique, une échappatoire reste possible, mais qui oblige à délaisser le terrain de la logique stricte et à postuler qu’une telle phrase a un statut spécial dans le contenu sémantique d’un énoncé, qui est précisément celui d’être... présupposé ou non asserté – ce que prouve sa subsistance sous la négation – et qui l’oppose à une information posée ou assertée, susceptible d’être niée. Nous touchons là à l’analyse classique depuis O. Ducrot dans les travaux sur la présupposition du contenu de la phrase comme résultant de l’addition d’une phrase présupposée et d’une phrase posée ou assertée. Nous examinerons infra la validité de cette équation sens de l’énoncé = présupposé + posé.
  • ou on expulse la présupposition de la proposition, comme le font G. Frege et, à sa suite, tous les « conditionnalistes », mais, ce faisant, on revient à la première position, i.e. à celle qui considère la présupposition comme un phénomène « externe » à la phrase : ce n’est plus un « morceau » du contenu sémantique même de la phrase, ce qui, d’un point de vue linguistique, est difficilement défendable. La question de savoir si la présupposition est un élément de contenu ou seulement une condition d’emploi est un débat qui a déjà fait couler beaucoup d’encre (Ducrot 1972), mais qui nous semble « clos » au moins à propos du traitement d’énoncés comme :

13

(2)
Pierre a ôté son manteau

14Il est en effet difficile, face à un tel énoncé, de maintenir que la présupposition ‘Pierre portait une manteau’ n’est pas une affaire de sens, puisqu’elle est indiscutablement liée au verbe ôter. Cela n’exclut évidemment pas qu’elle soit en même temps une condition d’emploi (Kerbrat-Orecchioni, 1986 : 36), point que nous n’aborderons pas ici.

15D’un point de vue logique, une telle expulsion conduit à différentes complications, plus ou moins connues. La plus connue touche aux conséquences logiques qu’entraîne la fausseté de la présupposition : si la présupposition est extérieure à la proposition, alors sa fausseté ne peut plus conduire à la fausseté de la proposition qui la présuppose, d’où une « sortie » de la logique bivalente, et amène à postuler l’inévaluabilité ou le « ni vrai ni faux » pour la proposition ou phrase de départ (Strawson 1950, 1968-1969 ; van Fraassen 1968 ; Keenan 1971, 1972). Plus : il reste à expliquer comment une proposition « extérieure » arrive à influer sur la vérité d’une proposition à laquelle elle n’appartient pas : si la présupposition ne fait pas partie de la proposition présupposante, si elle lui est extérieure, qu’est-ce qui explique l’origine de son pouvoir logique, i.e. vériconditionnel, sur la proposition ? Beaucoup moins connu est le risque de disparition que fait courir à la proposition l’extériorisation de la présupposition. Cela n’arrive pas dans les exemples canoniques de G. Frege (1892) :

16

(3)
a. Celui qui a découvert que l’orbite des planètes est elliptique est mort dans la misère
b. Kepler est mort dans la misère

17puisque l’externalisation des présuppositions ‘quelqu’un a découvert que l’orbite des planètes est elliptique’ et ‘le nom « Kepler » dénote quelque chose’ ne met pas en péril pour autant la proposition elle-même, puisque dans les deux cas, comme le souligne G. Frege, on dispose, à la place de la présupposition, du référent dénoté par le SN Celui qui a découvert... et par le nom propre Kepler, à savoir Kepler. Mais si l’on passe à des énoncés attributifs du type de :

18

(4)
Kepler est celui qui a découvert que l’orbite des planètes est elliptique

19le danger est bien réel, puisque, si l’on peut maintenir pour le sujet comme référent un être, à savoir Kepler, il n’en va plus de même pour le SN attribut. Si on admet qu’il fonctionne comme nom et a donc comme objet Kepler, on tombe dans un autre puzzle « logique » classique, celui des énoncés d’identité a est b, résolu, comme on sait, par G. Frege (1892 : 103), pour des énoncés comme Vénus est l’étoile du matin, au moyen de la distinction entre sens et référence. Si le SN attribut renvoie à Kepler, l’énoncé obtenu est, en effet, tautologique :

20

(5)
Kepler est Kepler

21et ne répond plus à l’interprétation de l’énoncé de départ. Il faut donc accepter que le SN Celui qui a découvert... est employé de manière « attributive », i.e. non référentielle, mais alors il n’existe plus d’objet pour pouvoir maintenir la proposition. L’expulsion de la présupposition entraîne, en effet, la disparition du prédicat et, partant, celle de la proposition tout entière, puisqu’il n’y a plus de prédicat disponible.

