CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1 À la suite de la crise financière qui s’accélère en septembre 2008 [1], les gouvernements des principales économies mondiales ont mené des politiques de sauvetage des banques « systémiques », mis en place des « plans de relance » (notamment avec des baisses d’impôts) et parfois lancé de « grands emprunts » destinés à investir dans les infrastructures, comme ce fut le cas en France. Ces diverses mesures ont logiquement contribué à accroître fortement les déficits budgétaires et l’endettement public dans les différents pays en 2008 et en 2009.

2 Simultanément, les banques centrales ont fourni des liquidités aux banques, diminué leurs taux d’intérêt directeurs et, pour certaines d’entre elles, ont commencé peu de temps plus tard à prêter directement de l’argent aux États (faisant ainsi fonctionner ce que les économistes nomment la « planche à billets » et qui sera désignée dans le monde anglo-saxon sous le nom de « Quantitative Easing »).

3 Ces diverses mesures n’ont pas permis d’éviter ce que Paul Krugman (2013), parmi de nombreux autres auteurs dans le monde anglo-saxon, nomme, en référence à la « Grande Dépression » des années 1930, la « Grande Récession ». Celle-ci commence fin 2008 et s’intensifie courant 2009. La « parenthèse keynésienne » en matière budgétaire commence à se refermer fin 2009 alors que la soutenabilité de la dette souveraine grecque est remise en cause sur les marchés financiers : les gouvernements vont adopter dès 2010 des mesures de restrictions budgétaires – qualifiées également dans le débat public de politiques d’austérité.

4 Le tournant des politiques austéritaires, définies rapidement comme « la déplétion continue des ressources consacrées au bien-être de la majorité des citoyens dont la démocratie représentative reconnaît pourtant la souveraineté » (Feher 2017 : 87), n’est en fait complètement acté de façon officielle, comme nous le verrons, qu’au début de l’année 2010. Avec des modalités diverses, des rythmes et des logiques différentes selon les pays, les politiques austéritaires se généralisent alors à de nombreux pays et régions du monde (Europe, Amériques du Nord et du Sud, Turquie, Maghreb et Moyen-Orient). Les effets de ces politiques sur les populations, notamment les plus vulnérables, déclencheront de nombreux mouvements de protestations à travers le monde [2].

5 L’hypothèse que nous essaierons d’étayer dans cet article est que les discours austéritaires se déploient, au sein de la Banque centrale européenne (BCE) dans le courant de l’année 2010 et surtout à partir de 2011, au moment de la généralisation des politiques austéritaires menées par les gouvernements de la zone euro à la suite du « sauvetage » grec. Nous n’en déduisons pas que les discours austéritaires produits dans le cadre de la banque centrale ont pour fonction unique d’accompagner les politiques du même nom – comme le voudrait la rhétorique de la « pédagogie [3] » – ou encore que les discours austéritaires n’existaient pas auparavant. Au contraire, à partir de 2010-2011, les discours austéritaires s’appuient en partie sur une mémoire discursive, un interdiscours ou une doxa néolibérale partagée, et sur un cadre juridique qu’ils réactivent et réagencent – d’où le terme inflexion, à valeur descriptive ici – en développant une forme de communication qui vise à imposer un agenda [4], autrement dit à imposer certaines thématiques dans le débat public (« crise grecque », « crise de l’euro », « crise des dettes souveraines », etc.). Les discours n’ont donc pas qu’une fonction d’accompagnement mais un rôle actif dans l’imposition normative de ces politiques, leur poursuite et leur relative acceptation.

6 Au sein de la zone euro, les gouvernements ne sont pas maîtres de l’émission monétaire. Conformément au traité de Maastricht (1992), cette prérogative échoit à la BCE créée notamment à cet effet en même temps que l’euro en 1999. Son mandat, rappelé avec constance par ses dirigeants depuis 1999 (Guilbert & Lebaron 2017), est centré sur la stabilité de la monnaie et la lutte contre l’inflation. La crise financière a alors constitué une forme de test grandeur nature de l’efficacité de la banque centrale dans un contexte de défiance généralisée au sein du système financier. Se sachant très attendue, la BCE a dû développer un discours à la fois apaisant et autojustificateur.

7 Le discours du directoire (plus largement du conseil des gouverneurs) de la BCE possède les traits d’un discours dominant dans le champ économique et monétaire : c’est un discours institutionnel [5] autorisé qui vise à imposer des normes aux comportements des acteurs et des institutions économiques (Guilbert & Lebaron 2017). L’autorité du directoire et, de là, sa force d’imposition naissent de l’intrication mutuelle de l’institution et du discours (Maingueneau 1995) : tenir le discours qui respecte la forme et la teneur attendues, c’est être autant autorisé par l’institution que cautionner celle-ci en la faisant exister.

8 Notre questionnement concerne la forte autolégitimation et la cohérence doctrinale présentes dans les speeches du directoire de la BCE [6]. Nous considérons que celles-ci relèvent de l’intradiscours au sens où elles montrent un « fonctionnement du discours par rapport à lui-même » et de nombreux « phénomènes de coréférence » (Pêcheux 1975 : 230) qui peut se lire comme une forme d’autoconstitution discursive voire, lors de la crise, comme une forme d’autoreproduction discursive. Ce discours est en effet dirigé vers les institutions qui l’ont mise en place tout en rappelant/revendiquant, en premier lieu, l’indépendance de la BCE vis-à-vis des gouvernements.

9 Toutefois, la thèse de Feher amène à compléter ce constat : selon le philosophe, le transfert massif de liquidités vers les acteurs financiers depuis 2008 a accru le pouvoir de ces derniers à cause de leur rôle prépondérant dans la sélection des projets dignes d’investissements, il « se traduit donc par un infléchissement considérable de la conduite des agents économiques », États compris (Feher 2017 : 15). Les agents sont « désormais prioritairement habités par le souci de se rendre attractifs aux yeux des investisseurs » et sont devenus « des projets qui tentent de se faire apprécier » par les marchés financiers (ibid. : 39). Cet élément d’appréciation pose donc à nouveaux frais la question des destinataires de ces speeches : notre hypothèse est qu’ils visent également les acteurs financiers auxquels la BCE est étroitement liée par ses fonctions et ses activités quotidiennes, tout particulièrement dans un contexte de fortes « turbulences » sur les marchés.

