CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Voyages dans le ventre marchand d’une ville aux richesses vagabondes et insoupçonnées...

2Dans l’acception moderne du terme, une ville est dite “globale” lorsqu’elle concentre un nombre conséquent d’instruments et d’acteurs qui exercent un pouvoir économique et politique à l’échelle mondiale. On trouve dans les villes globales les sièges des multinationales et leur logistique stratégique, les sièges des grandes banques et ceux des organismes politiques internationaux. New York est sans aucun doute la plus puissante des villes globales actuelles. Elle a d’ailleurs servi de modèle pour établir cette définition [1]. Dans la version sociologique du concept, une ville est dite “globale” parce que, outre ce pouvoir économique, elle rassemble comme un kaléidoscope de peuples “assujettis” en raison même de leur implication au service des acteurs concrets de la mondialité. “D’un côté, les grandes villes concentrent une part disproportionnée du pouvoir des entreprises et sont un des sites-clefs de la survalorisation de l’économie d’entreprise ; d’un autre côté, elles concentrent une part disproportionnée des désavantagés et sont un des sites-clefs de leur dévalorisation [2]”. La ville globale est aussi le centre de “terminaisons nerveuses” qui la relient à tout un réseau de villes satellites, dépendantes des activités de la ville centrale qu’elles relaient directement. Enfin, par la puissance qu’elle concentre, parfois supérieure à celle des Etats qui l’“hébergent”, par la densité de ses connexions et réseaux, la ville globale est largement affranchie d’un principe national. Elle est en ce sens une concrétisation très réaliste de cet autre terme-clef, “transnational”, par lequel on pense désormais les processus de mondialisation. Pour schématiser, une ville globale est donc une ville qui domine le monde, ou une partie conséquente du monde qui parle haut, en même temps qu’elle en rassemble en son sein la diversité d’en bas.

3Istanbul est sans conteste une “mégapole”. Sa croissance continue, l’incertitude même de sa démographie (12, 15 millions d’habitants ? Comment imaginer que la plupart de nos villes européennes sont chacune englobées dans l’écart d’incertitude où l’on tient la population d’Istanbul, du Caire ou de Mexico ?). Je me souviens de ce jeune mendiant kurde vivant dans un recoin de porte sur ?stiklal, à qui la lointaine périphérie, pourtant inscrite dans les limites administratives d’Istanbul, où vivait sa famille, semblait aussi éloignée que sa ville natale de Diyarbak?r.

4Istanbul est très certainement aussi une puissante capitale économique à l’échelle de cette région du monde, un point nodal de connexion entre des blocs jadis séparés par des frontières très étanches. Il est tout aussi certain qu’Istanbul aujourd’hui, ville du raki et des taxis jaunes, est encore habillée des lambeaux de gloire de la capitale qu’elle fut de cet Empire ottoman, l’un des plus puissants du monde, “compact de terres où l’eau intruse des mers est comme prisonnière”, disait Braudel [3]. Ce n’est pas rien en effet d’imaginer la ville, plutôt que sous le cliché fatigué de deux continents qu’un détroit sépare, comme le point névralgique d’où commence une trame ininterrompue de routes qui peuvent aller des capitales européennes jusqu’au fond de la Chine. Peu de métropoles (Pékin ? Mexico ? New York ?) ont ainsi, derrière et devant elles, une telle profondeur de terres.

5Istanbul est donc une ville industrieuse et commerciale à une échelle qui a toujours été plus volontiers continentale que nationale, certes. Mais est-elle pour autant une ville globale ? On comprendra que l’enjeu n’est pas ici purement nominaliste ou académique. Il s’agit en effet de se faire une idée (juste une idée), de la catégorie dans laquelle Istanbul pourrait venir prendre place, disons sans perfidie : plutôt dans le groupe de Londres ou plutôt dans celui du Caire, ou peut-elle faire à elle seule une troisième classe de destin urbain ? Faut-il ranger Istanbul dans le tiroir des villes autophages, si énormes et pauvres à la fois qu’elles n’ont d’autre capacité que produire pour elles-mêmes, absorbant peu à peu le pays où elles sont nées ? Mexico mange le Mexique, Le Caire mange peu à peu l’Egypte, et Istanbul est-elle en train de manger la Turquie ? Ou Istanbul est-elle posée sur le pays comme un immense vaisseau, tout en son bord ? N’y est-elle déjà plus arrimée que par les hasards de l’empire et déjà puissamment ramifiée, en réseaux, à mille mondes étrangers qui l’habitent, diasporas et nomades en transit ?