2.2. L’impasse sémantique du présupposé et du posé

22Nous avons vu que, pour éviter les difficultés de la position russellienne tout en maintenant à la présupposition un statut de proposition contenue dans le sens de l’énoncé, une solution restait possible, qui consiste à diviser le sens de cet énoncé en deux parties de statut différent [2], le présupposé et le posé, correspondant chacun à un contenu phrastique ou propositionnel : le contenu présupposé étant non asserté et le contenu posé asserté [3]. L’analyse classique de :

23

(6)
Pierre a cessé de fumer

24revient ainsi à diviser son contenu sémantique en :

25

  • posé : Pierre ne fume pas actuellement
  • présupposé : Pierre fumait auparavant (voir Moeschler & Reboul, 1994 : 241)

26Cette analyse bipartite du contenu sémantique d’une phrase en présupposé + posé, que l’on peut considérer comme l’analyse « sémantique » standard, parce qu’elle sert généralement de point de départ aux présentations de la présupposition, souffre toutefois d’un défaut capital, passé jusqu’ici inaperçu : si l’on extrait le présupposé d’un énoncé, il ne subsiste plus de posé. Autrement dit, l’extraction du présupposé ne laisse pas intact un contenu propositionnel asserté. C’est dire que le sens d’un énoncé n’est pas formé d’une phrase non assertée qui serait le présupposé et d’une phrase assertée qui serait le posé. Si on peut fort bien mettre en relief une information propositionnelle ou phrase présupposée, on ne peut pas, par contre, mettre en avant une information propositionnelle ou phrase qui correspondrait au restant du sens de l’énoncé, une fois que l’on a retranché le présupposé. Est-ce à dire qu’il n’y aurait ainsi pas de posé ou de contenu asserté ? Si, mais seulement le posé ou l’asserté, contrairement à ce que donne à penser l’équation sémantique sens d’un énoncé = posé + présupposé, contient toujours... le ou du présupposé. Si l’on enlève le présupposé, on fait disparaître en même temps le posé ou l’asserté. Cela signifie que les exemples de décomposition posé + présupposé proposés présentent soit un « posé » adéquat, mais qui continue de comporter le présupposé, soit un « posé » qui ne contient plus le présupposé, mais ne correspond plus alors à ce qui est réellement asserté.

27L’examen des exemples de décomposition posé + présupposé que l’on trouve dans la littérature confirme notre analyse. Ils sont en effet de deux sortes. Ou bien ils postulent un posé « correct », mais réintroduisent subrepticement dans ce posé le présupposé. Ou bien le posé qu’ils avancent ne comporte plus de présupposé, mais il n’est alors pas totalement adéquat : on constate, en effet, que si on lui ajoute le présupposé le tout obtenu ne correspond pas pleinement au sens exprimé par l’énoncé.

28On se contentera ici d’illustrer chaque cas par un exemple. Pour le premier cas, nous reprendrons l’exemple de la sagesse du roi de France :

29

(7)
Le roi de France est sage

30On constate qu’il n’est guère possible de le décomposer linguistiquement [4] en présupposé + posé sans que l’on retrouve le présupposé dans le posé, par l’intermédiaire d’une expression anaphorique (cf. ce roi de France / il, etc.) :

31

  • présupposé : Il existe un (et un seul) roi de France
  • posé : Ce roi (de France) / il est sage

32Pour le second cas, nous reprendrons l’analyse de (6) présentée supra :

33

  • posé : Pierre ne fume pas actuellement
  • présupposé : Pierre fumait auparavant

34On remarque cette fois-ci que le posé ne correspond pas à ce qui est réellement asserté : ce qui se trouve dit, c’est que Pierre a cessé de fumer et nullement qu’il ne fume pas actuellement. Pour comprendre que Pierre a cessé de fumer à partir de l’addition du posé et du présupposé, il faut opérer une inférence : si Pierre a fumé auparavant et s’il ne fume pas actuellement, c’est qu’il a cessé de fumer. Ce qui se trouve réellement asserté par l’énoncé de départ devient donc dans une telle analyse une simple inférence. Ce qui, pour le moins, est un comble !

35Nous n’irons pas plus loin [5]. L’important pour nous est d’avoir montré que l’échappatoire que constitue une analyse du contenu sémantique en deux propositions ou phrases de statut différent (posé + présupposé) ne permet pas de surmonter la difficulté liée à la formulation de la présupposition comme une phrase ou proposition contenue dans le sens de l’énoncé.

