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Sortie de Murcia, Espagne, 1997. © Bernard Plossu. Photographie extraite de l’ouvrage L’Europe du Sud Contemporaine, textes de J. Louis Fabiani, Images En Manœuvres Éditions, 2001

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Sortie de Murcia, Espagne, 1997. © Bernard Plossu. Photographie extraite de l’ouvrage L’Europe du Sud Contemporaine, textes de J. Louis Fabiani, Images En Manœuvres Éditions, 2001

1Dans le troisième article de son “traité pour la paix perpétuelle”, Emmanuel Kant [1] définit ainsi ce qu’il nomme “droit cosmopolitique” : “Il est ici question non pas de philanthropie mais du droit. Hospitalité signifie donc ici le droit qu’a l’étranger, à son arrivée dans le territoire d’autrui, de ne pas y être traité en ennemi. On peut ne pas le recevoir si cela n’entraîne pas sa ruine ; mais on ne doit pas se montrer hostile envers lui aussi longtemps qu’il se tient paisiblement à sa place. L’étranger ne peut invoquer un droit d’accueil – car on exigerait alors un contrat particulier de bienfaisance qui ferait de lui pour quelque temps un habitant de la maison –, mais un droit de visite, le droit qu’a tout homme de se proposer comme membre de la société, en vertu du droit de commune possession de la surface de la Terre sur laquelle, en tant que sphérique, ils ne peuvent se disperser à l’infini ; il faut donc qu’ils se supportent les uns à côté des autres, personne n’ayant originairement le droit de se trouver à un endroit de la Terre plutôt qu’à un autre.”

2Ecrit en 1795, ce texte permet d’opposer une contre-utopie vertueuse aux politiques migratoires contemporaines. Les cadres culturels comme les présupposés éthiques qui sous-tendent la position kantienne sont en effet assez éloignés de ceux qui prévalent aujourd’hui dans la plupart des pays européens. En Europe aujourd’hui, on traite les étrangers à la philanthropie plutôt qu’en leur reconnaissant des droits ; et en l’occurrence certainement pas un droit de visite inconditionnel, mais un “droit de résidence” accordé de manière très scrupuleuse, souvent discrétionnaire et de plus en plus sélective. Le terme même d’hospitalité a disparu depuis longtemps du vocabulaire politique lorsqu’il est question d’étranger et l’idée que le droit des étrangers puisse être dépendant d’un principe intangible de commune humanité paraît bien éloignée de la vision “ethnopolitique” – par opposition au “droit cosmopolitique” de Kant – qui domine les politiques européennes en la matière.

3La question de l’étranger peut donc être pensée autrement que sur la base d’un pragmatisme technocratique : dans son rapport non pas à la “sécurité intérieure” ou à l’intégrité nationale, mais comme partie prenante des fondements culturels et philosophiques d’un “être ensemble universel” et d’un principe d’humanité. C’est tout l’intérêt de ce “vieux” texte que d’y inviter et de montrer que dans le rapport à l’étranger se joue bien autre chose qu’une affaire de frontières ouvertes ou fermées : l’établissement des codes d’une commune humanité.

4Il y a d’abord une énigme anthropologique dans les couples d’opposition qui balancent la thèse défendue. Les catégories positives que fonde Kant s’appuient à mon sens sur un absent implicite qu’il vaut la peine de ramener à la vie. Si le droit de visite s’oppose au droit de résidence et si le droit de visite vaut pour l’étranger, à qui s’applique le droit de résidence ? Plus fondamentalement, si le “droit” s’oppose à la philanthropie, qui fait objet de compassion philanthropique ? Contrairement à l’évidence, l’absent ici ne peut être le citoyen légitime par opposition à l’étranger. Car en quoi est-il concerné par le droit de résidence et la philanthropie ? Le citoyen légitime est là, maître de maison, sa légitimité n’est pas un droit accordé, disputé, mais un privilège de naissance, il est celui qui fabrique le droit, pour les autres. Supposer que sa légitimité est un “droit” serait douter, instruire et débattre de la vérité de son identité qui précisément n’est pas en doute. De même pourquoi le citoyen légitime serait-il susceptible de compassion ? De quel déficit identitaire souffrirait-il qui mériterait acte de sollicitude ? L’Autre de l’étranger n’est donc pas le citoyen légitime mais précisément quelqu’un sans nom, et qui, parce qu’il est porteur d’une identité nationale déficitaire, est susceptible de voir sa légitimité à être là mise en débat. Quelqu’un enfin dont l’indignité attachée à sa position est susceptible d’être corrigée par des actes de sollicitude ou de compassion.