10 Observe-t-on alors une inflexion discursive austéritaire du directoire de la BCE après la crise de 2008-2009, et plus particulièrement, après la mise en doute de la solvabilité de l’État grec ? Autrement dit, dans les termes de la théorie du discours, la BCE serait-elle, via son intradiscours, parlée par un discours austéritaire, un interdiscours bénéficiant de la force d’interpellation de la crise ? Si c’est le cas, l’« interdiscours apparait[rait] comme le pur “déjà-dit” de l’intradiscours, dans lequel il s’articule par “coréférence” » (Pêcheux 1975 : 232), en somme comme l’« oubli » par la BCE de l’idéologie austéritaire dans laquelle elle est pourtant inscrite. Plus : la doctrine monétaire de la BCE aurait réactivé avec force l’idéologie austéritaire inscrite dans son cadre juridique, lui permettant ainsi de jouer un rôle majeur dans l’« endiguement » (containment) de la crise financière – imposition de la rigueur budgétaire et acceptabilité des politiques austéritaires. Le discours de son directoire aurait ainsi adopté le positionnement qui consiste à se faire le porte-parole des attentes des marchés financiers. La BCE aurait alors un rôle instrumental essentiel dans l’ordre économique de la zone euro et, plus largement, dans le dispositif de gouvernementalité actuelle.

11 Dans une première partie, nous présenterons le rôle de la BCE dans l’inflexion austéritaire et la conduite des populations. Nous préciserons ensuite, dans une seconde partie, les événements contextuels importants durant cette période, notamment la réunion du G7+ de février 2010 et analyserons, par une approche méthodologique sociodiscursive interdisciplinaire à la fois qualitative et quantitative, les speeches de la BCE de 2007 à 2015, afin de caractériser le type d’inflexion austéritaire qu’on y trouve.

1. La BCE dans le gouvernement de l’économie européenne : quelle inflexion ?

1. 1. L’ordre économique contemporain

12 Les banques centrales occupent dans l’ordre économique contemporain une place déterminante. Institutions publiques, elles sont définies comme « indépendantes » des gouvernements ; étroitement connectées aux marchés financiers, elles tirent une partie de leur légitimité de leur ancrage dans les savoirs économiques académiques. En dehors de leurs fonctions monétaires essentielles, ces institutions sont appelées, en particulier à partir de 2008, à devenir également des acteurs de la « régulation » du capitalisme financier, en particulier à travers des dispositifs de « régulation macroprudentielle » qui ont pour but de veiller aux conditions de la stabilité macroéconomique et financière. Elles cumulent souvent à ces fonctions un rôle de régulateur « microprudentiel », c’est-à-dire au contrôle du niveau de risque à l’échelle des banques.

13 Dans le contexte de la zone euro, la BCE a de plus cette particularité de devoir coordonner son action avec celle des gouvernements des États membres qui mettent en œuvre les politiques budgétaires. Le cadre des traités impose en effet à ces derniers des normes strictes en matière de déficit budgétaire et d’endettement public. Mais les dirigeants de la BCE considèrent officiellement que les États membres de la zone euro ont régulièrement fait preuve de laxisme en la matière par le passé, laissant les déficits s’accroître au-delà de la norme et ne veillant pas à limiter la croissance de la dette publique.

14 Les politiques menées en 2008 et 2009 ont heurté de front le cadre ainsi fixé par la BCE et ne pouvaient sans doute que susciter une réaction de sa part. À la faveur de l’intensification de la spéculation contre les titres de la dette publique grecque, fin 2009, le retour de la norme budgétaire est ainsi mis à l’agenda des politiques gouvernementales et la BCE contribue avec force à ce processus de « mise à l’agenda ». C’est cette inflexion qu’il s’agit ici de documenter.

15 On peut aussi, d’un point de vue plus général, y voir une illustration de la forme prise désormais par l’exercice du pouvoir économique dans le cadre de ce que plusieurs auteurs, à la suite de Michel Foucault, nomment « gouvernementalité néolibérale », cadre dans lequel l’économie politique est la forme majeure de savoir et la population la cible principale. Selon cette thèse, l’État ne doit pas s’effacer face au marché mais au contraire, « en recommandant et en pratiquant une intervention gouvernementale vigilante et permanente en faveur du marché, […] comme un “interventionnisme de marché” » (Dardot 2013 : 17), favoriser le marché [7].

16 La « prééminence » de cette gouvernementalité sur les autres formes de pouvoir a amené « le développement de toute une série d’appareils spécifiques de gouvernement » (Foucault 2004a : 112), dont la justice [8]. Maurizio Lazzarato considère que « l’intervention n’émane pas de l’État de droit mais des institutions qui “gouvernent” le capitalisme financier : banques privées, BCE, FMI […] » (2013 : 61). La BCE serait donc l’une de ces « institutions qui “gouvernent” », auxquelles on peut ajouter d’autres institutions d’influence comme certains médias (Guilbert 2017b) et certains think tanks.

1. 2. Une inflexion dans la gouvernementalité ?