2.3. Une porte de sortie

36Représenter la présupposition par une phrase ou proposition et la considérer en même temps comme un élément du sens de l’énoncé conduit donc aussi bien à une impasse sémantique qu’à une impasse logico-linguistique. On pourrait, certes, s’en sortir en adoptant l’attitude des « conditionnalistes » et abandonner le versant « élément de contenu », mais nous avons vu qu’une telle position, défendable peut-être pour certaines conditions de « félicité » pragmatiques (Fillmore 1971 ; Stalnaker 1973, 1974), ne l’était plus pour des présuppositions manifestement liées à l’emploi de certains lexèmes ou de certaines constructions. On pourrait aussi envisager de renoncer au côté « phrase » ou proposition de la présupposition, mais une telle proposition n’a jamais été faite car elle conduirait à renoncer à tous les avantages que l’on retire du côté inférentiel : son statut de proposition « implicite », sa différenciation avec la relation d’implication, les conséquences de sa fausseté, etc. Se priver de telles caractérisations, même si tous ne la considèrent pas, comme définitoires, reviendrait en effet à priver la présupposition de ce qui a grandement contribué à sa reconnaissance et à la vider presque totalement de ce qui fait encore sa « substance ».

37Une porte de sortie est néanmoins encore possible, celle que nous avons entr’ouverte supra. Elle consiste à dissocier le phénomène présuppositionnel en séparant le côté sémantique du côté inférentiel : on distinguerait ainsi entre l’élément de sens contenu dans la phrase et la relation sémantico-logique qu’il permet d’inférer. Il n’y a alors plus d’impasse logique ni linguistique : la phrase ou proposition présupposée ne fait plus partie du sens de l’énoncé – elle en est seulement inférée ou tirée comme conséquence – mais on conserve un élément « sémantique » non propositionnel interne au sens de la phrase, à l’origine du déclenchement de l’inférence de type propositionnel et surtout, on n’a plus à faire correspondre un introuvable « posé » propositionnel ou phrastique.

3. PRÉSUPPOSITION-ÉLÉMENT DE CONTENU ET PRÉSUPPOSITION-INFÉRENCE

3.1. Illustration

38Il reste que la distinction établie est de prime abord difficile à percevoir, dans la mesure où, lorsque l’on essaie d’exprimer l’élément de contenu, c’est, comme déjà signalé supra, la représentation par une phrase et par la phrase inférée qui vient naturellement à l’esprit, ce qui, du coup, donne à croire que la distinction est inutile. Essayons donc de voir quelle est la présupposition-inférence et quelle est la présupposition-élément de contenu de :

39

(8)
Pierre a ôté son manteau

40Pour la première, il n’y a pas de difficulté. De (8), on peut inférer la proposition ou phrase :

41

(9)
Pierre portait un manteau

42en relation de présupposition [6] avec la phrase de départ. Pour mettre en relief la seconde, sans tomber à nouveau dans le piège de son expression par une phrase, il faut se demander quels sont les éléments du sens de la phrase de départ qui permettent d’inférer que Pierre portait un manteau. C’est le verbe ôter, dans son emploi d’enlever un vêtement [7], qui, comme l’ont souligné la plupart des commentateurs en parlant de présupposition lexicale (cf. Martin 1976 ; Kiefer 1974, 1977 ; Kerbrat-Orecchioni 1986 ; Mel’Cuk & Polguère 1995 ; Polguère 2008), est le principal responsable. Mais cela ne nous dit pas comment l’inférence est construite à partir d’ôter, et donc ne nous livre pas vraiment l’élément de contenu qui en est directement responsable. En fait, ôter, dans le sens retenu, impose à son deuxième argument (un vêtement, donc ici un manteau) une condition ou restriction sélectionnelle : le vêtement doit être « sur » (i.e. porté par) celui qui l’ôte, la règle sémantique liée à ôter (et enlever dans le même sens) étant que l’on ne peut faire les gestes d’ôter ou d’enlever X (vêtement) que si on a X sur soi [8]. Ainsi, l’élément de contenu de la phrase Pierre a ôté son manteau qui conduit à l’inférence Pierre portait un manteau est niché dans l’argument son manteau et est constitué par la restriction imposée à l’argument par le verbe ôter. Il constitue en somme une « partie » – non propositionnelle donc, puisqu’il ne s’agit que d’un élément construisant l’argument – mais dont la caractéristique est de se laisser déployer propositionnellement, i.e. il peut donner lieu inférentiellement, à partir de la phrase énoncée Pierre a ôté son manteau, à la vérité de la proposition ou phrase Pierre portait un manteau.

43On prolongera cette analyse en mentionnant celle que C. Kerbrat-Orecchioni (1986) a consacrée à :

44

(10)
Pierre a cessé de fumer

45Elle nous semble fort instructive, car, même si par la suite C. Kerbrat-Orecchioni n’exploite plus du tout la distinction qu’elle y opère et même si l’on peut critiquer certains éléments de l’analyse [9], notamment la distinction posé-présupposé, son analyse a le mérite de dissocier explicitement le plan sémantique du plan inférentiel en assignant d’abord à l’item lexical cesser le présupposé ‘il en était autrement avant’ et en le faisant entrer ensuite « en combinaison avec le contenu propositionnel » posé (Pierre, actuellement, ne fume plus) pour « engendrer » l’inférence Pierre, auparavant, fumait, dont le statut est donc celui d’une « inférence présupposée » (Kerbrat-Orecchioni, 1986 : 7).

