CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1A l’angle nord-ouest de l’Afrique et à l’interface avec l’Europe, Tanger représente un trait d’union entre ces continents séparés par le grand fossé méditerranéen. Cette ville-port(e) ouverte sur deux mers (Méditerranée et océan Atlantique) correspond à un finistère qui regarde vers le Vieux Continent et tourne le dos à son arrière-pays : un phénomène d’insularisation[1] hérité du statut international (1925-1956). Aujourd’hui, la ville-frontière conserve son rôle historique de tête de pont dans des formes plus contemporaines. Point de passage des touristes et espace de transit pour les Marocains résidant à l’étranger, cette chatière migratoire a aussi la réputation de plaque tournante des trafics de drogue.

2Alors que Tanger est actuellement dynamisée par des politiques d’intégration et une longue série de projets ambitieux, sa Casbah fait l’objet d’un engouement renaissant de la part de riches étrangers et d’artistes marocains et internationaux. Peintres, musiciens et cinéastes à la recherche du mythe de Tanger sont à nouveau fascinés par la perle du Détroit. La gentry s’installe, acquiert des résidences secondaires et ouvre des maisons d’hôtes dans le Vieux Tanger. Ce processus de gentrification [2] des centres anciens – dont les ryads de Marrakech sont l’archétype maghrébin – traduit un regain d’intérêt pour des patrimoines immobiliers certes dégradés mais dotés d’un cachet historique. Et pour le cas spécifique de Tanger, c’est d’abord la mémoire de la “ville internationale” qui subjugue une minorité d’intellectuels et d’artistes. Malgré la dégradation du bâti, la Casbah fortifiée constitue un espace unique qui s’embourgeoise en raison de son cachet pittoresque. Situé à l’extrême nord de l’agglomération, le cœur historique de la cité est planté sur un site défensif face au détroit de Gibraltar et à la péninsule Ibérique, ce quartier paupérisé surplombe l’ensemble de la médina, et les terrasses offrent des points de vue exceptionnels sur la baie de Tanger.

3La rencontre et la cohabitation entre les nouveaux habitants de la Casbah et les personnes enracinées dans la ville ancienne sont plutôt douloureuses, comme le montre l’histoire de Mohcine, faux-guide de la médina. Quelles sont les conséquences – en termes de contact entre les deux communautés et d’éviction des autochtones – de l’intrusion d’une intelligentsia argentée ? L’approche esquissée ici essaie de mettre en exergue les relations complexes entre, d’une part, les nouveaux habitants, généralement riches et modernes, voire excentriques, et, d’autre part, les gens moins fortunés du quartier. Au-delà d’un itinéraire reconstruit à partir d’entretiens et d’observations (2002-2007), le portrait de Mohcine vise à restituer un tableau mélancolique et mélodramatique d’une Casbah gentrifiée et cosmopolite.

4Né en 1964, Mohcine est un fils de la Casbah. Son père, Noureddine, est arrivé orphelin dans le Tanger des années quarante, quand les famines sévissaient dans le Rif. Pris en charge par des bienfaiteurs, Noureddine est confié à un imam enseignant la lecture et l’écriture du Coran. Ensuite, il est embauché dans une banque (comme agent d’entretien), puis il décroche un emploi à l’usine et part travailler en Belgique. Grâce à l’épargne rapatriée de l’étranger, Noureddine acquiert une maison dans la Casbah ; son épouse ne souhaite pas quitter le Maroc : “Ma mère ne voulait pas vivre avec les Nçara [chrétiens]. Elle disait que ce n’était pas pur. […] Elle a ses habitudes à Tanger, et puis ses frères. Ses frères vivaient dans la misère, mais ils sont bien installés maintenant.” (Mohcine, août 2003.)

5Issue d’un milieu social défavorisé, cette famille sort de la pauvreté grâce à l’émigration internationale, l’instruction et le travail. L’éducation des enfants croise valeurs traditionnelles de l’école coranique et qualification professionnelle. Deux des six sœurs de Mohcine et quatre de ses cinq frères ont émigré en Belgique, et il a deux sœurs en France. L’épargne de cette fratrie permet de couvrir la construction d’une vaste villa dans un quartier périphérique. Les parents y emménagent, tandis que le domicile de la Casbah est confié au frère de Mohcine (électricien, marié, père de trois enfants). Mohcine étant encore célibataire, il ne peut pas vivre dans le foyer de son frère [3] ; il doit quitter la maison de la Casbah, puis se marier avant de pouvoir y habiter de nouveau en 2002.

