CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Comme l’indique le titre, il ne s’agit pas « de situer Benveniste dans l’évolution de sa discipline, mais de comprendre le champ théorique contemporain à partir de la place qu’on lui attribue » (p. 24), pour reprendre les termes de l’introduction. En outre, plutôt que de chercher à embrasser cette œuvre considérable dans toute sa diversité, les éditeurs du volume ont préféré se concentrer sur ce qui constitue le cœur de la production de Benveniste pour la grande majorité de ceux qui aujourd’hui évoquent son nom, à savoir les deux volumes des Problèmes de linguistique générale. Autant dire que c’est la question de l’énonciation qui se trouve au centre de la réflexion, comme dans le colloque organisé récemment à Paris-Est. La recherche sur l’indo-européen, l’autre grand volet de l’activité scientifique de Benveniste, n’est prise en compte que marginalement dans cet ouvrage. L’intérêt d’une telle restriction est que l’on voit se croiser différents points sur les mêmes textes.

2 L’introduction (« Les réceptions de Benveniste : un pluriel singulier »), a été écrite comme il se doit par les deux responsables de l’ouvrage, E. Brunet et R. Mahrer, qui expliquent leur projet. Le livre est divisé en deux parties de tailles très inégales. La première (« Actualité benvenistienne des sciences du discours ») comporte 8 chapitres ; la seconde (« Perspectives génétiques ») n’en comporte qu’un seul. Ce dernier chapitre, écrit par I. Fenoglio, est d’un intérêt particulier puisqu’il porte sur l’un des textes les plus connus de Benveniste, en l’occurrence « L’appareil formel de l’énonciation » (1970) paru dans Langages n° 17, un article qui a nourri une bonne part de l’enseignement de l’énonciation, du moins en France. Il est impossible de résumer l’analyse qui est faite de ce riche dossier génétique. On ressent une certaine émotion à voir Benveniste hésiter entre « discours », « énonciation », « parole » Derrière la doctrine on saisit les difficultés d’une pensée en action.

3 Le premier chapitre (« Génétique et énonciation – mode d’emploi »), dû à deux spécialistes éminents de la critique génétique, A. Grésillon et J.-L. Lebrave, traite de la contribution (évidemment involontaire) de la problématique benvenistienne de l’énonciation au développement des études génétiques. Même si Benveniste n’a pas réfléchi sur ce type d’objet, sa pensée s’est révélée « un puissant catalyseur » (p. 67) pour ceux qui étudient les diverses facettes de l’activité du sujet dans ses manuscrits.

4 Le second chapitre (« La poétique d’Émile Benveniste. Benveniste et les ‘correspondances’ ») a été rédigé par Chloé Laplantine, qui fait émerger une « poétique » de Benveniste restée largement inconnue. Elle montre que toute sa vie il a réfléchi aux relations entre langue et littérature, comme le révèlent ses manuscrits. Il n’est pas indifférent qu’au moment où il écrit « Sémiologie de la langue » il mène parallèlement une étude de la langue de Baudelaire, ce qui lui permet de réfléchir sur le rapport singulier au monde qu’implique l’énonciation poétique.

5 Le chapitre suivant, dû à Sylvie Patron (« Homonymie chez Genette ou la réception de l’opposition histoire/discours dans les théories du récit de fiction ») porte sur l’une des oppositions majeures de l’héritage de Benveniste, celle entre « histoire » et « discours ». S. Patron montre comment chez Todorov et Genette cette distinction a été infléchie dans un sens différent, puis compare la problématique de Benveniste et celle de K. Hamburger, avant de résumer le débat sur les théories non-communicationnelles du récit, défendues aux USA par Kuroda ou Banfield, et en France par G. Philippe ou S. Patron elle-même.

6 Au chapitre suivant, Jean-Michel Adam s’intéresse au « Programme de la « translinguistique des textes et des œuvres » et sa réception au seuil des années 1970 ». Ceux qui suivent les travaux de J.-M. Adam savent qu’il a trouvé dans l’article de Benveniste « Sémiologie de la langue » (1969) une esquisse du type d’analyse du discours qu’il pratique : « en proposant une lecture du programme de Benveniste et de sa réception par Henri Meschonnic, Tzvetan Todorov, Julia Kristeva et Roland Barthes, je veux éclairer, conformément au projet de ce livre, une partie du contexte dans lequel s’est élaborée la théorie du texte et du discours qui est actuellement la mienne. » L’un des intérêts de sa contribution est d’éclairer le programme de Benveniste par une étude des manuscrits de son article.