6Car, oui, Istanbul répond à l’un des critères qui fonde la ville globale ; elle rassemble, le mot est faible. Lentement, les peuples du voisinage, que les vents de l’histoire récente ont mis en mouvement, ont fini presque discrètement par se rassembler comme feuilles mortes en son centre et ses périphéries. Si Istanbul compte quelque 12 millions d’habitants (15 peut-être, répétons-le, la mégapole aujourd’hui tient dans un écart, une tension démographique, bien plus que dans le chiffre brut d’un peuple mesuré exactement, et par là, si le dénombrement est bien l’acte premier de la maîtrise, elle flotte en un lieu politique incertain où tous ne sont pas comptés), on y dénombre autant de passants, près de 14 millions de personnes [4], que l’on n’ose appeler globalement “touristes” tant les raisons de leur passage sont variées : des pèlerins, car, au fait, Istanbul est ville sainte de l’islam pour les reliques du Prophète qu’elle possède, et j’ai le souvenir de ces femmes du Qatar portant non pas le hijab, mais un masque de cuir sur le visage, qu’on voyait débarquer au palais de Topkapi dans les années 1980, par grappes d’une dizaine – surgissant de noires limousines ; femmes cachées par les vitres fumées de leur véhicule autant que par les masques de commedia dell’arte qu’elles portaient sur le visage ; des “touristes”, des vrais, mondialisés par leurs vêtements achetés dans le même grand magasin de sport, à fond la forme, et le même guide sous le bras (êtes-vous tendance Routard ou tendance Lonely Planet ?), Européens pour l’essentiel, qui, partagés entre l’étonnement et la déception, découvrent souvent stupéfaits que cette ville n’est pas qu’un champ de ruines sur un bazar, mais une métropole cosmopolite ; des celnoki enfin, ceux qu’ont appelle ailleurs des “cabas”, pour le même grand sac chinois en plastique tressé qu’ils portent, des fourmis ou des trabendos quand ils viennent d’Algérie, colporteurs de différentes envergures et qui viennent commercer ; des transitaires et des réfugiés, cherchant des quais d’Eminönü un passage vers l’Europe.

7La liste des peuples présents à Istanbul pour tous ces motifs est très longue, pas moins d’une centaine de nationalités sont ainsi représentées, dont la plupart sont cependant issues du voisinage, si l’on peut définir ainsi un espace qui va de la Kabylie à l’Oural jusqu’aux rives de la Chine en passant par toutes les poussières d’Etats issus de la fragmentation de l’Empire soviétique. L’une des pionnières du commerce algérien à Istanbul m’expliquait qu’elle avait gardé vivant le souvenir de la langue turque qu’on parlait en famille, dans cette bourgeoisie de Constantine, l’une des rares villes “ottomanisée” d’Algérie, et que cette familiarité imaginaire, comme le visage de ce grand-père à moustaches, dont elle retrouvait des “cousins” imaginaires dans les rues de Laleli, avaient contribué à lui donner l’audace de revenir à Istanbul. Ce sont des poussières d’empire qu’on trouve rassemblées ici, en cela comme à Londres, moins la citoyenneté que donne l’appartenance au Commonwealth.