17 Feher (2017) note que, quelques mois après avoir renfloué les banques et sauvé les marchés, les gouvernements, notamment européens, ont dû se (re)tourner vers les mêmes banques pour leur demander des prêts afin de financer leurs dettes – la BCE n’ayant pas le droit de prêter directement aux États. À partir de mai 2010, elle commence pourtant à le faire indirectement par la mise en place des plans de « sauvetage ». Ce retournement dans les faits [9] a marqué selon l’auteur la reprise du pouvoir par les marchés (on doit ajouter : et par la banque centrale, qui en est à la fois le bras armé et la tutelle) sur les États et produit une inflexion dans la gouvernementalité néolibérale. Les gouvernements – comme les citoyens – fortement dépendants de l’octroi ou non des prêts, du montant des taux d’intérêts de leurs emprunts et des investissements des sociétés multinationales sont donc devenus encore plus nettement des « projets à la recherche de financement », des « projets en quête de crédit » – aux deux sens de ce mot [10]. Il y aurait désormais une surenchère des gouvernements pour rendre leur territoire attractif aux yeux des investisseurs. Cette surenchère ne fait que renforcer les politiques néolibérales déjà en vigueur : « assouplissement » des codes du travail, réduction des impôts des entreprises, baisse des normes sociales, etc. De sorte que, si les États participent toujours à la gouvernementalité néolibérale, leur pouvoir s’étant encore érodé, ils n’en sont plus que les vecteurs ; les banques centrales ont elles un rôle moteur dans le processus gouvernemental.

18 Cet infléchissement se produit également dans les discours de conduite des populations, conçus ici comme des actes. Par exemple, la revue Lignes titre dès 2009 : « De la crise comme méthode de gouvernement ». Constatant que la crise, par l’angoisse qu’elle génère, est devenue un élément efficace dans les discours des dirigeants politiques pour gouverner les populations, Lignes considère qu’il s’agit maintenant de gouverner par la crise (Dollé 2009 ; Vollaire 2009). Ce constat peut s’articuler à la thèse de Feher dès lors que l’on prend en compte que gouverner par la crise, c’est aussi et surtout gouverner par la dette, laquelle permet de culpabiliser les gouvernements « fautifs » et les populations (Graeber 2013 ; Stavrakakis 2013 ; Lazzarato 2013, 2014 ; Guilbert 2015a, 2017a, 2017b ; Dardot & Laval 2016 ; Lemoine 2016 ; Laurent 2016). Les appareils de gouvernement (au sens de Foucault), dont l’OCDE, le FMI, la BCE, la Commission européenne et certains médias, produisent alors une pression discursive en demandant des comptes aux États, dénommés PIIGS [11], qui « ont vécu au-dessus de leurs moyens » – notamment à la Grèce, « pays tricheur et mal géré [12] » – et en faisant valoir aux citoyens l’argument des « générations futures » (Lemoine 2016). Cette culpabilisation permet, tout particulièrement après 2010, de présenter comme de « bon sens » les « injonctions faites à l’État d’honorer ses dettes et de renforcer la compétitivité des entreprises », de réduire son train de vie et les aides sociales : de mettre en place une austérité budgétaire (Feher 2017 : 85-88).

19 Nous questionnons ici le rôle de la BCE dans cette évolution. Si son autorité et l’indépendance de ses décisions lui permettent de jure d’imposer les règles du jeu monétaires aux pays de la zone euro, le rôle de la BCE est aussi discursif, notamment en matière budgétaire. Comme nous l’avons dit supra, son pouvoir symbolique légitime, issu de son fondement institutionnel et de ses références académiques, lui permet de prescrire des normes, de guider les comportements économiques des agents, notamment par le discours. Quelles normes austéritaires prescrit-elle à partir de 2010 ? La présence éventuelle d’énoncés moraux (Graeber 2013) de type « faute morale qui pèse sur les endettés » ou « culpabilisation qui intime [à l’endetté] d’entretenir sa solvabilité » (Feher 2017 : 109-110) dans les speeches de son directoire en serait un indice. Mais nous n’oublions pas notre autre questionnement : comment se fait-elle porte-parole des marchés ? Ou plus justement, n’est-elle pas à la fois productrice de normes économiques et monétaires pour les « parties prenantes » (citoyens et États) et à la recherche d’une présentation apaisante des marchés ?

1. 3. L’acte du « virage de l’austérité »

20 Il importe d’apporter quelques éléments contextuels complémentaires afin de mieux comprendre l’inflexion que nous avons constatée dans le corpus en 2010-2011.

21 Le 6 février 2010 à Iqaluit (Canada), s’ouvre un G7+, réunion des ministres des Finances et des gouverneurs des banques centrales [13] du groupe des sept pays les plus industrialisés (G7), du directeur général du FMI (Dominique Strauss-Khan) et du président de la Banque mondiale (Robert Zoellick). Pour la première fois dans l’histoire du G7, il ne sera pas publié de communiqué écrit final, ce qui reflète des désaccords entre participants. James M. Flaherty, ministre canadien des Finances, précise à la sortie que l’« origine du G7 est une conversation au coin du feu », qu’il s’agit de préparer le futur G20 et que « [leur] principale préoccupation est la reprise économique et la stabilité financière [14] ».

22 Krugman (2013), comme Irwin (2013), pense au contraire que c’est lors de cette réunion qu’est acté le virage de l’austérité : les participants du G7+ considèrent alors, en se fondant notamment sur deux études qui se révéleront douteuses [15], que l’économie repart et que les dépenses publiques sont un frein à la reprise de la croissance. Selon Krugman, la Grèce joue alors un rôle discursif central :

23

la crise grecque [16] a été une aubaine pour les anti-keynésiens[ : ] […] la Grèce a fourni l’évident récit de l’avertissement du monde réel, Reinhart et Rogoff ont semblé fournir les calculs. […] Mettez la Grèce et Reinhart-Rogoff ensemble, et il semble y avoir des arguments convaincants pour un virage serré et immédiat vers l’austérité.
Krugman 2013

24 De 2010 à 2013, la « priorité [est] accordée aux créanciers par rapport aux travailleurs » (ibid.). Le G7+ aurait acté une politique généralisée de réduction drastique des dépenses publiques, quelques éléments de l’année 2010 étayent cette hypothèse :

25

  • « le plan de relance de l’administration Obama a maintenu les budgets locaux à flot jusqu’à la fin de l’année 2009 et le début de l’année 2010 [17] » ;
  • 3 mars : « La situation actuelle de la Grèce vient nous rappeler que si un État ne maîtrise pas ses dépenses, il finira par subir les foudres de ses créanciers [18] » ;
  • mai : la mise en place de la « Troïka » (BCE, Commission européenne et Fonds monétaire international) chargée d’auditer les comptes de la Grèce et de superviser les mesures nommées « refinancement » ;
  • juin : « Jean-Claude Trichet, alors président de la BCE, a rejeté les craintes que l’austérité ne nuise à la croissance [19] » (Krugman 2013) ;
  • « la Banque centrale européenne […] a participé à la Task Force sur la gouvernance économique mise en place en 2010 » (Barbier 2012 : 3) ;
  • 26-27 juin : le G20 à Toronto décide collectivement que les États doivent diviser par deux les déficits publics avant 2013, stabiliser puis réduire leur dette avant 2016 et exporter et épargner plus [20].