6Plus largement, le mariage de Mohcine avec une Rifaine de vingt ans sa cadette s’explique de deux manières. Tout d’abord, le faux-guide veut loger à la Casbah, où il gagne sa vie en offrant des services aux étrangers du quartier et aux touristes, or cette union lui ouvre le droit de partager la maison du père avec le ménage du frère. De plus, Noureddyne veut marier son fils après l’avoir soigné d’une toxicomanie à l’héroïne “par force et grâce à la religion” (séquestration prolongée et retour aux rites musulmans).

7Mohcine est très entreprenant après son mariage. Il a l’ambition de devenir gardien d’une résidence secondaire. Il passe rapidement du statut de faux-guide, réputé astucieux pour dénicher les touristes aisés, à celui d’intermédiaire pour faciliter des transactions immobilières entre étrangers et propriétaires marocains. Il intervient ainsi dans la vente de trois maisons en 2003 et 2004 (démarches administratives, règlement des litiges entre les héritiers), puis il reste au service des nouveaux propriétaires : il supervise les travaux de restauration et garde les résidences secondaires. De nationalité française, ses patrons appartiennent aux catégories sociales supérieures (artistes, enseignants-chercheurs, professions libérales).

8De plus, Mohcine devient l’homme de confiance d’un couple de Français. Il accompagne Madame en ville pour qu’elle fasse ses emplettes, mais il est rémunéré au coup par coup, sur appréciation des services offerts. Le faux-guide compare ses rétributions à une aumône par rapport aux sommes dépensées dans la décoration des maisons. Il se sent humilié : “Elle fait le tour de la médina pour choisir une boutique. Je marche tout l’après-midi pour un billet de 20 dirhams [4]. Une djellaba à 700 dirhams pour elle et 20 dirhams pour moi : c’est normal ? Aujourd’hui la djellaba, hier les plantes, demain les chaises, mais pour moi c’est tous les jours 20 dirhams !” (Juillet 2003.) Ensuite, Mohcine se fait doubler sur la vente d’une ruine. Les Français prennent un autre intermédiaire, mais le faux-guide parvient à placer le chef de chantier qu’il pressent pour la rénovation. Il se sert alors des matériaux de construction des uns pour effectuer des travaux dans la maison d’un autre et dans la sienne : un moyen de compléter sa paie. Enfin, Mohcine négocie la vente d’une vaste demeure accolée aux remparts [5]. C’est son plus gros coup (et ce sera son dernier) : le propriétaire français entreprend d’importants travaux – mis sous la responsabilité de Mohcine – pour aménager une luxueuse maison d’hôtes ; il promet au faux-guide la place de gardien-gérant de cet établissement touristique.

9Finalement, Mohcine sait se rendre indispensable auprès des étrangers. Il est fier de ses missions, mais les rapports marchands posent problème aux deux parties : “Je leur téléphone pour leur demander de l’argent, pour les travaux. Ils font un mandat et je prends ma commission. Je suis obligé de tricher sur les prix. […] Il n’y a pas de montant fixé par mois, pas de salaire pour mon travail de gardien. […] Ils veulent le meilleur avec un prix de pays sous-développé.” (Décembre 2004.) Mohcine met toutes les occasions à son avantage : par exemple, il loue les résidences secondaires “en cachette” – sans avertir les propriétaires – et conserve le loyer. De toute façon, il méprise les mœurs envahissantes des étrangers. Il les guide, leur livre du haschisch et d’autres stupéfiants, va jusqu’à promener leurs enfants, tout en portant un jugement négatif à leur égard.

10Précisons que les gens de la Casbah reprochent aux étrangers des nuisances : veillées bruyantes, gêne occasionnée par des travaux – que les locaux n’ont pour la plupart pas les moyens de financer. Le mépris est exacerbé par les écarts de richesse et de confort, de niveaux et de modes de vie. Les autochtones apparaissent impuissants face à d’opulents seigneurs qui ajoutent des niveaux aux maisons et obstruent ainsi les points de vue panoramiques depuis les terrasses. Le style excentrique et le mégalo-snobisme de ressortissants étrangers heurtent les mentalités empreintes de tradition ; des comportements sont irrespectueux et intolérables (séances de bronzage exhibées sur les terrasses, défilés extravagants dans les ruelles, soirées déguisées, prostitution juvénile).

11Fils d’un ancien du quartier, Mohcine parvient au statut de notable. La maison familiale fait sa fierté, et il la décore soigneusement. Cette demeure affirme la respectabilité de Mohcine auprès des Marocains et elle marque son identité vis-à-vis des voisins étrangers. Le brillant faux-guide est respecté en raison de sa politesse et de son savoir-vivre. Il intervient dans l’organisation coutumière de la communauté et il participe aux réunions improvisées sur la place publique. Il est néanmoins perçu par les autres comme le facilitateur de l’injurieuse intrusion des étrangers. Sa réussite attise la jalousie, et sa situation favorable lui vaut des inimitiés : le succès de Mohcine est à la fois envié par des camarades moins chanceux, mais aussi critiqué par des nantis qu’il concurrence et dont il a ni le rang ni le nom.

