CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le discours occidental a de plus en plus tendance à se focaliser sur une frange intégriste du monde musulman... Une confusion qu’il est urgent d’éviter avant qu’elle ne mette une moitié de l’humanité en porte-à-faux avec l’autre...

2thierry fabre : Les mouvements islamistes, au sud de la Méditerranée, apparaissent aujourd’hui, notamment en Europe, comme la principale menace pour les libertés. Nombre de ces mouvements sont porteurs d’une grande violence, ils dénient la liberté de pensée hors de l’islam. Peut-on vraiment parler d’un projet à caractère totalitaire ?

3françois burgat : J’ai le sentiment d’aborder cette question depuis près de vingt ans maintenant [2]… Et pourtant, elle n’a rien perdu de son actualité. Cela m’incite à la… modestie puisque, de toute évidence, mes explications – comme celles de nombre de mes collègues – ont fort peu d’impact.

4La structure de ces explications s’organise autour de quelques principes : au sortir de la longue parenthèse coloniale, la vertu mobilisatrice de la référence “islamique” tient moins à sa dimension sacrée ou religieuse qu’à sa dimension endogène. La réintroduction, parfois volontariste, du vocabulaire et des codes de la culture musulmane dans le discours politique remplit des fonctions qui me paraissent plus largement identitaires que strictement religieuses. A mes yeux, “parler musulman” ne veut donc pas dire nécessairement “parler théocrate”. Sur le terrain, les islamistes, sous leurs innombrables versions (qui vont des talibans afghans jusqu’au parti au pouvoir en Turquie), adoptent en fait un très large registre de modes d’action qui, s’ils englobent la guérilla révolutionnaire, passent tout autant, chaque fois que cette possibilité leur est reconnue, par le parlementarisme.

Image du film The Road to Guantanamo, 2005

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Image du film The Road to Guantanamo, 2005

© D. R.

5J’ai essayé de montrer qu’en fait cette affirmation islamique qui réorganise le champ politique arabe ne participait pas de l’émergence d’une idéologie politique particulière (qui entraînerait ses adeptes dans le machisme ou la violence révolutionnaire et sectaire), mais bien plutôt d’une réconciliation complexe du terroir de production d’à peu près toutes les idéologies politiques avec l’univers symbolique sinon normatif de la culture musulmane. La principale erreur du regard occidental consiste dès lors à se focaliser sur une frange intégriste, bien présente mais tout à fait distincte des majorités électorales que peut former ce courant, et à ignorer ce faisant la plasticité extrême de la référence islamique et sa capacité à produire elle aussi “de l’universel” parfaitement compatible avec “nos” valeurs.

6Nous avons sur la rive nord de la Méditerranée la confortable conviction que seuls les acteurs qui font usage des marqueurs identitaires de la culture occidentale sont à même de faire progresser les dynamiques de libéralisation politique ou de modernisation sociale : il ne peut aucunement “être des nôtres”, celui qui ne veut pas boire son verre “comme les autres”. En réalité, tout comme on peut faire progresser la justice sociale, le respect des minorités ou la cause des femmes avec des références “socialistes” ou humanistes, on peut le faire en se servant de références empruntées au vaste registre de la culture musulmane, y compris dans sa dimension religieuse.

7t. f. : On entend pourtant de plus en plus des expressions comme “fascislamisme” ou “fascisme vert”. Comment analysez-vous ces catégories de discours ? N’assiste-t-on pas, notamment dans les médias, à un certain nombre de glissements de sens qui pourraient s’avérer fort dangereux ?

8f. b. : En cette fin d’été 2006, il est difficile de ne pas lier votre question et la lecture que fait l’opinion occidentale du dernier épisode de la guerre au Proche-Orient. Le tonnerre des obus et des bombes qui tombent quotidiennement sur Gaza et qui, au Liban, ont détruit en un mois 130 000 unités d’habitation résonne encore. Dans les deux cas, ce sont en effet des “islamistes” que canons, missiles, chasseurs et destroyers sont supposés ramener à la norme du politiquement correct. Au cœur du dispositif de légitimation de l’offensive de l’Etat hébreu, il y a le fait de réduire l’adversaire, Hamas en Palestine, Hezbollah au Liban, à l’expression guerrière et sectaire de l’“intégrisme musulman”, cet “ennemi des libertés” contre lequel un vieil aphorisme (“pas de liberté pour les ennemis de la liberté”) légitime tous les débordements.