8Ils sont loin en effet d’être citoyens, les passants citadins occasionnels d’Istanbul. Il faut dire en effet à ceux que ce cosmopolitisme enchanterait comme une preuve évidente de haute civilisation que beaucoup de ces passants se cachent, tremblent de peur à l’idée de croiser une brigade de police, et font leur commerce par de courtes incursions dans la ville, comme pour des razzias, vivent dans des hôtels assez délabrés ou des chambres pourries dans lesquelles ils dorment en alternance. J’ai visité des dizaines de ces hôtels en apparence modernes et propres, mais qui révélaient des arrière-cours sordides et des chambres pas très nettes. Je me souviens de l’un d’eux sur Ordu Caddesi, presque exclusivement réservé par des Tadjiks qui venaient vendre à Istanbul les produits de leurs ateliers de confection. Les chambres étaient minuscules, donnant sur une cour intérieure à la façon des fondouks les plus traditionnels. Des robes par dizaines étaient pendues au plafond, accrochées aux murs, des vêtements jetés en tas sur les lits, tandis que les familles habitant la chambre faisaient la cuisine sur des réchauds à alcool, directement sous les robes, qui prenaient toutes les odeurs de cuisine. Les Tadjiks, je m’en souviens, adorent la saucisse. L’odeur de leurs robes qui se retrouvaient ensuite sur les trottoirs et aux étals de Laleli les signaient mieux qu’une empreinte. Voies détournées de la traçabilité, façon bazar.

9Les “pionniers” furent sans doute les Afghans pendant la guerre que leur fit l’Empire soviétique, en même temps ou presque que les Iraniens chassés par les mollahs, et, dès les années 1980, des Polonais et des Roumains venus en explorateurs, bravant leurs polices. Malgré ceux-là, Istanbul était encore une belle endormie au début des années 1980. Les touristes européens pouvaient encore se prendre pour Pierre Loti et se faire l’illusion de découvrir Pompéi. C’est au début des années 1990 que le grand mouvement des foules a commencé. Les masses comme déferlantes sont d’abord venues de Russie et d’Ukraine, en bateau d’Odessa, par bus, bravant les pirates qui rackettent au passage en Moldavie, par avions charters, au point qu’il faudra construire un nouvel aéroport pour les accueillir ; puis vinrent des Polonais, des Roumains, des Moldaves. Surtout des Roumaines et des Moldaves, dont certaines entrent dans les boutiques comme vendeuses pour servir en russe une clientèle qui se fout d’apprendre quelque langue que ce soit et encore plus d’apprendre l’éthique du commerce de bazar. Ils repartiront lorsqu’ils auront accompli quelque chose d’un cycle d’accumulation primitive, valise par valise, des brouettes de lires amassées à une époque où il faut encore une liasse de billets pour acheter une boîte d’allumettes.

10Au milieu des années 2000 arrivent les Tadjiks, les Turkmènes, les Kazakhs, les Ouzbeks, des bus pleins de leur extraordinaire artisanat, tapis, tissus, comme s’ils avaient pris le temps d’amasser et de fabriquer avant de venir vendre, alertés sans doute par des cousins, pionniers discrètement nichés dans les recoins du bazar où ils semblaient les attendre en vendant cet artisanat indien ou pakistanais qui plaisait tant aux touristes. Car c’est là encore une règle de la ville cosmopolite : il n’y a pas de génération spontanée des passants mais une chaîne relationnelle quelquefois très longue, de proche en proche, parfois sur des siècles. De quand date l’installation des Ouzbeks dans le grand bazar ? Puis des Irakiens quand la guerre s’installe entre l’Iran et l’Irak, puis des Iraniens à nouveau et d’autres Afghans qui fuient cette fois les talibans, puis des Libyens, des Tunisiens, des Algériens, des Egyptiens, des Jordaniens et des Syriens, mais curieusement peu de Marocains (les seuls que j’y ai rencontrés sont plus souvent des pèlerins que des commerçants), comme si, là encore, seule une familiarité même imaginaire avec l’Empire ottoman justifiait le voyage vers Istanbul (et de même que l’Empire s’est arrêté aux portes du royaume chérifien, le recrutement des commerçants s’arrête aujourd’hui vers Tlemcen). Enfin, derniers arrivés, des Chinois Ouïgours, musulmans, certains parlant une langue qui a des familiarités avec le turc, de l’une des provinces les plus reculées de l’ancien empire et qu’on a appelé Turkestan oriental avant qu’elle ne devienne le Xinjiang.

