CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1“La frontière est comme un sable toujours mouvant, mais qui, loin d’engloutir les contraires qu’elle a suscités ou surpris tout à l’entour, les dilate, les explose à l’infini de son bouleversement”, écrivait Edouard Glissant en 1996 dans Faulkner Mississippi.

2De ces explosions et bouleversements naissent des éclats de frontières dont ce dossier va tenter de rendre compte. Eclats de voix, éclats de sens, fragments de miroirs qui nous renvoient une image que nous préférerions ne pas voir. Si les frontières font sens et lieu, tout à la fois marque d’empire et fin de son emprise, elles sont la part obscure d’un inconscient national. Nous faisons trop souvent comme si elles n’existaient pas. Angles morts d’un continent européen avant tout occupé à développer sa richesse, à préparer ses retraites, qui ne s’attarde pas sur ce qui se passe en ses marges, dans ces interstices entre droit et non-droit où des populations vivent l’épreuve de la frontière. A Melilla, cette enclave espagnole sur l’autre rive, poussière d’empire, fragment de territoire européen qui vit à l’ombre de ses barbelés (Caroline Galmot) ; à Tanger, ville frontière à portée de regard du continent européen, ou à Durrës, en Albanie (Natalia Ribas Mateo) ; sur l’île de Lampedusa, en Sicile (Maria Lombardo) ou encore plus près de nous, entre Menton et Vintimille (Marie-Antoinette Hily).

3Ces éclats de frontières, qui résultent d’enquêtes menées sur le terrain, sont rythmés par des échappées littéraires qui donnent à lire et à vivre la frontière autrement.

4François Maspero sur les chemins de ses Balkans-Transit ou Ivo Andri?, sur Le Pont sur la Drina, réenchantent à leur manière ces mondes où l’on vit entre passages et mirador ; Francesco Biamonti écoute des Paroles la nuit à la frontière ligure, entre l’Italie et la France ; Claudio Magris enfin, cultive l’Utopie et [le] désenchantement de la frontière, ou Arezki Mellal dans Rotterdam, une nouvelle inédite, nous fait partager la brutale absurdité de la frontière, vécue depuis un quartier désœuvré d’Alger. La littérature a cette immense force d’ouvrir le théâtre de l’imaginaire, de nous inviter sans cesse à aller “là-bas”, vers le Farghestan que Julien Gracq dans le Rivage des Syrtes a su faire exister, ultime tentation pour sortir Maremma du marasme de sa mélancolie et de sa langueur monotone…

5L’Europe a rendez-vous avec elle-même. Sera-t-elle forteresse ou sans rivages ? Repliée devant la peur d’une fantasmagorique invasion ou enfin ouverte aux pays du Sud pour créer avec eux une perspective de commune prospérité ? Comme le rappelle une étude récente (Le Commerce mondial au xxie siècle. Scénarios pour l’Union européenne, Philippe Colombani (dir.), rapport IFRI réalisé pour la Commission européenne, nov. 2002), il n’est de risorgimento possible pour l’Europe que si elle parvient à redéfinir ses relations avec ses voisins, russes et méditerranéens. “Le scénario “L’Europe : une puissance réinventée (Europe–Russie–Méditerranée)” analyse les déterminants nécessaires pour que l’Europe occupe une place lui garantissant les moyens économiques d’un dialogue équilibré avec l’ALENA, la Chine et l’Asie du Sud, dans le cadre d’une association renforcée avec la Russie et la Méditerranée. Il est impossible d’arriver à un résultat raisonnablement satisfaisant sans retenir de fortes hypothèses démographiques visant à stopper, puis compenser, le déclin actuel que d’aucuns considèrent comme inéluctable, non pour des raisons idéologiques, mais pour des raisons techniques liées aux dynamiques démographiques.”

6S’oriente-t-on vers ce nouveau partenariat stratégique Europe–Russie–Méditerranée ? Pour le moment, rien n’indique qu’une telle orientation ait été prise. Les différents articles d’analyse qui composent ce dossier n’apportent pas les signes annonciateurs d’une telle tendance, bien au contraire.

7Michel Péraldi souligne combien le droit de visite, notion fondatrice du principe d’humanité défini par l’Europe des Lumières, est en train de se perdre dans une obsession sécuritaire. “Face au raidissement des bureaucraties, à la clôture des frontières et à la banalisation de l’humiliation, les gens du Sud apprennent d’autres routes. Le corset colonial se défait par le bas.” Ainsi, “en se privant d’étrangers vrais, accueillis, l’Europe se prive d’une inscription dans la modernité mondiale à l’échelle humaine”. Obnubilés par le réflexe sécuritaire, nous ne savons pas penser les besoins en populations d’une Europe qui, si elle continue sur cette lancée, ira vers un déclin inexorable.