9En écho, retentissent les plaidoiries passionnées des défenseurs de la “seule démocratie du Proche-Orient”, “agressée” par la “milice chiite pro-iranienne”, ce “parti de Dieu” qui a “pris en otage le peuple libanais”. Cette terminologie du porte-parole du gouvernement israélien est intériorisée par une large majorité des médias occidentaux, qui a adopté ce que j’ai pour ma part stigmatisé comme une sorte de “télavivision” [de Tel-Aviv, NDLR] du conflit. Plus que tout examen historicisé et documenté, la seule référence émotionnelle à l’“intégrisme islamique” suffit ainsi à expliquer ses racines et la violence dont il est porteur.

10t. f. : Comment percevez-vous, dans ces conditions, la question des libertés ?

11f. b. : Pour qui prend le temps de le faire, un simple survol factuel des griefs respectifs des belligérants du Proche-Orient laisse précisément entrevoir tout ce que masque cette mise en scène sémantique – beaucoup trop unilatérale pour être honnête – autour de la “protection des libertés”… de certains, au détriment évident de celles des autres ! Le belligérant qui n’en finit plus de faire pleuvoir des bombes pour libérer ses trois prisonniers en détient lui-même plus de 10 000, dont 500 femmes et enfants. Celui qui dit vouloir réagir à une violation de ses frontières se permet depuis des décennies de traverser quotidiennement, par air, par mer ou par terre, celles de ses voisins. Celui qui en appelle au respect d’une décision onusienne (parce qu’elle prévoit le désarmement de son adversaire) ignore superbement, depuis quarante années, la plupart de celles qui ont précédé et dont l’application aurait précisément pu éviter au conflit de s’envenimer.

12L’“adepte des libertés” n’est pas l’homme politique qui est élu démocratiquement et mérite le respect des siens, mais celui qui se soumet au diktat du pays voisin en acceptant d’affaiblir le potentiel de défense de son pays. Nos alliés “démocrates” israéliens, pour étendre leur “zone de sécurité”, ont ainsi kidnappé dans l’indifférence générale la moitié du gouvernement de Palestine et une bonne partie du Parlement, y compris son président. Au Liban comme en Palestine, la seule appartenance à un parti dit “islamiste” suffit à faire de celui qui la revendique (ou en est seulement soupçonné) une cible de guerre légitime.

13Peu importe que le Hezbollah ait été en fait créé en réponse à la première invasion israélienne, qu’il soit dûment représenté au Parlement et au gouvernement libanais et qu’il soit la principale expression politique de toute une population. Peu importe que l’histoire de sa militarisation soit davantage la conséquence que la cause de l’effondrement de la défense nationale. Peu importe encore qu’un général aussi chrétien que Michel Aoun et au moins deux autres formations politiques non chiites lui accordent ostensiblement leur soutien, témoignant de la dimension politique “moderne”, non confessionnelle, de son assise nationale.

14Dans le discours d’une partie au moins de la classe politique et médiatique occidentale, la magie de la sémantique de criminalisation de l’autre a pourtant réussi, au nom de cette “défense des libertés”, à déshumaniser l’un des deux belligérants. Pendant que les mères israéliennes nous redisaient pour la énième fois leurs craintes pour la vie de leurs fils réservistes chargés de “finir le travail”, c’est sur le ton d’indicateurs de police infiltrés dans les rangs de la mafia calabraise que les envoyés spéciaux des chaînes publiques françaises, au milieu des champs de ruines, évoquaient les combattants “islamistes” libanais défendant leur sol, s’étonnant que “même des femmes puissent être embrigadées”. Survient un (second) massacre des femmes et des enfants de la bourgade de Qana ? Logique ! a analysé pour nous l’un d’entre eux : “Après le premier massacre, la population de Qana s’est radicalisée et a massivement adhéré au Hezbollah.” C’est pour cela, nous a-t-il laissé conclure, qu’Israël lui aurait infligé une “si terrible punition”.

Image du film The Road to Guantanamo, 2005

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Image du film The Road to Guantanamo, 2005

© D. R.

15Alors, bien sûr, on se demande quelle est cette magie sémantique qui permet, malgré d’aussi évidentes contradictions, de nourrir le quasi-consensus de l’Europe au point de lui – de nous – faire boycotter le gouvernement palestinien issu des premières élections crédibles de ce pays et, au Liban, d’accorder sciemment à l’un des deux belligérants tout le temps nécessaire pour finir de détruire les infrastructures civiles de l’autre.