2. Analyse du corpus

2. 1. Constitution du corpus

26 Nous avons relevé tous les speeches en français du directoire de la BCE lors de cette période de neuf ans (2007-2015), ce qui permet une étude diachronique contrastive : avant, pendant et après la crise. Le choix des textes en français se justifie par le fait que, lors de la crise de 2008, un Français, Jean-Claude Trichet (JCT), est à la tête de l’institution – il y restera jusqu’au 31 octobre 2011, date à laquelle sera renouvelé le directoire – et que les speeches se déroulent dans des lieux et s’adressent à des publics francophones (France, Canada, Belgique, Maroc, etc.). Mario Draghi (MD), qui lui succèdera à partir de 2012, sera secondé par Benoit Cœuré (BC), également français, et le francophone Yves Mersch (YM). Or, nos principaux locuteurs sont JCT, MD et BC et totalisent 40 des 52 speeches[21] [Tab. 1], dont la moitié de JCT. Nous avons donc privilégié la représentativité sur l’exhaustivité.

27 Les speeches sont constitués de différents genres de discours : on y trouve aussi bien des allocutions, des ouvertures de colloques ou de réunions, des remises de titres, etc. Ce sont des écrits oralisés qui ressortissent d’une forme de discours institutionnel qu’on nomme « discours instituants » qui « vise[nt] à opérer le cadrage des discours émanant d’une institution » et « le « lissage » de la communication » (Oger & Ollivier-Yaniv 2006 : 64). L’institution BCE impose une façon de s’exprimer dans les convenances de la bienséance, l’utilisation du lexique technique des sciences économiques et, de plus en plus (Guilbert & Lebaron 2017), une forme de scientificité montrée (introduction/ conclusion, parties, sous-parties, graphiques, bibliographie, notes), lesquelles n’empêchent pas les prises en charge personnelles, les adresses aux allocutaires, les prises de position.

Tableau 1

Nombre de speeches par locuteur et par année

Locuteur 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015 Tot.
L. B. Smaghi (2) (1) 3
J-C Trichet (2) (5) (6) (1) (6) 20
J. Stark (1) 1
G. Tumpel-Gugerell (1) 1
P. Praet (1) 1
M. Draghi (1) (3) (3) (3) 10
B. Cœuré (2) (4) (2) (2) 10
Y. Mersch (1) (3) (2) 6
Total des speeches 4 6 6 2 8 3 8 8 7 52
figure im1

Nombre de speeches par locuteur et par année

2. 2. Premiers résultats quantitatifs

28 Dans la liste des mots pleins les plus utilisés établie par les logiciels Hyperbase et SPAD, nous avons conservé les substantifs, les adjectifs [22] et, quand ils apparaissent, leurs dérivés (banque et bancaire) ; en revanche, pour un même mot, nous avons conservé celui qui a le plus d’occurrences : banques et non banque (529/278 occ.), marchés et non marché (369/335 occ.), politiques et non politique (539/229 occ.). Un cumul par lemmatisation aurait été trop contributeur statistiquement et aurait réduit la variété lexicale (suppression des 3 derniers mots). La flexion des mots est signifiante, mais il s’agit dans un premier temps de regarder la distribution lexicale globale. Nous obtenons donc 49 mots, de 1 088 à 59 occurrences [Tab. 2].

Tableau 2

Nombre d’occurrences des 49 mots les plus fréquents, 2007-2015

1088 > 388 383 > 239 238 > 188 183 > 95 90 > 59
euro économique mesures surveillance baisse
zone marchés états bancaire échanges
monétaire économie intérêt réformes dettes
pays crise risques crédit gouvernance
politique européenne monnaie coûts défis
banques croissance europe confiance public
taux inflation compétitivité structurelles endettement
union financière liquidité pib privé
bce système centrale nationales salaires
stabilité secteur actifs mondialisation
figure im2

Nombre d’occurrences des 49 mots les plus fréquents, 2007-2015

29 Sans surprise, les termes les plus nombreux (colonne 1) appartiennent au lexique propre à la BCE (euro, zone, monétaire, taux, BCE, stabilité), à l’inverse, dans la dernière colonne, on trouve des termes moins habituels : dettes, gouvernance, défis, public, endettement, salaires. Et quelques intrus éparpillés qui appartiennent au champ lexical des relations sociales : crise, risques, surveillance, confiance.

30 Pour pouvoir lire une évolution dans les speeches, nous avons découpé le corpus en 9 sous-corpus : un par année. Le calcul de la distance lexicale entre les sous-corpus (mené à l’aide du logiciel Hyperbase) est présenté sous forme d’une analyse factorielle arborée radiale [23] [Fig. 1] : il montre clairement une particularité très forte de l’année 2011, segment le plus long sur la figure. La taille du segment est en effet importante car elle indique la distance vis-à-vis des autres textes (ici les années). Cette figure indique également la proximité des textes selon qu’ils sont ou non issus d’un même « nœud [24] » : ainsi le lexique utilisé en 2011 est plus proche de celui de 2007 que de celui de 2009, 2012 ou 2015.