11Cette très rapide sédimentation de peuples en mouvement est aujourd’hui un, sinon le cœur économique de la ville. Car dans leur immense majorité, ces passants achètent et vendent des tonnes de marchandises qui, jusqu’à l’arrivée des marées de vêtements chinois, étaient fabriquées ici même, dans les successions de faubourgs. Le double mouvement de la fin du fordisme d’une part, qui assignait aux migrants les emplois ouvriers, et d’autre part de l’ouverture pacifique des frontières de l’ex-empire socialiste a produit une immense noria de marchandises dans cette région striée de différentiels de richesses, lorsque l’effondrement de l’industrie et des Etats impulse des vocations commerciales par force, comme unique chance de faire un bout de promotion sociale. Le même mouvement s’était produit à Marseille bien plus tôt, arrimé sur l’Algérie socialiste [5]. Mais par différence à Marseille où les commerçants se contentaient de vendre, ici les machines productives se sont mises en fonction, en surchauffe même.

12Voici un exemple de ces formidables dispositifs productifs qui se sont construits, parfois à partir de rien, juste sur des solidarités et des opportunités saisies au vol. Au milieu des années 1980, des Bulgares prennent place dans la filière du cuir, de la tannerie à la vente. Ils commencent à travailler dans le plus sale métier, celui de la tannerie, dans les usines, chassées d’Istanbul, à Tuzla, plus au sud. Ils “remontent” petit à petit sur Istanbul dans le commerce, avant d’être les principaux acteurs du développement des grands show-rooms de Zeytinburnu et Merter. Ces “Bulgares” sont des musulmans, turcophones, chassés de Bulgarie lorsque le régime communiste vieillissant imagine un grand programme “d’ethnicisation” et exige des membres de ces minorités qu’ils changent leurs prénoms et renoncent à leur religion. Ils migrent massivement vers Istanbul et y réinvestissent leur savoir-faire technique, le travail du cuir, mais pas seulement. Certains sont des professeurs, des interprètes, et ils mettront leurs compétences linguistiques au service de l’immense Babel commerciale que devient Istanbul. J’ai connu l’une de ces Bulgares, ancienne professeure de français à Sofia, qui travaillait comme comptable chez un exportateur Mardinli [6]. Son français servait de langue internationale pour commercer avec les Algériens et les Tunisiens qui constituaient l’essentiel de la clientèle de ce grossiste. Les Bulgares profitent d’ailleurs d’une opportunité, puisque les tanneries sont transportées à Tuzla, loin de la grande ville. Comme ils parlent aussi le russe, ces Bulgares seront l’un des vis-à-vis des clientèles russes lorsqu’elles vont débarquer à Istanbul à la recherche des longs manteaux de fourrure que nécessitent chez eux les hivers.