16Au révélateur “israélien” du statut de l’agresseur islamiste des libertés, il faut ajouter le prisme des promoteurs américains de la “démocratisation du Proche-Orient”, eux aussi grands défenseurs des libertés des Irakiens ou des Afghans contre les menaces islamistes. Pour mesurer toute l’ambiguïté de cette rhétorique qui cimente la politique proche-orientale du camp des plus forts, il faut y ajouter enfin le bilan de ses relais étatiques locaux. De Hosni Moubarak à Abdelaziz Bouteflika en passant par Zine El-Abidine Ben Ali (et son “expérience exemplaire de modernisation”, comme l’a qualifiée le président de la République française à plusieurs reprises), les performances [3] de ces Pinochets arabes que nous soutenons au nom de leur “lutte contre les intégristes” suscitent tout de même bien des interrogations.

17Dans ce qui nous apparaît comme la dérive violente du monde arabo-musulman, qui sont aujourd’hui, des “islamistes” ou de ceux qui les combattent, les plus grands dangers pour les libertés ? Qui sont, des électeurs du Hezbollah ou du Hamas, ou des néochrétiens américains priant pour que – à n’importe quel prix – une victoire de l’expansion israélienne vienne annoncer celle de leur propre secte, les véritables “fous de Dieu” ? Qui sont, de ceux qui ont érigé la torture en mode de gouvernement ou de ceux qui, portés par un puissant soutien populaire, pourraient à tout moment les défaire dès lors que les urnes ne seraient pas préventivement bourrées par les régimes, les véritables menaces pour la démocratie ? Quelles sont ces “libertés” dont nous nous préoccupons tant ? Les nôtres et celles que nous prenons, précisément, avec les principes humanistes universels, ou celles des autres, opposants, résistants ou contestataires qui sont autrement plus coûteuses à mettre en œuvre ?

18t. f. : Le temps serait-il alors venu de changer notre regard sur l’islam politique ? De déplacer les lignes ?

19f. b. : Dans cette chambre d’écho proche-orientale ou mondiale, les catégories du discours occidental – israélien, américain et européen confondus – sur “les libertés” et ceux qui les menacent ont effectivement des sonorités de plus en plus surréalistes. Les mots ont une résonance duale, laissant entendre tout et son contraire, le verso du discours politique occidental sur les valeurs et l’envers des contradictions flagrantes de ses pratiques. L’éthique politique occidentale et ses “libertés” ne seraient-elles pas en train de “perdre le nord” de leurs repères pour faire ou laisser faire le pire de ce dont elles entendent nous protéger ?

20Le romancier britannique Percy Kemp a magnifiquement exprimé un volet au moins de ce désarroi que je ressens moi aussi tout autant depuis que, au contact des sociétés où j’ai eu le privilège de vivre plus de dix-huit années, j’ai entrepris de donner un contrepoint sociologique et rationnel à ce “spectre” de l’“islamisme” qui borne la lecture occidentale du politique arabe. Dans le journal Libération, Kemp a dit en juillet [4] dernier son malaise de voir les grands leaders occidentaux laisser à leurs challengers arabes les ressources de la dialectique et emprunter les raccourcis de cette rhétorique qu’ils reprochent depuis si longtemps à leurs homologues orientaux.