7 Le chapitre 5 a pour auteur V. Guigue ; il s’inscrit dans le prolongement du précédent puisqu’il parle aussi d’analyse du discours, mais se veut programmatique : « Incidence de l’opposition langue-discours chez E. Benveniste pour une réévaluation du concept de discours en analyse du discours ». L’article est centré sur le concept d’« associations », qui permet à V. Guigue de confronter la conception benvenistienne de la langue à certains courants d’analyse du plus spéculative du volume la plus difficile à situer.

8 Le chapitre 6 suit une démarche d’exposition beaucoup plus classique. Sarah de Vogüe s’attache à montrer « l’actualité du concept benvenistien d’intégration dans la théorie des formes schématiques de l’école culiolienne ». Elle procède à une analyse particulièrement fine de la sémantique de Benveniste, pour montrer dans un second temps que « la référence à Benveniste s’impose » (p. 177) quand on considère la théorie des formes schématiques, qui implique elle aussi une certaine conception de la relation entre langue et discours et des relations entre lexique et syntaxe. Au-delà, c’est une théorie des relations entre la langue et le monde qui est engagée. Cet article d’une remarquable clarté permet à la fois de prendre toute la mesure de la complexité de la pensée de Benveniste et de dégager les principes essentiels de l’école culiolienne en matière de sens.

9 Dans l’avant-dernier chapitre de la première partie, le coresponsable du volume, R. Mahrer, esquisse le programme d’une « linguistique de la parole, à partir de Benveniste ». Sa contribution montre toute l’instabilité du terme « énonciation » chez Benveniste, qui lui paraît en fait définir un programme résumé en trois points : « (1) nécessité d’une pensée linguistique du langage s’articulant avec ses dehors théoriques, (2) nécessité d’une sémiologie dont l’objet est la langue comme détermination formelle de la signifiance du langage, (3) nécessité d’une herméneutique comme étude des paroles compte tenu de leur condition linguistique » (p. 209- 210). Comme S. de Vogüe, mais dans un cadre théorique distinct, il développe une conception de la langue et du discours qui le fait opter pour une linguistique qui mette au cœur de la réflexion l’événementialité de la parole : « le discours a une histoire, la parole fait l’histoire » (p. 234).

10 C’est G. Bergougnoux qui conclut la longue première partie du volume. Sa contribution (« Affordance : de la structure de la langue à la fonction du discours chez E. Benveniste ») entend dégager l’originalité de la pensée de Benveniste sur le langage en le faisant « entrer en résonance » (p. 258) avec le concept d’« affordance », issu de la psychologie « propriété d’un objet ou caractéristique d’un environnement immédiat qui indique l’utilisation de celui-ci » (p. 242). Ce détour lui permet de revisiter certains points clés de l’œuvre de Benveniste : la conception du temps, de la subjectivité, de l’agentivité. Il en ressort que « la langue ne saurait être assimilée à un instrument, quand bien même elle en présente les propriétés et en tout cas la fonction » (p. 258) mais qu’il faut aussi penser « l’instrumentalisation du locuteur-auditeur (un nom d’agent), conçu comme l’auteur d’une action effectuée sur la langue, dont la structure est au principe de sa constitution » (p. 258).

11 On ne peut que recommander la lecture d’un tel volume qui présente le double avantage d’être tourné à la fois vers le passé et vers l’avenir. La pensée de Benveniste apparaît comme celle d’un échangeur qui est au contact des fondateurs de la linguistique moderne sous la double forme du comparatisme et du structuralisme, mais qui a ouvert un certain nombre de problématiques contemporaines en déployant les potentialités du concept d’énonciation. Au-delà de telle ou telle de ses recherches sur les formes linguistiques, Benveniste apparaît comme quelqu’un qui s’interroge sans cesse sur le langage et qui inscrit cette réflexion au cœur de ses analyses. En cela il se présente tout naturellement comme une sorte de maître à penser pour ses successeurs, qui peuvent s’appuyer sur lui pour valider leur propre épistémologie.

12 Après un déferlement de travaux sur les manuscrits de Saussure, puis sur l’identité de Bakhtine, le moment est peut-être venu pour Benveniste. Il est d’ailleurs significatif que l’initiative de ce volume vienne de deux chercheurs de l’équipe « Génétique et théories linguistiques » : traditionnellement, l’accès à la genèse, à une pensée sous la pensée est un privilège réservé aux grands.

Mis en ligne sur Cairn.info le 11/06/2012
https://doi.org/10.3917/ls.140.0137
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