8Mehdi Lahlou nous apporte un éclairage lucide sur les filières migratoires qui transitent vers et par le Maghreb, venant d’Afrique subsaharienne et du Maghreb pour échouer en Espagne. Ainsi près de 17 000 personnes ont été arrêtées en 2 000 dans le détroit de Gibraltar par la garde civile espagnole. Mais contrairement aux idées reçues, il apparaît, chiffres à l’appui, que “les migrations des citoyens de pays du sud du Sahara ne concernent pour l’instant que dans une faible mesure l’Europe, puisque la plupart des migrants subsahariens s’installent pour des périodes plus ou moins longues au Maghreb”.

9Philippe de Bruycker, dans un entretien avec Michel Péraldi, nous expose les grands principes qui fondent la politique migratoire de l’Union européenne. Il souligne notamment que “les Etats membres de l’Union européenne sont aujourd’hui, à tout le moins officiellement, plus intéressés par une main-d’œuvre étrangère qualifiée et de haut niveau. C’est ce genre de travailleurs qu’un certain nombre d’Etats membres recherchent en priorité, même si des besoins en main-d’œuvre non qualifiée existent aussi. Ce qui montre que le fait d’accueillir des immigrants n’est pas, contrairement à ce que l’on peut souvent penser, un problème ou un phénomène qui présente des conséquences négatives”. Mais dans l’ensemble ces politiques demeurent très largement restrictives et tendent à pérenniser des situations de quasi-clandestinité.

10Andrea Rea montre que “la présence de nombreux étrangers au statut de séjour très précaire, séjour temporaire, séjour illégal, etc., est connue de la plupart des acteurs sociaux, économiques et politiques.” Mais une telle précarité “répond aux exigences économiques de certains secteurs d’activité. […] On peut même faire l’hypothèse que la volonté politique de maintenir les nouveaux migrants dans un statut de séjour irrégulier ou dans un statut de séjour très précaire constitue la condition du recours à cette main-d’œuvre dans des emplois non déclarés ou sous-payés. Certains segments des secteurs de l’agriculture, des bâtiments et travaux publics, des transports routiers internationaux, du nettoyage, de la nouvelle domesticité, des restaurants et hôtels utilisent abondamment cette main-d’œuvre.”

11Depuis les accords de Schengen, l’Europe s’est lancée dans ce qui est probablement le plus grand chantier politique depuis sa création en tentant de se dessiner des frontières. Faire frontière, en effet, n’est pas seulement le geste anodin et routinier de l’arpenteur qui borne les bords du territoire, le fonde en nature dans les courbes et les méandres des fleuves ou des montagnes et donne ainsi, après coup, corps naturel au territoire.

12Faire frontière, c’est inventer de l’altérité. Or, et c’est tout le débat, l’Europe s’invente au Sud. L’Europe s’invente une intériorité en creux par la désignation discriminante de ceux dont elle entend penser la différence. Pour se voir riche, l’Europe s’invente un ailleurs de pauvreté endémique, pour se voir occidentale, elle réinvente l’Orient. Ouverte au Nord et à l’Est, l’Europe tend à faire frontière avec la Méditerranée et avec le monde musulman. Le débat lancé à propos de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne – dont les déclarations de Valéry Giscard d’Estaing, actuel président de la Convention européenne, ont été justement un “éclat de frontière” – a mis en évidence trop de clichés et de raideurs.

13Nous avons choisi de donner la parole à un politologue turc, Hakan Yilmaz, qui analyse de façon très approfondie “comment les Turcs perçoivent l’Europe.” Or, comme le souligne le géographe Jacques Lévy, “la volonté d’être européen, c’était une des conditions pour l’être. Et donc la question qui est posée à la Turquie c’est de savoir si elle veut être européenne, si la société turque a envie d’être européenne”. L’étude de Hakan Yilmaz indique clairement qu’il y a en Turquie un véritable désir d’Europe.

14Mais questionner la frontière nous réserve encore quelques surprises et quelques éclats. Jacques Lévy, dans l’entretien qui ouvre ce numéro, soulève des interrogations qui font débat, sur les effets de proximité et de séparation, entre la Suède et l’Algérie par exemple, ou à propos de la Méditerranée comme “mur mitoyen” de l’Europe. N’est-ce pas, au fond, la meilleure façon d’ouvrir ce dossier sur les éclats de frontières ?

Thierry Fabre
Michel Péraldi
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/02/2009
https://doi.org/10.3917/lpm.010.0006
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