CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le principe fondateur de la République est le bien public et la défense du bien commun, or l’on voit de plus en plus poindre à l’horizon du politique en France le clinquant et le fait du prince. Le nouveau Président de la République française, Nicolas Sarkozy, élu il y a tout juste un an, a bien du mal à habiter sa fonction. Il suffit de faire référence au fondateur de la Ve République, Charles de Gaulle, pour prendre la mesure de l’écart qui existe entre les valeurs et les mœurs de l’occupant actuel du palais de l’Elysée et celles de son illustre prédécesseur.

2“Il faut que je vous dise : j’aime l’argent, j’ai beaucoup d’amis riches, et je n’ai aucun complexe à le revendiquer”, expliquait récemment Nicolas Sarkozy à Jean Daniel [1], venu le rencontrer à propos d’Albert Camus. On est bien loin de l’austérité, de la rigueur et du désintérêt manifesté jadis par de Gaulle à propos de l’argent et des “gens de la Corbeille”, lui qui n’hésitait pas à déclarer aux patrons venus le rencontrer à la Libération : “Je ne vous ai pas beaucoup vus à Londres !”…

3Les temps ont changé, le goût de l’éphémère a supplanté le sens de l’histoire, une présence agitée, bavarde et volontiers habitée par “le mépris”, cette “passion abjecte de notre temps”, comme l’a défini dans ce numéro Michel Guérin, a remplacé une forme de laconisme, de réserve et d’autorité. “Il n’est pas d’autorité sans prestige ni de prestige sans éloignement”, recommandait l’auteur du Fil de l’épée, qu’à l’évidence l’actuel locataire de l’Elysée n’a pas beaucoup lu ni médité.

4Mai 68 il est vrai est passé par là et a produit ses effets paradoxaux. Cet événement matrice, cette “prise de parole” étudiée par Michel de Certeau et dont on célèbre aujourd’hui avec un brin de nostalgie les quarante ans, a heureusement libéré nos mœurs et transformé nos sociétés politiques engoncées dans des carcans d’un autre temps. Mais la célébration de l’hédonisme et l’affirmation de l’individualisme ont ouvert une voie royale au règne du marché et à l’empire de la consommation, qui ont fait du lucre la première passion de notre temps et des “Choses”, comme l’écrivait Georges Perec, le principal motif du débat politique ! Nicolas Sarkozy a affirmé vouloir “liquider l’héritage de Mai 68”, il en est pourtant une sorte d’héritier, dans ses mœurs privées comme dans sa vie publique.

5Le mépris est à l’œuvre, il travaille nos sociétés en profondeur et institue une étonnante hiérarchie des valeurs. Il se conjugue volontiers à une profonde arrogance de certains experts qui captent le pouvoir et se substituent à la légitimité des élus de la République pour dire ce que doit devenir notre société.

6Jacques Attali, ancien conseiller spécial de François Mitterrand et tout nouveau président de la Commission pour la libération de la croissance en France, en est le parangon. Brillant sujet, polytechnicien, énarque, conseiller d’Etat, éditorialiste, écrivain et même chef d’orchestre, ce nouveau Monsieur Je-sais-tout-et-j’ai-raison-sur-tout de notre “belle époque” parisienne s’est illustré par une incroyable suffisance lors de la présentation de son rapport. Les parlementaires qui ont osé émettre quelques réserves devant le catalogue de ses propositions se sont fait tout simplement traiter d’imbéciles, quant aux journalistes qui posaient quelques judicieuses questions, ils ont été soit rabroués soit traités de menteurs…

7Mais qui est donc Monsieur Jacques Attali pour se permettre une telle attitude et tenir de tels propos ? A partir de quels sommets inatteignables regarde-t-il la société française ? Au nom de quelle légitimité et de quel indiscutable savoir peut-il écrire notre “brève histoire de l’avenir” sans que cela puisse être débattu ni contesté ? Lui seul sait ce qui est bon pour la France et pour libérer sa croissance ! “There is no alternative”, “TINA”, ce type de discours devrait pourtant nous rappeler le langage de Margaret Thatcher hier…

8Jacques Attali a lui-même profondément évolué dans sa vision de l’économie, entre le socialisme et l’anticapitalisme de ses premiers écrits et son discours actuel qu’il nous présente pourtant comme une vérité établie, qui n’est en fait qu’une nouvelle version de la doxa du capitalisme ambiant. Pourquoi faudrait-il le créditer d’un discernement exemplaire ? Auteur prolifique, il a fait montre à plusieurs reprises de légèretés si ce n’est de contrefaçons. Son Histoire du temps[2] avait emprunté des passages entiers au Traité du sablier[3] d’Ernst Jünger en oubliant les guillemets (comme l’avait montré en son temps Olivier Poivre d’Arvor). Son livre 1492[4] se caractérisait, selon Bernard Vincent, historien spécialiste de la période, par une accumulation innombrable d’erreurs, sur des lieux et des faits, son Verbatim[5] n’illustrait pas un sens particulier de la discrétion ni une déontologie avérée dans ses fonctions de conseiller auprès de François Mitterrand, son rôle de directeur de la Berd s’était traduit par de fortes hausses de rémunérations, des dépenses somptuaires, souvent injustifiées, et des résultats concrets qui l’ont amené à un départ rapide de la City de Londres, qui en rit encore… Non Jacques Attali ne peut décidément pas être comparé à Sir Siegmund Warburg, dont il s’est voulu le biographe et qu’il a pris pour modèle. Sans parler de ses activités de conseil auprès de certains chefs d’Etat africains, peu connus pour leur transparence et leurs vertus démocratiques, auxquelles s’ajoute sa récente mise en examen pour trafic d’influence dans l’affaire Falcone, aux côtés notamment de Charles Pasqua et d’un autre “grand écrivain”, Paul-Loup Sulitzer.

9Alors, au nom de quoi, de quelle rigueur, de quelle vertu, de quelle rectitude dans le comportement et l’intelligence Monsieur Jacques Attali se permet-il de nous faire la leçon ? Il serait bien inspiré de relire Montaigne : “L’âme qui n’a point de but établi, elle se perd. Car, comme on dit, c’est n’être en aucun lieu que d’être partout.”

10Nous voilà bien loin d’un Pierre Mendès France, qui dans sa vie comme dans ses actes pouvait témoigner que “toute politique n’est pas sale et toute action n’est pas vaine”.

11Par son arrogance et sa suffisance, Monsieur Jacques Attali nous montre avec éloquence combien le mépris est devenu la figure de notre temps. Tendons-lui ce miroir…

Notes

  • [1]
    Le Nouvel Observateur n° 2258, 14-20 février 2008, p. 91.
  • [2]
    LGF, 1983.
  • [3]
    Christian Bourgeois, 1995.
  • [4]
    Le Livre de poche, 2004.
  • [5]
    Fayard, trois tomes, 1993-1995.
Thierry FABRE
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2008
https://doi.org/10.3917/lpm.024.0008
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