5Pour donner visage et consistance à cet Autre absent du discours kantien, on peut constater que l’étranger de Kant est anthropologiquement sans commune mesure avec les réfugiés de Sangatte ou ceux qui, ponctuellement, viennent échouer sur les côtes espagnoles ou italiennes. Et le recours à la rhétorique kantienne frôle le procédé voire l’anachronisme, dans la mesure où l’étranger auquel se réfère Kant tient plus de l’intellectuel effectivement cosmopolite, curieux de découvrir l’Europe en ébullition de la fin du xviiie siècle, érudit, cultivé et socialement de rang égal à ceux qu’il visite, que des jeunes urbains désœuvrés d’Afrique, attirés comme des papillons par les lumières de l’Occident. Par contraste donc, il apparaît que la règle d’hospitalité réciproque qui fonde l’éthique kantienne n’a plus de sens au regard de la violence des inégalités structurelles qui séparent aujourd’hui les étrangers des citoyens légitimes européens.

6Lorsque Kant propose d’arc-bouter la paix universelle sur le statut ou la place de l’étranger, il définit un régime d’étrangeté qui est altérité. L’étranger ici est non-citoyen, extérieur à la “maisonnée”, délié des liens et des serments qui fondent la République mais avec qui il est nécessaire de construire des liens en vertu d’une règle réciproque de mobilité. L’hospitalité que lui doit le maître de maison est celle que lui rendra l’étranger si un jour les rôles et les places s’inversent. Mais cette règle d’hospitalité fondée sur l’inégalité citoyenne présuppose une égalité sociale, celle de l’échange dans la mobilité. L’étranger de Kant est le marchand métèque qu’on accueille dans l’emporium, à bonne distance de l’agora, interdit de séjour et de participation à la vie de la cité, mais accueilli le temps de l’échange et détenteur d’un droit de visite qui le met en dette.

7Or il est un autre régime d’étrangeté, celui qui est infériorité radicale, celle de l’esclave ou du barbare, paradoxalement intégré à la cité mais dépourvu de droit et envers qui le citoyen est libéré de toute dette et de tout contrat. Etranger, au sens fort du terme, il est l’absent, l’amnésié de l’éthique politique, celui qu’aucun droit ne couvre. Ce double régime d’étrangeté traverse le temps long des sociétés méditerranéennes et européennes, il prend figures variées, de l’esclave grec au barbare romain, des masses d’ouvriers mobiles et migrants de la première industrialisation aux travailleurs immigrés de l’ère postcoloniale. C’est à la condition de poser cette double nature de l’étrangeté et des régimes de rapports qu’elle construit que le propos de Kant prend alors tout son sens anthropologique. Des deux figures d’étrangers, l’un est susceptible d’être traité de manière philanthropique, en vertu de cette règle qui présuppose l’inégalité et l’infériorité de celui qui en bénéficie, tandis que l’autre au contraire bénéficie d’un “vrai” droit au nom d’une commune humanité. L’un n’appartient pas à la maison mais au monde, l’autre appartient à la maison, mais comme une chose, déniée d’humanité mais affectée d’une utilité.