Figure 1

Analyse factorielle arborée radiale calculant la distance entre les années

figure im3

Analyse factorielle arborée radiale calculant la distance entre les années

31 Nous nous sommes alors concentrés sur l’année 2011. Nous avons vérifié [Tab. 3] les mots spécifiques (spécificités positives et négatives) de 2011 et 2007, année la plus proche, selon le calcul de l’écart réduit (un mot à +/-2.5 il est hautement sur ou sous-représenté : son utilisation est significative, elle n’est pas liée au hasard).

Tableau 3

Spécificités positives et négatives de 2007 et 2011 [25]

Spécificités positives Spécificités négatives
Rang Écart réduit Mot Rang Écart réduit Mot
2007
1 +11.6 mondialisation 2 - 6.3 crise
2 +7.9 pib 3 - 5.7 taux
4 +6.4 mondial 5 - 4.7 banques
5 +6.3 eurogroupe 7 - 4.1 bancaire
2011
1 +18.2 compétitivité 1 - 11.4 banques
5 +8.5 concurrentiel 2 - 6.1 bancaire
6 +7.7 déséquilibres 3 - 6.1 opérations
7 +7.1 unitaires 4 - 6.1 politique
11/14 +6.9/+6.5 coûts / public 9 - 4.8 marchés
figure im4
[25] Légende : « rang » renvoie au classement numérique d’une forme (de la plus à la moins utilisée) ; « écart réduit » correspond à la valeur de la « spécificité » (terme précisé plus haut) ; « mot » renvoie à la forme (par exemple, banque et banques n’ayant pas la même « forme » ne sont pas considérés comme le même « mot »).

Spécificités positives et négatives de 2007 et 2011 [25]

32 L’année 2007 fait figure ici de témoin, s’il est ainsi logique que crise ou banques soient sous-utilisés avant 2008, il est par contre frappant que banques (-11.4), bancaires et marchés soient si minorés en 2011. L’isotopie discursive est forte, tous renvoient à la rigueur budgétaire des États, autrement dit à la bonne gouvernance (+5.1) : concurrentiel (mot de la formation discursive néolibérale), comme compétitivité (+18.2 ; rang 1) et déséquilibres (+7.1), sont utilisés pour spécifier les relations entre les pays ; unitaires, sur-utilisé (+7.1), vient de l’expression « coûts unitaires de main-d’œuvre » et public a à voir avec le coût du secteur public. Il y a donc des indices sérieux d’une inflexion austéritaire en 2011.

33 Un autre moyen de vérifier la nature de cette inflexion est de tester l’hypothèse selon laquelle le terme dette est passé « du jour au lendemain de bon à mauvais objet – de projet réalisé à l’échec [26] » (Stavrakakis 2013 : 36, notre traduction) par un calcul des spécificités par année sur ce mot. Or, dettes n’est jamais spécifique et dette est soit sous-utilisé de 2007 à 2009, soit non spécifique de 2010 à 2012 et en 2015, soit légèrement sur-utilisé en 2013 et 2014. Nous avons alors comparé deux mots du même champ sémantique : crédit et endettement [Fig. 2].

Figure 2

Spécificités de crédit (gris foncé) et endettement (gris clair) de 2007 à 2015

figure im5

Spécificités de crédit (gris foncé) et endettement (gris clair) de 2007 à 2015

34 Il est frappant de constater à quel point l’année 2011 (au centre de la figure, segments les plus longs) se distingue à nouveau des autres (dans l’ordre chronologique) : c’est la seule année où ces deux termes sont opposés si fortement. JCT – le locuteur principal – a complètement substitué endettement, fortement sur-utilisé (+4.4), à crédit, fortement sous-utilisé (-3.9). Cette inflexion discursive met en avant une forme d’échec et d’excès budgétaire des États.

35 De la même façon, l’austérité visant à réduire les « coûts publics », segment répété très spécifique de 2011, nous avons vérifié statistiquement leur co-occurrence d’apparition de 2007 à 2015. Le calcul nommé « topologie » [27] montre d’un point de vue chronologique les différentes occurrences de chacun des deux termes (coûts et public) en les projetant sur le même schéma. Ce calcul « topologique » met en évidence que les deux termes apparaissent au même moment et en grand nombre au tout début de l’année 2011 : ils dépassent tous les deux très vite et très fortement la médiane (même si public est plus fréquent) puis ils se stabilisent à partir du deuxième tiers de l’année. On retrouve des courbes similaires en effectuant des tests avec endettement/privé et endettement/public[28]. L’accent est donc mis dans les discours de ce début d’année 2011 sur les « déficits », les « pertes significatives de compétitivité » et les « hauts niveaux d’endettement privé et public et une surchauffe des secteurs non concurrentiels » (JCT, 23/02/2011).

36 Tous ces éléments quantitatifs montrent qu’il se produit un changement, une inflexion dans le discours du directoire de la BCE, et plus précisément de JCT, en 2011. Un retour qualitatif aux textes s’avère indispensable.

2. 3. Approche qualitative

37 Si les éléments d’affirmation identitaire et d’efficacité du discours de la BCE (Guilbert & Lebaron 2017) en font un discours d’autolégitimation, ils montrent aussi un fort intradiscours : « C’est-à-dire le fonctionnement du discours par rapport à lui-même (ce que je dis maintenant par rapport à ce que j’ai dit avant et ce que je dirai après, donc l’ensemble des phénomènes de “co-référence” qui assurent ce qu’on peut appeler le “fil du discours”, en tant que discours d’un sujet). » (Pêcheux 1975 : 230- 231) Un discours qui « simule l’interdiscours dans l’intradiscours » (ibid. : 232), c’est-à-dire l’idéologie austéritaire dans sa propre doctrine, et qui vise à assurer sa cohérence doctrinale et sa pérennité. Toutefois nous faisons l’hypothèse qu’il existe une autre visée argumentative : radicaliser la prescription des normes de comportements aux gouvernements.