21A la télévision, Kemp a vu un homme glabre, à qui il avait l’habitude de s’identifier, “perdre ses nerfs devant la Knesset, lancer des anathèmes à la volée, menacer ses ennemis d’une guerre à outrance, user de tous les artifices de la rhétorique, et en appeler aux instincts les plus primaires de ses électeurs”. La veille, il avait vu “son adversaire, un barbu enturbanné, user d’un langage savamment dosé, jongler avec des mots bien pesés sans jamais le ton hausser, appeler les choses par leur nom, manier la dialectique comme s’il venait à l’instant de refermer le Gorgias de Platon et conseiller à ses ennemis de faire taire leurs émotions pour n’écouter que leur seule raison”. D’un mot, poursuit Kemp, “j’ai vu un dirigeant israélien se comporter comme on imaginerait qu’un raïs arabe pourrait se comporter en pareille circonstance, et un chef de milice arabe se conduire comme un dirigeant occidental devrait se conduire, quelles que soient les circonstances”. Et peu après, ajoute-t-il, “et toujours à la télé (quoiqu’ils ne pensaient pas y être), j’ai vu le président des Etats-Unis et le Premier ministre du Royaume-Uni échanger, à propos du Liban, des propos d’une vulgarité telle que je frissonne à l’idée que ces deux apprentis sorciers président à nos destinées”. Or la rhétorique “n’a d’efficacité que pour autant que le public soit ignorant des faits”. Mais tel semble être malheureusement le cas, de plus en plus souvent, du public occidental : dans le même Libération, quelques jours plus tard, pour commenter de nouvelles rumeurs de bombes, un éditorial (qui, en disant la position de principe du journal, renvoyait les pages idées et autres “Rebonds” éclairés au statut d’exception confirmant la règle) retombait dans la bonne vieille ornière essentialiste : “Le radicalisme islamiste a plusieurs fers au feu ou plutôt plusieurs feux à son enfer. En version chiite, il inspire les candidats martyrs du Hezbollah au Liban. En version sunnite, il suscite les ramifications terroristes plus ou moins siglées Al-Qaida.” “Autant”, donc, “s’habituer à vivre avec”. Débranchons nos cerveaux, branchons nos tripes, couvrons-nous les yeux, bouchons-nous les oreilles : du Hamas au Hezbollah, le chiisme et le sunnisme sont les deux mamelles du terrorisme ! Rien dans les violences dirigées contre les sociétés occidentales n’a donc quoi que ce soit à voir avec ce qu’elle font (ou ne font pas !). L’explication est plus simple et plus confortable : la pensée occidentale “s’éclaire” désormais à l’“islamisme” ! Tristes lumières !

22t. f. : Le livre de Robert Fisk La Grande Guerre pour la civilisation raconte très bien cette violence de la politique occidentale. J’ai toute-fois le sentiment que vous ne répondez pas complètement au questionnement. Ces courants islamistes n’ont-ils pas un problème spécifique vis-à-vis des libertés ? Tout ne vient tout de même pas de l’extérieur, de la violence occidentale. Les islamistes sont des acteurs responsables qui définissent leur propre trajectoire politique, culturelle et religieuse, et il n’est pas ethnocentrique d’analyser leur rapport aux libertés. Il ne s’agit pas d’adopter une posture de donneur de leçons, mais d’analyser les lignes de partage et de voir les modèles de société et les styles de vie qui se dessinent selon la vision de ces différents mouvements.

Palestine, manifestation du Hamas

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Palestine, manifestation du Hamas

© D. R.

23f. b. : Les expressions sectaires de cette affirmation identitaire “islamique” sont suffisamment médiatisées de ce côté-ci de la Méditerranée pour que nul ne risque de les ignorer. Elles doivent bien évidemment être dites et condamnées sans réserve. Je persiste toutefois à penser qu’elles sont cantonnées à une frange radicale et ne peuvent nullement être considérées comme l’alpha et l’oméga ou la clé de lecture de ce phénomène. Je m’oppose clairement en cela, il est vrai, à la thèse qu’est parvenue à imposer la coalition de ceux (élites et régimes autoritaires du monde arabe, Etat hébreu et maîtres de l’ordre politique mondial) dont la contestation islamiste, plus certainement que les libertés, menace aujourd’hui les intérêts ou les privilèges politiques. Rappelons d’abord les limites de cette exceptionnalité supposée de la génération islamiste. A-t-on oublié les contre-performances des autres idéologies, religieuses ou athées, orientales ou occidentales, y compris d’ailleurs de celle qui a accouché de nos “Lumières” ? Que dire du traitement des libertés par la génération du nationalisme “laïque”, Saddam Hussein et Hafez Al-Assad en tête ? Beaucoup plus près de nous encore, prend-on le temps de réaliser que la terrible “guantanamisation” que réserve l’administration américaine aux combattants d’Al-Qaida – c’est-à-dire la privation des garanties et des droits de ceux qu’elle refuse de considérer comme membres de la communauté légitime des prisonniers de guerre – n’a pas grand-chose à envier au pire de ce que “justifie” le takfir[5] que manient certains extrémistes musulmans ? N’a-t-on pas tendance par ailleurs à ne mesurer le statut des libertés qu’à l’aune de l’appréciation de ceux que, dans le monde arabe, le renouvellement des élites politiques met aujourd’hui en difficulté ? Si l’histoire de la Révolution française n’avait été écrite que sur la base du témoignage des aristocrates émigrés, le reste du monde, sous les ruisseaux de sang répandus par la Terreur, n’aurait-il pas tardé à mesurer la portée des Lumières ? Pourtant, la vraie question n’est pas là. Nos débordements passés, ou ceux des autres, ne sauraient en effet en aucune façon justifier des débordements présents ou à venir. Ils rappellent seulement tout ce que cette posture exceptionnaliste de criminalisation indiscriminée et émotionnelle de la génération islamiste (avec eux, tout est pire !) a d’irrationnel. La vraie raison de mon désaccord avec cette perspective criminalisante du phénomène islamiste dans sa totalité, ou dans son essence, est que si l’on s’en tient au cœur, au mainstream des pratiques, c’est-à-dire à la majorité de la population qui a élu le Hamas ou le Hezbollah ou aux millions d’électeurs susceptibles d’accorder demain leur confiance à des dirigeants “islamistes”, on constate que la dynamique de “réislamisation” produit quelque chose d’infiniment plus complexe qu’une simple alternative impliquant un sinistre choix entre “l’islam” d’un côté et les “libertés” ou la “démocratie” de l’autre.