3.2. L’exemple de la relation d’implication

46La relation d’implication à laquelle donne lieu :

47

(11)
J’ai acheté des tulipes

48nous permettra de conforter notre approche dissociative. Bien que de (11) on puisse tirer la vérité de :

49

(12)
J’ai acheté des fleurs

50on ne confond pas pour autant l’élément de contenu qui autorise une telle inférence et l’inférence elle-même. La relation sémantique d’hypo/hyperonymie qui prévaut entre tulipe et fleur est une relation sémantique d’inclusion catégorielle (Les tulipes sont des fleurs / une tulipe est une fleur) (Kleiber & Tamba 1990) qui permet des relations d’implication entre propositions ou phrases comme celle illustrée par (11) et (12). La proposition impliquée (12) n’est pas contenue, même implicitement, dans le sens de (11), et n’en est qu’inférée à partir de la condition sémantique liée à tulipe (‘une tulipe est une fleur’) et de la proposition dans laquelle se trouve employé tulipe. On notera que, tout comme la fausseté d’une proposition présupposée, cette proposition impliquée a une conséquence sur la vérité de la proposition qui l’implique : par « contraposition », si je n’ai pas acheté de fleurs, je n’ai pas acheté non plus de tulipes. On retiendra surtout que l’implication ne peut servir de définition à l’élément sémantique qui en est pourtant à l’origine. On peut le montrer de deux façons. D’une part, en rappelant que tous les énoncés comportant un hyponyme ne donnent pas lieu à une implication avec l’énoncé hyperonyme correspondant. Comme on sait, l’implication ne tient plus avec la négation de la phrase impliquant une phrase avec hyperonyme. (13) n’implique pas (14) :

51

(13)
Je n’ai pas acheté de tulipes

52

(14)
Je n’ai pas acheté de fleurs

53Il en va de même dans toute une autre série de cas comme :

54

(15)
J’ai choisi la première tulipe de la liste

55

(16)
Marie a été déçue de recevoir une tulipe

56qui n’impliquent pas la phrase correspondante avec hyperonyme :

57

(17)
J’ai choisi la première fleur de la liste

58

(18)
Marie a été déçue de recevoir une fleur

59alors qu’il n’y a pas négation de l’inclusion sémantique, i.e. dans tous ces cas, une tulipe reste une fleur. D’autres phénomènes sémantiques que l’hyper/hyponymie peuvent être à l’origine d’une relation d’implication semblable à celle qui unit (11) à (12). La relation sémantique partie-tout est ainsi à même de déclencher une inférence unilatérale de la partie vers le tout, lorsque le prédicat est un prédicat de localisation spatiale ou temporelle (Kleiber & Tamba 1990). C’est ainsi que (19) implique (20) :

60

(19)
Le furoncle est sur le coude de John

61

(20)
Le furoncle est sur le bras de John (Cruse, 1986 : 91)

62Nous reconnaissons volontiers que cette évocation de la situation de la relation d’implication est surtout destinée à fournir un exemple d’un autre type de relation inférentielle qu’il convient de distinguer de l’élément de contenu qui en est à l’origine. La comparaison est d’autant plus justifiée que, comme on sait, la présupposition est généralement différenciée, d’un point de vue inférentiel, de l’implication : la vérité de la phrase présupposée est conservée lorsque la phrase qui donne lieu à l’inférence se trouve niée. Le recours à cette relation n’est toutefois pas un argument décisif : on peut fort bien soutenir, que, contrairement au cas de la relation d’implication, l’élément de contenu entraîne toujours l’inférence présuppositionnelle et, qu’inversement, l’inférence présuppositionnelle n’a lieu que s’il y a l’élément de contenu. Une telle systématicité rend alors inutile la différenciation des deux niveaux et autorise à définir la présupposition unitairement, par un seul de ses versants.

63Contrairement à ce que l’on peut penser, la correspondance entre la présupposition-élément de contenu et la présupposition-relation d’inférence n’est pas régulière. Deux types de situations discordancielles sont possibles, légitimant la dissociation entre les deux niveaux :

64

  • la relation inférentielle peut exister sans avoir de correspondant présupposé sémantiquement, i.e. sans avoir un élément de contenu correspondant dans la phrase présupposante ;
  • inversement, l’élément de contenu ne trouve pas toujours chaussure à son pied au niveau inférentiel.