38 L’intradiscours de la BCE apparaît à deux niveaux : soit l’autocitation (un même locuteur), soit les reprises entre les membres du directoire. Cette seconde forme est marquée par l’intertextualité [29] : mêmes mots-clés (« Eurosystème »), mêmes co-occurrents (« stabilité des prix », 228 occ.), mêmes « formulations intertextuelles ». Ces dernières ont pour particularité de comporter un segment répété assez long tout en ayant un effectif faible (« de maintenir la stabilité des prix à moyen terme » : comprend 9 mots et 4 occ. dans le corpus ; « comité européen du risque systémique » : 5 mots pour 7 occ.), de n’être ni le fruit du hasard ni forcément répétées dans un même speech et enfin d’appartenir à une même formation discursive.

39 Le 6 juin 2011 à Montréal, JCT énonce comme un constat la première occurrence de « crise de la dette souveraine » (et sa variante « crise de la dette »). On assiste peut-être alors à la naissance et la diffusion d’une formule (Krieg-Planque 2003) puisqu’elle sera reprise 9 fois dans les speeches des quatre années suivantes et abondamment dans les médias français à partir de 2012 (Guilbert 2015a). Quatre jours plus tôt, le 2 juin 2011, JCT déclare : « Il n’y a pas de crise de l’euro. » C’est la première occurrence de « crise de l’euro » dans le corpus et un moyen de dédouaner la BCE d’un quelconque défaut – même si la négation suppose, d’un point de vue dialogique, la reconnaissance a minima de l’existence de la formule. La « crise de l’union monétaire », énoncée elle aussi le 6 juin 2011, aura moins de succès.

40 Les répétitions dans les titres et sous-titres sont également une marque de l’intradiscours justifiant l’action de la BCE pendant la crise :

41

  • 2008, « Les réponses des banques centrales face aux turbulences financières » (JCT, 23/12, Paris) ;
  • 2009, titre : « Réponses de la BCE à la crise », « Les réponses de la Banque centrale européenne face à la crise financière » (JCT, 20/02, Paris) ; titre : « La crise financière et le rôle des banques centrales : l’expérience de la BCE », « La réponse apportée par la BCE à la crise financière (JCT, 29/05, Marrakech) ; « La réponse de la BCE à la crise » (JCT, 07/12, Paris) ;
  • 2011, titre : « La politique monétaire de la BCE pendant la crise financière », « Les mesures prises par la BCE face à la crise » (JCT, 06/06, Montréal) ; « Les enseignements de la crise » (JCT, 05/09, Paris) ;
  • 2013, « La réponse de la BCE face à la crise » (BC, 17/05, Orléans).

42 L’intradiscours ne sert pas que la stabilité de la BCE, il faut suivre aussi l’évolution de son discours. En voici un exemple : « consolider », terme lié à la formation discursive monétaire, est synonyme de « renforcer » en 2007, mais est utilisé comme un euphémisme pour « renflouer » en 2011 :

43

(1) renforcer la gouvernance mondiale en exploitant au maximum toutes les possibilités offertes par l’ensemble des institutions formelles et informelles existantes et en consolidant la stabilité financière mondiale .
JCT, 18/06/2007

44

(2) Il est nécessaire de consolider les bilans des banques européennes .
JCT, 19/10/2011

45 Non seulement, l’objet de la consolidation semble avoir changé suite à la crise, mais le rôle de la BCE a également évolué – nous y reviendrons.

46 Le topos ou lieu commun de la nécessité, typique du discours néolibéral (Guilbert 2011), est présent en (2) et également dans le corpus avec 165 occurrences du lemme nécess-. La distribution est la suivante [Tab. 4] :

Tableau 4

Distribution des dérivés du lemme nécessselon les années en valeur absolue

2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015 Total
nécessaire 3 4 10 3 13 2 7 11 10 63
nécessaires 1 1 8 1 9 1 2 14 7 44
nécessairement 2 10 5 2 3 3 25
nécessité 4 3 3 1 6 5 4 26
nécessite 1 1 1 1 1 5
nécessitait 1 1
nécessitant 1 1
Total par année 11 8 21 6 41 8 17 29 24 169
figure im6

Distribution des dérivés du lemme nécessselon les années en valeur absolue

47 À nouveau, l’année 2011 se distingue des autres années aussi bien en nombre d’occurrences qu’en diversité lexicale. Voici trois extraits d’un speech de JCT, « La compétitivité et le fonctionnement harmonieux de l’UEM [30] », le 23 février 2011 à l’université de Liège où l’on retrouve ce topos néolibéral :

48

(3) La reconstitution de marges de manœuvre budgétaires est toujours nécessaire. Mais c’est encore plus indispensable quand nos économies sont confrontées à des circonstances exceptionnelles, comme la nécessité de sortir de la plus grave crise économique depuis plus de soixante ans.

49 La première phrase est un énoncé généralisateur, une règle générale (une norme de conduite) qui a pour but de valider par avance la phrase suivante [31] laquelle renforce l’idée de nécessité, par le sur-assertif « mais c’est encore plus indispensable », et la dramatisation du propos (« circonstances exceptionnelles », « la plus grave crise… ») associées à la prise en charge collective (« nos »). Plus haut dans le discours, on trouve :

50

(4) Des finances publiques saines sont une condition préalable d’une compétitivité durable […]. C’est pourquoi une surveillance renforcée au niveau de la zone euro est nécessaire pour éviter que les économies n’accusent des retards dus à des pertes de compétitivité, qui se traduiraient par des déséquilibres macroéconomiques. […] Il nous faut, enfin, tenir compte du fait capital que des finances publiques saines créent les conditions d’une compétitivité durable de nos économies.

51 Si les mêmes procédés sont présents, remarquons que la modalité aléthique de la nécessité est présente également dans « condition préalable » et le verbe falloir. Cet extrait est représentatif de l’année 2011, on y retrouve les mots spécifiques : « compétitivité », « déséquilibres », « public ». La tonalité morale est claire également à travers la répétition de la formule « finances publiques saines [32] » (8 occurrences dans le corpus, dont 6 en 2011), l’expression « surveillance renforcée » et même le verbe falloir qui porte également le sème de l’obligation morale et la visée pragmatique d’action sur les conduites. Plus loin dans le speech, la faute morale est plus explicite encore puisqu’on trouve l’expression « assainissement budgétaire », laquelle présuppose une gestion malsaine. Dans le corpus 5 des 12 occurrences relevées apparaissent en 2011 (1 en 2010, 2 en 2012, 2 en 2013, 2 en 2014). Plus largement, l’utilisation d’assainissement apparaît en 2010 (écart réduit : +2,5 contre -2,5 en 2009) et s’accentue fortement en 2011 (+4,9) : environ la moitié des occurrences d’assainissement (19 sur 39) sont présentes en 2011. L’infléchissement moral se dessine donc dans le discours à partir de 2010 [33].