Italie : Les îles Eoliennes, 1988

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Italie : Les îles Eoliennes, 1988

© Bernard Plossu

8Ce double régime d’étrangeté a construit les sociétés européennes et méditerranéennes. Il a établi les règles de la cité inégale comme il a permis d’établir les règles d’un échange au monde. C’est parce qu’ils ont été perçus comme “étrangers”, selon un régime d’altérité, que les commerçants se sont établis sur les places marchandes portuaires et ont pu bénéficier d’un “droit de visite”. C’est à l’inverse parce qu’il leur fut dénié tout droit, mais une utilité, que les immigrés ont peuplé les usines. L’un, “étranger”, appartient au social, aux “luttes de place” et de classement, il conquiert une dignité et un rang plutôt qu’une citoyenneté politique. L’autre, dont il faut noter par parenthèse qu’il n’a même pas de nom générique capable de passer les âges, esclave, “immigré”, barbare, s’inscrit dans la “raison d’Etat”, tour à tour protégé puis rejeté par la puissance publique. Il n’a d’autre ressource que d’inscrire de bout en bout son être dans le politique, sans lequel il n’a rien d’autre que son indignité comme identité, comme l’a si lucidement décrit Abelmalek Sayad [2]. Enfin, il est toujours aux lisières et aux franges de ces mondes sociaux de l’altérité marginale que sont la pègre ou la délinquance. Condamné en quelque sorte à l’hyperconformisme ou à l’écart excessif. Invisible et dedans, dehors et signalé comme tel, stigmatisé. L’Autre étranger, au contraire, est dedans et dehors à la fois, installé dans un espace social, hospitalier précisément, au cœur de ces quartiers et de ces mœurs cosmopolites, riches justement de s’affranchir de la raison d’Etat.

9Cette anthropologie se double d’une géopolitique. L’étranger est toujours la pièce avancée de réseaux commerciaux, de courants d’idées ou de réseaux d’alliances internationales. Il circule dans un monde ouvert sur des routes encombrées de marchandises, d’informations, de textes littéraires et philosophiques et surtout de flux croisés. Les marchands marseillais du xviiie siècle envoient leurs enfants dans les écoles du Levant apprendre les langues commerciales, et reçoivent ceux des marchands levantins ou grecs. Elias Canetti traverse l’Europe, virtuose des langues et croisant les idées [3], Lawrence Durell écrit le mythe universel de Justine dans la société cosmopolite d’Alexandrie [4]. Pour revenir brièvement à Kant, le droit de visite est un droit réciproque qui présuppose la mobilité croisée et l’intensité des échanges. L’esclave, le barbare ou l’immigré présuppose au contraire des territoires et des peuples soumis ou conquis, ramenés au rang d’inférieurs avant même de prendre pied, sous la violence et la contrainte, en terre occidentale. L’immigré porte à jamais, comme un stigmate, la trace rédhibitoire de cette violence fondatrice qui l’institue comme inférieur de part et d’autre des mondes qu’il relie. Toute analyse qui néglige cette différence se prive de lucidité, court le risque des amalgames et se prend au piège du travail d’ethnicisation des différences qui ne sont en réalité que différences de régime d’étrangeté.

10Dès lors l’histoire coloniale peut se lire comme le brutal effacement de rapports d’étrangeté mutuelle entre les deux rives méditerranéennes. La fin de l’hospitalité partagée qui a longtemps prévalu, avant les rêves d’expansion des puissances occidentales, dans les mondes de marins et de marchands, des passionnés d’astronomie ou des fous du désert. Des rapports d’étrangeté mutuelle qui s’effacent au profit d’autres de domination. On aboutit ainsi à la perte de substance et de consistance des enclaves, où il était possible à chacun de vivre chez l’un et l’autre en étranger selon les règles de l’hospitalité : ces “cités à la dérive” selon Stratis Tsirkas que deviendront Alexandrie ou Beyrouth, Le Caire ou Damas. L’étranger là-bas s’est fait colon, l’étranger ici s’est fait migrant, ramenant ainsi à des rapports de domination dans le politique les formes multiples et multiformes de réciprocité que l’histoire précoloniale avait tissées.