3.3. Relation inférentielle sans correspondant sémantique direct

3.3.1. Les tautologies

65Nous distinguerons deux sous-cas dans la première situation de non correspondance. Le premier, purement logique, a souvent été relevé dans la littérature (Rohrer 1973 ; Kiefer 1977 ; Martin 1983, 1987 ; Moeschler & Reboul 1994). La caractérisation des présuppositions par une « double implication » (Martin 1976), qui établit que si p est vrai, q est vrai, et si non p est vrai, q reste vrai, permet de saisir – pour les phrases assertives du moins – une des particularités les plus marquantes de la présupposition, de telle sorte qu’on la retrouve mentionnée, même si c’est pour y renoncer ensuite, dans la plupart des présentations et qu’elle a directement inspiré, sur le plan linguistique, la mise en avant du test de négation. C’est ainsi que l’on peut définir le rapport entre p Pierre a empêché Marie de partir et q Marie cherchait à partir par une implication de p à q et de non p à q : q sera une présupposition de p, si q est une conséquence logique à la fois de p et de non p. Or, si cette « double conséquence logique » a été abandonnée pour définir logiquement les présuppositions, c’est tout simplement parce qu’elle s’applique aussi aux tautologies. Si l’on établit la relation qui existe entre une proposition p telle que Annie aime les sucettes et une proposition q tautologique comme Deux et deux font quatre, on obtient précisément la relation de double conséquence logique qui prévaut avec les présuppositions. Étant toujours vraie, une tautologie q reste vraie dans la situation où p est vraie et dans celle où p est fausse : si Annie aime les sucettes est vrai, Deux et deux font quatre est aussi vrai, et si Annie aime les sucettes est faux, deux et deux font quatre reste vrai. Cet inconvénient de la définition de la présupposition par une « double implication » a conduit, via P. Strawson (1950), vers une caractérisation en termes de « ni vrai ni faux » ou encore d’inévaluable, qui déplace la définition du côté de la fausseté de q – ce qui exclut les tautologies – mais fait sortir la définition du cadre d’une logique bivalente, la fausseté de q entraînant le « ni vrai ni faux » ou « inévaluabilité » ou encore « indétermination » de p. Nous ne discuterons pas ici cette « sortie » de la logique standard, même si nous pensons que l’on a tout intérêt à ne pas la rejeter trop vite. On remarquera surtout que ce qui sépare les « tautologies » des présuppositions attachées à des énoncés comme Pierre a empêché Marie de partir, c’est que ces présuppositions le sont sur les deux plans, à la fois comme élément de contenu et comme présupposition- « inférence », alors que la tautologie ne peut y prétendre que sur le plan inférentiel. Ce qui nous amène à nous arrêter sur le sort de la « double implication ». Comme définition de la présupposition, elle est évidemment condamnée, mais, si l’on dissocie comme nous le proposons, le plan du contenu et le plan inférentiel, il est permis de la conserver comme caractérisation inférentielle – non spécifique bien entendu, puisqu’elle peut être la conséquence d’autres phénomènes – de la présupposition-élément de contenu. Autrement dit, en cas d’assertion, ce serait, au niveau inférentiel, une condition nécessaire, mais non suffisante de la relation entre la proposition p et la proposition q déclenchée par ou extraite de la présupposition-élément de contenu de p. L’avantage d’une telle position, c’est qu’elle n’oblige pas à renoncer à un élément de caractérisation dont une description de la présupposition, nous semble-t-il, ne saurait se passer.

3.3.2. Présuppositions « non désirées »

66Plus intéressant que le premier, car de nature plus linguistique, notre deuxième sous-cas met en avant des relations inférentielles du type présuppositionnel, où les phrases inférées q ne sont pas des tautologies, mais, manifestement, ne font pas partie du contenu de la phrase p, à partir de laquelle on les infère. Considérons :

67

(21)
Paul est en train de prier

68et admettons, à la suite de ceux qui traitent les restrictions sélectionnelles comme des présuppositions (Kiefer 1974 ; Zuber 1975), qu’elle présuppose :

69

(22)
Paul est un être humain

70Même si ce n’est pas un critère décisif, on peut invoquer la négation pour appuyer la reconnaissance du fait présuppositionnel, (23) laissant intacte la présupposition qu’il s’agit d’un être humain :

71

(23)
Paul n’est pas en train de prier

72On peut aussi recourir à la « double conséquence logique » : la vérité et la fausseté de Paul est en train de prier entraînent toutes deux la vérité de Paul est un être humain. On peut enfin faire valoir que la fausseté de la phrase présupposée rend l’énoncé inévaluable ou le prive de toute pertinence : si Paul n’est pas un être humain, il est absurde de dire qu’il prie ou ne prie pas.

73La proposition ainsi présupposée a un correspondant sémantique présupposé qui fait partie du contenu de la phrase de départ : le trait ‘être humain’ est un élément de contenu de l’argument Paul imposé par le verbe prier. Et il n’y a, dans ce cas, pas de raison majeure de dissociation, et on peut alors légitimement parler de la présupposition Paul est un être humain au niveau inférentiel et au niveau élément du sens de la phrase.