52 Cette tonalité morale est encore plus claire dans ce dernier extrait du même speech où JCT redéfinit le rôle de la BCE en ajoutant à ses prérogatives monétaires originelles la prescription budgétaire (« économique ») :

53

(5) […] l’Union économique et monétaire (UEM), comme son nom l’indique, repose sur deux piliers, l’un « économique » et l’autre « monétaire ».
La BCE, à travers son mandat et son indépendance, est en charge du pilier « monétaire ». Le pilier « économique » comprend quant à lui le cadre budgétaire inscrit dans le pacte de stabilité et de croissance, les cadres nationaux de politique économique et le système de surveillance mutuelle.
Il est essentiel de bien comprendre, et cela ne l’a peut-être pas été suffisamment, que les évolutions de l’économie européenne que nous connaissons actuellement ont trait aux fonctions « économiques » de l’UEM. J’identifie trois origines à ces évolutions : des politiques budgétaires laxistes et des politiques macroéconomiques inadéquates dans certains États membres et, de façon générale, un système de surveillance mutuelle déficient entre l’ensemble des États membres.

54 Ce changement dans la continuité s’accompagne d’une accusation morale (en fin d’extrait) qui cible les États « laxistes » et suggère implicitement le ou les comportement(s) austéritaire(s) à suivre.

Pour conclure

55 L’analyse des speeches en français du directoire de la BCE entre 2007 et 2015 montre un fort intradiscours qui vise à signifier que la doctrine n’a pas bougé et que la BCE a fait face à la crise comme le montre cet extrait devant le Club euro-américain de la presse à Paris :

56

Je crois que le Conseil des gouverneurs de la BCE a démontré sa capacité à maintenir le cap du vaisseau « monétaire » européen à travers la tempête financière souvent décrite comme la plus grave survenue depuis la Grande Dépression.
JCT, 03/12/2010

57 On y retrouve, même si l’image de la BCE n’a pas été dégradée, ce que Benoit (2018) nomme un discours de « réparation d’image » : plus précisément la stratégie d’« évitement de la responsabilité » par la mise en avant de l’accident (hasard et cause « naturelle » : « la tempête financière ») et celle des bonnes intentions de l’institution (« maintenir le cap »). Ce type de déclaration, très présent dans les titres des speeches analysés, utilise également les stratégies du « déni » par accusation d’un autre (les États, certaines banques) et de l’« action corrective » qui promet de prendre des mesures pour éviter une nouvelle crise.

58 Ces différents résultats semblent établir qu’il existe une autre visée du directoire à partir de 2010-2011 : montrer aux destinataires, dont les acteurs financiers, qu’on peut faire confiance à la BCE, autrement dit qu’elle « tient les rênes » de la monnaie. Parallèlement, en 2011 à la suite du G7+ de 2010, le discours du directoire de la BCE connaît une inflexion austéritaire marquée qui s’autojustifie par un intradiscours assumé. Cependant en réactivant à côté de son discours monétaire un discours axé sur la moralisation budgétaire, la BCE intègre directement l’interdiscours austéritaire. Appareil spécifique de la gouvernementalité néolibérale, elle joue donc le rôle attendu par les acteurs financiers : celui de fixer des normes morales/budgétaires et monétaires aux États.