11Nous sortons à peine de cette ère triste qui a tué le goût des voyages vrais, détruit les villes cosmopolites, et qui finalement, comme le disait Jacques Berque [5], a rendu impossible tout métissage et toute créolisation entre des peuples pourtant si familiers les uns des autres. Même effondré, le rêve colonial nous a laissé en héritage un régime unique de gestion et de perception de la mobilité entre Nord et Sud méditerranéen. Quelles que soient l’origine et la raison des mouvements qui croissent aujourd’hui d’une rive à l’autre, les perceptions réciproques sont figées sur des rapports d’altérité. Malgré les cousinages et les complicités, les empires partagés, les textes et les marchandises échangées. Le Nord va au Sud en conquérant, le Sud vient au Nord tête basse, dans l’impossibilité de déverrouiller le prisme politique qui ramène tous les rapports et toutes les postures à des jeux de supériorité et d’infériorité. Quels qu’ils soient, nos rapports bord à bord sont désormais déficitaires, comme marqués d’une dette inextinguible. Nous avons les uns les autres beaucoup de mal à nous percevoir comme étrangers, au sens kantien du terme, c’est-à-dire susceptibles de réciprocité dans l’hospitalité. Lorsqu’il se réinstalle au Maroc ou en Tunisie, l’entrepreneur français, italien ou allemand rêve aussitôt de réforme des comportements et de soumission. Il aime de très loin, comme ancrés dans l’enfance, le soleil, le piment, la douceur des jours et l’odeur du cumin, mais il est persuadé qu’on ne pense qu’à le voler et ne désire rien d’autre que de réformer ceux qui travaillent pour lui, tout leur apprendre, eux qui ne savent rien. Qui voyage en Afrique connaît bien le blues du toubab (qui, dit-il, “les” connaît si bien, a tant fait pour “eux”, “leur” a tant appris) désespéré après tant d’années d’Afrique de se voir encore harceler dans les rues de Dakar ou d’Abidjan comme un vulgaire touriste.

12Et de l’autre côté ? Après les vagues migratoires postcoloniales, gérées de manière tout à la fois protectrice et disciplinaire par les firmes et l’Etat, tous les Etats ont voulu fermer les frontières. Continuités politiques et discontinuités sociales. Les frères, sœurs, cousins et cousines interdits de visite : cela même qu’on trouvait infamant de part et d’autre du mur de Berlin. Pour rester il fallait faire ici des enfants. Droit univoque de résidence. Et pour les autres a commencé l’ère du soupçon et de la compassion, exactement comme le dit Kant. On les plaint lorsqu’ils sont morts ou affamés, jetés sur les côtes par les passeurs sans scrupule, entassés sur des cargos pourris. On les soigne à peine et on les ramène “chez eux” sans essayer de savoir si, par hasard, ils ne seraient pas aussi un peu “chez eux” ici, sur cette terre où vivent quelques-uns de leurs pères, frères, cousins. L’époque, qui n’est pas à un paradoxe près, combine assez bien la compassion et la brutalité, l’humanitaire et le discrétionnaire. Ceux qui, malgré tout, passent les barbelés, sont rendus au rang d’esclaves ou de bandits. Les migrants, à l’époque du travail à la chaîne des usines Ford, si infériorisés et humiliés qu’ils aient été, s’étaient vu au moins accorder un statut différé de citoyenneté. On leur promettait, pour plus tard, un retour digne ou bien l’égalité. Ils avaient perdu la dignité que donne implicitement le “droit de visite”, rester soi-même ailleurs, mais ils avaient l’espoir de gagner dans leur vieillesse ou pour leurs enfants le droit de rester. La porte s’est fermée derrière eux. L’économie européenne moderne ne supporte même plus que l’on donne un statut social à ceux qu’elle exploite. Il lui faut des obscurs, des clandestins, vite embauchés, vite remerciés. Les technocrates les mieux intentionnés se désespèrent de ne pouvoir mettre en place une politique migratoire pour les Etats européens parce que l’industrie veut bien des bras, mais elle les veut à sa merci. Pas seulement l’industrie, qui exige des spécialistes, mais toute l’économie, des femmes de ménage aux ateliers du Sentier. L’économie moderne repart par le bas, elle remet à plat les “acquis sociaux”. Au régime de l’accumulation primitive on réinvente la soif de l’or et les esclaves.