24Cette dichotomie qui structure les questionnements occidentaux sur ce sujet est parfaitement pernicieuse. La réintroduction des marqueurs identitaires de la culture musulmane ne débouche pas sur l’anéantissement corollaire des dynamiques de modernisation sociale et de libéralisation politique. Elle les nourrit seulement d’un autre carburant symbolique, elle les inscrit dans un autre univers de référence. Les réponses que donne le réservoir “musulman” dépendent très largement de la nature des questions qui lui sont posées. L’affirmation “islamique” peut certes cautionner des postures de repli culturel sectaire ou de machisme. Mais elle peut tout autant légitimer le dépassement des appartenances primaires et l’affirmation des libertés individuelles et collectives.

25Pour apercevoir cette réalité-là, sortons si vous le voulez bien, de cette rhétorique qui théologise beaucoup trop, à mon sens, la lecture des défis qui se posent aux citoyens du Proche-Orient, au point d’occulter la réalité concrète du comportement des acteurs. Revenons à des exemples factuels. Empruntons-les à l’actualité du Liban, terrain exemplaire puisque les islamistes y évoluent dans un environnement pluriconfessionnel.

26Au printemps de l’année 2000, les troupes israéliennes, sous la pression des attaques du Hezbollah, se sont retirées du sud du pays. La plupart des 1 500 membres de l’Armée du Liban-Sud (ALS), la milice soutenue par Israël contre l’OLP puis contre le Hezbollah, n’ont pas pu se réfugier chez l’occupant israélien et sont tombés aux mains des combattants du Hezbollah. Ils étaient à la fois chrétiens (majoritairement) et, d’un point de vue nationaliste, pouvaient assez légitimement être accusés de collaboration avec l’occupant, voire de traîtrise. Il y avait donc là une double raison de craindre pour le statut des “libertés” dont ils pourraient espérer bénéficier de la part de la “milice chiite pro-iranienne du parti de Dieu”. Rien du pire ne s’est pourtant produit. Le parti “islamiste” n’a pas, dans cette situation emblématique où il était pourtant en situation de force, eu “de problème particulier avec les libertés”. Tous les membres de l’Armée du Liban-Sud ont été remis aux fonctionnaires de l’Etat libanais pour être jugés.

27Deuxième clin d’œil factuel, dans le contexte cette fois du tout dernier épisode de la guerre israélienne au Liban. Il n’entend pas, bien évidemment, emporter à lui seul votre conviction et clore le débat ; il a pour seule ambition de rappeler qu’il existe pour poser ce débat des termes autres que ceux du regard occidental dominant. Pour le sens commun des médias français [6], la population libanaise, “prise en otage par le Hezbollah”, est réputée avoir une peur en quelque sorte proportionnelle à la distance qui la sépare du cœur (“chiite”, donc “intégriste” et donc “machiste”) du “parti de Dieu”. Les femmes chrétiennes du Nord sont ainsi réputées craindre plus que tout autre “pour leurs libertés”. Au début du mois de septembre, une jeune chanteuse libanaise, Julia Boutros – ni “intégriste” ni chiite, ni même musulmane puisqu’elle est de culture chrétienne orthodoxe –, a été l’une de celles qui ont mis un grain de sable dans cette terrible simplification. Elle a choisi de dire son admiration à la personne et à la ligne d’action du leader de la “milice chiite pro-iranienne” et de le faire de surcroît en… mettant en chanson l’un de ses discours. Il est vrai que son geste n’a pas fait la une de nos journaux télévisés.