74Il n’en va plus de même si on met en relation notre énoncé de départ avec des phrases du type de :

75

(24)
Paul n’est pas un harmonica / une sangsue / un coffre à bois / une couleur / une odeur / une... présupposition, etc.

76Les différents tests font aussi de telles phrases des présuppositions-inférences tirables de (21), et donc semblables à la présupposition-inférence (22). Elles restent vraies, lorsque (21) est nié, sont des conséquences logiques aussi bien de la vérité que de la fausseté de la proposition ou phrase dont on les tire et leur fausseté rend inévaluable ou « absurde » cette phrase ou proposition. Mais on ne peut plus cette fois les considérer comme étant des éléments du sens de la phrase : dire que Paul n’est pas un harmonica / une sangsue / un coffre à bois / une couleur / une odeur / une... présupposition, etc., fait partie du sens de Paul est en train de prier est difficilement soutenable. Ou alors, il faudrait conclure que ce sens contient la négation de toutes les entités différentes des êtres humains, ce qui n’a pas ou plus de... sens !

77La dissociation des deux niveaux permet de surmonter un tel obstacle. Ces phrases ou propositions ne sont que des présuppositions au niveau inférentiel et non des présuppositions-éléments de contenu, puisqu’elles n’ont pas de correspondants directs au niveau du sens de l’énoncé. Reste à expliquer leur origine : elles proviennent de la proposition Paul est un être humain déclenchée par inférence présuppositionnelle directement de l’élément de contenu de la phrase de départ. Cette proposition est en relation d’incompatibilité avec toutes les propositions qui expriment que Paul est une entité différente d’un être humain (donc avec Paul est un harmonica / une sangsue / un coffre à bois / une couleur / une odeur / une... présupposition, etc.) et implique, par conséquent, la négation de toutes ces propositions. Du coup, ces propositions négatives sont vraies dans les situations où Paul est un être humain est vrai, i.e. aussi bien dans le cas où Paul est en train de prier est vrai que dans les cas où Paul est en train de prier est faux. Autrement dit, ce sont, au niveau inférentiel, des présuppositions de Paul est en train de prier, mais via la présupposition-inférence Paul est un être humain. On notera que l’on retrouve le même phénomène du côté de l’implication où une phrase telle que C’est une tulipe implique C’est une fleur, mais également toutes les propositions qui nient qu’il s’agisse d’autre chose qu’une tulipe ou une fleur : ce n’est pas un bégonia / un harmonica / un linguiste, etc., l’implication reposant dans ce cas sur une relation d’incompatibilité entre C’est une tulipe et C’est un bégonia / un harmonica / un linguiste, etc. On ne dira évidemment pas, comme on peut le faire pour C’est une fleur, que l’implication ce n’est pas un bégonia / un harmonica / un linguiste, etc., fait partie du sens de C’est une tulipe. Il ne s’agit que d’une conséquence, donc d’une inférence que l’on peut en tirer.

78On ajoutera une preuve supplémentaire en faveur du statut purement inférentiel des « présuppositions » Paul n’est pas un harmonica / une sangsue / un coffre à bois / une couleur / une odeur / une... présupposition, etc., que l’on peut tirer de Paul est en train de prier et qui les oppose à la présupposition Paul est un homme qui a sa contre-partie sémantique dans la phrase de départ. Alors qu’il est possible d’annuler ou de réfuter la présupposition Paul est un homme, quel que soit l’état ontologique incompatible avec homme qui se trouve être celui de Paul (ce peut être une voiture, un chien, un canapé, etc.) :

79

(25)
Mais Paul ne peut pas être en train de prier, puisque ce n’est pas un homme !

80une telle annulabilité ou réfutation pour l’inférence Paul n’est pas un harmonica, n’est pertinente que dans une et une seule situation, celle où Paul est effectivement un harmonica. On ne saurait en effet utiliser la réfutation :

81

(26)
Mais Paul ne peut pas être en train de prier, puisque c’est un harmonica

82dans la situation où Paul est un bégonia, une sangsue, une odeur, une voiture, un chien, un canapé ou encore une... présupposition.

83On voit ainsi, que, si l’on entend éliminer comme présuppositions de Paul est en train de prier les présuppositions-inférences du type de Paul n’est pas un harmonica, la seule solution possible consiste à postuler une contrainte définitoire plus forte ne faisant d’une présupposition-inférence une véritable présupposition que si et seulement si elle est la conséquence logique ou manifestation phrastique directe d’une présupposition-élément de contenu.

3.4. Où la présupposition-inférence n’est pas au rendez-vous

84Notre deuxième situation est celle où la présupposition-élément de contenu ne trouve pas le correspondant inférentiel attendu. Deux cas sont à distinguer. Le premier relève essentiellement de la difficulté à exprimer par une phrase (ou proposition) la présupposition-inférence, le second correspond aux situations qui bloquent son déclenchement.