13Les Bulgares pénètrent un peu le grand bazar, mais ils s’installent surtout dans les quartiers justement rendus disponibles par la désertion des tanneries, Merter et Zeytinburnu, où ils ouvrent de grands show-rooms, plus accessibles à ces clientèles occidentales ou slaves, effrayées par l’espace labyrinthique et peu habituées aux subtilités relationnelles des codes du bazar. C’est d’ailleurs dans ces showrooms que les tanneurs seront démarchés, d’abord par des confectionneurs du Sentier parisien, puis par des grandes marques parisiennes de prêt-à-porter qui leur donneront à fabriquer “à façon”, selon le terme consacré. Les tanneurs bulgares vont alors travailler pour le marché mondial en même temps que pour le marché local. En effet, un modèle de veste signé et griffé est décliné en sept ou huit catégories de produits, par le même atelier. Le haut de gamme est réservé au marché parisien ou londonien, le reste part pour la Russie ou l’Algérie, entre autres destinations, via le bazar ou les marchés urbains. Il y a de fortes chances que cette opportunité de “copier” le modèle initial soit négociée entre le commanditaire français et l’artisan turc, au moment de la négociation du prix “à façon”. On trouve donc une large gamme du produit initial qui va de la stricte imitation vendue dans le bazar à un prix dix fois inférieur au prix français, même dessin, même cuir pleine fleur, même accessoire, mais la marque sera de sonorité italienne, au modèle fait de restes de cuir cartonneux et bouilli, vendu sur les marchés périphériques aux plus pauvres des celnoki, moldaves ou roumains au début des années 1990. Il faudrait retourner sur le terrain pour comprendre où en sont ces artisans partis de rien ou presque, quelle fortune ils ont accumulée et ce qu’ils en ont fait. A moins que des revirements de ces marchés de la fringue, pleins d’incertitudes et de péripéties, les aient brutalement ramenés à leur boutique ou à leur atelier initial, pour un éternel recommencement.
Contentons-nous de remarquer ici que cette mise en œuvre de dispositifs économiques croisant commerce et industrie, mobilisation des ethnicités et opportunités transnationales est exactement ce que décrivent les chercheurs américains lorsqu’ils analysent la ville globale et ses strates économiques. C’est là en effet l’une des énigmes de ces métropoles : loin d’être des villes cleans et hautement sécurisées, façon Lugano et Genève, les “villes globales” telle New York feuillettent les espaces économiques et les ateliers clandestins ou informels de fabrication de vêtements contrefaits, les revendeurs colporteurs de rue font bon ménage avec les sièges de banque et les traders. Sans doute, dit Saskia Sassen [7], parce qu’il faut aux traders ce formidable réservoir de main-d’œuvre où aller puiser les baby-sitters et les domestiques, mais dans lequel piochent aussi les donneurs d’ordres de l’informel. Or en cela au moins, Istanbul est l’égale de New York, avec cependant cette singularité de l’arrimage direct des ateliers à la myriade de marchés à la valise.
Il y a donc aujourd’hui des milliers d’ateliers à Istanbul qui fabriquent des vestes en cuir, des jeans, des sous-vêtements, des pièces automobiles, des moulins à poivre. La liste est impossible à établir, leur nombre comme les quantités qui sortent de ces ateliers impossibles à chiffrer. Autant compter les gouttes de pluie, disait un industriel à qui je posais la question. Il est certain par ailleurs que ces ateliers et leur développement sont une des pièces stratégiques de l’urbanisation galopante de la ville.
Dans ce formidable mouvement d’embrayage du commerce et de l’industrie, il y a bien certainement des fortunes qui se sont faites, et peut-être des empires industriels qui, par extension et délocalisations successives, se mondialisent. J’ai vu pourtant beaucoup plus des fortunes qui se défont, sur un coup de dés, une erreur, une arnaque, au poker sur un mauvais “coup” commercial, que la lente structuration d’empires industriels. A l’image de ce commerçant Mardinli qui perd une fortune colossale au jeu, la sienne et celle de son associé algérien qu’il met sur la paille. A l’image de ce trabendo tunisien audacieux qui réussit quelques beaux coups, s’enhardit, achète à l’aveugle dans une enchère informelle napolitaine un lot énorme de “sous-vêtements” et se retrouve heureux propriétaire de deux containers de soutien-gorge, taille 90 C, couleur fuchsia. Il faudrait sans doute un jour en faire la généalogie ; contentons-nous de constater ici que l’arrimage du commerce “au long cours”, le cabotage international “à la valise” et une industrie largement informelle sont globalement réservés à des aventuriers plutôt qu’à des “constructeurs”, formant un capitalisme de parias, dirait Max Weber [8].
C’est là que le destin des villes diverge. Dans les pays occidentaux, les Etats prennent le train des machines capitalistes de ce siècle arrimant l’industrie de la haute technologie sur l’affairisme financier. Car ce sont les Etats qui relancent, par l’aménagement et l’investissement dans la recherche et la formation, la puissance économique des dispositifs productifs. Dans le capitalisme des parias, au contraire, les Etats se comportent plutôt en prédateurs, ils prélèvent et confisquent. L’essaimage se fait alors, mais sans logique d’organisation, la puissance se difracte et se pulvérise au fur et à mesure qu’elle s’étend. La noria des commerçants russes et ukrainiens qui ont sans doute converti des billions de dollars, n’a jamais produit qu’une classe moyenne, à peine quelques parvenus, dit la rumeur, intégrés dans des réseaux mafieux qui eux aussi ponctionnent les commerces davantage qu’ils ne les organisent [9].
En somme, à la différence des villes mondiales, celles de la classe d’Istanbul n’organisent rien, elles difractent, elles rayonnent, elles “captent et relancent le cycle du commerce”, disait déjà Braudel à propos des villes mondes, justement. Par contre elles ne créent aucune ossature, aucune architecture des réseaux de villes et d’acteurs que mobilise le “capitalisme cognitif” des nouvelles villes globales. Odessa, Kiev, Tunis et Alger, peuvent bien être nourries par Istanbul, et certains parvenus qui réussissent dans ces villes dépendent étroitement de leurs réseaux stambouliotes. Mais aucune de ces villes n’est satellisée par la métropole turque. Un capitalisme moléculaire en somme se forme ici dans la combinaison d’une industrie informalisée qui a besoin de la précarité et de la discrétion pour être rentable, et d’un commerce de porteurs de cabas et de valises ; fourmis que la fin des Etats providence laisse désemparées, et dans l’obligation de poursuivre seules le petit chemin de promotion sociale qu’elles avaient commencé sous le cocon protecteur de l’Etat.
En ce sens, pardon si la chute paraîtra saugrenue, c’est une intensité et une énergie qui ne poussent pas à chanter ni à s’épanouir dans la culture. Les rues de Laleli ou de Beyaz?t, d’Aksaray sont très silencieuses la nuit, et même si quelques cabarets tristes sont ouverts pour les beuveries besogneuses des trabendos algériens (avec Natachas [10]), cette “passion des affaires”, cet appât du gain ne vont pas jusqu’à déambuler nonchalamment dans les rues d’?stiklal, de bar en bar, main dans la main, de musique en musique, sans autre but que se laisser porter par la ritournelle urbaine. Le capitalisme des parias, malgré l’intensité des passions qu’il mobilise [oui, Lepinay, Latour [11] et Tarde [12] ont raison, nous avons grand besoin d’une économie qui se pense “science des intérêts passionnés”, plutôt que mathématique de la raison froide] est le fait, hélas, d’une humanité souffrante.