28Ailleurs dans le monde arabe, depuis au moins quinze ans déjà, dans les enceintes des multiples séminaires réunissant “islamistes” et “nationalistes”, dans l’Algérie en guerre civile, dès 1995, lors de la signature du pacte de Sant’ Egidio par toutes les forces politiques opposées aux généraux et à leurs alliés éradicateurs, en Tunisie, où les militants du “18 octobre” 2005, laïques et islamistes confondus, dénoncent en commun l’autoritarisme du régime [7], en Egypte, où les magistrats de toutes les familles politiques coopèrent également pour promouvoir l’Etat de droit, les preuves les plus crédibles du caractère caricatural de la vision européenne dominante viennent des propres concurrents de ces islamistes dans le champ des oppositions arabes. De plus en plus souvent, ces islamistes apparaissent à leurs concurrents politiques, qui les côtoient au quotidien, comme de possibles partenaires, pas moins efficaces que les autres dans la longue, complexe et contradictoire dynamique de dépassement des appartenances primaires confessionnelles et de défense des libertés collectives ou individuelles, des femmes aussi bien que des hommes.

29C’est pour toutes ces raisons que je ne puis inscrire notre nécessaire réflexion dans une problématique “exceptionnalisant” la posture des islamistes sur le terrain des libertés. Je persiste de ce point de vue dans une sorte… d’optimisme. Je ne me fais pas de souci particulier pour l’avenir des libertés dans les sociétés de cette région du sud de la Méditerranée. En revanche, notre propre crispation devant cette banale et inéluctable résurgence de l’autre me rend terriblement inquiet aujourd’hui. Mais, une fois n’est pas coutume, j’espère que sur ce point l’avenir me démentira très vite.

30(Ensuès-la-Redonne, le 15 septembre 2006.)

Jerusalem-Est, porte de Damas, police israelienne en surveillance dans le quartier musulman le jour de la prière

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Jerusalem-Est, porte de Damas, police israelienne en surveillance dans le quartier musulman le jour de la prière

© José Nicolas

Notes

  • [1]
    Spécialiste du monde arabo-musulman, François Burgat est chercheur au CNRS. Parmi ses récentes publications, L’Islamisme à l’heure d’Al Qaida (La Découverte, 2005) et L’Islamisme en face (rééd. La Découverte, 2002).
  • [2]
    Cf. notamment L’Islamisme au Maghreb : la voix du Sud (Ed. Karthala, 1988, rééd. Payot, 1995). (Toutes les notes sont de l’auteur.)
  • [3]
    Que le formidable roman d’Alaa El Aswany, L’Immeuble Yacoubian (Ed. Actes Sud, 2006) permet enfin d’entrevoir aujourd’hui sur le mode littéraire et cinématographique.
  • [4]
    Percy Kemp, “L’inversion des discours”, Libération, 21 juillet 2006.
  • [5]
    Takfir : le fait de qualifier quelqu’un de kâfir (mécréant) et donc de l’exclure des garanties et des droits reconnus à un membre de la communauté musulmane. L’usage de cette ressource, employée par Sayyed Qutb pour rendre illégitime le régime nassérien, dont il subissait la torture, est la marque des groupes musulmans extrémistes.
  • [6]
    François Burgat et François Gèze, “Danger : télavivision”, site oumma.com, 7 août 2006.
  • [7]
    Cf. Vincent Geisser et Eric Gobe, “Des fissures dans la ‘Maison Tunisie’ ? Le régime de Ben Ali face aux mobilisations protestataires”, L’Année au Maghreb 2006, CNRS Editions (à paraître).
Entretien avec
François Burgat [1]
  • [1]
    Spécialiste du monde arabo-musulman, François Burgat est chercheur au CNRS. Parmi ses récentes publications, L’Islamisme à l’heure d’Al Qaida (La Découverte, 2005) et L’Islamisme en face (rééd. La Découverte, 2002).
Thierry Fabre
Thierry Fabre, essayiste, est rédacteur en chef de la revue La pensée de midi et concepteur des Rencontres d’Averroès (Marseille). Il a notamment publié Le Noir et le Bleu (Librio, 1998), Traversées (Actes Sud, 2001, Grand Prix littéraire de Provence) et Les Représentations de la Méditerranée (Maisonneuve et Larose, 2000).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2008
https://doi.org/10.3917/lpm.019.0056
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