Stromboli, 1988

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Stromboli, 1988

© Bernard Plossu

13Là-bas, au plan géopolitique, on réinvente des barbaries. Notre façon de regarder l’Autre sudiste repose maintenant sur deux préambules : l’inutilité de la présence ici des “étrangers”, et l’écart culturel et social qui nous sépare d’eux. Tout ceci se fait à rebours de l’ordre du monde qui tisse au contraire des continuités. Et les tisse même comme jamais, sous forme de simultanéités : nous sommes capables aujourd’hui de vivre au même moment les mêmes émotions devant les mêmes soap operas, de porter les mêmes vêtements, de baragouiner le même anglais pidginisé pour commander les mêmes boissons fraîches, mais nous sommes incapables de nous faire une place, provisoire, de nous accorder de simples droits de visites. Nous sommes plus mobiles que jamais, capables de vivre des instants communs d’un bout à l’autre de la planète, et nous sommes incapables d’échanger trois mots sur le pas de nos portes, de partager un verre d’eau, de parler du temps, de confronter nos différences ou de plaisanter. La modernité rend possible les émotions communes, mais elle tue la conversation. La mobilité culturelle est disjointe du droit politique à la mobilité. Nous sommes culturellement mondialisés et politiquement sédentarisés. Quand bien même il le voudrait, le “maître de maison” ne peut ouvrir sa porte à qui il veut dès lors que son hôte vient de rivages dont les peuples ont été décrétés indésirables selon le droit de résidence. Le caractère univoque du régime d’altérité prive aussi les citoyens légitimes. Le droit de rendre appartient à l’Etat : je dois m’y soumettre pour honorer mes hôtes.

14L’effacement des codes d’hospitalité est aussi la conséquence directe de ce trait de comportement par lequel il semble normal de considérer que le rapport à l’Autre étranger relève d’un travail policier plutôt que d’une responsabilité sociale, c’est-à-dire d’une logique d’interaction et de confrontation dans l’espace public. L’espace social dans lequel prend place l’étranger, comme le rappelait Abdelmalek Sayad, est un espace saturé d’Etat et, depuis Schengen, saturé de police, institutionnellement quadrillé. La justesse moderne des propos de Kant est de nous remettre devant le nez le fait que le rapport à l’étranger, l’autre sur le pas de la porte, devrait être une affaire de domesticité, une responsabilité de maître de maison. Tout citoyen devrait donc être responsable de qui il désire accueillir chez lui, et qui, en toute lucidité, il décide de recevoir. La “maison” de Kant se confond aujourd’hui avec l’Etat et une telle confusion nous rend dès lors dépendants d’un contrôle policier, discrétionnaire de qui peut, on non, venir nous visiter. Dans la multiplication des affaires de mariages “arrangés”, de contrôle et vérifications des “certificats d’hébergement” dits de complaisance se joue quelque chose qui ne concerne pas simplement et pas seulement le “droit de visite” bafoué. Les citoyens légitimes y sont aussi dépossédés du droit imprescriptible de rendre et recevoir visite et, par simple conséquence, d’être maître chez eux des relations qu’ils entendent établir. Tous ceux qui ont été reçus sans façon sous le toit d’un étranger sur un territoire où ils sont de passage, pour y recevoir un verre d’eau ou un repas, s’asseoir un instant à la table de l’hôte, l’honorer de récits et d’échanges réciproques de civilités, mesureront ici à quel point ils sont désormais privés de ce plaisir et de ce droit. Qui donc prétend qu’ils veulent venir pour rester ?

15Un jeune Algérien interviewé par un journaliste français lors de la visite de Jacques Chirac en Algérie criait haut et fort la demande collective de visas. Mais il profitait du micro ouvert pour préciser qu’il ne voulait pas de visa pour quitter définitivement l’Algérie. Il voulait seulement “prendre l’air” disait-il, visiter la France et sa famille, faire des achats.