Notes

  • [*]
    Anthropologue, il dirige le Centre Jacques-Berque à Rabat (Maroc). Il est notamment l’auteur de Cabas et conteneurs. Activités marchandes informelles et réseaux migrants transfrontaliers (en collaboration, Maisonneuve et Larose, 2001) et, avec Michel Samson, de Gouverner Marseille : enquête sur les mondes politiques marseillais (La Découverte, 2006).
  • [1]
    Saskia Sassen, The Global City, Princeton University Press, Princeton, 1991.
  • [2]
    Saskia Sassen, La Globalisation. Une sociologie, Gallimard, 2009.
  • [3]
    Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, Armand Colin, 1979.
  • [4]
    A. Didem Dan??, Integration in Limbo. Iraqui, Afghan and Iranian Migrants in Istanbul, Migration Research Program, Koç University, Istanbul, 2007.
  • [5]
    Michel Peraldi (dir.) Cabas et containers. Activités marchandes informelles et réseaux migrants transfrontaliers, Maisonneuve et Larose, 2001.
  • [6]
    De la ville Mardin. (N.d.R.)
  • [7]
    Saskia Sassen, op. cit., 1991.
  • [8]
    Max Weber, Histoire économique (1923) pour l’édition française, Gallimard, 1981.
  • [9]
    Vadim Volkov, Violent entrepreneurs. The Use of Force in the Making of Russian Capitalism, Cornell University Press, Ithaca et Londres, 2002.
  • [10]
    Terme sous lequel aujourd’hui les turcs désignent les prostituées.
  • [11]
    Bruno Latour, Vincent Lépinay, L’Economie, sciences des intérêts passionnés, La Découverte, 2008.
  • [12]
    Gabriel de Tarde, Psychologie économique, deux tomes, Félix Alcan, 1902. Le texte intégral de cet ouvrage majeur, jamais réédité, est désormais accessible, grâce à quelques passionnés dont Bruno Latour, sur le site http:// classiques. uquac. Ça/ .
Michel Peraldi [*]
  • [*]
    Anthropologue, il dirige le Centre Jacques-Berque à Rabat (Maroc). Il est notamment l’auteur de Cabas et conteneurs. Activités marchandes informelles et réseaux migrants transfrontaliers (en collaboration, Maisonneuve et Larose, 2001) et, avec Michel Samson, de Gouverner Marseille : enquête sur les mondes politiques marseillais (La Découverte, 2006).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/lpm.029.0035
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