12Les choses basculent en 2005 : Noureddine vend la maison, qui a une valeur sentimentale et non monnayable pour son fils. C’est un coup dur pour Mohcine, qui se prenait à rêver être “le dernier Marocain de la Casbah” ; “Je voudrais que mon père ne vende jamais”, disait-il. Bien que Noureddine tienne à la disposition de ses fils leur part de l’héritage pour qu’ils accèdent à la propriété en périphérie, le faux-guide préfère la Casbah, alors il s’installe dans une maison dont il est gardien.

13Après l’ascension artificielle, euphorique et vertigineuse des trente-six derniers mois, la chute est brutale : le café fréquenté quotidiennement ferme, des amis décèdent et Mohcine perd ses repères, ses lieux de sociabilité. Il se met au rythme noctambule, à la fête, avec des Européens amateurs des fruits défendus faciles d’accès à Tanger. Après la compagnie des prostituées dans les débits de boisson, il sombre à nouveau dans la consommation d’héroïne. La dépendance à la drogue le conduit à vendre les meubles des Français, puis les siens, et sa femme le quitte lorsqu’elle s’aperçoit que la toxicomanie est devenue maître de Mohcine. Ce dernier met son intelligence au service de la malhonnêteté : par divers stratagèmes, à distance, il harcèle les Français pour leur extorquer des devises (mandats). Il liquide l’ensemble de ses biens et dépouille les résidences qu’il garde. Constatant le saccage, les propriétaires étrangers le poursuivent en justice.

14En 2006, Mohcine est condamné à quatre ans de prison ferme, et son père paie un avocat pour ramener la peine à deux années d’incarcération. In fine, les Français vandalisés se consolent de leurs malheurs [6], mais ils souhaitent revendre la maison. Ils veulent se libérer de la Casbah, sortir du piège tendu par le faux-guide.

Notes

  • [*]
    Géographe, il est spécialisé dans les études urbaines au Maroc et auteur d’une thèse de doctorat sur Tanger et Tétouan.
  • [**]
    Doctorante en sociologie à l’université Aix-Marseille I, elle étudie les politiques publiques de lutte contre la pauvreté.
  • [1]
    L’architecte-urbaniste Pierre Mas assimilait Tanger à une île après l’indépendance, une métaphore rectifiée par Jean-François Troin, pour qui Tanger est une presqu’île. Pierre Mas, “Tanger, une île ?”, Revue de géographie du Maroc n° 1-2, p. 153-155, Rabat, 1962, et Jean-François Troin, Maroc. Régions, pays, territoires, Maisonneuve et Larose, 2002. (Toutes les notes sont des auteurs.)
  • [2]
    La gentrification désigne la réoccupation des centres-villes par des catégories sociales aisées et ayant une demande culturelle importante.
  • [3]
    “Pour les Rifains, c’est une honte de vivre célibataire avec des femmes mariées autres que sa mère et ses sœurs.” (Mohcine, juillet 2002.)
  • [4]
    11 dirhams = 1 euro (en 2007).
  • [5]
    Le rez-de-chaussée est au niveau des toits de Jenan Captan, quartier voisin dominé de trois étages par la maison. Le coût serait de 60 000 euros, auxquels il faut ajouter environ 18 000 euros (pour régler le litige avec des héritiers récalcitrants à la vente), 20 000 euros pour la restauration et l’ameublement, ainsi que les honoraires de Mohcine. Dans la ruelle, un Français achète un patio taudifié après avoir dédommagé les locataires ; le montant annoncé de 250 000 euros reste inférieur à la valeur d’échange d’autres résidences de la Casbah.
  • [6]
    Ils expliquent en 2007 avoir été convenablement dédommagés par les assurances et ils ont récupéré une partie du mobilier chez d’autres Français – qui sans vergogne avaient payé les meubles à Mohcine pour les faire leurs.
Julien Le Tellier [*]
  • [*]
    Géographe, il est spécialisé dans les études urbaines au Maroc et auteur d’une thèse de doctorat sur Tanger et Tétouan.
Catherine Mattei [**]
  • [**]
    Doctorante en sociologie à l’université Aix-Marseille I, elle étudie les politiques publiques de lutte contre la pauvreté.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2008
https://doi.org/10.3917/lpm.023.0074
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