Notes

  • [1]
    Elle commence en fait au mois d’août 2007. L’histoire économique et financière de cette crise est désormais très fortement documentée.
  • [2]
    Dès le 12 mars 2011 avec le mouvement « Geração a rasca » (« génération à la peine ») au Portugal, puis le mouvement des Indignados le 15 mai 2011 en Espagne et les mouvements Occupy aux États-Unis (Wall Street, San Francisco, etc.) et Malaisie (Dataran) à partir d’octobre. Suivront en 2012, le « mouvement érable » au Canada, l’occupation de la place Taksim en 2013 en Turquie, le mouvement « Nuit debout » à partir du 31 mars 2016 en France.
  • [3]
    Rhétorique connue en France depuis novembre-décembre 1995 à propos des « réformes » qu’il faudrait « expliquer » (Guilbert 2011).
  • [4]
    Ou agenda setting (McCombs & Shaw 1972, dans Riutort 2007 : 38-41) : par et dans les médias.
  • [5]
    Au sens où il émane d’une institution ; nous revenons sur cette catégorisation dans la seconde partie.
  • [6]
    Nous souhaitons reprendre et prolonger ici le constat délivré dans notre article de 2017.
  • [7]
    « […] un État sous surveillance de marché plutôt qu’un marché sous surveillance de l’État » (Foucault 2004b : 120, à propos de l’ordolibéralisme). Sur l’idée que le marché a été mis en place par l’État, voir par ex. Graeber (2013).
  • [8]
    « […] pour les néolibéraux, l’économique est l’effet d’un ordre juridique ou légal […]. Affirmer que la concurrence n’est pas une donnée naturelle, c’est en effet affirmer qu’elle ne peut prévaloir en l’absence de règles juridiques que l’action gouvernementale a pour fonction d’établir. » (Dardot 2013 : 17)
  • [9]
    Selon Graeber (2013 : 24), les gouvernements ont laissé passer l’occasion de reprendre la main sur la financiarisation de l’économie.
  • [10]
    « Les agents qu’appréhendent les investisseurs n’apparaissent qu’à l’aune de l’appréciabilité qu’ils projettent. » (Feher 2017 : 33)
  • [11]
    PIIGS : Portugal, Italy, Ireland, Greece, Spain. « Cochons » en anglais, donc une forme de stigmatisation (Stavrakakis 2013 : 35).
  • [12]
    Catherine Chatignoux, « La zone euro secouée par une grave crise de la dette », Les Échos, 30/12/2010 (voir Guilbert 2017a).
  • [13]
    Dont le président de la BCE, Jean-Claude Trichet.
  • [14]
    Voir « Fin de la réunion du G7 à Iqaluit (Canada) », Le Quotidien du peuple en ligne, 08/02/2010. En ligne : http://french.peopledaily.com.cn/International/6890492. html.
  • [15]
    D’après Krugman, en 2009, l’article d’Alberto Alesina et Silvia Ardagna théorise le concept d’« austérité expansionniste » : « les fortes réductions de dépenses dans les pays avancés ont été, en moyenne, suivies d’une expansion plutôt que d’une contraction » ; puis en 2010, arrive la thèse Reinhart-Rogoff vantant les vertus de l’austérité en temps de crise. C’est en avril 2013 qu’on découvrira officiellement que les thèses Reinhart-Rogoff et Alesina-Ardagna sont fausses. Toutes les citations de Krugman sont traduites par nous.
  • [16]
    La première occurrence AFP (Agence France presse) de « crise grecque » date du 20 avril 2010, reprise ensuite dans Les Échos le 29 avril 2010 (Guilbert 2017a).
  • [17]
    Laurent (2016 : 149, note 1). Tooze (2018 : 396) remarque le « retournement » d’Obama : le discours sur l’état de l’Union le 27 janvier 2010 confirmé par le décret du 18 février 2010 (nommant une commission pour viser l’équilibre budgétaire).
  • [18]
    Éditorial de La Presse, principal quotidien québécois, extrait analysé dans ce numéro par Peñafiel et al.
  • [19]
    En avril 2010 (selon Blyth 2013, cité par Krugman 2013), Alesina et Ardagna présentent leur thèse au Conseil des affaires économiques et financières du Conseil de l’Union européenne (conseil des ministres européens).
  • [20]
    D’après Le Point (28/06/2010) qui titre par ailleurs : « Un G20 pour (presque) rien ».
  • [21]
    Un speech de MD en 2012 au format PDF est inutilisable pour l’étude quantitative. Les données numériques de notre corpus sont les suivantes : 51 speeches, totalisant 166 435 occurrences et 222 pages, avec une moyenne de 3 263 mots/speech (dont un très court de la seule locutrice du corpus, seule femme du directoire : Gertrude Tumpel-Gugerell).
  • [22]
    Pour les verbes, on trouve beaucoup de semi-auxiliaires modaux (Guilbert & Lebaron 2017).
  • [23]
    Calcul de la distance lexicale : méthode Labbé sous la forme créée par Xuan Luong (Brunet 2000 : 3-12).
  • [24]
    Selon la métaphore arboricole utilisée par Hyperbase. Dans le sens anti-horaire, en partant de 2011 (segment le plus long), les nœuds et années se distribuent ainsi : 2011-2007 ; 2010 ; 2015-2014 ; 2013 ; 2012-2009-2008.
  • [26]
    Voir aussi Tooze (2018 : 32) : « Comment expliquer l’étrange métamorphose d’une crise des prêteurs en 2008 en une crise des emprunteurs après 2010 ? »
  • [27]
    Fonction proposée par Hyperbase fondée sur le calcul hypergéométrique (Brunet 2000 : 3-12).
  • [28]
    Pour des raisons de taille et de définition, ces figures n’ont pas pu être insérées dans l’article. Il est possible de les visualiser le site th.guilbert.recherches à l’adresse suivante : http://graphesetfigures.monsite-orange.fr.
  • [29]
    Nous utilisons intradiscours et intertextualité plutôt que dialogisme, car ces termes décrivent plus précisément ce que nous observons : intradiscours puisqu’il y a à la fois cohésion interne et « oubli » de l’idéologie ; intertextualité par la reprise à l’identique de termes ou locutions déjà énoncés. Le dialogisme n’est bien sûr pas absent de ces speeches.
  • [30]
    Union économique et monétaire.
  • [31]
    Nous avons proposé de nommer « introducteur autoprobant » ce procédé discursif (Guilbert 2015b).
  • [32]
    L’énoncé complet est repris 2 fois dans ce speech puis 1 fois le 28 mars 2011 devant l’Académie des sciences morales et politiques de Paris.
  • [33]
    Malheureusement le corpus de 2010 est réduit à deux speeches dont l’un n’est pas représentatif, ce qui ne permet de mesurer l’importance d’un éventuel changement cette année-là.
Français

Partant de l’hypothèse d’une inflexion dans les discours austéritaires après la crise de 2008, nous analysons les speeches du directoire de la Bancque centrale européenne (BCE) de 2007 à 2015. En effet, à partir de 2010-2011, dans le sillage du G7+ qui s’est tenu en février 2010, le discours de la BCE, alors sous la présidence de Jean-Claude Trichet, se révèle être un discours qui, s’il continue à produire sa propre validation, vise aussi à prescrire aux gouvernements et aux acteurs économiques de « nouvelles » normes de comportement ; des normes qu’il n’édictait pas de cette façon auparavant. Nous analysons donc cette inflexion par une méthode mixte (quantitative/qualitative) et sociodiscursive dans les speeches en français de son directoire. La BCE apparaît comme l’un des « appareils spécifiques » de l’ordre austéritaire en ce qu’elle vise à imposer des normes morales, monétaires et budgétaires aux États.

Mots-clés

  • intradiscours
  • BCE
  • énoncés moraux
  • discours austéritaire
  • appareil spécifique de gouvernement
  • approche sociodiscursive

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Thierry Guilbert
Université de Picardie Jules Verne
thierry.guilbert@u-picardie.fr
Frédéric Lebaron
ENS Paris-Saclay
frederic.lebaron@ens-paris-saclay.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 21/01/2019
https://doi.org/10.3917/ls.166.0053
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