3.4.1. De la difficulté à exprimer l’inférence

85Comme la présupposition-inférence est de statut propositionnel ou phrastique, elle exige pour son établissement que la présupposition-élément de contenu qui en est l’origine fournisse les éléments nécessaires à la bonne formation d’une phrase ou d’une proposition. Cela ne pose guère de difficultés avec les exemples canoniques de présupposition, parce que les expressions ou constructions auxquelles on rattache le phénomène présuppositionnel fournissent directement ou indirectement les éléments prédicatifs nécessaires à l’expression d’une proposition ou phrase. La description définie L’actuel roi de France qui est le syntagme auquel on assigne une présupposition-élément de contenu d’existence unique permet grâce à l’élément prédicatif nominal roi de France de déployer cet élément de contenu en une proposition existentielle d’unicité :

86

(27)
L’actuel roi de France est chauve ? Il existe actuellement un et un seul roi de France

87Mais il suffit de prendre l’autre exemple frégéen, celui qui comporte le nom propre Kepler pour voir que les choses vont nettement moins bien :

88

(28)
Kepler mourut dans la misère

89Si l’emploi du nom propre Kepler présuppose bien dans cet énoncé l’existence d’un référent, ainsi qu’en témoigne la batterie classique des tests de présupposition, il est plus difficile d’établir, dans ce cas, quelle est exactement la proposition ou phrase inférée. La preuve en est la gêne que l’on peut éprouver devant la solution de G. Frege, qui propose une proposition, à savoir le nom de « Kepler » dénote quelque chose, qui n’est pas du tout du même niveau que celle formulée pour le SN Celui qui a découvert que l’orbite des planètes est elliptique. La proposition Quelqu’un a découvert que l’orbite des planètes est elliptique est beaucoup plus naturelle, parce que formée sur le constituant prédicatif fourni par la relative restrictive. Certes, on peut penser que le choix de G. Frege n’est linguistiquement pas très heureux et qu’il existe une meilleure proposition ou phrase exprimant la présupposition liée au nom propre Kepler. Si l’on considère le nom propre comme une description définie « dénominative », on dispose en effet d’un prédicat dénominatif qui permet d’établir une présupposition-inférence du type de :

90

(29)
Il existe une (et une seule) personne appelée Kepler

91Quelles que soient ses vertus, une telle solution ne saurait être utilisée pour « prédicativiser » les pronoms personnels et les expressions indexicales, toute tentative pour représenter sous forme de phrase la présupposition existentielle attachée à il, je, tu, celui-ci :

92

(30)
Il mourut dans la misère / Il ne mourut pas dans la misère
Je / Tu pars / Je / Tu ne pars pas
Celui-ci mourut dans la misère / Celui-ci ne mourut pas dans la misère

93dans la mesure où le sens de ces expressions n’est pas totalement un sens descriptif, c’est à se laissant traduire prédicativement. On notera qu’une réfutation « existentielle » du type de celles qu’autorisent les expressions comportant un élément prédicatif n’est guère possible :

94

(31)
Mais il n’y a pas de roi de France !
? Mais il n’y a pas de « il » / « je » / « tu » / « celui-ci » !

95C’est plutôt l’insuccès identificatoire qui s’impose en cas d’échec référentiel :

96

(32)
C’est qui « il » / « celui-ci ?

3.4.2. Du blocage des présuppositions- « inférences »

97Le second cas concerne les situations où la présupposition inférentielle attendue ne se produit pas. C’est ainsi que l’énoncé :

98

(33)
Fred ne regrette pas que Doris parte, puisque Doris ne part pas

99ne donne plus lieu à la présupposition Doris va partir ou Doris part, contrairement à l’énoncé (34) :

100

(34)
Fred regrette que Doris parte

101Ce type de blocage, souvent mentionné dans la rubrique « annulabilité » des présuppositions, a donné lieu, comme on sait, à des discussions vives et embrouillées, encombrées de « trous », de « filtres » et de « bouchons ». Nous nous contenterons de signaler que, si l’on accepte la dissociation entre présupposition-élément de contenu et présupposition-inférence, alors on peut défendre l’idée que la présupposition-élément de contenu est maintenue, et que seule la présupposition-inférence se trouve bloquée. La présupposition-inférence découlant de la phrase dans laquelle se trouve regretter, si cette phrase comporte des éléments qui la nient explicitement, l’inférence ne peut évidemment s’établir. Mais ce n’est pas pour autant que la présupposition-élément de contenu assignée à regretter disparaît. Cela apparaît peut-être plus nettement avec un autre exemple classique tel que :

102

(35)
Si Paul se marie, il le regrettera / il ne le regrettera pas

103qui ne présuppose évidemment plus :

104

(36)
Paul va se marier

105On voit là clairement que, d’une part, la présupposition-inférence est bloquée parce qu’elle a lieu dans le monde réel, alors que l’énoncé de départ, par la conditionnelle, qui construit le monde dans lequel est envisagé un tel mariage, s’oppose à une telle conséquence, et que, d’autre part, la présupposition-élément de contenu assignée à regretter ne se trouve pas annulée pour autant, puisqu’elle continue d’imposer la vérité de son objet dans le monde ou cadre hypothétique établi par si.