16Face au raidissement des bureaucraties, à la clôture des frontières et à la banalisation de l’humiliation, les gens du Sud apprennent d’autres routes. Le corset colonial se défait par le bas. Les routes du pèlerinage se font routes commerciales, vers Istanbul, ou Dubaï plus au sud encore. Et les continuités sociales et culturelles au nord se défont au profit d’autres adhérences, d’autres cousinages réinventés parfois de très loin, par-dessus la parenthèse coloniale. Le “retour du religieux” si scrupuleusement observé aujourd’hui par les islamologues n’est pas seulement une réaction de défense et de protection face au stigmate et aux désignations infamantes. Il est aussi la recomposition d’échelles de voisinage à l’intérieur desquelles il est possible de faire mobilité, voyage. Les routes sont des plis culturels, fixés dans le temps long, dit James Clifford [6]. Celle qui mène aujourd’hui les voyageurs maghrébins vers Istanbul plutôt qu’à Marseille ou Paris est inscrite dans l’Islam, où Istanbul est ville sainte. La religion se réinvente en marchant. A Istanbul, l’Algérien est un étranger, ni mieux ni plus mal accueilli qu’en France, mais il dispose d’un droit de visite. Il y fait du commerce et il y est traité en client, ni plus ni moins qu’un autre. Il achète son droit de visite au consulat et se débrouille au gré des rencontres et des opportunités avec des “maîtres de maison”. Il ne trouve pas en face de lui une police omnipotente et inflexible, mais des arrangements et des conversations. Même si tout finit par des arrangements mercantiles, ce sont au moins des moments où l’on aura pu se parler, d’homme à homme, d’égal à égal. L’air d’Istanbul rend libre, comme le disait George Simmel de toutes les métropoles.

17En se privant d’étrangers vrais, accueillis, l’Europe se prive d’une inscription dans la modernité mondiale à l’échelle humaine. Si du moins l’on veut bien entendre que l’échelle humaine est celle de la conversation, la clôture des frontières et le déficit des conditions “d’être Autre” par lequel l’Europe aborde ses relations aux voisins du Sud nous prive du droit fondamental de traiter pacifiquement, sur le pas de la porte, des différences et des occasions de commerce.

18Revenons à Kant, pour conclure : “Si l’on compare maintenant avec cette condition la conduite inhospitalière des Etats policés, notamment des Etats commerçants de notre partie du monde, l’injustice dont ils font preuve quand ils visitent des pays et des peuples étrangers (visites qu’ils confondent d’ailleurs avec conquête) va si loin qu’on en est effrayé.”

Notes

  • [*]
    Michel Péraldi est sociologue, chercheur au Laboratoire méditerranéen de sociologie à la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme, Aix-en-Provence. Parmi ses derniers ouvrages publiés : Du cabas au conteneur, Maisonneuve et Larose, 2001 et La fin des Norias, réseaux migrants dans les économies marchandes en Méditerranée, Maisonneuve et Larose, 2002.
  • [1]
    E. Kant, Projet de paix perpétuelle, esquisse philosophique, Librairie philosophique Vrin, 2002.
  • [2]
    A. Sayad, 1999, La Double Absence, Seuil, coll. “Liber”, 1999.
  • [3]
    E. Canetti, Histoire d’une jeunesse. La langue sauvée, Albin Michel, 1977.
  • [4]
    L. Durell, Le Quatuor d’Alexandrie, Buchet Chastel, 1968.
  • [5]
    J. Berque, Mémoire des deux rives, Seuil, 1999.
  • [6]
    J. Clifford, Routes, Travel and Translation in the Late Twentieth Century, Harvard University Press, 1997.
Français

Résumé

L’étranger ? Marchand ou voyageur, on veut bien construire des liens avec lui ; l’autre, l’immigré, n’est toléré que parce qu’il est utile... En fermant ses frontières, l’Europe “oublie” le droit de visite au profit de la notion de sécurité intérieure. Ce que Kant dénonçait déjà en 1795.

Michel Péraldi [*]
  • [*]
    Michel Péraldi est sociologue, chercheur au Laboratoire méditerranéen de sociologie à la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme, Aix-en-Provence. Parmi ses derniers ouvrages publiés : Du cabas au conteneur, Maisonneuve et Larose, 2001 et La fin des Norias, réseaux migrants dans les économies marchandes en Méditerranée, Maisonneuve et Larose, 2002.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/02/2009
https://doi.org/10.3917/lpm.010.0020
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