4. CONCLUSION

106Nous avons montré qu’une grande partie des difficultés que soulève la notion se trouvent résolues à partir du moment où l’on distingue le côté élément de contenu du côté inférentiel. L’erreur de beaucoup d’analystes a été de mélanger les critères issus des deux niveaux avec, comme conséquence, celle de mener à des impasses logiques et linguistiques et à des distinctions telle que l’opposition apparemment solide entre présupposé et posé, qui, au final, s’avère erronée. D’un point de vue définitoire, la dissociation élément de contenu/inférence postulée nous a conduit à mettre en avant, la nécessité du versant élément de contenu pour éviter la prolifération de présuppositions-inférences indésirables et a permis surtout d’entrevoir la présupposition-élément de contenu comme étant l’élément de sens dont « l’enlèvement » a pour conséquence directe la « ruine » de l’assertion. Nous avons essayé d’expliquer, enfin, pourquoi le versant « élément du contenu », à l’origine du versant inférentiel, ne conduisait pas toujours à l’établissement sans problèmes d’une présupposition-inférence correspondante : deux situations sont possibles, soit qu’il ne dispose pas des ingrédients « prédicatifs » nécessaires à la formation d’une phrase ou proposition ou que, dans la proposition qui l’exprime, il continue de subsister, soit que la phrase qui l’héberge contienne des facteurs de blocage.

Notes

  • [1]
    Un grand merci à Marcel Vuillaume pour ses remarques précises et précieuses.
  • [2]
    Ducrot (1972) y voit une différence d’actes de langage : un acte de présupposition et un acte d’assertion.
  • [3]
    Qu’on assimile bien souvent aussi à l’opposition implicite / explicite.
  • [4]
    Cela est logiquement possible. Voir la solution de Russell exposée dans Kleiber (1981).
  • [5]
    Pour plus de détails, voir Kleiber (à par.).
  • [6]
    Acceptons-le sans démonstration.
  • [7]
    Dans le sens plus général d’ôter quelque chose, le phénomène présuppositionnel subsiste, même s’il est moins parlant : Pierre a ôté la brindille présuppose ‘la brindille se trouvait à un endroit’.
  • [8]
    Il faudrait encore tenir compte du possessif, essentiel pour le sens retenu (cf. la différence entre Pierre a ôté un manteau vs. Pierre a ôté son manteau).
  • [9]
    On retrouve ainsi dans la formulation du posé le défaut dénoncé supra, à savoir qu’il conserve le présupposé (cf. Pierre ne fume plus actuellement continue de présupposer Pierre fumait auparavant).
English

On Presupposition

This article is an attempt to show that the study of presupposition mist distinguish two levels of analysis. At the first level, the presupposition is an element of the semantic content of the sentence. At the second, the presupposition links sentences or propositions, and then appears as inferable from another sentence or proposition. A first part is devoted to the presupposition as a sentence or a proposition and to the problems this conception leads to. It is intended to prove that the claim of a full separation between both levels is the only way to face these problems adequately, to the prejudice of the classical separation between presupposed and asserted contents. The second part brings forward two arguments supporting the claim of two separate levels, and moreover, shows the benefit of such a separation for the notion itself of presupposition.

Keywords

  • presupposition
  • assertion
  • inference
  • implication
Français

Cet article se propose de distinguer deux niveaux dans la notion de présupposition : celui du sens de la phrase où la présupposition est un élément du contenu sémantique de cette phrase (ou proposition) et celui des relations interphrastiques ou interpropositionnelles où la présupposition est une phrase (ou proposition) inférable d’une autre phrase (ou proposition). Une première partie étudie la représentation de la présupposition par une phrase (ou proposition) et les complications qui en découlent. Elle a pour but de prouver que seule la thèse d’une dissociation entre le niveau élément de contenu et le niveau inférentiel permet de maîtriser les difficultés rencontrées, au détriment de la classique distinction posé vs présupposé. La seconde partie présente deux types d’arguments militant en faveur de la thèse des deux niveaux, et montrant l’avantage de ce clivage pour le phénomène présuppositionnel lui-même.

Mots-clés

  • présupposition
  • posé
  • présupposé
  • inférence
  • implication

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Georges Kleiber
Université de Strasbourg et LiLPa/Scolia (EA 1339)
Mis en ligne sur Cairn.info le 13/09/2012
https://doi.org/10.3917/lang.186.0021
Pour citer cet article
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